II. Secret du dynamisme européen
J’ai retracé l’▶aventure inouïe des habitants du cap occidental ◀de▶ ◀l’▶Asie, étendant leur puissance sur tous ◀les▶ continents successivement, ◀de▶ ◀la▶ Renaissance jusqu’aux deux guerres mondiales, et ce reflux qui sous nos yeux s’achève, ramenant ◀l’▶Europe à ses limites du xve siècle. Et je vous ai laissés sur cette question : serait-ce ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶Aventure ?
Tout pronostic relatif à ◀l’▶Europe doit se baser, à mon avis, sur ◀l’▶examen ◀de▶ nos trois facteurs déterminants pour ◀les▶ chances ◀d’▶avenir du sujet : sa vitalité intrinsèque, sa volonté ◀de▶ vivre, enfin sa fonction dans ◀le▶ monde ou vocation.
Vitalité, volonté, vocation. Pour aujourd’hui, le premier point : quelles sont ◀les▶ chances permanentes ◀de▶ ◀l’▶Europe, et quels sont ◀les▶ secrets du dynamisme unique dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶humanité, qui a permis jusqu’ici notre aventure mondiale ? Ces secrets ◀de▶ notre expansion sont-ils encore vivants et agissants ?
Examinons pour commencer ◀la▶ situation géoéconomique ◀de▶ notre petit continent, au point présent ◀de▶ ◀l’▶évolution du monde. Nous allons découvrir que cette situation est plus centrale que jamais, si bizarre que puisse paraître ◀l’▶expression.
On nous a beaucoup mis en garde, depuis ◀les▶ débuts ◀de▶ ce siècle (et récemment encore, Toynbee), contre ◀l’▶illusion provinciale qui nous ferait tenir ◀l’▶Europe pour ◀le▶ centre du monde. ◀De▶ tels avertissements relèvent sans doute ◀d’▶une saine morale, car ◀la▶ vanité collective n’est pas moins condamnable que ◀l’▶orgueil individuel, et comme lui va (parfois) devant ◀l’▶écrasement. Mais ◀la▶ morale compte fort peu dans ◀l’▶histoire, on ◀le▶ sait ◀de▶ reste. Essayons ◀de▶ bien voir ◀les▶ réalités, sans céder au complexe ◀d’▶autodénigrement qui tourmente, aujourd’hui encore, un trop grand nombre ◀d’▶intellectuels occidentaux. Il est ridicule et condamnable ◀de▶ se croire ◀le▶ centre du monde quand on ne ◀l’▶est pas. Mais s’il se trouve qu’on ◀l’▶est, il serait ridicule et condamnable ◀de▶ ◀le▶ nier au seul nom ◀d’▶une très hypocrite humilité — qui serait alors ◀le▶ masque ◀d’▶un orgueil refoulé et transformé en masochisme, mauvaise attitude scientifique.
Voyons donc ◀les▶ faits mesurables. À ◀la▶ fin ◀de▶ la dernière guerre, en 1944 et 1945, des géographes et des économistes attachés aux armées ◀de▶ ◀l’▶air américaine et anglaise ont publié quelques travaux restés presque confidentiels, mais dont ◀les▶ conclusions me paraissent très frappantes. (Ils reprenaient d’ailleurs, en ◀les▶ modernisant, ◀les▶ travaux ◀de▶ géographes anglais et allemands, publiés dès 1906 et en 1930.) Voici ◀le▶ point ◀de▶ départ ◀de▶ ces études14.
Parmi ◀l’▶infinité des hémisphères qu’on peut tracer sur notre globe, il en existe un — et un seul ! — qui se trouve contenir à la fois ◀le▶ 94 % ◀de▶ ◀l’▶humanité actuelle et ◀le▶ 98 % ◀de▶ ◀la▶ production totale du monde. ◀De▶ là ◀le▶ nom ◀d’▶hémisphère privilégié que lui ont donné ◀les▶ géographes. L’autre moitié du globe, ainsi déterminée, ne contient donc que 6 % des habitants et 2 % ◀de▶ ◀la▶ production du monde, n’étant guère occupée que par ◀les▶ océans, ◀le▶ continent antarctique, ◀la▶ Patagonie et ◀l’▶Australie. Or voici ◀le▶ fait qui me frappe : c’est que ◀le▶ pôle ◀de▶ cet hémisphère tombe en Europe, exactement au sud ◀de▶ Nantes, selon ◀les▶ auteurs américains, plus près de Londres, selon ◀les▶ auteurs anglais, ou ◀de▶ Berlin selon ◀les▶ Allemands, mais en tout cas sur notre continent. Ainsi, ◀d’▶un point choisi au zénith ◀de▶ Nantes, assez loin de ◀la▶ Terre pour qu’avec ◀l’▶aide ◀d’▶un télescope ◀le▶ regard embrasse tout ◀l’▶hémisphère privilégié, on pourrait observer pratiquement ◀les▶ 19/20 ◀de▶ ◀l’▶humanité, tandis que du point de vue correspondant aux antipodes, on ne verrait que ◀de▶ ◀l’▶eau et des déserts, et seulement sur ◀les▶ bords, des traces ◀de▶ ◀l’▶œuvre humaine.
Voici donc un fait mesurable qui ne dépend ni ◀de▶ notre orgueil, ni ◀de▶ notre humilité ◀d’▶Européens, un fait aisément vérifiable et dont ◀les▶ données objectives se lisent sur nos mappemondes et cartes économiques, en attendant ◀d’▶être photographiées par quelque satellite artificiel : ◀l’▶Europe est bel et bien ◀le▶ centre du monde humain, ◀le▶ lieu géométrique, ◀le▶ carrefour naturel des grandes voies ◀de▶ communications maritimes et surtout aériennes qui ont permis au genre humain ◀de▶ vérifier son unité concrète, et ◀d’▶en prendre une conscience utile, opérative.
Que signifie ce fait, dont on voit bien qu’il n’est pas simplement physique, mais humain, et pas seulement géographique mais culturel ? Il suggère une correspondance qui ne saurait être accidentelle entre ◀la▶ position ◀de▶ ◀l’▶Europe dans ◀le▶ monde et sa fonction particulière.
Certes, ◀l’▶Europe n’est pas devenue ce qu’elle est du seul fait ◀de▶ cette position au centre des terres habitées et des voies maritimes qui ◀les▶ relient, puisqu’elle s’est constituée en tant qu’Europe à une époque — disons ◀le▶ Moyen Âge — où ◀la▶ distribution des hommes et ◀de▶ leur production était tout à fait différente ◀de▶ ce qu’elle est devenue ◀de▶ nos jours. Il semble bien que ce soit, au contraire, à partir de ◀l’▶Europe et par ◀l’▶action des Européens que ◀l’▶hémisphère privilégié se soit constitué. Et je rejoins ici ma thèse initiale : c’est ◀l’▶Europe qui a fait ◀le▶ monde, en ce sens qu’elle ◀l’▶a découvert, exploré, exploité, réveillé, mis en marche vers son unité, en créant tout d’abord ◀le▶ réseau ◀de▶ ses échanges et ◀de▶ ses foyers ◀de▶ production, puis les premières institutions mondiales. Jamais ◀les▶ Africains, ni ◀les▶ Chinois, ni ◀les▶ Hindous, ni ◀les▶ Arabes n’auraient pu concevoir, et n’ont en fait conçu, rien qui ressemble même ◀de▶ loin à ◀la▶ Société des Nations ou aux Nations unies : ces organisations sont nées du droit des peuples, qui fut créé par des Européens dès ◀les▶ xvie et xviie siècles, on ◀l’▶oublie trop souvent, à partir du droit maritime, avec Hugo Grotius, et des discussions sur ◀l’▶âme des « sauvages », avec Francisco de Vitoria15.
Au cœur ◀de▶ ◀l’▶hémisphère privilégié apparaît donc clairement, comme en graphique, ◀la▶ fonction mondiale ◀de▶ ◀l’▶Europe. Et voilà qui est déterminant, pour qui suppute ◀les▶ chances futures ◀de▶ ◀l’▶Occident et ◀de▶ ◀l’▶esprit européen.
J’ai décrit à grands traits, dans ma première leçon, ◀les▶ mouvements ◀de▶ systole et ◀de▶ diastole rythmant ◀l’▶histoire mondiale ◀de▶ ◀l’▶Europe. Si maintenant nous désirons voir comment ces alternances ont été liées aux données ◀de▶ ◀la▶ géographie mais surtout à ◀l’▶action des hommes qui ont fait ◀l’▶Europe, quittons ◀l’▶observatoire céleste et descendons, par degrés ◀d’▶amplitude décroissante, ◀de▶ ◀la▶ vision spatiale des grands ensembles à celle des relations humaines au ras du sol.
Première étape ◀de▶ 200 000 à 100 000 m ◀d’▶altitude : ◀la▶ comparaison des continents vus dans leur ensemble (par ◀l’▶œil du satellite américain Tiros I ou simplement sur une mappemonde indiquant ◀les▶ reliefs) nous permet ◀de▶ constater que ◀l’▶Europe actuelle, amputée des plaines russes, tiendrait près de neuf fois dans ◀l’▶Asie, et six fois dans ◀l’▶Afrique. En revanche, ce plus petit continent est ◀le▶ plus complexe ◀de▶ tous : ◀le▶ plus profondément découpé par ◀les▶ mers et ◀le▶ plus richement cloisonné par des plis montagneux ◀de▶ moyenne altitude et des fleuves aisément traversables. Il est fait ◀de▶ presqu’îles et ◀de▶ compartiments, mais ni trop grands ni trop étanches : point ◀de▶ plaines infinies, ◀de▶ chaînes infranchissables, ◀de▶ rivières tumultueuses coupées ◀de▶ cataractes : compartiments tout à la fois individualisés et communicants. En proportion ◀de▶ sa surface, n’oublions pas que ◀l’▶Europe a ◀les▶ plus longues côtes (7000 km de plus que ◀l’▶Afrique), ◀les▶ ports ◀les▶ plus nombreux, ◀le▶ plus riche réseau ◀de▶ voies ◀d’▶eau (fleuves et canaux), ◀la▶ plus grande densité ◀de▶ villes et ◀de▶ villages, et ◀le▶ peuplement ◀le▶ plus égal : c’est ◀le▶ seul continent qui n’ait point ◀de▶ déserts.
Continuons notre descente vers ◀les▶ terres du centre du monde : comparez ◀les▶ photos aériennes ◀d’▶aires à peu près égales, mettons ◀d’▶une dizaine ◀de▶ kilomètres ◀de▶ côté, prises à une altitude ◀de▶ 3000 m au-dessus du Middle West ou du Brésil, ◀de▶ ◀la▶ Chine ou ◀de▶ ◀l’▶Arabie, ◀de▶ ◀l’▶Inde ou ◀de▶ ◀l’▶Afrique noire, et enfin ◀de▶ ◀l’▶Europe. Et vous saurez immédiatement quelle photo correspond à ◀l’▶Europe. Nulle part au monde ◀le▶ paysage n’apparaîtra aussi intensément humanisé, travaillé, modelé, décoré, exploité par ◀les▶ œuvres ◀de▶ ◀l’▶homme. Plaines conquises sur ◀la▶ mer, fleuves aux méandres simplifiés par des canaux, tunnels routiers et ferroviaires, innombrables ponts et chaussées, travail infini des campagnes. Regardez à ◀la▶ loupe cette photo ◀d’▶une région qui peut être rhénane ou mosellane, luxembourgeoise, belge ou suisse : vous y distinguez des villages, des petites villes et des fermes isolées, des châteaux et des usines, des routes, des voies ferrées et des canaux, des forêts et des champs quadrillés — partout ◀les▶ traces ◀de▶ ◀l’▶homme et du travail humain, et nulle part aussi concentrées.
Anciens villages et villes ◀d’▶Europe, vous n’en trouverez pas deux dont ◀les▶ plans soient superposables. S’ils se ressemblent, c’est par leur complication, ou par leur manière ◀d’▶être différents : première formule ◀de▶ ◀l’▶unité paradoxale qui permettra ◀de▶ définir ◀l’▶Europe. Unité non point faite ◀d’▶uniformité, mais au contraire de variété des formes, ◀de▶ complexité des structures. ◀L’▶Europe est née ◀de▶ ◀la▶ multiplicité ◀de▶ ses communes, épousant ◀la▶ nature tout en ◀l’▶utilisant à des fins militaires, agricoles, commerciales, après avoir été souvent sacrées. Une vallée ou un socle rocheux, une embouchure, un confluent ou un carrefour, un défilé, un gué, un centre agraire — donc une limite, un centre ou un passage : tous ces accidents naturels peuvent servir ◀de▶ prétexte à une concentration qui deviendra communauté humaine, village ou ville, au-delà du stade originel ◀de▶ ◀la▶ défense, du Burg central et des remparts. En Amérique, ◀les▶ villages naissent comme au hasard, le long des routes frayées par ◀les▶ pionniers : ils ne sont guère enracinés, ils sont en marche. Ces maisons boisées, espacées, bordant une route, on dirait ◀les▶ wagons-couverts des pionniers arrêtés un soir, à ◀l’▶étape, et qui auraient décidé ◀d’▶en rester là. En Asie, ◀les▶ maisons s’assemblent en essaims. En Afrique, ◀les▶ huttes se groupent en rond dans ◀les▶ clairières, ou s’égrènent le long de ◀la▶ berge ◀d’▶un fleuve. ◀L’▶Europe seule présente un réseau ◀de▶ communautés bien ancrées, bien nettement individuelles et pourtant richement reliées et régionalement fédérées.
Quittant maintenant ◀le▶ silence du ciel et ◀l’▶art abstrait qu’évoquent si curieusement ◀les▶ photos prises du haut des airs, nous nous posons enfin sur ◀le▶ sol ◀de▶ ◀l’▶Europe, dans ◀la▶ rumeur humaine ◀d’▶une place ◀de▶ petite ville. Et voici que tout se résume en un coup d’œil. Car autour de ◀la▶ place, vous trouvez ◀l’▶église et ◀la▶ mairie, souvent ◀l’▶école, et ◀les▶ cafés, et ◀le▶ marché et ◀la▶ circulation. À partir de cette place, banale et donc typique, un savant débarqué ◀de▶ Mars ou ◀de▶ Vénus pourrait reconstituer sans trop ◀d’▶erreurs ◀les▶ structures essentielles ◀de▶ notre civilisation.
Un service religieux, une séance au conseil municipal, une heure ◀de▶ classe, ◀les▶ discussions autour ◀d’▶une table ◀de▶ bistrot ou ◀d’▶un étalage ◀de▶ marché lui permettraient ◀de▶ trouver quelques-uns des secrets (pour nous trop évidents) du dynamisme européen, c’est-à-dire ◀la▶ communauté spirituelle, ◀le▶ règne ◀de▶ ◀la▶ loi, ◀le▶ respect général et tacite des institutions, ◀l’▶éducation publique, ◀l’▶échange des opinions individuelles (◀de▶ préférence contradictoires et subversives) et ◀l’▶échange des produits du travail — toute une vitalité librement ordonnée, faite ◀de▶ tensions multiples, entrecroisées.
Esquissons maintenant ce portrait ◀de▶ ◀l’▶Europe telle que chacun ◀de▶ nous peut ◀la▶ voir, ce portrait composé non point à partir de définitions et ◀d’▶analyses intellectuelles ◀de▶ principes et ◀de▶ doctrines — dont il serait toujours facile ◀de▶ dire qu’elles n’ont guère été mises en pratique, qu’elles décrivent une Europe idéale, qu’on refuse ◀de▶ reconnaître, qui est celle des autres, ◀de▶ l’autre école ou ◀de▶ l’autre parti — mais à partir des réalités visibles et tangibles, qui sont ◀le▶ cadre ◀de▶ nos vies. Essayons ◀de▶ présenter ◀l’▶Europe non point par sa philosophie mais bien par sa morphologie. Je crois ◀la▶ tentative assez nouvelle, et je n’en sous-estime pas ◀les▶ risques, mais il se peut qu’elle donne quelques idées fécondes à ◀de▶ jeunes sociologues qui ◀la▶ pousseraient plus loin, et qu’elle suggère une méthode inédite ◀d’▶enseignement ◀de▶ notre vie civique, basée sur ◀la▶ photo et sur ◀le▶ film, et permettant beaucoup de comparaisons révélatrices avec ◀la▶ réalité des autres continents. Essayons donc ◀de▶ reconstruire ◀l’▶Europe en partant ◀de▶ ◀la▶ place communale.
Nos villes et nos villages ne sont pas nés autour de places préalablement dessinées, mais bien plutôt autour ◀d’▶une citadelle, ◀d’▶un Burg, défendant un lieu stratégique ; toutefois, c’est bien ◀la▶ création organique ◀de▶ ◀la▶ Place dans ◀les▶ faubourgs — fori burgus, lieux hors du bourg originel et défensif — qui a marqué et manifesté ◀l’▶accession des Européens à ◀la▶ réalité communautaire, fondement ◀de▶ notre civilisation. On sent bien que ce ne sont pas des masses informes, ni des masses militarisées — ◀la▶ populace ni ◀le▶ despote — qui ont aménagé au cours des siècles ces espaces mesurés par ◀l’▶usage. ◀Les▶ dictatures ne font que ◀de▶ ◀la▶ géométrie, alignent des façades bureaucratiques autour ◀d’▶un cercle vide ou ◀d’▶un quadrilatère évoquant ◀de▶ lourdes parades. Tout au contraire, ◀la▶ place centrale ◀de▶ nos villes et villages est rarement régulière, hors des périodes ◀de▶ relâchement civique, précisément, c’est-à-dire ◀d’▶étatisme au cordeau, ◀de▶ tyrannie. ◀Le▶ square anglais, malgré son nom, répugne autant à ◀l’▶angle droit que ◀le▶ Palio de Sienne, ◀la▶ Piazza della Signoria ou ◀le▶ Forum romain lui-même, ancêtre commun ◀de▶ nos places, Plätze, plazas, praças, piazze, ou Pleins selon ◀le▶ pays. Quant à ◀l’▶ancêtre du Forum lui-même, c’est ◀l’▶agora des Grecs, où naquit ◀le▶ civisme occidental.
Que ◀la▶ mairie (◀l’▶hôtel de ville, ◀le▶ municipio, ◀le▶ Rathaus, ◀le▶ Town-Hall) soit ou non bâtie sur ◀la▶ place — et il se trouve qu’elle ◀l’▶est en général — c’est bien ◀de▶ là qu’elle tire son sens originel. ◀Les▶ partis qui décident ◀de▶ ◀la▶ composition des conseils ◀de▶ ◀la▶ cité se forment tout d’abord sur ◀l’▶agora, sur ◀le▶ forum ◀de▶ ◀la▶ Rome républicaine, puis sur ◀la▶ place des communes médiévales. Ombre et soleil changeant avec ◀les▶ heures ; côté ◀de▶ ◀l’▶église et côté ◀de▶ ◀l’▶école, côté ◀de▶ ◀la▶ mairie et côté du café ; marché au centre, et carrefour principal des apports régionaux et des courants lointains : c’est cette vie ◀de▶ ◀la▶ place qui se traduit dans ◀la▶ vie des conseils et parlements, caractéristiques ◀de▶ ◀l’▶Europe. (La dernière image qui subsiste ◀de▶ cette origine très précise des parlements, c’est ◀la▶ Landsgemeinde des petits cantons suisses, formant ◀le▶ Ring sur ◀la▶ place principale.)
Il n’est pas ◀de▶ démocratie, au sens européen du terme, qui ne repose sur ◀la▶ libre discussion, sur ◀le▶ libre jeu des partis et sur ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶opposition, majorité possible ◀de▶ demain… Or ◀les▶ partis et ◀l’▶opinion, et ◀l’▶opposition notamment, se manifestent par ◀la▶ presse, dans ◀l’▶ère moderne ◀de▶ ◀l’▶Europe ; et ◀la▶ presse, dès ◀le▶ début, fut étroitement liée à cet autre élément nécessaire ◀de▶ toute place digne du nom : ◀le▶ café. C’est là qu’elle se parle d’abord, s’écrit bien souvent, et se lit. C’est dans ◀les▶ cafés ◀de▶ Hollande que se réunissent ◀les▶ réfugiés huguenots qui créeront ◀les▶ fameuses gazettes françaises diffusées dans ◀l’▶Europe entière, en dépit des censures ◀de▶ ◀l’▶absolutisme, et qui préparent ◀le▶ siècle des Lumières et ◀la▶ Révolution française. C’est dans ◀les▶ tavernes anglaises que se lisent à haute voix ◀les▶ éditoriaux du journal que Daniel Defoe rédige seul, ◀de▶ 1704 à 1713. Et c’est encore dans ◀les▶ cafés que ◀le▶ Spectator d’Addison, un peu plus tard, a ◀l’▶ambition ◀de▶ faire pénétrer ◀la▶ philosophie, enfin sortie des cabinets ◀d’▶études et ◀de▶ ◀l’▶école. N’oublions donc pas, sur ◀la▶ place, ◀la▶ présence du kiosque à journaux, point ◀d’▶insertion ◀de▶ ◀la▶ rumeur du monde, entre ◀le▶ café et ◀le▶ marché16.
Face à ◀l’▶hôtel de ville, ◀l’▶église. ◀Le▶ temple grec sur ◀l’▶agora, ◀l’▶autel romain sur ◀le▶ forum, enfin ◀l’▶église chrétienne ou ecclesia (qui veut dire assemblée et non plus temple), représentent l’autre pôle ◀de▶ ◀la▶ cité : celui ◀de▶ ◀l’▶unanimité fondamentale qui doit transcender ◀les▶ partis, ◀les▶ ambitions et ◀les▶ doctrines en vogue. Si ◀l’▶on en juge seulement par ◀les▶ structures sensibles et visibles — comme j’entends ◀le▶ faire aujourd’hui —, que se passe-t-il dans cette église, et que ◀l’▶Orient n’a jamais connu ? ◀Le▶ prêtre parle, entonne, et ◀le▶ peuple répond, et ◀le▶ chœur chante. Et ce chœur est formé ◀de▶ voix diverses mais unies par ◀les▶ lois ◀de▶ ◀l’▶harmonie, du rythme et ◀de▶ ◀la▶ prosodie. Chaque voix s’affirme à sa manière, librement et passionnément, et concourt, en tenant sa partie contrastée, à ◀l’▶hosannah final en quoi tous communient. Salut individuel mais culte communautaire : et ◀le▶ chœur chanté, dans ◀l’▶église, manifeste à son tour ◀la▶ structure essentiellement polyphonique et dialectique qui définit ◀l’▶Europe, sa grandeur et son drame17.
Il serait tentant, partant ◀de▶ là, ◀de▶ reconstituer toute ◀la▶ philosophie ◀de▶ ◀la▶ personne, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶individu à la fois autonome et engagé — engagé dans ◀la▶ communauté… Mais cette démonstration sortirait ◀de▶ mon sujet. Je signale simplement qu’elle pourrait être faite presque aussi bien en partant ◀de▶ ◀l’▶école, autre bâtiment ◀de▶ ◀la▶ place.
◀L’▶école est issue ◀de▶ ◀l’▶Église, au Moyen Âge ; puis ◀de▶ ◀la▶ Réforme et des Ordres, à ◀la▶ Renaissance. Aujourd’hui ses instituteurs, qui dépendent ◀de▶ ◀la▶ mairie, sont souvent plus sensibles aux débats du café qu’aux objurgations ◀de▶ ◀la▶ chaire. Voici donc une nouvelle tension qui s’institue. Mais ◀la▶ fonction ◀de▶ ◀l’▶école est demeurée ◀la▶ même : elle doit d’une part communiquer ◀les▶ connaissances acquises et ◀le▶ respect des valeurs communes, et elle doit d’autre part éveiller ◀le▶ sens critique et ◀le▶ jugement individuel. Éduquer, c’est e-ducere, conduire dehors. Conduire ◀l’▶individu, mais ◀le▶ conduire à lui-même tout autant qu’aux grands lieux communs qui ont formé ◀la▶ cité, qui ◀la▶ maintiennent, et qu’il faut critiquer pour ◀les▶ garder vivants, mais au nom des principes qu’elle enseigne… ◀La▶ fonction ◀de▶ ◀l’▶école dans ◀la▶ cité se résume donc par ◀les▶ deux termes ◀d’▶initiation et ◀d’▶initiative, qui marquent ◀les▶ deux pôles ◀de▶ notre éducation. (◀L’▶Orient et ◀les▶ cultures traditionnelles n’ont guère connu, jusqu’à nos jours, ◀d’▶autre forme ◀d’▶éducation qu’initiatique18.)
Quant au marché, qui occupe ◀le▶ centre ◀de▶ ◀la▶ place, lieu ◀de▶ rencontre des produits ◀de▶ ◀la▶ campagne et des besoins ◀de▶ ◀la▶ ville, et en même temps figuration vivante ◀de▶ ◀la▶ loi ◀de▶ ◀l’▶offre et ◀de▶ ◀la▶ demande, il a fourni ◀la▶ désinence symbolique ◀de▶ toute ◀l’▶économie européenne jusqu’à nos jours. (Même après que ◀le▶ port — même racine qu’exporter et importer — ait pris plus ◀d’▶importance pour ◀le▶ commerce que ◀le▶ marché citadin-rural). Ici se noue ◀le▶ jeu serré des intérêts contradictoires mais solidaires du producteur et du consommateur, des droits acquis et des règles ◀d’▶arbitrage, des initiatives et des coutumes, des conditions locales et des exigences collectives — en perpétuelle tension, lutte et conciliation.
◀La▶ considération des bâtiments typiques, des principales fonctions qui constituent ◀la▶ place, nous rend ainsi sensible et comme visible ◀la▶ pulsation originelle des énergies formatrices ◀de▶ ◀l’▶Europe. Nous avons retrouvé à l’intérieur de chacun des domaines représentés ◀le▶ spirituel et ◀le▶ civique, ◀l’▶éducatif et ◀l’▶économique — des couples analogues ◀de▶ tensions créatrices, ◀de▶ contradictions nécessaires dont chaque terme apparaît à la fois antinomique et pleinement valable. À cela s’ajoutent ◀les▶ multiples tensions, non seulement entre ◀les▶ institutions elles-mêmes, mais aussi entre ◀la▶ commune (née ◀de▶ leur composition locale) et ◀la▶ région, puis entre ◀la▶ région et ◀la▶ nation, ◀la▶ nation et ◀l’▶Europe, ◀l’▶Europe et ◀le▶ monde ; tout se ramenant, en somme, à ◀la▶ tension entre ◀le▶ particulier sous toutes ses formes — fussent-elles nationales — et ◀l’▶universel dans toutes ses exigences — fussent-elles représentées par ◀la▶ révolte ◀d’▶un seul, ◀d’▶un génie ou ◀d’▶un saint contre toute une cité, au nom de ses principes indiscutés.
Voici donc définie par ses formes une Europe pluraliste, et non pas unitaire dans son principe comme ◀le▶ furent ◀les▶ grandes civilisations traditionnelles et statiques ◀de▶ ◀l’▶Asie, et aussi ◀de▶ ◀l’▶Amérique précolombienne, et comme veulent ◀l’▶être ◀les▶ régimes totalitaires ◀de▶ notre temps. Civilisation à base ◀d’▶antagonismes, ◀de▶ conflits toujours renouvelés ; civilisation ◀de▶ discussion et ◀de▶ contestation, dont ◀la▶ passion maîtresse paraît bien être ◀la▶ remise en question permanente des données naturelles et des relations humaines, du destin, et du sens ◀de▶ ◀la▶ vie.
Quand l’une des réalités antagonistes — ◀la▶ liberté ou ◀l’▶autorité, ◀l’▶autonomie locale ou ◀la▶ centralisation, ◀l’▶innovation ou ◀la▶ tradition, ◀l’▶individualisme ou ◀la▶ discipline sociale, etc. — prétend s’imposer seule et détruire l’autre au nom d’un ordre simplificateur ou ◀d’▶une doctrine prétendument totale et unitaire, il en résulte guerres, révolutions, massacres, explosions ◀d’▶anarchie suivies ◀de▶ dictatures — une histoire plus intense, violente et polémique que n’en relatent ◀les▶ chroniques ◀d’▶aucune autre région du monde.
Quand ◀les▶ antagonismes se composent en une conciliation pratique, gagée par une institution, ou assurée par une méthode qui ne supprime pas ◀la▶ tension mais ◀la▶ maîtrise, évitant à la fois ◀le▶ lugubre unisson et ◀la▶ cacophonie intolérable, alors paraissent ◀les▶ créations ◀les▶ plus typiques ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, non seulement dans ◀les▶ arts, mais dans ◀la▶ société. On ◀les▶ dirait formées sur ◀le▶ modèle du chœur, ◀de▶ ◀l’▶harmonie, des tons complémentaires, voire ◀de▶ ◀la▶ dissonance calculée et dirigée vers une « résolution » future. Ainsi ◀de▶ ◀la▶ commune, ◀de▶ ◀la▶ fédération, du parlement et du régime bi-caméral, des syndicats et des coopératives ; ainsi ◀de▶ ◀l’▶éducation elle-même, nous ◀l’▶avons vu ; et finalement, ◀de▶ ◀l’▶idée du progrès.
Dans ◀la▶ mesure où cet immense complexe ◀de▶ tensions n’est pas trop déprimé ou dévasté par ◀les▶ guerres, ◀les▶ dictatures et ◀les▶ nationalismes clos, qui représentent ses courts-circuits ; dans ◀la▶ mesure où se développe ne fût-ce qu’une part du potentiel accumulé par ces tensions, on conçoit qu’il fonctionne alors comme ◀le▶ foyer ◀d’▶une expansion énergétique irrésistible. Tel est ◀le▶ secret du dynamisme européen et des périodes ◀de▶ diastole planétaire ◀de▶ notre civilisation.
Sommes-nous au seuil ◀d’▶une telle période ? Ou au contraire, ◀l’▶état ◀de▶ santé ◀de▶ ◀l’▶Europe est-il aussi mauvais que ◀le▶ proclament une bonne partie ◀de▶ nos intellectuels ? Plus sérieusement, ◀la▶ technique triomphante ne va-t-elle pas rapidement effacer nos plus fécondes diversités, et imposer au continent et à ses peuples un visage uniforme et anonyme, comparable au portrait-robot du producteur moyen, russe ou américain ? Je suggère que ◀les▶ éléments ◀d’▶une réponse motivée à cette question — trop souvent et trop facilement tranchée au nom de partis pris réactionnaires ou progressistes — pourraient être fournis par une auscultation des organes principaux ◀de▶ ◀la▶ cité, c’est-à-dire des institutions traditionnelles que concrétisent nos bâtiments-symboles, réunis autour de ◀la▶ Place. Comment s’adaptent-ils à ◀l’▶ère technique ? Je dois me borner ici à quelques indications sommaires, purement factuelles, ou comparatives.
◀Les▶ églises d’abord, par ordre ◀d’▶ancienneté. La plupart sont aux trois quarts vides dans nos villages, qui n’en possèdent pourtant qu’une seule, ◀le▶ plus souvent, alors qu’en Amérique, elles sont pleines chaque dimanche, et on en trouve en général quatre ou cinq pour une commune rurale moyenne, ◀de▶ 2 à 3000 habitants. ◀L’▶église, en Amérique, est restée, mieux que chez nous, ◀le▶ centre ◀de▶ ◀la▶ vie sociale ◀d’▶un village. Elle y joue un grand rôle politique et civique. Mais c’est peut-être aux dépens de ◀la▶ rigueur ◀d’▶une doctrine et ◀d’▶une vie spirituelle que ◀l’▶Europe a mieux su maintenir face à ◀l’▶État et face aux modes du jour. ◀Les▶ Américains ◀le▶ sentent bien, et c’est pourquoi leurs pasteurs et leurs prêtres s’inspirent de plus en plus ◀de▶ nos théologiens. ◀Les▶ trois noms qui dominent aujourd’hui ◀la▶ pensée religieuse ◀de▶ ◀l’▶Amérique, sont ceux ◀de▶ Jacques Maritain, ◀de▶ Paul Tillich et ◀de▶ Karl Barth, un Français, un Allemand et un Suisse, trois noms qui se confondent en Europe avec une renaissance incontestable ◀de▶ ◀la▶ vitalité intellectuelle des églises. Autre signe, purement extérieur dira-t-on, mais qui me paraît révélateur au pays des gratte-ciel, on persiste à construire des églises en faux gothique et même ◀d’▶énormes cathédrales copiées sur ◀les▶ modèles combinés des basiliques ◀de▶ notre Moyen Âge, tandis que dans toute ◀l’▶Europe, on construit des églises en verre et en ciment armé, décorées par des peintres ◀d’▶avant-garde : elles intègrent toutes ◀les▶ conquêtes ◀de▶ ◀l’▶ère technique et n’en servent pas moins leur but traditionnel, beaucoup mieux même, dirai-je, que ◀les▶ tristes bâtisses, sombres et froides du xixe siècle.
Mais ◀le▶ mouvement général vers ◀l’▶œcuménisme est sans doute ◀le▶ symptôme ◀le▶ plus frappant ◀d’▶une renaissance spirituelle des églises. Qu’il s’agisse du Conseil œcuménique groupant presque toutes ◀les▶ églises protestantes, anglicanes et orthodoxes, ou du mouvement catholique romain que symbolise ◀le▶ concile œcuménique convoqué par Jean XXIII ; qu’il s’agisse des conventions ◀d’▶inter-communion passées entre luthériens, anglicans, vieux-catholiques et orthodoxes, des fusions multipliées entre « dénominations » protestantes, en Europe, aux États-Unis, en Inde ; ou des innombrables rencontres entre théologiens des grandes confessions chrétiennes organisées depuis quelques décennies avec ◀la▶ tolérance des hiérarchies ecclésiastiques, nous assistons dans cette génération à un phénomène ◀de▶ convergence chrétienne qui renverse ◀le▶ cours suivi par ◀l’▶histoire religieuse depuis plus ◀d’▶un millénaire. ◀Le▶ développement ◀de▶ ◀la▶ liturgie chez ◀les▶ protestants, des études bibliques chez ◀les▶ catholiques, des préoccupations sociales chez ◀les▶ uns et ◀les▶ autres et chez ◀les▶ orthodoxes, tout concourt à rapprocher ◀les▶ confessions non seulement ◀les▶ unes des autres mais ◀de▶ leur source ◀d’▶inspiration commune. ◀L’▶ampleur mondiale ◀de▶ ce phénomène, initié en Europe, témoigne ◀d’▶une vitalité nouvelle ◀de▶ ◀l’▶Église en tant que force historique.
Prenons ensuite ◀l’▶école, ◀l’▶enseignement. On ◀le▶ disait très en retard sur ◀l’▶époque, trop attaché aux traditions, et cette critique demeure en partie justifiée. Mais j’observe qu’en Amérique, on redécouvre ◀les▶ vertus ◀de▶ ◀la▶ culture générale et des humanités, et ◀d’▶une pédagogie plus ferme, pour ne pas dire autoritaire, si bien que ◀l’▶Europe redevient ◀le▶ modèle ◀d’▶un meilleur équilibre, si relatif soit-il, entre ◀les▶ exigences immédiates ◀de▶ ◀l’▶instruction ◀de▶ techniciens, et ◀la▶ stratégie à long terme ◀de▶ ◀la▶ formation des esprits. ◀L’▶URSS elle-même, qui avait tout sacrifié pendant ◀la▶ période stalinienne à ◀l’▶enseignement des techniques, revient aux études générales, et se rapproche, dans cette mesure du moins, ◀de▶ nos formules européennes19.
Passons à ◀la▶ mairie, symbole ◀de▶ ◀la▶ commune, qui est ◀le▶ cadre concret du civisme. Elle a survécu, tant bien que mal, à plus ◀d’▶un siècle ◀d’▶empiètements ◀de▶ ◀l’▶État et ◀de▶ centralisation systématique dans ◀l’▶ensemble ◀de▶ nos pays. On pouvait croire que ◀l’▶ère technique, qui est celle des plans à grande échelle, allait lui porter ◀le▶ coup ◀de▶ grâce. Bien au contraire. ◀Le▶ bon usage et ◀la▶ santé ◀de▶ ◀l’▶économie technicienne, selon ses meilleurs spécialistes, veulent à la fois des regroupements industriels et une répartition plus décentralisée ◀de▶ ◀la▶ production, poussant à ◀la▶ mise en valeur, par ◀l’▶intermédiaire des communes, des régions défavorisées du territoire. Même dans ◀les▶ nations ◀les▶ plus centralisées, comme ◀la▶ France, ◀le▶ mouvement ◀de▶ restauration des compétences communales se prononce chaque année plus nettement. Au plan européen, ◀le▶ Conseil des communes ◀d’▶Europe, ◀l’▶Union des villes et des pouvoirs locaux, apparus depuis la dernière guerre, ne livrent pas un combat ◀d’▶arrière-garde contre ◀l’▶État, mais au contraire sont ◀les▶ pionniers ◀d’▶un renouveau ◀de▶ ◀l’▶autonomie municipale20.
Quant au marché, qui occupe ◀le▶ centre ◀de▶ ◀la▶ place, on sait qu’il n’a jamais été plus prospère qu’aujourd’hui, et cela dans tous nos pays, qu’il s’agisse du Marché commun des Six, ou ◀de▶ ◀l’▶économie des pays neutres.
Quant à ◀la▶ presse enfin, et au café dont elle est née, je me bornerai à une constatation élémentaire. ◀L’▶absence ◀de▶ toute presse libre en URSS, et ◀l’▶inexistence des cafés littéraires et politiques aux États-Unis, ne sont pas seulement déplorées par quelques voyageurs européens, vexés ◀de▶ ne pas retrouver leurs plus chères habitudes ◀d’▶intellectuels frondeurs. ◀La▶ prospérité ◀d’▶une presse libre et ◀le▶ prestige des cafés littéraires dans nos grandes villes, ces deux faits, inégaux ◀d’▶importance mais très typiques ◀de▶ notre Europe, restent des signes non trompeurs ◀de▶ ◀la▶ vitalité ◀d’▶une culture moderne, mêlée à ◀l’▶existence sociale, capable ◀de▶ critique, donc ◀de▶ renouvellement.
Or ◀la▶ culture, au sens large du terme : ◀l’▶apport ◀de▶ ◀l’▶homme à ◀la▶ nature, résume ◀les▶ secrets ◀de▶ ◀l’▶Europe.
◀L’▶Europe sans sa culture n’est qu’un cap de l’Asie, assez pauvre en richesses naturelles, et moins peuplé, je ◀le▶ répète, que ◀l’▶Inde ou que ◀la▶ Chine. Mais ce cap et ses habitants, longuement travaillés, tourmentés, fécondés par une doctrine et une inquiétude religieuse, par des formes ◀de▶ pensée ◀d’▶où sont issues ◀la▶ science et ◀la▶ technique, et des arts florissants, et des institutions, et des formes ◀d’▶existence sociale, et une puissance économique sans précédent, c’est cela ◀l’▶Europe, c’est cela qui a fait ◀le▶ monde. ◀L’▶Europe, c’est très peu de chose plus une culture.
Cette définition simple me rappelle ◀l’▶équation ◀la▶ plus célèbre du siècle, qui est celle ◀d’▶Einstein : E = mc2 où E signifie ◀l’▶énergie, m ◀la▶ masse, c ◀la▶ vitesse ◀de▶ ◀la▶ lumière. Je ◀la▶ transpose terme à terme en désignant naturellement ◀l’▶Europe par E, sa petite masse physique par m, et sa culture par c.
E = mc2 se lit alors comme suit : Europe égale cap de l’Asie multiplié par culture intensive (c au carré).
(Je précise bien — on ne sait jamais… — qu’il ne s’agit pas là ◀d’▶une démonstration, faussement mathématique, mais seulement ◀d’▶une illustration…).
C’est grâce à cette densité remarquable ◀d’▶institutions pluralistes en tension, et à cette lutte toujours ouverte entre tradition et innovation, que ◀l’▶Europe s’est montrée capable ◀d’▶intégrer un peu mieux que d’autres ◀la▶ technique.
Ailleurs, en Amérique et en Russie, sur des grandes plaines peu peuplées, voire des déserts, ◀la▶ civilisation technologique a pu développer ses effets sans résistances sérieuses, et comme sur table rase. En Europe, elle est née dans un contexte serré ◀de▶ principes vénérés et ◀de▶ droits garantis, dans un fouillis ◀de▶ coutumes séculaires, artisanales et paysannes, ◀de▶ chicanes légales ou fiscales, ◀de▶ fronde populaire et ◀de▶ revendications, qui ◀l’▶ont freinée dans son élan et ◀l’▶ont contrainte peu à peu à tenir compte du milieu humain, à ne pas se comporter comme ◀l’▶éléphant dans ◀le▶ magasin ◀de▶ porcelaine ou ◀le▶ bulldozer dans un verger. Certes, ◀les▶ freins et ◀les▶ écluses n’ont pas toujours joué à temps, et ◀la▶ conscience sociale a été lente à s’éveiller dans ◀les▶ élites responsables. La première révolution industrielle, celle qui tirait son énergie du charbon, n’a pas seulement créé ◀le▶ décor sale et sans âme des faubourgs ◀de▶ nos capitales, elle a créé ◀le▶ prolétariat, elle a soumis toute une classe ◀d’▶hommes à ◀la▶ machine encore très imparfaite, faisant ◀de▶ ◀l’▶ouvrier, comme ◀l’▶a dit Marx, « ◀le▶ complément vivant ◀d’▶un mécanisme mort », et ◀l’▶obligeant à travailler quinze heures par jour, dans des conditions inhumaines du point de vue ◀de▶ ◀l’▶hygiène autant que ◀de▶ ◀la▶ morale. Cette première explosion ◀de▶ ◀la▶ technique a fait beaucoup plus ◀de▶ mal à notre espèce que ◀les▶ explosions nucléaires qui nous épouvantent aujourd’hui. (Seulement, ◀la▶ presse n’en parlait pas, et ses effets se sont étalés sur un siècle.) Mais en développant ◀la▶ technique par ◀la▶ science, en humanisant son emploi par ◀les▶ lois sociales, en passant ◀de▶ ◀l’▶époque noire du charbon, ◀de▶ ◀la▶ mine et des fabriques enfumées, à ◀l’▶époque blanche et propre ◀de▶ ◀l’▶électricité, ◀de▶ ◀l’▶aviation, et ◀de▶ ◀l’▶usine transparente entourée ◀de▶ verdure, ◀l’▶Europe n’a pas seulement rapproché ◀la▶ technique ◀de▶ sa vraie fin, qui est ◀de▶ libérer ◀l’▶homme du travail servile, elle a pris conscience la première des problèmes sociaux et moraux, éducatifs et spirituels qu’une technique et une science, nées ◀de▶ ses œuvres, posent désormais à tous ◀les▶ hommes. Elle a formulé, la première par ses meilleurs esprits, ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶équilibre indispensable entre ◀la▶ tradition et ◀l’▶innovation, et c’est ◀le▶ problème fondamental ◀de▶ notre temps. Or elle est seule à disposer, pour ◀le▶ résoudre, ◀d’▶une expérience séculaire.
Car ◀l’▶Afrique noire, ◀l’▶Asie, ◀le▶ monde arabe ne connaissaient que ◀la▶ tradition : ◀l’▶innovation ◀les▶ surprend donc comme une tempête. À ◀l’▶inverse, ◀l’▶Amérique n’a pas eu ◀de▶ Moyen Âge : ◀l’▶homme s’y trouve donc moins lesté ◀de▶ passé, et plus facilement entraîné par ◀les▶ courants superficiels. Certes, ◀les▶ Américains viennent de ◀l’▶Europe et dans ce sens, notre Moyen Âge est aussi ◀le▶ leur. Mais nous avons chez nous, au centre ◀de▶ nos villes, ◀les▶ témoins quotidiens et familiers ◀de▶ notre passé, ruines romaines, ruelles et cathédrales, palais classiques et baroques. Ils n’ont pas cela. Et ◀la▶ Russie n’a pas vécu ◀la▶ Renaissance et ◀la▶ Réforme : ◀l’▶homme s’y trouve donc moins préparé à courir sa propre aventure individuelle, et plus facilement dominé par ◀les▶ puissances établies et collectives. Un certain équilibre humain entre ◀les▶ disciplines collectives et ◀les▶ libertés personnelles, entre ◀la▶ continuité et ◀l’▶innovation, entre ◀le▶ poids rassurant des traditions et ◀l’▶élan révolutionnaire à tous risques, un certain sens ◀de▶ ◀l’▶identité dans ◀le▶ changement, voilà peut-être ◀le▶ secret dernier que détient ◀l’▶Europe dans ◀le▶ monde.
J’en conclus que ◀le▶ patient nommé Europe, si ◀l’▶on ausculte ses organes l’un après l’autre, et si ◀l’▶on détermine son métabolisme, a toutes ◀les▶ raisons objectives ◀de▶ se porter beaucoup mieux qu’on ne ◀le▶ dit, et que souvent il ne ◀le▶ pense lui-même.
Mais veut-il vivre ?
J’entends par là : saura-t-il rassembler à temps ses forces vives, pour faire face non seulement à ses problèmes — éducatifs, sociaux et politiques — mais aussi aux nouvelles tâches mondiales que lui impose ◀la▶ diffusion ◀de▶ sa propre civilisation et ◀de▶ ses propres idéaux ?
Saura-t-il, enfin, prévenir ces affreux accidents ◀de▶ sa santé mentale et ◀de▶ son existence physique que symbolise, sur ◀la▶ place du village, un dernier monument dont je n’ai pas parlé, et qui réintroduit dans ◀le▶ tableau toute ◀l’▶absurdité ◀de▶ ◀l’▶histoire en même temps que ◀la▶ notion ◀d’▶un sacré national et non chrétien, dans beaucoup de pays voisins du nôtre — ◀le▶ monument aux morts des dernières guerres ?