13. La fin du pessimismebu
Le fameux sens de▶ l’histoire, argument numéro 1 ◀de▶ la séduction progressiste, paraissait avoir mis une fois pour toutes le cap sur 1984 et sa fourmilière ; voilà qu’il se détourne horrifié et vire ◀de▶ bord, aux accents ◀de▶ la Marseillaise, en direction ◀de▶ 1848.
Cinquante ans ◀d’▶analyses pessimistes ◀de▶ notre société et ◀de▶ son destin ont culminé dans l’utopie ◀de▶ George Orwell 1984.
Il y eut d’abord ce titre subversif à l’aube du siècle : Les Illusions du progrès, ◀de▶ Georges Sorel. Puis on se mit à citer Bergson, réclamant un supplément ◀d’▶âme pour ce corps subitement agrandi, le monde technique. Deux guerres mondiales, ruinant le prestige ◀de▶ l’Europe et sa puissance, trois révolutions portant au pouvoir des tyrannies totalitaires qui revendiquaient les corps non moins que les âmes, mettons que ce fut assez pour justifier le scepticisme amer ◀de▶ nos élites à l’égard de l’idée ◀de▶ progrès. Croire « encore » au progrès disqualifiait son homme, et l’idée s’empressa ◀d’▶émigrer aux États-Unis et en URSS.
Les penseurs ◀de▶ l’Europe, à peu près unanimes, entrèrent en dissidence et se mirent à dénoncer sur tous les tons le monde moderne. Pieusement ou rageusement, objectivement ou cyniquement, au nom de la réaction ou ◀de▶ la révolution, ils ne nous parlaient plus que ◀d’▶une Crise ◀de▶ l’Esprit, ◀d’▶une Décadence ◀de▶ l’Occident, ◀d’▶une Trahison des Clercs, ◀d’▶un Monde sans âme, ◀de▶ la France contre les robots, ◀de▶ la machine contre l’homme, ◀de▶ l’homme contre l’humain, ◀de▶ la fin des illusions, ◀de▶ la fin ◀de▶ tout. L’Anti-moderne de Maritain et les Temps modernes ◀de▶ Chaplin, la métaphysique pure et les clichés primaires, les dénonciations impuissantes et les justifications ignobles des dictatures totalitaires, tout annonçait une catastrophe humaine sans précédent, un asservissement sans recours ◀de▶ l’homme aux puissances anonymes, la machine, la police et l’État. Orwell n’eut qu’à pousser un peu plus loin. Il n’eut qu’à mettre au point l’exemple soviétique, à l’étendre à l’Europe de l’Ouest, à supprimer le facteur ◀de▶ résistance humaine, à désespérer ◀d’▶une manière exemplaire — convainquant les lecteurs qu’il voulait révolter. Le masochisme européen avait trouvé son expression suprême. Et Kafka n’était plus que le Jean-Baptiste ◀d’▶une sorte ◀d’▶Évangile à rebours, « mauvaise nouvelle » ◀d’▶une démission fatale.
Les émeutes ◀de▶ Poznań, la résistance ◀de▶ Varsovie et la révolution ◀de▶ Budapest ont renversé le cours ◀de▶ cette immense dérive et restauré ◀d’▶un coup l’espoir.
La nature humaine, niée par Sartre, triomphait dans une génération qui n’avait appris que le mensonge. Ses pouvoirs ◀de▶ résistance à Big Brother, niés par Orwell, ont éclaté dans les rues ◀de▶ Budapest. Sa faculté ◀de▶ revendiquer et ◀d’▶imposer un sens positif à la vie, niée par Kafka, s’est attestée dans le soulèvement des écrivains unis aux paysans, des ouvriers unis aux étudiants.
L’intelligentsia ◀de▶ l’Ouest voyait venir Quatre-vingt-quatre. Et soudain, celle ◀de▶ l’Est lui répond Quarante-huit. C’est quatre-vingt-quatre inversé.
Jamais chiffres ne furent plus chargés ◀de▶ symboles. Essayons ◀de▶ les interpréter.
Tout ce qui compte en Europe, depuis un demi-siècle, dans les lettres, les arts et la philosophie, sait qu’il faut être subversif ou pessimiste, ou les deux à la fois, sous peine de ne plus compter. Inutile ◀de▶ citer des noms : ce seraient ceux, justement, que tout le monde connaît, la liste complète des meilleurs. On pourrait m’objecter Valéry, hédoniste épris ◀de▶ la règle et persuadé ◀de▶ la valeur des conventions ; mais n’est-ce pas lui qui ouvrit, en 1919, le grand courant du pessimisme européen, par cette lettre fameuse qui nous rappelle d’abord que notre civilisation est mortelle comme les autres et prédit à la fin que nous allons vers la « parfaite et définitive fourmilière » ? On pourrait m’objecter Claudel, optimiste ◀de▶ style baroque et fonctionnaire du premier rang ; mais sa phrase est plus subversive que tout ce qui passe pour tel dans les cafés, et sa foi prend l’allure ◀d’▶un défi. On pourrait m’objecter Saint-John Perse, mais justement il a choisi l’exil en soi. Tous les autres sont contre le siècle, ◀d’▶une manière encore plus évidente, soit qu’ils attaquent avec acharnement la morale dite bourgeoise ou les règles des arts, soit qu’ils opposent à l’anarchie flagrante des esprits quelque orthodoxie restaurée, justifiant elle aussi, fût-ce par son seul échec, la dissidence ◀de▶ la pensée dans le monde moderne.
À partir de 1919, les influences dominantes sur nos élites créatrices sont celles ◀de▶ Nietzsche, ◀de▶ Rimbaud, ◀de▶ Kierkegaard et ◀de▶ Dostoïevski. Il est remarquable que ce siècle n’ait retenu du précédent que les génies antisociaux, les héros du refus individuel, les révoltés contre le monde moderne, ceux qui remettent en question ses lieux communs : le Progrès, la Démocratie, l’État social, la Morale athéiste.
Tout ce qui compte en Europe est donc antibourgeois, j’entends bien dans le domaine ◀de▶ l’éthique et ◀de▶ l’esprit. Mais rien ne compte en fait que par la bourgeoisie. C’est elle seule, par ses franges cultivées et conscientes, qui a fait le succès posthume des grands génies maudits, ignorés ou refoulés par ses ancêtres. Et c’est elle aujourd’hui qui est prise ◀d’▶angoisse devant ce qu’ils dénonçaient en vain. C’est elle qui croit aux catastrophes prochaines qu’ils prophétisaient dans le désert, elle qui perd sa foi dans le progrès. C’est elle enfin qui cède au vertige ◀de▶ l’histoire, s’imagine que son heure est passée, que le Prolétariat doit la déposséder, comme elle avait elle-même dépossédé les nobles, qu’il ne peut imposer qu’un régime soviétique, et qu’Orwell a dit vrai malgré lui.
Curieux pouvoir des pessimistes ◀de▶ l’autre siècle sur les héritiers ◀de▶ leurs ennemis !
La bourgeoisie du xixe fut optimiste en dépit des souffrances affreuses des prolétaires industriels, dont le travail l’enrichissait. Aujourd’hui, l’ouvrier ◀d’▶usine bénéficie des soins jaloux ◀de▶ l’État. Encore un peu, et la technique elle-même l’aura délivré ◀de▶ la chaîne. Mais c’est le bourgeois qui en vient alors à craindre le règne inexorable des machines, et qui conçoit, avec cent ans ◀de▶ retard, un pessimisme fataliste et résigné. Dans ce décalage séculaire entre la conscience et le réel, naît l’idée ◀d’▶une pensée impuissante, ◀d’▶une réalité terrifiante et ◀d’▶un sens fatal ◀de▶ l’Histoire, dont Big Brother sera l’aboutissement.
J’ai tu jusqu’ici deux grands noms, qui dominent pourtant ce tableau.
L’influence ◀de▶ Marx et ◀de▶ Freud sur les classes dirigeantes ◀de▶ l’Occident dépasse ◀de▶ loin la conscience qu’elles en ont, la connaissance qu’elles ont pu prendre du Capital ou ◀de▶ la Science des rêves, et les jugements qu’elles avoueraient à leur sujet.
Marx et Freud ont beaucoup en commun, et, par-dessus tout, leur succès parmi ceux qu’ils ont « démasqués » avec un zèle amer et quelque peu sadique. Ce succès n’est pas dû à la lecture ◀de▶ leurs œuvres ardues et complexes, mais à l’intention polémique qui dirigea leur entreprise, et qui imposa leur angle ◀de▶ vision même à ceux qui refusaient leurs thèses ou contestaient leurs arguments. Il s’agit, au plein sens des termes, ◀d’▶un succès ◀de▶ scandale, ◀d’▶un choc profanateur, ◀d’▶un renversement des tabous.
La bourgeoisie du xixe frappait ◀d’▶interdit deux sujets dans les conversations ◀de▶ la table ◀de▶ famille ou des salons, et c’étaient le sexe et l’argent. Tout devait avoir l’air ◀de▶ se passer dans le monde comme si ces choses n’existaient pas. Les grands industriels se croyaient « philanthropes » ; les enfants naissaient dans les choux, et le langage ◀d’▶un homme tel que Victor Hugo (sauf dans ses petits carnets intimes) restait prude. Subitement Marx attaque ◀de▶ sa voix grasseyante : parlons ◀d’▶argent, c’est le secret du drame social. Mais Freud un peu plus tard : parlons du sexe, c’est le secret du drame individuel. Et voilà le choc ◀de▶ la reconnaissance, l’illumination fulgurante, l’illusion que le facteur oublié, refoulé et nié en dépit du bon sens, dès l’instant qu’on le produit au grand jour, explique tout.
Il faudra plusieurs décennies pour qu’on en vienne à relativiser, en les expliquant l’une par l’autre, ces deux révélations « uniques » qui semblaient au début exclusives et totales. Appliquer l’analyse marxiste au milieu social ◀de▶ Freud, la psychanalyse au cas individuel ◀de▶ Marx, les critères freudiens et marxistes à la Bourgeoisie même et au Prolétariat (cette figure ◀de▶ terreur longtemps refoulée dans l’inconscient ◀de▶ la Société) — tout cela met en lumière l’intention polémique qui animait ces systèmes et fit leur grand succès, mais qui limite aussi leur valeur scientifique.
Peu de systèmes, sans doute, méritèrent à ce point qu’on dise ◀d’▶eux qu’ils ont « fait leur temps », au double sens ◀de▶ l’expression. Que Freud soit dépassé dans son propre domaine, et surtout débordé par le retour en force ◀de▶ réalités religieuses qu’il tenait pour autant ◀d’▶illusions ; que Marx se soit trompé dans toutes ses prévisions (sauf dans celle sur l’avenir du despotisme russe !) voilà qui n’empêche pas que ces deux grands génies aient puissamment modelé le xxe siècle et modifié notre approche du réel. Cependant les déterminismes qu’ils croyaient avoir « découverts », quand c’était bien plutôt leur influence qui allait les instaurer dans nos esprits, se voient aujourd’hui démentis. L’élargissement ◀de▶ la conscience humaine aux dimensions ◀de▶ la planète fait apparaître la psyché du monde bourgeois (seule étudiée par Freud autour de 1900) comme un cas limité dans l’espace et le temps. D’autre part, l’ascension ◀d’▶un Staline, son long règne et sa chute posthume, les grandes explosions libertaires du « Printemps » polonais et ◀de▶ l’Octobre hongrois, enfin l’essor libérateur ◀de▶ la technique dans les régimes capitalistes avancés, tout échappe à la prévision ◀de▶ la fameuse dialectique marxiste. Toujours prônée par ses disciples comme la démarche scientifique par excellence, cette dialectique, devenue sans prises sur les faits, en est réduite à restaurer des dogmes à coups ◀de▶ mensonges. Si les ouvriers ◀de▶ Czepel ne sont pas des « fascistes importés », la dialectique n’est plus qu’une « mystification » comme eût dit Marx lui-même, et le « mouvement ◀de▶ l’histoire » un mauvais alibi pour nos démissions personnelles. Le droit ◀d’▶opposition redevient créateur. Et la question n’est plus ◀de▶ supputer le « sens inévitable » ◀de▶ l’Histoire, mais ◀de▶ la faire.
L’utopie masochiste ◀d’▶Orwell prolongeait le cauchemar stalinien, l’épurait, si j’ose dire, le rationalisait, et le poussait à ses extrêmes conséquences. Tout portait l’intelligentsia à confondre ce rêve ◀d’▶angoisse avec notre avenir historique, à tenir cette logique démente pour l’annonce ◀d’▶une fatalité.
A-t-il vraiment suffi ◀d’▶un « dégel » temporaire, ◀d’▶une révolution écrasée, ◀d’▶une révolte larvée ◀de▶ la jeunesse russe elle-même, pour briser le cours ◀de▶ cette fatalité et pour renverser nos destins ? Le traumatisme provoqué par la brève tragédie hongroise et ressenti profondément dans toute l’Europe, mais aussi en Asie, et plus qu’on ne pense en URSS, n’aurait-il pas créé l’illusion romantique ◀d’▶un renouveau ◀de▶ la liberté, ◀d’▶un faux réveil rêvé pendant un long cauchemar qui serait, en fin de compte, la vraie réalité ?
On pourrait s’inquiéter si d’autres séries ◀de▶ faits, indépendants d’ailleurs des récents événements ◀de▶ l’Est, ne venaient corroborer un optimisme neuf. Budapest a gagné sa partie — moralement. Admettons que cela n’est pas tout. Mais qu’en est-il ◀de▶ l’Occident ?
Trois représentations vagues, mais obsédantes assombrissaient l’avenir tel que l’imaginaient la plupart des penseurs occidentaux, jusqu’à ces toutes dernières années. Un certain déterminisme économique semblait nous conduire sans merci vers le triomphe du plan total, ordonnant toute la vie au service ◀de▶ l’État. Un certain déterminisme historique faisait prévoir la « décadence ◀de▶ l’Occident » et considérait comme fatal l’écrasement ◀de▶ l’Europe entre les blocs. Un certain déterminisme technologique, enfin, annonçait le règne des robots.
Mais l’examen des réalités en marche, loin de confirmer ces pronostics paralysants, dissipe les illusions tenaces qu’ils prolongeaient et révèle une tendance générale au réveil des valeurs ◀de▶ liberté.
Première illusion fataliste : « L’URSS est l’avenir ». L’URSS était le paradis ◀de▶ la classe ouvrière, les USA le dernier bastion du capitalisme exploiteur, promis aux crises cycliques et à la paupérisation croissante des travailleurs. L’URSS était donc l’avenir, tandis que les USA se voyaient condamnés par le « mouvement ◀de▶ l’histoire ». Telle était la religion des « progressistes ». Voyons les faits.
Nul n’ignore que l’ouvrier américain est le plus riche du monde, l’ouvrier soviétique l’un des plus pauvres. Cet argument concret n’inquiète pas les marxistes, mais les jette dans des crises aiguës ◀de▶ dialectique. Ils le jugent grossièrement matérialiste, et au surplus ◀de▶ mauvaise foi. Plus finement, Bertrand de Jouvenel, comparant les économies des États-Unis et ◀de▶ l’URSS, a montré que l’entreprise communiste n’apporte rien qui la distingue essentiellement ◀de▶ l’entreprise capitaliste dans son développement historique, mais qu’après quarante ans elle a rejoint le stade du capitalisme exploiteur, largement dépassé par les États-Unis. Marx distinguait deux phases dans le développement industriel : l’une marquée par « l’accumulation du capital » et « l’exploitation du travailleur », avait pour agent historique le capitalisme ; l’autre définie par la remise au travailleur des fruits ◀de▶ son travail, serait l’œuvre du communisme. Or l’examen des chiffres et des faits conduit à la conclusion suivante : « C’est l’économie capitaliste des États-Unis qui a passé à la seconde phase, et c’est l’économie communiste l’URSS qui se trouve dans la première. »
« Il n’empêche que l’URSS est l’avenir ! », répéteront nos maniaques ◀de▶ l’Histoire. Drôle ◀d’▶avenir, qui s’essouffle à rejoindre un « passé » rituellement dénoncé par les toasts officiels. Si l’on néglige les étiquettes mystifiantes et qu’au lieu de lire les prospectus publicitaires vantant les bienfaits ◀de▶ la cure, on se contente ◀d’▶en vérifier les résultats, on voit que le progrès est à l’Ouest, le servage et la loi ◀d’▶airain à l’Est, et qu’une classe ouvrière mieux informée qu’endoctrinée, si elle a à choisir ◀d’▶émigrer, choisirait en masse l’Amérique. Comme l’ont fait la plupart des ouvriers hongrois réfugiés en Autriche et libres ◀de▶ parler.
Il n’en reste pas moins frappant ◀de▶ constater que l’avenir, aux yeux de ces Hongrois, s’il n’est pas l’URSS n’est pas non plus l’Europe… On devine, pour quelles raisons. Mais que valent-elles ?
Deuxième illusion fataliste : « L’Europe est condamnée ». L’Europe détrônée par deux guerres et ruinée par sa division en vingt-cinq États « souverains » — incapables d’ailleurs ◀de▶ prouver qu’ils le sont — se voyait promise par l’Histoire à des partages ignominieux : l’Est aux Russes, l’Ouest à l’Amérique, et le Centre neutralisé. Sa décadence paraissait donc irréversible.
Le mouvement vers l’union fédérale, déclenché au lendemain ◀de▶ la guerre par les congrès ◀de▶ Montreux et ◀de▶ La Haye, a produit le Conseil de l’Europe, CECA, le Marché commun et Euratom. Il serait plus qu’étrange qu’on puisse l’arrêter là. L’Assemblée constituante est sa prochaine étape. Un Pouvoir fédéral devrait en résulter, car tout l’appelle et sa nécessité est inscrite dans les faits, si elle ne l’est pas encore dans l’esprit des nationalistes attardés.
Aucun ◀de▶ nos États ne peut se défendre seul. Aucun ne peut faire la guerre sans lever la main pour demander la permission — qu’on lui refuse. Aucun ne peut garder seul ses colonies. Aucun ne peut vivre en autarcie économique, ni commercer comme il l’entend. Aucun donc n’est indépendant. Mais ils peuvent l’être tous ensemble, et ils commencent à le savoir. 330 millions ◀d’▶habitants à l’ouest du rideau ◀de▶ fer, plus 100 millions récupérés à l’Est, feraient un ensemble supérieur aux Soviétiques et aux Américains additionnés. Je ne parle que des chiffres, non ◀de▶ la qualité.
Alors les prophéties lugubres ◀d’▶un Spengler, ou les spéculations fascinantes ◀d’▶un Toynbee, inspirées par l’idée mythique ◀d’▶Évolution, — on monte, on culmine, on chancelle, on décline, et l’on meurt fatalement — se verront démenties par le nouvel essor ◀d’▶une Europe reprenant la tête du progrès. Et c’est une autre prophétie, qui deviendra vraie, celle ◀de▶ Proudhon, qui fut quarante-huitard : « Le xxe siècle ouvrira l’ère des fédérations, ou l’humanité recommencera un purgatoire ◀de▶ mille ans. » Au fait, nous en sommes là, ce n’est plus une hypothèse. L’Histoire dépend de nouveau ◀de▶ ce que nous en ferons, et non plus ◀d’▶une courbe mythique, ◀d’▶une Évolution bien tracée, ou ◀d’▶un processus dialectique, dont un Parti qu’on connaît trop tire les ficelles. Cessons ◀de▶ chercher le sens ◀de▶ l’Histoire, alibi du refus ◀de▶ notre vocation ; apprenons à le décider.
Troisième illusion fataliste : « Nous allons vers le règne des robots ». Les machines envahissent nos vies, nous allons devenir leurs esclaves. Elles asservissent déjà nos corps, dictent nos gestes et le rythme ◀de▶ nos journées. Encore un peu, et les cerveaux électroniques dicteront nos pensées par radio. Adieu Nature, flânerie, méditation sans but ! La monotonie mécanique va dominer nos existences disciplinées. C’en sera fait ◀de▶ la liberté, et du droit ◀d’▶hésiter, ◀d’▶errer… Les savants, apprentis sorciers, ont déchaîné dans le monde des forces inconnues. Il fait trop chaud, il fait trop froid pour la saison, les accidents bizarres et les fous se multiplient, les avions tombent, croyez-moi, c’est la Bombe. Elle va détruire les neuf dixièmes du genre humain. Un jour elle fera sauter la terre.
J’entends cela tous les jours. Qui ne l’a pas dit ? Curieusement, tout est faux dans ce langage ; tout n’est que manière ◀de▶ parler abusivement prise à la lettre, et donc fautive.
Les machines envahissent nos vies ? Si seulement ! Car elles sont très chères. Mais jamais une Talbot n’est entrée dans ma cour, spontanément, dans l’intention ◀de▶ m’envahir. Et pas même une machine à laver. Que ◀de▶ mal, au contraire, dans ma campagne, pour obtenir le téléphone !
Vous me parlez ◀de▶ l’esclavage du téléphone ? Mais a-t-on jamais vu qu’un appareil, prenant l’initiative, appelle son abonné ? C’est toujours quelqu’un qui l’actionne. Comme vous ne savez pas qui, et que le bruit vous agace, vous vous décidez à répondre. Vous n’êtes donc pas l’esclave du téléphone, mais ◀de▶ votre seule curiosité.
Le règne des machines, à vous entendre, nous isolerait ◀de▶ la Nature ? Mais je vois au contraire que l’express et l’avion, le scooter et la petite voiture, jettent les foules citadines sur les plages, dans les neiges et dans les forêts. Qu’il y ait là quelque excès, j’en conviens, mais c’est la Nature, et non l’homme, qui aurait ici le droit ◀de▶ se plaindre.
Vous citez l’apprenti sorcier. Et qui ne l’a pas cité, quel journaliste ? En pensant à la Bombe, bien sûr. Mais la Bombe n’a jamais rien fait sans l’ordre exprès ◀d’▶un président, ◀d’▶un général. Ce n’est pas elle qui est dangereuse, c’est l’homme. Et les cerveaux électroniques (par métaphore) ne font rien qu’on ne leur ait prescrit. Qu’ils travaillent pour nous, c’est tant mieux. Mais si vous me dites qu’ils vont penser pour vous, c’est que vous l’aurez bien mérité. L’Apprenti sorcier ◀de▶ la légende déchaînait une force inconnue. Mais nos savants font tout le contraire : ils domestiquent des énergies décelées par leurs calculs. Ce qui se déchaîne, encore une fois, c’est l’homme.
En vérité, les seuls humains que je connaisse qui aient eu le droit ◀de▶ maudire la technique, ce ne sont pas les bourgeois ◀de▶ ce siècle, ni leurs penseurs, mais bien les ouvriers du xixe et les travailleurs à la chaîne dans les usines américaines. Car eux seuls ont subi physiquement, et peut-être encore plus moralement, la tyrannie des rythmes mécaniques. Eux seuls se sont vus transformés en « compléments vivants ◀d’▶un mécanisme mort », selon l’expression terrible et juste ◀de▶ Marx. Or il se trouve précisément que les robots viennent les délivrer ◀de▶ la chaîne.
Éloquemment entretenu par Bernanos, un malentendu sans pareil s’attache à ce mot synthétique. Qu’est-ce qu’un robot ? Ce n’est pas un homme automatique, comme des millions ◀de▶ personnes le croient encore sur la foi ◀de▶ quelques films et ◀de▶ la science-fiction. C’est encore moins un homme esclave ◀de▶ la machine. C’est une machine, ni plus ni moins, c’est un outil, que l’homme a conçu, justement, pour exécuter à sa place des travaux monotones, épuisants ou dangereux. On ne connaît rien au monde de plus inoffensif. En revanche, l’invention du couteau, pourtant si rarement dénoncée, a provoqué la destruction ◀de▶ plusieurs millions ◀de▶ vies humaines.
C’est ici qu’il convient ◀de▶ rappeler le décalage ◀de▶ la conscience dont j’ai parlé. Le mal dénoncé en son temps par Karl Marx et Proudhon, que l’on n’écoutait pas, tenait à la semi-automatisation ◀de▶ la production industrielle. Tout retour en arrière étant exclu, le remède devait être cherché dans l’automatisme total, libérant l’ouvrier non seulement ◀de▶ ses efforts sur la matière trop lourde ou dangereuse à manier, mais aussi ◀de▶ la monotonie et du rythme inhumain ◀de▶ travail qu’imposaient la machine et la chaîne. Le remède était donc le robot, dont l’application générale prit récemment le nom anglais ◀d’▶automation. Il est curieux que la pensée occidentale, découvrant le péril avec cent ans ◀de▶ retard, ait porté sa colère contre le remède…
L’automatisation complète ◀de▶ l’usine, loin ◀d’▶augmenter le mal si longuement déploré par ceux qui ne le subissaient pas, peut dès maintenant délivrer l’ouvrier des servitudes mécaniques. Mais ses effets médiats seront plus étendus. Ils sont littéralement incalculables.
L’usine sans ouvriers, produisant jour et nuit sous la seule surveillance ◀d’▶un groupe ◀d’▶opérateurs, signifie simplement, partout où elle fonctionne, la suppression ◀de▶ la condition prolétarienne. Généralisée dans l’avenir, elle rendra superflu et sans objet le moment dialectique ◀de▶ la révolution donnant le pouvoir aux ouvriers ◀d’▶usine. C’est ainsi le développement plus poussé ◀de▶ la technique, non l’action du parti communiste, ni même ◀de▶ la classe ouvrière, qui sera l’agent du dépassement concret des conflits institués par la technique elle-même.
Comment prévoir et mesurer l’ampleur des transformations initiées par cette libération technologique ? C’est le problème des loisirs qui s’ouvre largement, et tous les problèmes qui en dépendent pour l’éducation des enfants, des adultes, et des techniciens. C’est le problème des moyens ◀de▶ culture, qui seront mis à contribution, sur une échelle brusquement agrandie. C’est, au-delà des questions immenses que je laisse aux économistes, et aux sociologues, tous alertés, au-delà des problèmes classiques ◀de▶ plein-emploi et ◀de▶ temps ◀de▶ travail, le problème ◀de▶ l’emploi du temps, qui se pose à l’homme. Le problème ◀de▶ la liberté. Le problème du sens ◀de▶ nos vies…
Je propose à nos philosophes du déclin ◀de▶ la bourgeoisie, du déclin ◀de▶ l’Occident, du déclin ◀de▶ la culture, et ◀de▶ la fatalité des tyrannies prochaines, ◀de▶ laisser pour un temps ces sujets affligeants, leur ayant accordé assez ◀de▶ complaisance, et ◀de▶ considérer la nouveauté ◀de▶ l’époque : bel exercice pour une pensée régulatrice, que ◀d’▶en maîtriser les vertiges ! Je propose la clôture ◀d’▶un demi-siècle ◀de▶ rumination pessimiste, longtemps justifiée, nous le savons, mais qui court désormais le danger ◀de▶ survivre aux dangers prévus. Je propose à l’intelligence un rôle nouveau : celui ◀de▶ créer la liberté en la cherchant, en acceptant ◀d’▶envisager ses risques et ◀de▶ les courir d’abord en imagination. Je propose une idée renouvelée du Progrès, au-delà ◀de▶ nos illusions, mais aussi ◀de▶ nos scepticismes. Ce n’est pas l’accroissement ◀de▶ nos biens, ni la solution ◀de▶ nos maux, car toute solution concevable serait la fin ◀de notre liberté. J’imagine au contraire le progrès véritable dans l’accroissement du risque humain…
Mais il y a trop à dire, et d’autres vont parler. Je n’étais pas venu pour conclure, mais pour ouvrir des portes.