5. Un langage communae
Le▶ souci communautaire
◀L’▶Europe me réservait bien des surprises, lorsqu’après une absente ◀de▶ plusieurs années, j’y suis rentré en 1946. Une grande alertness intellectuelle souvent alliée à une sorte ◀de▶ cynisme facilement explicable ; un profond besoin ◀de▶ réalisme mais trop peu ◀d’▶informations sur ◀l’▶état du monde pour ◀le▶ nourrir ; un intérêt renouvelé pour ◀la▶ métaphysique ; enfin une politisation générale des idées, — voilà ce que me montraient ◀les▶ milieux intellectuels. ◀L’▶équivalent ◀de▶ la plupart de ces traits, comme il est naturel, pouvait s’observer dans ◀la▶ pensée religieuse. Mais ce qui me surprit fut ◀de▶ constater chez cette dernière une conscience vive du problème ◀de▶ ◀la▶ vraie communauté et ◀de▶ ses structures à recréer, alors que je ne voyais chez ◀les▶ intellectuels obsédés par ◀la▶ politique nulle invention et nulle recherche organisée ◀de▶ formes politiques nouvelles : on s’en tenait au vieux régime des partis, ou à ◀la▶ solution totalitaire ◀de▶ type marxiste.
◀La▶ conscience communautaire a été réveillée dans ◀les▶ Églises ◀d’▶Europe par ◀la▶ Résistance autant que par ◀la▶ misère : elle est donc missionnaire autant que charitable, offensive autant que défensive. Du point de vue missionnaire, elle se manifeste d’une part par un souci ◀d’▶action sociale qui amènerait ◀l’▶Église à intervenir dans ◀la▶ cité en y proposant des institutions plus conformes à ◀la▶ notion chrétienne ◀de▶ ◀l’▶homme ; d’autre part, par un souci ◀d’▶action sur ◀l’▶Église même, qui amènerait celle-ci à offrir dans son culte une structure plus efficace pour ◀la▶ vie spirituelle, une discipline plus organique pour ◀les▶ fidèles. C’est cette seconde tendance que je voudrais examiner. Elle a pris chez ◀les▶ protestants comme chez ◀les▶ catholiques ◀la▶ forme ◀d’▶un renouveau liturgique.
Mais avant de pousser plus loin, je voudrais souligner ◀le▶ fait que ◀le▶ souci ◀d’▶action sociale et ◀le▶ renouveau liturgique, loin de s’exclure l’un l’autre en principe ou ◀de▶ manifester deux tendances en conflit dans ◀l’▶Église — comme il arriva trop souvent au xixe siècle — relèvent ◀d’▶une seule et même attitude spirituelle. En effet, si d’une part ◀les▶ chrétiens sociaux cherchent à christianiser ◀la▶ société hors des Églises, si d’autre part ◀les▶ liturgistes cherchent à rendre plus communautaire ◀la▶ piété dans ◀l’▶Église même, c’est que ◀les▶ uns et ◀les▶ autres entendent s’ordonner au dogme ◀de▶ ◀l’▶Incarnation, à ◀la▶ lumière duquel leurs efforts apparaissent comme également nécessaires, et complémentaires. Ici encore, Life and Work rejoint Faith and Order.
Signes ◀d’▶un renouveau liturgique
Citons tout d’abord quelques faits.
Un mouvement se précise chez ◀les▶ catholiques ◀de▶ France pour dire ◀la▶ messe en français et pour en populariser ◀les▶ traductions into vernacular, cependant que des évêques influents recommandent aux fidèles ◀la▶ lecture ◀de▶ ◀la▶ Bible. Dans plusieurs séminaires — aux dires des jeunes prêtres qui viennent de terminer leurs études —, ◀l’▶on s’efforce ◀de▶ purifier ◀la▶ doctrine sacramentaire des conceptions aristotéliciennes et du magisme qui ◀la▶ rendaient si difficilement compatible avec ◀les▶ conceptions orthodoxe ou protestante ◀de▶ ◀l’▶Évangile. ◀Le▶ but n’est pas, d’ailleurs, ◀de▶ se rapprocher des autres confessions, mais ◀de▶ rendre ◀la▶ liturgie romaine plus appealing et efficace. ◀De▶ leur côté, plusieurs Églises luthériennes sont en train de faire un retour prononcé à leur liturgie originale, après avoir subi depuis deux siècles un appauvrissement parfois comparable à celui des Églises calvinistes. Mais c’est précisément dans ces dernières que nous pouvons ◀le▶ mieux observer ◀le▶ phénomène ◀de▶ restauration liturgique, parce qu’il se produit là comme à ◀l’▶état naissant sur un fond ◀de▶ nudité presque totale.
En France et en Suisse dans ◀les▶ milieux calvinistes, chez beaucoup de jeunes pasteurs, ◀d’▶étudiants en théologie et ◀de▶ laïques influents, on n’en est plus à discuter ◀la▶ légitimité ◀de▶ ◀la▶ liturgie en soi — comme avant ◀la▶ guerre — mais bien ◀les▶ divers projets ◀d’▶ordre du culte présentés par ◀les▶ comités ◀d’▶Église, et certains problèmes précis comme ◀la▶ place qu’il convient ◀d’▶assigner au Décalogue dans ◀le▶ service. (Selon Calvin et sa liturgie ◀de▶ Strasbourg, ◀le▶ Décalogue doit être récité après ◀les▶ promesses ◀de▶ grâce.) Notons que ◀les▶ jeunes barthiens, malgré ◀la▶ méfiance que Karl Barth continue ◀d’▶afficher à l’égard de ◀la▶ liturgie (« du théâtre », disait-il un jour) ne sont pas ◀les▶ moins actifs dans ce domaine. En Suisse romande, ◀le▶ mouvement intitulé « Église et Liturgie », librement inspiré ◀de▶ ◀l’▶anglicanisme, a déjà conquis plusieurs paroisses. Quelques « communautés » ◀de▶ femmes ou ◀d’▶hommes ce sont créées à ◀la▶ campagne. J’en connais trois en Suisse et une en Bourgogne, près de ◀l’▶ancienne abbaye ◀de▶ Cluny. ◀La▶ vie liturgique y tient une place sans cesse croissante.
Ce sont là des signes épars, et qu’on n’observe pour ◀l’▶instant que dans des élites restreintes. Quelle importance doit-on leur attribuer ? Sommes-nous en présence des germes ◀d’▶une véritable renaissance liturgique, ou seulement ◀de▶ reviviscences sporadiques, accidentelles et peu durables ? Y a-t-il derrière ces préoccupations et ces débuts ◀de▶ réalisation un mouvement plus ample qui se prépare, une nécessité commune qui ◀les▶ relie ? Personne ne peut répondre quant à ◀l’▶avenir. Mais si j’essaie ◀de▶ situer dans ◀l’▶époque ◀les▶ quelques signes que je viens de mentionner, ils me paraissent aussitôt correspondre à ◀l’▶appel profond ◀de▶ ce temps.
Communauté et langage
Tout le monde ◀le▶ sent, beaucoup ◀l’▶ont dit : notre siècle n’a plus ◀de▶ véritables loci communes. Il a perdu cette commune mesure spirituelle qui conférait aux civilisations médiévale et classique leur grandeur et leur sens unanime. Nous vivons par exemple dans une grande confusion ◀de▶ morales contradictoires, car ◀le▶ fait est que dans une même journée il nous arrive ◀de▶ juger tantôt au nom de ◀la▶ conscience, tantôt au nom d’une science quelconque, ou des intérêts ◀d’▶une nation, ou des préjugés ◀d’▶une classe, ou ◀d’▶un modèle romanesque ou ◀d’▶une mode, ou ◀d’▶une théorie psychoanalytique, ou ◀d’▶une hygiène, ◀d’▶un parti, etc. il en résulte que ◀les▶ lieux communs — on dirait aujourd’hui ◀les▶ standards ◀d’▶évaluationaf — cessent ◀d’▶être vraiment communs, deviennent eux-mêmes indéterminés. ◀Les▶ termes ◀de▶ liberté, autorité, esprit, justice, démocratie, vérité, prennent autant ◀de▶ sens différents — et souvent incompatibles — qu’il y a ◀de▶ standards ◀d’▶évaluationag dans nos têtes. C’est au point que si ◀la▶ guerre éclate dans un proche avenir, on peut être certain que tous ◀les▶ pays ◀la▶ feront au nom de ◀la▶ liberté, ◀de▶ ◀la▶ justice, ◀de▶ ◀la▶ démocratie, ces mots désignant des réalités tellement contradictoires qu’il ne restera plus ◀d’▶autre échange ni ◀d’▶autre arbitrage possible que celui des bombes atomiques. À Babel, ◀les▶ hommes se divisèrent parce qu’ils se mirent à parler des langues différentes. Notre situation est pire : nous prononçons tous ◀les▶ mêmes mots, mais en leur donnant des sens différents. C’est donc ◀le▶ langage lui-même, signe et gage ◀de▶ ◀la▶ communauté humaine, qui est atteint au cœur, et qui est en train de perdre ses fonctions primordiales ◀de▶ mise en ordre et ◀de▶ communication.
◀Les▶ régimes totalitaires ont bien compris que ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ communauté et celui du langage sont étroitement liés. À ◀l’▶anarchie moderne du vocabulaire, donc des jugements moraux et politiques, ils ont opposé des réglementations schématiques et grossières, mais provisoirement efficaces. C’est ◀le▶ parti qui dicte ◀le▶ véritable sens des mots, recréant ainsi une apparence ◀d’▶ordre. C’est ◀le▶ parti qui fournit également et qui impose ◀les▶ nouveaux symboles, c’est-à-dire ◀le▶ langage plastique des gestes, des insignes, des uniformes. Cette nécessité sociologique du rituel paraît avoir échappé jusqu’ici à ◀l’▶attention des démocraties. Et c’est ici que ◀le▶ renouveau liturgique vient s’intégrer dans ◀le▶ jeu des forces ◀de▶ ◀l’▶époque : il représente en effet ◀la▶ seule tentative sérieuse, parmi nous, pour surmonter ◀l’▶anarchie sémantique que je viens de définir comme étant à la fois signe et cause ◀de▶ ◀la▶ dissolution communautaire dont nous souffrons.
Liturgie et sémantique
Liturgie signifie acte public (a public work). C’est donc par définition une réalité communautaire. De plus c’est une réalité créatrice ◀de▶ ◀la▶ vraie communauté, et ceci pour deux raisons principales : 1. ◀la▶ liturgie est agie par ◀le▶ peuple, elle appelle sa participation, son adhésion manifeste, intérieure et physique, elle illustre ainsi son existence et fournit ◀le▶ type pur ◀d’▶un ordre public librement accepté : ◀la▶ situation ◀de▶ ◀l’▶homme qui communie devrait être considérée comme ◀le▶ vrai fondement ◀de▶ toute sociologie chrétienne ; 2. ◀la▶ liturgie est un langage en phrases et gestes coordonnés ; elle garantit ainsi et définit ◀le▶ sens commun des mots et leur autorité.
C’est sur ce second point que je voudrais insister. On pourrait penserah que ◀la▶ théologie et ◀la▶ philosophie jouent plus exactement que ◀la▶ liturgie ◀le▶ rôle ◀d’▶activités définissantes du vocabulaire. Mais il faut observer que des termes tels que grâce ou liberté sont définis par ◀les▶ théologiens et ◀les▶ philosophes ◀d’▶une manière analytique, abstraction faite (dans une certaine mesure méthodiquement inévitable) ◀de▶ leur contexte vécu. Au contraire, il me semble que ◀la▶ liturgie définit ces mêmes termes ◀d’▶une manière synthétique, dans ◀le▶ corps même ◀de▶ ◀la▶ communauté, par ◀le▶ contexte entier du service, et en liaison immédiate avec des gestes et attitudes physiques, donc par inclusion, par un enrichissement du sens au profit ◀de▶ son efficacité. En simplifiant pour ◀la▶ symétrie, on pourrait dire que ◀la▶ théologie provoque ◀la▶ réflexion à propos de certains termes, tandis que ◀la▶ liturgie en fait des réflexes ◀de▶ ◀l’▶être entier.
Prenons une autre comparaison : on sent toute ◀la▶ différence qu’il y a entre ◀le▶ mot attention analysé par un psychologue, et ◀le▶ mot Attention !ai prononcé par ◀le▶ chef ◀d’▶une troupe4, ou encore par un prêtre orthodoxe dans ◀la▶ Divine Liturgy (« Let us attend ! »). Ainsi du verbe croire dans nos conversations, et du verbe I believe au début du Credo. Et de même peut-on penser que ◀les▶ mots paix ou liberté, que tous nos partis, doctrines et sectes révolutionnaires tirent ◀de▶ leur côté et précisent abusivement dans une seule direction, finissant par ◀les▶ rendre contradictoires, ne retrouvent que dans ◀la▶ liturgie leur pleine densité, leur sens total, immédiat et concret. (◀La▶ paix ◀de▶ Dieu qui surpasse toute connaissance, allez en paix, deliver us from evil, délivrance toujours liée à pardon, à glorification, etc.aj)
En dernière analyse, ◀le▶ sens ◀le▶ plus plein ◀de▶ termes devenus par ailleurs si difficiles à définir comme autorité, grâce, libération, esprit, paix, justice, vérité, société, bien et mal, nous est donné dans notre civilisation occidentale par ◀la▶ Bible. Et ◀la▶ liturgie fait vivre ces mots dans leur contexte biblique, ◀les▶ ramenant ainsi sans cesse à leur étymologie spirituelle. Car ◀la▶ liturgie est composée principalement ◀de▶ citations des psaumes, des évangiles et des épîtres5 ak.
Bien entendu, ce qui est vrai ◀de▶ tant de mots isolés ◀l’▶est aussi ◀d’▶un grand nombre ◀d’▶expressions composées, ◀de▶ proverbes et dictons populaires, issus ◀de▶ ◀la▶ Bible, transmis par des liturgies, et qui forment une partie importante ◀de▶ nos littératures. Ôtez ◀la▶ Bible et supprimez ◀les▶ liturgies nationales : vous rendrez incompréhensibles non seulement ◀la▶ littérature du Moyen Âge, mais ◀d’▶innombrables allusions, tournures ◀de▶ phrases, citations sans guillemets, procédés poétiques, qualifications sémantiques, structures ◀de▶ raisonnement exclamations, etc., dans des œuvres aussi diverses que ◀le▶ Faust de Goethe, ◀les▶ Fleurs du mal ◀de▶ Baudelaire, ◀le▶ Zarathustra de Nietzsche, ◀les▶ Four Quartets d’Eliot et ◀les▶ romans ◀de▶ Gide. Il y aurait un gros livre à écrire sur cette question : dans quelle mesure ◀le▶ peu de sens commun que conservent nos vocabulaires provient-il ◀de▶ souvenirs bibliques et liturgiques ?al
Liturgie et œcuménisme
J’admets qu’on puisse discuter longuement ◀d’▶un point de vue strictement sociologique et culturel ◀l’▶importance pratique ◀d’▶une vaste restauration liturgique dans ◀le▶ monde ◀d’▶aujourd’hui, où ◀les▶ Églises sont minoriséesam. Mais ce qui me paraît hors de doute, c’est ◀l’▶importance pratique ◀d’▶une telle restauration pour ◀le▶ rapprochement des différentes confessions.
J’ai participé avant et après ◀la▶ guerre, en Europe, à ◀de▶ nombreuses rencontres ◀d’▶intellectuels organisées aux fins de confronter ◀les▶ positions théologiques ou politiques des trois grandes confessions chrétiennes, et ◀de▶ trouver un terrain ◀d’▶entente. Mais ◀de▶ ces discussions chacun sortait avec un sentiment accru ◀de▶ sa propre cohérence, ce qui me paraît contraire au but visé. Et en effet, dans ce plan-là, ◀l’▶union n’aurait puan s’opérer que sous ◀la▶ forme ◀d’▶un compromisao, ou par ◀l’▶abdication ◀d’▶une des doctrines en présence, l’un et l’autre rendus improbables, voire exclus, par ◀le▶ regain ◀de▶ cohérence éprouvéap. Il en va bien différemment lorsqu’un chrétien assiste ou participe à ◀la▶ liturgie ◀d’▶une autre confession. Alors qu’une discussion, même fraternelle, met en jeu, exerce et excite ◀les▶ facultés ◀de▶ distinction et ◀d’▶exclusion, ici, devant ◀la▶ réalité vécue ◀d’▶une autre expérience religieuse, c’est ◀l’▶esprit ◀de▶ compréhension et ◀de▶ communion qui se voit requis le premier. Il arrive que ◀la▶ réaction soit négative, et que ◀le▶ visiteur se sente repoussé, estranged, par ce qui se passe levant lui et autour de lui. Mais ◀le▶ sentiment ◀de▶ respect qui donne sa raison ◀d’▶être à ◀la▶ cérémonie, ◀le▶ fait que tous sont tournés vers ◀la▶ ◀croix▶ ◀de▶ ◀l’▶autel, ◀l’▶attente des actes successifs, tout engage ◀l’▶attention dans un courant ◀de▶ participation, suspendaq ◀le▶ jugement, et dispose à une sorte ◀d’▶accueil que ◀l’▶intellect s’interdirait trop aisément. ◀L’▶homme qui discute se voit réduit à ◀la▶ nécessité mineure mais immédiate ◀d’▶avoir raison : il renvoie ◀la▶ balle, il ne veut pas être touché ; tandis que celui qui assiste à un culte est pris dans une situation existentielle, où il se sent mis en question ◀d’▶une manière plus fondamentale. Même s’il est en état ◀de▶ refus intérieur, ◀la▶ suspension imposée à ◀l’▶expression ◀de▶ ce refus permet un acte ◀de▶ compréhension plus profond et concret. C’est pourquoi ◀les▶ orthodoxes et certains anglicans n’ont pas tort ◀de▶ répondre à ceux qui leur posent des questions sur ◀la▶ doctrine ◀de▶ leur Église : lisez nos liturgies, ou plutôt prenez partar à nos services.
Mais ceci nous conduit à un point plus précis. ◀L’▶anglican qui assiste au service luthérien, ou ◀le▶ luthérien qui assiste ◀la▶ messe romaine, s’aperçoit que ◀la▶ structure liturgique et la plupart ◀les▶ paroles prononcées lui sont intimement connues. Et parce qu’il est familier avec ce langage, il lui est plus facile ◀de▶ distinguer ce qu’il y a ◀de▶ vraiment spécifique dans ◀l’▶esprit et ◀le▶ style ◀de▶ ◀l’▶Église qu’il visite. Au contraire, ◀le▶ fidèle ◀d’▶une Église non liturgique assistant à une cérémonie orthodoxe, romaine, anglicane ou luthérienne, sera tenté ◀d’▶attacher une importance excessive aux vêtements, à ◀la▶ musique, au ton, c’est-à-dire au décor. S’il s’y arrête, c’est lui qui à ce moment-là sera ◀la▶ victime du « matérialisme », du « sensualisme » et des formes « théâtrales » dont il fera reproche aux liturgistes. ◀La▶ mise en scène lui cachera ◀le▶ vrai drame, dont ◀l’▶esprit seul importe à ceux qui s’y engagent. Et il sera tenté ◀de▶ rejeter tout espoir ◀de▶ fraternité avec une Église qu’il n’aura jugée en fait que sur des apparences, d’ailleurs surestimées, mal vuesas. ◀L’▶obstacle à ◀l’▶union, ou tout au moins à ◀la▶ compréhension, viendra dans ce cas ◀de▶ ◀l’▶absence ◀d’▶un langage commun, ◀de▶ ce langage précisément que ◀la▶ liturgie offre aux autres Églises.
Nous voyons maintenant ◀le▶ lien réel, et pas du tout accidentel, qui unit ◀le▶ souci œcuménique et ◀le▶ renouveau liturgique, en particulier chez ◀les▶ protestants ◀de▶ tradition calviniste. L’un entraîne l’autre, ◀le▶ requiert et ◀le▶ favorise. ◀Les▶ jeunes pasteurs français et suisses dont je parlais plus haut sentent très bien qu’en rétablissant un cadre liturgique dans leurs cultes, ils redécouvrent ◀les▶ grands lieux communs ◀de▶ ◀la▶ chrétienté primitive, et ménagent en même temps (sans rien céder sur ◀la▶ doctrine) des voies ◀d’▶approche beaucoup plus justes et concrètes vers ◀les▶ quatre autres confessions6. Est-il permis ◀d’▶espérer d’autre part qu’en insistant pour que ◀la▶ messe soit dite en langue vivante (comme elle ◀l’▶était à ◀l’▶origine) ◀les▶ jeunes prêtres romains songent également à faciliter une compréhension réciproque, et réduire certains obstacles extérieurs et non nécessaires qui ont créé tant de malentendus, tant de polémiques évitables ? Quand ◀les▶ calvinistes auront une liturgie complète et quand ◀la▶ messe romaine sera dite en français, je ne dis pas que ◀l’▶union sera faite, mais je dis que ◀le▶ peuple des Églises verra mieux que ce n’est pas ◀l’▶usage des cierges ou quelques vêtements brodés qui séparent ◀les▶ deux confessions ; il verra mieux ◀l’▶identité réelleat entre ◀les▶ paroles prononcées dans ◀les▶ diverses Églises ; il sera mis en mesureau ◀d’▶évaluer beaucoup plus justement ce qui nous unit et ce qui est encore irréductible. Ce ne sera sans doute qu’un premier pas vers ◀la▶ fédération souhaitée. Et s’il est bien certain qu’il ne sera pas suffisant, sa nécessité ne m’en paraît pas moins claire.
Pour un culte moderne
Je ne voudrais pas conclure ces remarques en laissant ◀le▶ lecteur sur ◀l’▶impression que je me fais ◀l’▶avocat ◀d’▶un « retour » à quoi que ce soit. Constater que ◀la▶ liturgie répond à ◀l’▶exigence communautaire ◀de▶ notre temps, et pourrait nous permettre ◀de▶ rétablir (entre chrétiens d’abord) un langage commun, ce n’est pas en appeler au passé, mais au contraire à une création. ◀L’▶erreur ◀de▶ beaucoup de protestants, une fois que ◀la▶ génération ◀de▶ Luther et ◀de▶ Calvin eût disparu, et surtout à ◀l’▶époque des puritains, fut justement ◀de▶ s’imaginer qu’ils retrouveraient ◀la▶ « pureté et ◀la▶ simplicité du culte primitif » en supprimant ◀la▶ liturgie : or ◀l’▶Église primitive était liturgique, nous ◀le▶ savons aujourd’hui. Tous ◀les▶ retours au passé que nous tentons comportent des erreurs ◀de▶ ce genre, et dans cette mesure mêmeav restent imaginaires. Ce n’est donc point parce que ◀les▶ tout premiers chrétiens avaient une liturgie que nous devons en avoir une, mais c’est en vertu des nécessités ◀d’▶aujourd’hui, et en vue de ◀l’▶avenir. Et nous ne répondrons pas à ces nécessités en restaurant des rituels archaïques, souvent fort beaux, mais qui probablement n’ont pas dû mourir sans raison. N’oublions pas que ◀le▶ gothique était moderne au Moyen Âge. Il nous faut un culte moderne. Il nous faut un culte vivant. Et après tant de « vénérables » textes, une liturgie jeune.
Or ◀le▶ fait est que ◀l’▶évolution liturgique semble presque arrêtée depuis des siècles. ◀La▶ messe romaine a été subitement fixée après ◀le▶ concile ◀de▶ Trente, sur un type unique, et n’a plus varié. ◀La▶ grande vitalité, ◀la▶ diversité, ◀la▶ profusion des rites qui caractérisaient ◀le▶ Moyen Âge, se sont prolongées quelque temps dans ◀les▶ Églises issues ◀de▶ ◀la▶ Réformation, puis là aussi se sont bientôt figées, ou n’ont plus varié que dans ◀le▶ sens ◀d’▶un appauvrissement continuel.
Mais c’est peut-être ◀l’▶excès même ◀de▶ cet appauvrissement, parallèle à ◀la▶ dissolution des réalités communautaires, qui donne naissance au renouveau que je signalais en débutant. Et ce sont peut-être ◀les▶ Églises ◀les▶ plus appauvries, ◀les▶ plus nues, qui vont indiquer ◀la▶ voie ◀d’▶une nouvelle vie liturgique. Deux raisons principales m’incitent à ◀le▶ croire. Ces Églises, du fait même ◀de▶ ◀la▶ pauvreté ◀de▶ leur culte, se voient plus libres que ◀les▶ autres ◀d’▶inventer, c’est-à-dire ◀de▶ répondre ◀d’▶une manière directe et neuve à ◀la▶ question vitale ◀d’▶aujourd’hui. Et il se trouve que ces Églises, par ailleurs, viennent ◀d’▶opérer un redressement théologique impressionnant, sans parallèle dans ◀les▶ autres confessions7. Elles me paraissent donc en mesure ◀d’▶éviter ◀le▶ double péril ◀de▶ ◀la▶ timidité traditionaliste et ◀de▶ ◀la▶ fantaisie irresponsable dans ◀l’▶innovation.
◀Le▶ vrai problème du siècle est celui ◀de▶ ◀la▶ communauté. Il est lié à celui ◀d’▶un langage commun. ◀La▶ liturgie peut contribuer à recréer et garantir un tel langage. Mais à deux conditions également décisives : elle doit rester biblique dans sa source, et elle doit trouver une forme contemporaine. C’est donc dans un effort ◀de▶ création, au-delà ◀de▶ nos richesses et ◀de▶ nos pauvretés, dans une remise en mouvement générale, que nos divisions actuelles pourront se transformer en diversités convergentes.