Journal d’▶un témoin (23-24 juin 1962)aj ak
Dans l’ouvrage si opportun que La Tribune ◀de▶ Genève vient de publier, M. Jon Kimche parle beaucoup des mouvements ◀de▶ résistance qui se développèrent en Suisse pendant la crise ◀de▶ mai à août 1940. Il insiste notamment sur la fameuse « ligue des officiers », affaire dont M. Kurz, ◀de▶ son côté, souhaite qu’elle soit un jour élucidée.
Je serais heureux que les notes qui suivent contribuent à combler certaines lacunes dans le récit ◀de▶ M. Kimche, à jeter quelques lumières sur les circonstances qui firent naître la ligue des officiers, et surtout à replacer le lecteur ◀d’▶aujourd’hui dans le climat ◀de▶ cette période angoissée, telle que j’ai pu la voir ◀de▶ près, à Berne. Il s’agit ◀de▶ notes tirées ◀de▶ mon journal privé, nécessairement trop personnelles, mais prises sur le vif : c’est ce qui peut faire leur intérêt. La petite histoire reste la meilleure source des historiens soucieux ◀de▶ reconstituer la psychologie ◀d’▶une époque.
Incorporé à l’Adjudance générale ◀de▶ l’armée (Ve section, Armée et Foyer), j’avais proposé et obtenu ◀de▶ rédiger des plans ◀de▶ causeries à l’usage des officiers chargés ◀de▶ faire la « théorie » quotidienne à leur troupe. C’était au mois ◀de▶ mars 1940. L’un ◀de▶ mes premiers projets ◀de▶ plan révèle l’idée qui me hantait à cette époque : il décrit en effet l’importance symbolique et stratégique du Saint-Gothard dès les débuts ◀de▶ notre histoire.
Le 11 mai, les nazis ayant envahi la Belgique et la Hollande, une nouvelle mobilisation générale est ordonnée. Avec un ◀de▶ mes camarades, je vais m’annoncer au chef ◀de▶ la police ◀de▶ Berne, qui a demandé quelques volontaires. Il nous expose notre tâche : prendre le commandement des pelotons chargés ◀d’▶arrêter à la première heure ◀d’▶une agression allemande les 70 chefs ◀de▶ quartier nazis qui opèrent dans la Ville fédérale. Des camions sont alignés dans la cour pour cette éventualité. Voici le plan ◀de▶ la ville, les maisons, les étages et les noms ◀de▶ ces messieurs. Vous forcez la porte, vous coupez d’abord les fils ◀de▶ téléphone, puis vous arrêtez les agents et ramassez leurs papiers. Compris.
Telle était l’atmosphère, et je n’ai vu ce jour-là, comme les jours suivants à la troupe, où je suis retourné pour une semaine, que des hommes décidés à se battre, gonflés à bloc.
Voici le film des semaines qui suivirent, d’après mes notes ◀de▶ journal ◀de▶ l’époque.
Le 3 juin 1940al
À Radio-Lausanne, pour l’émission nationale, Theophil Spoerri, ◀de▶ l’Université ◀de▶ Zurich, parle ◀de▶ la Suisse romande, moi ◀de▶ la Suisse alémanique. En sortant du studio, nous apprenons que Paris vient ◀d’▶être bombardé pour la première fois. Dans le train qui nous ramène à Berne le lendemain matin, je dis à Spoerri : « Si la France est battue, le moral ◀de▶ la Suisse va flancher. Beaucoup seront tentés ◀de▶ céder à diverses pressions. Pourtant, nous sommes les seuls à pouvoir nous défendre. Depuis plusieurs années, je pense au Saint-Gothard comme au cœur ◀de▶ l’Europe, à son bastion sacré, et je l’ai dit hier soir encore. Or il se trouve que le Gothard est le type même ◀de▶ la position imprenable dans la guerre actuelle. Il faudrait déclencher une action dans le pays, pour la résistance à tout prix, avec le Gothard comme symbole et comme grand atout militaire. »
Il acquiesce. Je poursuis : « Une action qui réunirait tous les groupements organisés en Suisse, mais en dehors des partis politiques, trop lents et trop peu sûrs. » « Oui, dit-il, c’est une idée… (et pendant une seconde je n’ai pas su s’il était ironique ou sérieux) une bonne idée… Seulement ce n’est rien ◀d’▶en parler. Il faut le faire ! »
J’ai senti sous son regard direct le danger ◀d’▶avoir une idée et ◀de▶ l’exprimer sans précautions — avant ◀d’▶avoir calculé la dépense.
Le 12 juin 1940
Débâcle française sur la Seine. Notre projet me travaille. Spoerri insiste, agit. Des contacts sont pris à droite et à gauche. On nous approuve, on nous aidera, mais allez vite ! Vertige ◀de▶ sentir une idée qui s’incarne, qui « prend corps ».
Samedi 15 juin 1940
À 11 heures, l’ordonnance fait irruption dans mon bureau. « Mon premier-lieutenant, on vient ◀d’▶entendre à la radio que les Allemands sont entrés à Paris. » — Merci. Repos ! Il est sorti, me voyant incapable ◀de▶ rien dire de plus. Je suis resté immobile un long moment. J’ai écrit deux pages sur la confrontation ◀d’▶Hitler et ◀de▶ Paris, les ai recopiées et envoyées à la Gazette ◀de▶ Lausanne . « Voyez si les prescriptions ◀de▶ la censure vous permettent ◀de▶ publier cela. »
Lundi 17 juin 1940 au soir
Faisons le point, bon exercice pour rester maître ◀de▶ soi-même.
Petite maison louée, à mi-pente du Gurten. Au-dessous, des cités-jardins et des usines. Plus loin la ville, la longue façade verdâtre du Palais fédéral sur une falaise. À l’horizon, la barrière sombre du Jura, et au-delà se passe la guerre. Derrière la maison, des prairies montent jusqu’aux lisières ◀de▶ la forêt ◀de▶ sapins couronnant le Gurten. Toutes les demi-heures, des avions passent, volant très bas. Cette prairie dominant la ville serait un terrain ◀d’▶atterrissage tout désigné pour des parachutistes. Je la regarde ◀de▶ temps à autre en écartant le rideau, mais rien encore.
Au milieu de la nuit dernière, réveillé par deux détonations qui semblaient provenir ◀de▶ la forêt. Me suis levé pensant que c’était commencé. ◀D’▶une fenêtre donnant au nord, j’ai regardé longtemps la ville, apparemment paisible, et la ligne précise des crêtes du Jura sur un ciel tourmenté où je guettais des lueurs. Quelques camions ont passé sous la fenêtre, tous feux éteints, montant lentement vers le Gurten. Pas ◀d’▶autre bruit. Me suis recouché pensant que s’il se passait quelque chose, je serais alerté par téléphone. Peu dormi, et levé à six heures.
Avant ◀d’▶entrer à mon bureau, près de la gare, acheté comme chaque matin la Gazette . Mon article — je n’y pensais plus — en première page, à côté ◀d’▶un appel à se taire lancé par le gouvernement vaudois ! (« Qui ne sait se taire, nuit à son pays ! ») Je le relis rapidement dans l’escalier : il me paraît un peu sentimental, je me demande s’il est bien à la mesure du tragique dans lequel nous baignons… L’ai fait lire au lieutenant-colonel M. et aux autres camarades, ils le trouvent bien, mais ne paraissent pas spécialement frappés. Cela passera donc sans histoires. Vers la fin ◀de▶ la matinée, téléphone ◀de▶ mon beau-frère, M. P., qui est à la Censure. Oui, il y aura des histoires, paraît-il. Mais rien de nouveau jusqu’à six heures. Je me prépare à sortir. Sonnerie du téléphone. On va me parler ◀de▶ l’E.-M. du Général.
— Ici colonel Masson. C’est bien vous qui avez écrit l’article paru ce matin dans la Gazette ?
— Oui, mon colonel.
— Avez-vous demandé l’autorisation ◀de▶ vos supérieurs ?
— Non, mon colonel.
— Pourquoi ?
— Je ne suis pas officier ◀de▶ carrière.
— Vous deviez le faire quand même. Vous êtes accusé ◀d’▶injures à chef d’État étranger. Vous mettez en danger la sécurité ◀de▶ la Suisse. C’est grave, c’est… très grave ! Terminé.
— Terminé.
Bon. Nous verrons cela demain matin.
Arriver à sept heures tapantes au bureau, surtout.
Notre projet du 6 juin se précise. Ph. Mottu est en train de convoquer pour le 22 juin les dix personnes que nous avons « contactées » ces jours derniers. Secret bien gardé jusqu’ici.
Ce matin, un officier ◀de▶ l’E.-M. est venu m’avertir ◀de▶ ce qui s’est passé dans la nuit ◀de▶ samedi. C’était sérieux. Attaques ◀de▶ saboteurs contre nos aérodromes. Mais on veillait partout. Hier soir, des barrages ont été établis dans les rues ◀de▶ la ville. La troupe a arrêté des automobilistes munis ◀de▶ passeports français, mais aucun n’était Français. La population, sortie pour voir, avait l’air en fête. Raisons ◀de▶ croire que le coup nazi, raté cette nuit, sera suivi à bref délai ◀de▶ manifestations plus énergiques.
Mardi 18 juin 1940
À sept heures précises au bureau. Sur ma table, une note me priant ◀de▶ passer chez le colonel, chef ◀de▶ la Ve Section. — Bonjour mon cher. Asseyez-vous.
(Je me dis : C’est donc si grave que cela ?)
— J’ai beaucoup aimé votre article… Mais la Légation ◀d’▶Allemagne a protesté, hier matin. J’ai l’ordre ◀de▶ vous faire conduire chez vous pour y prendre les arrêts. Voulez-vous me laisser votre pistolet ?
Je dépose mon pistolet sur le bureau. Je me sens tout nu. Faute ◀de▶ soldats baïonnette au canon — on n’en trouve point — c’est le lieutenant-colonel M. qui m’accompagne à la maison, en voiture.
J’attends deux heures. Une auto militaire vient me prendre. Comparutions diverses. Dialogue invariable :
— Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
— Absolument rien. Je suppose que vous êtes d’accord avec mon article.
Là n’est pas la question… La question est ◀de▶ me déférer au tribunal militaire. On me reconduit enfin chez moi.
Écouté la radio pendant des heures. La débâcle est consommée, la Suisse cernée par l’Axe — les colonnes ◀de▶ Guderian descendent du Nord vers la Faucille.