Préfacea
Les essais qui composent ce volume ne sont pas d’▶un théologien ni ◀d’▶un apologiste ◀d’▶une dénomination quelconque, mais ◀d’▶un écrivain libre, je veux dire : qui ne représente que lui-même et ne s’adresse pas à un public confessionnel ou partisan pour confirmer ses partis pris, mais à tous ceux, chrétiens ou non, pour qui la religion est une réalité, ou du moins un problème permanent.
Personnaliste en philosophie, fédéraliste en politique, œcuménique en religion, au surplus longtemps occupé par les mythes créateurs ◀de▶ toute poésie et par les archétypes ◀de▶ l’amour tel qu’on l’exprime en Occident, je vois bien que dans tous ces ordres, je n’ai jamais cessé ◀de▶ rechercher une certaine cohérence fondamentale dont je vaudrais ici indiquer le principe. Qu’il s’agisse ◀de▶ métaphysique ou ◀de▶ morale pratique, ◀d’▶action politique ou ◀de▶ poésie, si je m’inquiète du sens dernier ◀de▶ ce que je vis, écris, ou fais, c’est toujours à certaines options ◀de▶ nature proprement religieuse que se trouve ramenée ma pensée.
Le phénomène religieux, au sens très large où je l’entends, inclut certaines recherches subversives ◀de▶ la poésie ◀d’▶avant-garde autant que l’effort ◀de▶ mise en ordre des dogmatiques traditionnelles et que les spéculations des gnoses modernes, scientifiques ou ésotériques. J’imagine qu’une curiosité aussi peu conformiste en ce domaine peut expliquer mes amitiés fécondes, successives ou simultanées, avec des hommes que par ailleurs tout semblait opposer sans recours : ◀de▶ Karl Barth à André Breton ou au Père Teilhard de Chardin ; des théologiens les plus stricts ◀de▶ l’Europe et des États-Unis aux écrivains les plus éloignés ◀de▶ tout dogme, pour peu qu’il se donne pour chrétien ; enfin des Occidentaux les plus conscients ◀de▶ leurs valeurs à certains spirituels ◀de▶ l’islam et ◀de▶ l’Inde. Faute ◀de▶ pouvoir établir le dialogue entre ces hommes extrêmes qui me touchent ◀de▶ si près mais qui demeurent convaincus qu’ils n’ont rien à se dire, j’ai composé ma dialogique personnelle. Au cours des prises ◀de▶ position occasionnelles que représentent les chapitres ◀de▶ ce livre, je crois bien que j’ai toujours tenu compte ◀de▶ la diversité des interlocuteurs intimes qui ont nourri ma recherche ◀d’▶une unité vivante.
Or, je constate que ◀de▶ nos jours, le phénomène religieux au sens large est tenu pour suspect non seulement par les rationalistes et les athées, mais par toute une école théologique qui domine le protestantisme, et qui se trouve être celle dont j’ai le plus appris. Il me faut bien avouer ce paradoxe, car il est au cœur ◀de▶ mon livre.
Tout ce qu’il peut y avoir ◀de▶ solide dans le cadre théologique ◀de▶ mes essais, je le dois sans nul doute à Karl Barth.
Toutefois, l’homme ne vit pas ◀de▶ discipline, mais ◀de▶ vérité assimilée. Éviter, dénoncer l’erreur systématique est vital pour celui qui enseigne, mais accepter les risques ◀d’▶erreur ou ◀d’▶hérésie n’est pas moins vital pour celui qui est entré dans la quête spirituelle, qui doit inventer sa personne et qui découvre sa vocation.
Je ne dis pas cela contre un maître admirable, mais en songeant à ses disciples (dont j’étais lorsque j’écrivis plusieurs chapitres ◀de▶ ce livre), à ceux qui ne pensent plus que dans son style exagérément exclusif, et parodient sa dialectique du tout ou rien, ses « tout cela mais rien que cela » inlassablement martelés, sa manière dramatique ◀d’▶exclure sans cesse tout ce qui risquerait ◀de▶ distraire l’attention ◀de▶ l’esprit, l’attente ◀de▶ l’âme, loin du point qu’il importe au docteur ◀de▶ la foi ◀de▶ circonscrire et ◀d’▶imposer à tout jamais : là est la grâce, et pas ailleurs, et tout le reste est incroyance, ou même révolte… Ce pathos luthéro-calviniste fait la force, mais aussi la faiblesse ◀d’▶une école qui a su redresser la pensée proprement protestante et qui en a fait un interlocuteur enfin ou de nouveau valable, au seuil du grand dialogue œcuménique.
Point ◀d’▶Église sans orthodoxie, qui est la connaissance rectifiée (recta cognitio Dei, selon Calvin) telle qu’ont à la prêcher les « ministres du Verbe », telle qu’ont aussi à la communiquer ceux qui servent les sacrements. Mais dans la vie ◀de▶ l’esprit, qui n’est pas collective, l’Esprit seul peut montrer la voie ◀de▶ l’appropriation ◀de▶ la vérité. Or, il révèle qu’il est autant ◀de▶ voies que ◀de▶ personnes créées par lui.
Je me dis parfois que ces voies sont toutes « hérétiques » aux yeux de la doctrine cohérente ◀de▶ l’Église, mais sauvées par leur convergence au-delà des anathema sit.
Je me dis aussi que les découvertes ◀de▶ la science ne sont pas faites par ceux qui appliquent les règles, mais par celui qui ose imaginer à partir ◀d’▶un défaut minuscule ◀de▶ la règle (négligé par les professeurs) quelque chose qui met en question ◀de▶ grandes prémisses indiscutées à l’échelle des réalités ◀de▶ la vie courante. De même un homme peut découvrir dans l’orthodoxie qui l’éduque l’infime défaut, juste aussi grand ou juste aussi petit que lui, par où il pourra se glisser vers la vérité qui l’attend, et qui était réservée pour lui seul.
Je ne crois pas à l’homme en général, der Mensch comme dit l’allemand, l’homo latin, auquel a cru l’Europe classique, et qui était invariable, éternel, ◀de▶ telle manière qu’on pouvait spéculer sur ses rapports justes ou faux une fois pour toutes avec un Dieu qui ne change pas.
Il y a des hommes, et qui évoluent beaucoup. Il y a eu, il y aura des hommes pour qui toutes les catégories ◀de▶ pensée dans lesquelles opèrent la dialectique barthienne, ou la raison thomiste, ou le pragmatisme, ou l’existentialisme, n’existaient pas encore ou n’existeront plus. Il y a eu et il y aura des hommes ne connaissant ni le « pain quotidien » ni le vin, ni les graines et semences dont parlent les paraboles évangéliques, ni les relations ◀de▶ filiation ou ◀de▶ justice égalitaire, ni l’organisation patriarcale ◀de▶ la société — ◀de▶ laquelle le système trinitaire est inséparable — ni la conception ◀de▶ la « personne » qui suppose la tradition grecque et le vocabulaire romain, ni même la conception ◀de▶ l’Unité ou ◀de▶ la pluralité dans l’Unité. Depuis près ◀d’▶un million ◀d’▶années (paraît-il) qu’il vit et meurt et pense un peu, « l’homme » a tellement changé — et ses conceptions ◀de▶ base — qu’on ne peut affirmer sans un orgueil borné qu’au cours des siècles, des millénaires ou des millions ◀d’▶années à venir, il ne changera pas ◀d’▶une manière beaucoup plus radicale encore, et que seule imaginent parmi nous les intuitions ◀de▶ rares esprits aventureux, assez mal vus. Barth nous a convaincus que la dogmatique chrétienne ne devait pas se lier à une philosophie, par définition transitoire et plus petite que la vérité. Mais il ne peut que sa théologie ne soit liée, indissolublement, à une histoire ◀de▶ la pensée occidentale, à une tranche très brève ◀de▶ l’histoire (3000 ans, 8000 ans, il n’importe), à une province, à un simple canton ◀de▶ l’évolution ◀de▶ l’homme dans l’espace et le temps.
Qu’on ne tire pas ◀de▶ cet argument un refus ◀de▶ conclure hic et nunc sur les relations ◀de▶ l’homme présent et ◀de▶ l’Esprit, ou des spéculations fondées dans un avenir encore inexistant pour nous, et qui seraient absurdes aujourd’hui. Le fait que toutes nos langues sont transitoires, qu’elles évoluent et qu’elles passeront un jour ne saurait justifier nos fautes ◀de▶ syntaxe ou ◀de▶ vocabulaire. Et le fait que nos modes actuels ◀de▶ pensée restent liés à la vieille logique grecque, par exemple, ne saurait excuser nos sophismes ou nos étourderies.
Mais ce serait une erreur dès maintenant que ◀de▶ lier l’absolu divin à nos formulations les plus « fidèles », et ◀d’▶exclure ainsi par avance tout ce qui peut vivre hors ◀d’▶elles en Dieu.
Ce correctif posé, il me faut ajouter que, quelle que soit l’évolution ◀de▶ ma pensée depuis vingt ans — certains des essais qu’on va lire datent ◀de▶ 1942 —, je n’ai pas éprouvé le besoin ◀de▶ modifier ou ◀de▶ retrancher quoi que ce soit ◀d’▶important dans mes textes anciens. Ce n’est pas sur tel point précis que j’ai varié ; ce sont plutôt les perspectives dans lesquelles mes anciennes conclusions peuvent s’inscrire, qui me paraissent aujourd’hui plus ouvertes.
Ferney-Voltaire (Ain)
Janvier 1963