La▶ Ligue du Gothard : premier mouvement ◀de▶ résistance : Journal ◀d’▶un témoin II (25 juin 1962)am an
Mercredi 19 juin 1940
Atmosphère ◀d’▶imminence, je ne puis ◀la▶ caractériser mieux. Tout est immédiat, concret, naturel et extravagant à la fois, comme ◀l’▶événement quand il arrive. Je vois ce pré et je sais qu’il peut y apparaître dans un instant des hommes qui nous tireront dessus. Je n’ai même plus mon pistolet, que je déposais chaque soir à côté de mon lit, depuis quelque temps. ◀La▶ radio, heure par heure, accumule par petites touches précises, ◀les▶ éléments ◀d’▶un énorme désastre, incroyable et vrai. ◀Le▶ téléphone m’apporte, heure par heure, ◀les▶ nouvelles ◀de▶ ◀l’▶action entreprise pour notre « défense à tout prix ». (Beaucoup de précautions sont nécessaires, car je sens qu’on écoute mes téléphones.)40 ◀Le▶ risque individuel prend sa place normale dans ◀le▶ risque collectif. Cet accord supprime ◀la▶ réflexion sentimentale sur son propre cas, et sur ◀le▶ sort des nations. Il ne reste que ◀la▶ préoccupation des petites choses précises à faire.
20 juin 1940
Mon colonel se présente à ◀la▶ porte ◀de▶ notre petite maison du Gurten. Je prends ◀la▶ position. Il tient dans chaque main un petit paquet attaché par un ruban.
— Ça, c’est du chocolat pour votre femme, ça c’est des cigarettes parisiennes, pour vous. Maintenant, écoutez. ◀La▶ justice militaire ne veut pas ◀de▶ votre cas. C’est donc ◀le▶ général lui-même qui vous condamne au maximum ◀de▶ ◀la▶ peine : quinze jours au fort ◀de▶ Saint-Maurice, au pain et à ◀l’▶eau, sans visites ni courrier. Vous avez bien compris ? Vous êtes dès maintenant à Saint-Maurice. Tout ce que je vous demande, c’est ◀de▶ ne pas sortir dans ◀les▶ rues ◀de▶ Berne chaque soir avec une petite femme à chaque bras.
— À vos ordres, mon colonel ! J’ai toujours été partisan des vacances payées. Je vous remercie.
— Repos !
◀Le▶ colonel a bien voulu prendre un verre, au terme ◀de▶ cette petite cérémonie.
22 juin 1940
Céder à ◀l’▶ennemi sur le point de ◀la▶ liberté ◀d’▶expression, n’est-ce point perdre, avant de se battre, l’une des raisons que ◀l’▶on aurait ◀de▶ se battre, l’une des marques ◀de▶ cette indépendance que ◀l’▶armée est chargée ◀de▶ défendre ? Je relis ◀les▶ instructions données au général Guisan ◀le▶ 31 août 1939 par ◀le▶ Conseil fédéral : Vous avez pour mission ◀de▶ sauvegarder ◀l’▶indépendance du pays et ◀de▶ maintenir ◀l’▶intégrité du territoire. Il est clair que pour défendre un territoire, il est parfois indiqué ◀de▶ céder du terrain : cela s’appelle une retraite stratégique. On peut me dire qu’il est aussi des retraites nécessaires (des silences opportuns) pour défendre ◀l’▶indépendance du pays. Cela se discute, mais j’ai pris mon parti, tout comme ◀le▶ général de Gaulle, à ◀la▶ radio ◀de▶ Londres, il y a quelques jours.
En ce moment même, chez Mottu, nos conjurés sont réunis pour ◀la▶ fondation du mouvement ◀de▶ résistance à tout prix, contre tous ◀les▶ défaitismes et opportunismes économiques et politiques. (En Suisse romande, des éditoriaux parlent déjà ◀de▶ « ◀la▶ nécessité ◀de▶ nous adapter à l’ordre nouveau »…)
Fin juin 1940
Repris mon service à ◀la▶ section « Armée et Foyer ». Pendant mes vacances forcées, j’ai eu ◀le▶ temps ◀de▶ rédiger ◀le▶ manifeste ◀de▶ notre mouvement, qui a pris ◀le▶ nom ◀de▶ « Ligue du Gothard », pour ma plus grande satisfaction. Discuté et corrigé ce texte jusqu’à cinq heures du matin, avec ◀les▶ fondateurs, dans une petite salle ◀de▶ café enfumée par ◀les▶ cigares ◀de▶ ◀l’▶infatigable Gottlieb Duttweiler.
◀L’▶organisation ◀de▶ ◀la▶ Ligue est double. Clandestine dans ◀l’▶armée, sous ◀l’▶impulsion ◀d’▶un groupe ◀de▶ jeunes capitaines instructeurs. Publique dans ◀le▶ civil et devant ◀l’▶opinion suisse, sous ◀la▶ responsabilité ◀d’▶un directoire ◀de▶ dix membres.
◀Le▶ manifeste constate que « ◀la▶ Suisse est réduite à elle-même. Elle n’a pas ◀d’▶autre garantie que son armée, pas ◀d’▶autre allié que son terrain, pas ◀d’▶autre espoir que son travail ». Que ◀les▶ Suisses oublient donc leurs divisions partisanes.
Venus ◀de▶ tous ◀les▶ points ◀de▶ ◀l’▶horizon politique, décidés à faire converger nos efforts, nous fondons ◀la▶ Ligue du Gothard. Bastion naturel ◀de▶ ◀la▶ Suisse, cœur ◀de▶ ◀l’▶Europe et limite des races, ◀le▶ Gothard est ◀le▶ grand symbole autour duquel tous ◀les▶ Confédérés peuvent s’unir dans leurs diversités… Nous n’avons qu’un seul but : maintenir ◀la▶ Suisse dans ◀le▶ présent et pour ◀l’▶avenir. Nous ne vous promettons qu’un grand effort commun. Mais il nous rendra fiers ◀d’▶être hommes, et ◀d’▶être Suisses.
Ce texte va paraître dans 74 journaux du pays. Dans chacun, nous avons acheté une page entière. (Formule ◀de▶ ◀la▶ publicité politique ou philanthropique aux États-Unis.) Frais payés sur ◀la▶ somme que nous a remise ◀le▶ capitaine E., l’un des chefs ◀de▶ ◀la▶ ligue des officiers — tout ce qu’il possède, paraît-il.
26 juin 1940
Hier, discours ◀de▶ Pilet-Golaz. À propos du cessez-le-feu en France, il a parlé ◀de▶ notre « soulagement » ! Cela peut s’entendre ◀de▶ diverses manières, mais l’une est atroce. Je veux, croire qu’il ne ◀l’▶a pas senti. Mais ce matin, un officier ◀de▶ ◀l’▶E.-M. du Général me dit : « Pour la première fois ◀de▶ ma vie, j’ai eu honte ◀d’▶être Suisse. »
Rencontres quotidiennes, à Berne ou à ◀la▶ campagne, soit avec des membres du Directoire ◀de▶ ◀la▶ Ligue, soit avec notre seul homme ◀de▶ liaison entre ◀la▶ Ligue dans ◀l’▶armée et ◀la▶ Ligue civile : ◀le▶ sergent Lindt41.
Une maison ◀de▶ Berne, à double entrée, nous permet des contacts discrets avec ◀les▶ représentants ◀de▶ ◀la▶ Ligue dans ◀l’▶armée.
◀La▶ presse a publié ◀le▶ Manifeste. Elle en parle ! Beaucoup de lettres, ◀de▶ pamphlets, ◀d’▶articles, nous accusent tour à tour ◀de▶ tendances fascistes, ou marxistes, ou corporatistes. Nos vrais « meneurs ◀de▶ jeu » seraient à la fois : ◀la▶ grande industrie, ◀les▶ Groupes ◀d’▶Oxford, ◀la▶ Migros, ◀les▶ Anglais, voire Gonzague de Reynold, dont on annonce par ailleurs ◀la▶ démission ◀de▶ notre Directoire : or il n’en a jamais été membre.
Rien de plus normal. En dépit du choc causé par ◀la▶ défaite française, ◀l’▶opinion suisse n’a pas encore compris toute ◀l’▶ampleur du péril, c’est bien ◀le▶ tout ◀de▶ notre vie suisse et non pas tel parti plutôt qu’un autre, qui est radicalement menacé. Pas un n’aurait ◀la▶ moindre chance ◀de▶ « s’arranger » avec ◀l’▶occupant hitlérien. Pour ◀les▶ intérêts matériels, c’est différent… ◀Le▶ fait est que ◀la▶ grande industrie boude ◀la▶ Ligue : elle attend ◀de▶ voir comment ◀les▶ choses tournent.
◀Le▶ Conseil fédéral paraît hésitant. Selon nos renseignements très précis, certains ◀de▶ ses membres seraient prêts à accéder aux exigences des nazis, formulées en onze points. (Point n° 1 : renvoi immédiat des directeurs des trois plus grands journaux suisses allemands.) D’autres seraient très nettement « résistants ». Un ou deux indécis.
Sur ◀la▶ base ◀de▶ ces informations et ◀de▶ leur analyse détaillée, ◀le▶ directoire ◀de▶ ◀la▶ Ligue du Gothard entreprend alors une démarche que je crois sans précédent dans ◀l’▶histoire des conjurations politiques. Trois ◀de▶ ses membres, conduits par ◀le▶ professeur Theo Spoerri, solliciteront une audience du Conseil fédéral. Ils ont mission ◀de▶ lui déclarer que s’il cède aux exigences des nazis, tout est prêt pour ◀le▶ renverser, des troupes et des blindés sont en alerte à Lucerne, une équipe ◀de▶ remplacement est prête à entrer en fonction. Si au contraire ◀le▶ Conseil fédéral résiste, il aura ◀l’▶appui sans réserve ◀de▶ ◀la▶ Ligue civile et militaire.
◀L’▶audience est aussitôt demandée, et accordée.
Trop compromis depuis ◀l’▶affaire ◀de▶ ◀la▶ Gazette ◀de▶ Lausanne et bridé par mes fonctions militaires, je ne puis faire partie ◀de▶ ◀la▶ délégation. J’attends ◀les▶ résultats ◀de▶ ◀la▶ démarche dans un café proche du Palais fédéral. ◀Les▶ délégués m’y retrouvent après une heure. ◀Le▶ titulaire ad interim du Département politique ◀les▶ a reçus avec beaucoup de calme, a pris note ◀de▶ leur déclaration pour ◀la▶ transmettre à ses collègues, et bien sûr, n’a pu faire davantage. Mais ◀les▶ banderilles ont été plantées.
(Note ◀de▶ 1962 : nulle trace ◀de▶ cette démarche dans ◀les▶ archives fédérales. On devait s’y attendre. Et personne n’ébruita ◀la▶ chose à ◀l’▶époque. On comprend donc que M. Kimche n’ait pas pu faire état ◀de▶ ◀l’▶incident, si pittoresque et surprenant qu’il puisse apparaître, après coup. Il y avait une sorte ◀de▶ pari insensé dans cette manière ◀d’▶aller dire à un gouvernement : « Nous vous avertissons qu’il existe un complot pour vous renverser, et que nous en sommes ◀les▶ fauteurs ! » Logiquement, si ◀le▶ gouvernement nous croyait, il devait nous faire arrêter sur-le-champ. S’il ne nous croyait pas, notre démarche était ratée, et au surplus couvrait ◀la▶ Ligue ◀de▶ ridicule. En fait, celui qui reçut cette délégation comprit très bien qu’il s’agissait pour nous ◀d’▶appuyer ◀les▶ durs et ◀de▶ faire peur aux mous. ◀Le▶ Conseil fédéral devait donc nous croire et ne pas nous croire à la fois. Finalement, il résista, comme on sait.)