La▶ conjuration des officiers en juin 1940 : Journal ◀d’▶un témoin III (26 juin 1962)ao ap
10 juillet 1940
Réunion avec trois officiers ◀de▶ ◀l’▶E.-M. G. chargés ◀de▶ préparer ◀le▶ message du 1er août du général. Après quelques heures ◀d’▶essais peu convaincants — on ne peut pas écrire en groupe — ils me confient ◀la▶ rédaction. Ma position est un peu délicate. « ◀Le▶ général est toujours furieux après vous ! » m’a dit hier encore mon colonel, un Bernois. Mais quoi ! D’une part, ◀le▶ général ne saura pas que ◀le▶ texte est ◀de▶ ma main. D’autre part, je suis sûr qu’il en approuvera ◀la▶ pensée.
Fin juillet 1940
Je rédige une brochure intitulée : Qu’est-ce que ◀la▶ Ligue du Gothard ? Dernière page :
◀La▶ création ◀de▶ ◀la▶ Ligue du Gothard a produit un choc salutaire sur ◀l’▶opinion suisse. Elle a rendu confiance à beaucoup de citoyens, elle a fait naître un grand espoir et dissipé certaines brumes ◀de▶ défaitisme.
◀La▶ crainte ◀de▶ ◀la▶ concurrence a produit une émulation inattendue du côté des partis. Il est incontestable que sans ◀la▶ Ligue, ◀les▶ « communautés ◀de▶ travail », esquissées dans divers cantons, n’auraient pas vu si tôt ◀le▶ jour.
Nous savons qu’en réunissant des efforts jusqu’ici dispersés et des groupements naguère hostiles, nous créons ◀le▶ visage ◀de▶ ◀la▶ nouvelle génération et nous marchons dans ◀la▶ seule voie possible. Nous savons que ◀la▶ Suisse est gravement menacée, mais que notre action ◀la▶ renforce. ◀De▶ tout temps, à ◀l’▶appel du danger, nos ancêtres se sont levés. C’est notre tour.
25 juillet 1940
Hier a eu lieu ◀le▶ rapport du Grütli. Tout notre dispositif ◀de▶ défense regroupé autour du Gothard ! Notre rêve devient vrai ! Profonde impression dans ◀l’▶armée et dans ◀la▶ population.
1er août 1940
◀La▶ section Armée et Foyer publie ◀le▶ message du général. Convergence parfaite avec ◀le▶ rapport du Grütli, que j’ignorais, naturellement, quand j’ai rédigé ces quelques pages.
Mi-août 1940
Réunion du Directoire ◀de▶ ◀la▶ Ligue à Zurich, dans une villa de l’Utliberg. Tandis que nous nous dirigeons vers un café, à ◀l’▶heure du déjeuner, sur une route presque campagnarde, entre deux murs, une voiture militaire ouverte ralentit le long de nos petits groupes. Un jeune lieutenant inconnu ◀de▶ moi saute à terre, fait quelques pas à mes côtés et me dit rapidement : « Soyez prudent. Quatre chefs ◀de▶ ◀la▶ Ligue dans ◀l’▶armée viennent ◀d’▶être arrêtés, sur ◀l’▶ordre du colonel Labhardt, commandant ◀l’▶unité ◀d’▶armée ◀de▶ Sargans. Ils avaient essayé ◀d’▶obtenir son appui pendant une partie ◀de▶ ◀la▶ nuit. Il leur a laissé croire qu’il marchait, et à 6 heures ce matin, ◀les▶ a fait boucler. » ◀Le▶ lieutenant remonte, ◀la▶ voiture s’éloigne. Demain, je suis convoqué au Palais fédéral. Est-ce vraiment pour y discuter une fois de plus ce voyage aux États-Unis ?
Ici, je dois revenir un peu en arrière dans mes souvenirs. Dès ◀le▶ mois ◀de▶ mai, ◀le▶ « Secrétariat des Suisses à ◀l’▶étranger » m’avait proposé ◀d’▶aller à New York et ◀d’▶y faire jouer ma pièce sur Nicolas de Flüe (musique ◀d’▶Arthur Honegger) à ◀l’▶occasion ◀de▶ ◀la▶ World’s Fair. J’avais longtemps tergiversé. Je faisais ◀la▶ Ligue. Puis il y eut ◀l’▶incident ◀de▶ mon article sur Paris. Je n’étais certes plus persona grata. Pourtant, ◀le▶ 16 juillet, Pro Helvetia m’avait renouvelé ◀la▶ demande. J’aurais à faire aussi des conférences. Je proposai, pour voir, ◀les▶ quatre sujets suivants : 1) ◀les▶ causes spirituelles du drame européen ; 2) ◀la▶ mission européenne ◀de▶ ◀la▶ Suisse ; 3) ◀le▶ fédéralisme ; 4) ◀le▶ théâtre communautaire en Suisse.
◀Le▶ 27 juillet, une lettre du Département politique m’offrait un passeport diplomatique (censé me faciliter ◀la▶ traversée ◀de▶ ◀l’▶Espagne) à condition toutefois que je m’abstienne aux États-Unis « ◀de▶ toute activité ayant un caractère politique quelconque. Des sujets ◀de▶ conférence comme ceux qui sont indiqués sous ◀les▶ chiffres 1 à 3 devraient, par conséquent, être évités ». (J’ai conservé ◀la▶ lettre, signée par ◀le▶ ministre B.)
Ces prudences officielles — bien typiques ◀de▶ ◀l’▶époque — n’eurent ◀d’▶autre effet que ◀de▶ me piquer au jeu. Bien décidé à n’en pas tenir compte, je finis par accepter ◀la▶ proposition ◀de▶ voyage aux États-Unis.
Pour ◀la▶ Suisse, cet été-là, ◀le▶ péril militaire s’éloignait. ◀Le▶ Gothard était devenu plus qu’un symbole. Centre du Réduit national 42 il se dressait vraiment comme ce bastion ◀de▶ ◀l’▶Europe libre dont nous avions rêvé sans oser croire qu’en quelques mois il deviendrait une réalité. ◀L’▶opinion s’était ressaisie. ◀La▶ Ligue du Gothard, fondée sur ◀l’▶idée simple ◀d’▶organiser ◀les▶ volontés ◀de▶ résistance, voyait ainsi son premier objectif atteint. Elle s’orientait vers un programme plus vaste ◀d’▶entraide sociale et ◀de▶ rénovation économique et politique. Elle avait au départ formé ◀le▶ noyau du premier mouvement ◀de▶ résistance, au sens que ce mot devait prendre un peu plus tard dans ◀les▶ pays occupés par Hitler.
Je suis conscient du léger ridicule qu’aux yeux de beaucoup présentera cette comparaison, pourtant valable dans ◀le▶ détail des problèmes qui se posaient à ◀la▶ Ligue, assassinats et tortures en moins. ◀Les▶ mêmes peuvent rire ◀de▶ ◀l’▶armée suisse parce qu’elle n’eut pas ◀l’▶occasion ◀de▶ se battre. Pourtant elle ◀l’▶aurait eue, probablement, si ◀les▶ Allemands avaient senti ◀la▶ Suisse militairement moins forte et moins bien alertée. Et notre petit mouvement ◀de▶ résistance, pour préventif qu’il soit resté, eût certainement passé à ◀la▶ pratique si ◀le▶ moral du pays ne s’était pas ressaisi. ◀Le▶ seul fait qu’à ce redressement ◀la▶ Ligue ait contribué si peu que ce fût, voilà qui suffit à mes yeux. En ce mois ◀d’▶août ◀de▶ 1940, j’estimais qu’elle avait réussi dans ◀la▶ mesure précise où elle devenait, en tant que « résistance », inutile.
◀L’▶armée démobilisait ◀les▶ deux tiers ◀de▶ ses effectifs. Je me voyais rendu à mes travaux ◀d’▶écrivain, mais pratiquement condamné à ne plus aborder en public que ◀les▶ sujets admis par ◀la▶ censure, et ce n’était, littéralement, pas beaucoup dire. Me taire ou ne parler que ◀de▶ notre belle nature me semblait également intolérable, tant qu’Hitler sévissait en Europe. Enfin, je pressentais que dans ◀la▶ lutte en cours, provisoirement perdue sur notre continent, ◀l’▶élément décisif allait venir et ne pouvait venir que ◀de▶ ◀l’▶Amérique. Peut-être bien était-ce là-bas qu’il me serait donné, quoique « neutre », ◀de▶ faire ◀la▶ guerre à ma façon, ◀d’▶entrer dans ◀le▶ coup.
Poussé dans ◀le▶ dos, attiré en avant, je me décidai donc à partir. Et, certes, ◀les▶ raisons qui m’animaient n’étaient point exactement celles qu’on eut alors au Palais fédéral pour favoriser mon voyage. Mais ◀le▶ fait est qu’elles jouèrent dans ◀le▶ même sens. ◀Le▶ 20 août, à 7 heures du matin, je prenais ◀la▶ route ◀de▶ Lisbonne. J’avais acheté, avant de monter dans ◀l’▶autobus, trois journaux du matin et ◀de▶ ◀la▶ veille : tous ◀les▶ trois consacraient leur éditorial au programme ◀de▶ ◀la▶ Ligue.
◀Les▶ notes personnelles qu’on vient de lire me paraissent ◀de▶ nature à confirmer ◀la▶ description ◀d’▶ensemble que M, Jon Kimche donne ◀de▶ ◀la▶ « crise » consécutive à ◀l’▶effondrement des Alliés en mai 1940. Dans ◀le▶ détail, c’est-à-dire dans ◀le▶ concret, ◀les▶ choses se sont passées différemment, sur plusieurs points que je relèverai maintenant.
1. ◀La▶ « ligue des officiers » s’est bien constituée aux dates qu’indique M. Kimche (seconde quinzaine ◀de▶ juin) et ◀les▶ noms ◀de▶ ses chefs sont exacts, si mes souvenirs ◀le▶ sont aussi. Ses buts et ses premières activités sont correctement définis, sauf sur un point, qui est ◀d’▶importance : je ne crois pas un instant que ◀les▶ officiers ligueurs aient pu douter ◀de▶ ◀la▶ volonté ◀de▶ résistance à tout prix du Général. Leur complot ne visait que ◀le▶ Conseil fédéral, et c’est pourquoi il dut être un complot. ◀Le▶ général Guisan écrit dans son rapport que leur seule faute fut « ◀d’▶agir en secret ». Mais s’ils avaient agi « ouvertement », ◀le▶ Conseil fédéral eût exigé sur ◀l’▶heure que ◀le▶ Général mît fin à leurs activités qu’il connaissait ou pressentait sans aucun doute : certains d’entre eux dînaient régulièrement à sa table.
2. Il est probable que ◀la▶ ligue des officiers et ◀la▶ ligue civile naquirent simultanément, et il est certain qu’elles « s’imbriquaient étroitement », on ◀l’▶a vu par mes notes. Mais Kimche commet une curieuse erreur en confondant ◀la▶ ligue civile ◀de▶ juin 1940 avec ce qu’il appelle tantôt « ◀l’▶Action nationale ◀de▶ résistance », tantôt ◀le▶ « Mouvement ◀de▶ résistance national ». Si j’en juge par ◀les▶ noms qu’il donne des responsables ◀de▶ ce dernier Mouvement, il ne saurait s’agir que ◀d’▶une organisation civile qui apparut durant ◀l’▶automne ◀de▶ 1940. L’un ◀de▶ ses chefs, M. Hans Oprecht, me ◀le▶ confirme doublement en me disant d’une part que « ◀l’▶Action ◀de▶ résistance » n’intervint qu’« après mon départ pour ◀les▶ États-Unis », d’autre part qu’elle se forma « contre ◀la▶ Ligue du Gothard ». « ◀Le▶ Gothardbund, c’était du romantisme ! », ajoute-t-il. Romantique ou non, c’est ◀la▶ Ligue du Gothard qui agit seule en liaison avec ◀les▶ officiers pendant ◀la▶ crise ◀de▶ ◀l’▶été 1940.
3. ◀L’▶absence ◀de▶ toute mention ◀de▶ ◀la▶ Ligue du Gothard et ◀la▶ substitution à cette ligue ◀d’▶un mouvement qui n’eut ◀d’▶autre tort à mes yeux que celui ◀de▶ n’avoir pas existé pendant ◀la▶ période que décrit Kimche, n’est pas seulement une erreur ◀de▶ fait que ◀l’▶auteur pourra corriger sans peine. Elle empêche ◀d’▶évaluer correctement ◀la▶ situation psychologique qui régnait au mois ◀de▶ juin 1940, lorsque fut prise ◀la▶ décision ◀de▶ créer ◀le▶ Réduit national. Elle empêche en particulier M. Kimche ◀de▶ se poser la question suivante : peut-on voir une « simple » coïncidence dans ◀le▶ fait que ◀la▶ Ligue civile et militaire prit ◀le▶ nom ◀de▶ ce Gothard qui, quelques semaines plus tard, allait devenir ◀le▶ centre du Réduit ?
Je tenterai ◀de▶ répondre à cette question dans un prochain article.