3. L’▶opportunité chrétiennev
Depuis des siècles, depuis ◀la▶ Renaissance, ◀le▶ christianisme a vécu sur ◀la▶ défensive.
◀Les▶ hiérarchies ecclésiastiques défendaient leurs pouvoirs temporels, justement contestés par ◀l’▶État. Puis elles eurent à défendre leurs pouvoirs spirituels, certains États s’étant laissé aller à ◀les▶ revendiquer injustement.
◀Les▶ docteurs ◀de▶ ◀l’▶Église se défendaient contre ◀les▶ attaques successives du scepticisme né ◀de▶ ◀la▶ science cartésienne, ◀de▶ ◀l’▶historisme, ◀de▶ ◀la▶ philologie, puis des systèmes sociologiques et philosophiques qui se mirent à pulluler dès ◀le▶ xixe siècle, et qui se posaient en termes intraduisibles dans ◀les▶ catégories théologiques traditionnelles.
Quant aux fidèles, ils avaient à se défendre contre ◀la▶ menace quotidienne, innombrable, et sans cesse accrue mais ◀d’▶une manière imperceptible, ◀d’▶habitudes ◀de▶ pensée et ◀de▶ vie ◀de▶ moins en moins conformes aux lois spirituelles : sans ◀le▶ savoir, sans oser se ◀l’▶avouer, ◀les▶ chrétiens devenaient, en Europe comme ailleurs, une minorité doucement persécutée. Cette persécution à coups ◀d’▶épingle, ◀de▶ demi-sourires et ◀d’▶ironies intellectuelles basées sur « ◀les▶ derniers progrès ◀de▶ ◀la▶ science », cette tolérance même qui se manifestait à l’égard des « survivances religieuses », firent autant ◀de▶ mal aux Églises que ◀les▶ persécutions romaines aux premiers temps leur avaient fait du bien.
Partout, ◀l’▶on vit au cours du xviiie et surtout du xixe siècle, s’exténuer ◀les▶ formes extrêmes, hardies et créatrices des différentes confessions. On reculait sous ◀la▶ pression ◀de▶ ◀l’▶incroyance, on frisait ◀la▶ part du feu, on cédait ◀les▶ positions trop menacées par ◀le▶ scepticisme. Pour ne donner que deux exemples : on vit ◀le▶ mouvement mystique s’éteindre au sein du catholicisme romain, tandis que ◀le▶ théocentrisme transcendantal des réformateurs faisait place, chez, ◀les▶ protestants, à un moralisme centré sur ◀l’▶homme.
Tout tranquillement, et pour sauver leur corps, ◀les▶ Églises renonçaient sinon à leur âme même, du moins à cette véhémence flambante qui fut toujours signe et symbole ◀de▶ ◀l’▶Esprit.
Un fils soumis ◀de▶ Rome, ◀le▶ grand Paul Claudel, pouvait écrire vers ◀la▶ fin ◀de▶ cette période qu’à ◀la▶ question : « Si ◀le▶ sel perd sa saveur, avec quoi ◀la▶ lui rendra-t-on ? » ; ◀les▶ catholiques modernes répondaient dans ◀l’▶ensemble : « Avec du sucre ! ». Remarque hélas valable pour bien d’autres Églises, et qui résume toute une époque.
Je pense qu’avec ◀la▶ guerre, cette époque a pris fin. Et je fonde cette croyance sur quelques faits.
C’est un fait que ◀le▶ totalitarisme a rompu ◀la▶ paix fausse qui semblait établie entre ◀les▶ sociétés laïques et ◀les▶ Églises ; qu’il a brusquement mis à nu ◀l’▶État minoritaire des chrétiens ; qu’il ◀les▶ a attaqués ◀de▶ front au nom des principes non chrétiens (comme ◀le▶ nationalisme) qu’ils croyaient pouvoir tolérer ; qu’il a été abattu finalement, dans ses formes déclarées et spectaculaires tout au moins ; et que son élévation brutale puis sa chute ont été pour toutes ◀les▶ Églises une épreuve ◀de▶ force, un challenge, une purification, une occasion ◀de▶ réveil.
C’est un fait que ◀la▶ culture laïque, a-chrétienne ou antichrétienne, qui prétendait se substituer à ◀la▶ religion et conduire ◀le▶ monde moderne vers un paradis sans Dieu, a démontré son impuissance réelle devant ◀l’▶assaut ◀de▶ dictatures barbares : elle s’est reconnue impuissante à donner des buts ◀de▶ vie, des idéaux, une morale, plus efficace que ◀le▶ christianisme.
C’est un fait que « ◀les▶ derniers progrès ◀de▶ ◀la▶ science » autorisent ◀de▶ moins en moins — et non de plus en plus, comme au siècle passé — à mettre en doute ◀la▶ vérité et ◀la▶ validité des dogmes chrétiens. ◀L’▶ère des argumentations « scientifiques » contre ◀la▶ Genèse, ◀la▶ Création du monde par Dieu, sa Fin, ◀l’▶existence ◀de▶ ◀l’▶esprit, etc., paraît close pour longtemps.
C’est enfin un fait que ◀les▶ trois grandes confessions chrétiennes ont retrouvé depuis une ou deux décades ◀le▶ courage ◀de▶ réaffirmer leurs positions parfois ◀les▶ plus extrêmes, avec une belle indépendance vis-à-vis des critiques ◀de▶ ◀l’▶extérieur. Renaissance du thomisme et des études mystiques chez ◀les▶ catholiques ; restauration ◀de▶ ◀la▶ dogmatique réformée grâce au mouvement initié par Karl Barth chez ◀les▶ protestants ; réapparition ◀d’▶une puissante et purifiée Église orthodoxe à ◀l’▶Est. Mais dire que ◀l’▶époque ◀de▶ ◀la▶ défensive est terminée pour elles, dans notre temps, c’est poser aux Églises chrétiennes un dilemme très net : il ne leur reste plus qu’à s’endormir, ou bien à passer à ◀l’▶attaque.
Ce lendemain ◀d’▶une guerre ◀de▶ Trente Ans ne ressemble guère à une victoire, il faut bien ◀le▶ dire. ◀Les▶ nations qui ont perdu ◀la▶ guerre ont tout perdu ; mais celles qui ◀l’▶ont gagnée n’ont rien gagné : elles ont seulement repoussé une menace, au prix de sacrifices presque aussi grands que ceux qu’elles eussent été contraintes ◀de▶ subir en se rendant. (Dans ce « presque » est ◀la▶ différence entre honneur et honte, vie et mort.) Et que trouvent aujourd’hui ◀les▶ peuples devant eux ? Battus et vainqueurs, épuisés, cherchent en vain une utopie nouvelle. ◀Les▶ uns s’abandonnent aux vieilleries et tentent ◀de▶ restaurer ◀le▶ nationalisme, condamné par ◀les▶ catastrophes récentes. ◀Les▶ autres pensent qu’en déplaçant quelques objets — ◀les▶ richesses par exemple — on arrangera ◀la▶ vie… D’autres enfin, faisant ◀la▶ théorie ◀de▶ leur faiblesse, formulent des doctrines nihilistes dans un jargon philosophique qui ◀les▶ rend pour ◀le▶ moins inoffensives. Devant cette démission ◀de▶ ◀la▶ pensée et ◀de▶ ◀la▶ morale, ◀l’▶État se voit forcé ◀d’▶étendre ses pouvoirs, à coups ◀de▶ décrets si généraux que chaque vocation personnelle s’en trouve nécessairement lésée.w
En d’autres termes, ◀les▶ Églises ne trouvent plus dans ◀le▶ monde des doctrines hostiles, mais un vide doctrinal sans précédent. Ce vide est un appel, urgent et dramatique. Un appel à ◀l’▶attaque, à ◀l’▶offensive, à ◀l’▶initiative, à du plein.
Ou encore : ◀les▶ Églises et leurs prédicateurs ont moins que jamais à se soucier, aujourd’hui, ◀de▶ réfuter ◀les▶ arguments ◀de▶ ◀l’▶incroyance : elles ont, tout simplement à donner leurs croyances, avec une agressive naïveté ; tendre une perche à ceux qui se noient.
Comme laïque se tenant dans ◀l’▶Église, et voyant au-dehors ses chances ◀d’▶action, et ◀la▶ misère du temps qui appelle, j’attends ceci :
1° Que ◀l’▶Église offre un type ◀de▶ relations humaines viables, comme elle ◀le▶ fit aux siècles sombres, avant ◀la▶ floraison du Moyen Âge, qui fut son œuvre. Il s’agit ◀de▶ restaurer ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ communauté vivante, que ◀le▶ gigantisme ◀de▶ nos machines administratives, ◀le▶ règne ◀de▶ ◀l’▶argent, ◀le▶ nomadisme industriel, et ◀les▶ déportations en masse, ont presque tué, laissant ◀le▶ champ libre à ◀l’▶État et à ses réglementations, souvent utiles, mais qui ne sont jamais règles ◀de▶ vie. Je voudrais une sociologie chrétienne pour ◀le▶ siècle.
2° Que ◀l’▶Église offre un type ◀de▶ relations culturelles viables ; qu’elle ose de nouveau soutenir et guider une avant-garde intellectuelle, au lieu de garder sa position méfiante et arriérée — académique — dans ◀les▶ arts sacrés comme vis-à-vis de ◀la▶ culture vivante, laissant celle-ci désorientée. Il s’agit que nos théologiens adoptent une politique ◀d’▶intervention, et non ◀de▶ vertueuse indignation, à l’égard des écoles nouvelles, dépourvues ◀de▶ principe ◀d’▶intégration, ◀de▶ commune mesure, ◀d’▶ambitions spirituelles.
Sans « dévotion » à rien ◀d’▶avouable…x Toute ◀la▶ culture ◀de▶ ◀l’▶Occident — musique, peinture, philosophie, littérature — est sortie des églises et des couvents. Hélas, elle en est bien sortie ! Il est temps que nous sortions à sa recherche pour ◀la▶ ramener !
3° Que ◀l’▶Église cesse ◀de▶ défendre ◀la▶ triste et inefficace moralité bourgeoise, avec laquelle trop ◀de▶ chrétiens confondent aujourd’hui ◀la▶ vertu ; et qu’elle restaure chez ◀les▶ fidèles ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ vocation personnelle, seul fondement ◀d’▶une morale spécifiquement chrétienne.
« Soyez bien sages », nous disaient ◀les▶ prédicateurs depuis deux siècles. « Soyez fous ! », dit saint Paul aux Corinthiens. « Osez être ◀l’▶invraisemblable ! »3 dit Kierkegaard. Ce sont ces voix que ◀les▶ meilleurs aujourd’hui, hors des Églises, me paraissent avides ◀d’▶entendre. ◀La▶ « folie ◀de▶ ◀la▶ ◀Croix▶ » non ◀la▶ sagesse bourgeoise. Quelque chose qui entraîne en avant et au-delà, non pas ce qui retient en arrière des risques ◀de▶ ◀la▶ vie.
4° Que ◀l’▶Église affirme avec force, dans ◀le▶ domaine politique, ◀la▶ Transcendance ◀de▶ son chef, contre tous ◀les▶ absolutismes nationaux, étatiques, partisans. Si jamais un esprit réellement international, ou « global » comme disent ◀les▶ Américains, s’instaure sur notre planète, ce ne sera qu’au nom de ce qui transcende nos attachements nationaux, politiques et raciaux. Et c’est pourquoi ◀le▶ mouvement œcuménique revêt une importance politique capitale dans notre siècle : il peut offrir ◀le▶ modèle même ◀d’▶une union mondiale dans ◀le▶ respect des diversités nationales. Que dis-je, il peut ! Il ◀le▶ doit, et ◀de▶ toute urgence ! S’il y échoue, je ne vois aucune raison ◀d’▶attendre autre chose, pour ◀le▶ monde, que des tyrans, leurs guerres, et ◀les▶ tyrannies qui en résultent…
Un mot encore. Ce programme, qui résume à mes yeux ◀les▶ plus grandes chances ◀d’▶action du christianisme au xxe siècle, resterait une pure utopie si ◀les▶ chrétiens s’en remettaient aux Églises pour ◀le▶ réaliser. ◀Les▶ Églises comme corps organisés ne peuvent que soutenir et encadrer ◀l’▶action chrétienne. Celle-ci se fera, comme elle s’est toujours faite, par des personnes et par des petits groupes ; par quelques « fous ◀de▶ Dieu » comme saint François d’Assise ; par des gens ◀de▶ peu réunis dans une chambre ; par des mystiques qui n’auront l’air ◀de▶ rien ; par des hommes dont on dira qu’ils exagèrent, qu’ils rêvent, qu’ils n’ont pas ◀le▶ sens commun, qu’ils voient trop grand…y