Le▶ mur ◀de▶ Berlin vu par Esprit (février 1963)bg
On ne sait pas toujours qui sont ceux que ◀l’▶on lit dans ◀les▶ revues françaises, qui, très généralement, donnent ◀les▶ noms ◀d’▶auteurs, et c’est tout. (À ◀la▶ Cour, on ne rencontrait que des personnes qui avaient été « présentées », et que tout le monde était censé connaître. ◀Les▶ coutumes ◀de▶ Versailles ont laissé bien des traces dans ◀la▶ vie littéraire ◀de▶ Paris.) Pourquoi ne pas dire au lecteur qui sont ◀les▶ gens que ◀l’▶on publie ? Quelques lignes en fin ◀de▶ numéro, comme cela se fait dans ◀le▶ monde entier, sauf à Paris, à une ou deux exceptions près. Bref, Esprit du 1er décembre 1962 nous laisse tout ignorer ◀de▶ M. Paul Dehem, qui écrit longuement sur ◀le▶ mur ◀de▶ Berlin. ◀D’▶où vient ce très curieux esprit ? À ◀l’▶en croire, ◀le▶ mur ◀de▶ Berlin est ◀l’▶œuvre des Allemands de l’Ouest, qui ◀l’▶ont bâti pour abriter leur bonne conscience et pour effacer leurs péchés. Voici comment :
1°) En 1958, ◀l’▶éditeur hambourgeois Axel Springer lance un insigne représentant ◀la▶ porte ◀de▶ Brandebourg barrée ◀de▶ barbelés : « Il posait ◀le▶ mur comme existant, il ◀le▶ bâtissait déjà. » Cependant, « s’il en fut l’un des plus infatigables édificateurs, il ne fut pas seul : des milliers ◀d’▶Allemands (◀de▶ ◀l’▶Ouest) arborèrent son insigne… apportant eux aussi leur pierre à ◀l’▶œuvre nationale ».
◀L’▶Allemagne de l’Est, jusqu’ici, n’est donc pas pour une brique dans ce mur. Mais quels furent ◀les▶ motifs ◀de▶ ◀l’▶Ouest ? « On avait besoin ◀de▶ ne pas connaître l’autre Berlin, ◀de▶ ne pas confronter aux réalités ◀l’▶image commode qu’on s’en faisait ; on voulait pouvoir s’imaginer au-delà ◀de▶ ◀la▶ ligne ◀de▶ démarcation un monde tellement infernal que cela a posteriori effaçait ◀les▶ crimes du passé. »
C’est donc pour protéger ◀les▶ Allemands de l’Ouest contre ◀les▶ réalités tentantes ◀de▶ ◀l’▶Est qu’Axel Springer a créé son mur à coups ◀d’▶insignes. S’il est vrai que ce mur, aujourd’hui, « est gardé ◀d’▶un côté par des sentinelles est-allemandes armées et casquées, il ◀l’▶est avec non moins ◀de▶ vigilance par ◀la▶ bonne conscience ◀de▶ toute une société qui chérissait ce mur avant qu’il existât et qui lui voue à présent un culte confinant à ◀l’▶idolâtrie ». En effet, ◀le▶ mur « assure aux paladins ◀de▶ ◀l’▶antimarxisme un lieu ◀de▶ pèlerinage, un fertile terrain ◀d’▶action aux profiteurs ◀de▶ tout poil, et à ◀la▶ presse ◀la▶ source inépuisable ◀d’▶alléchantes manchettes ». Il fait oublier ◀les▶ crimes nazis, « Oradour et Auschwitz », que ◀l’▶auteur semble donc attribuer aux seuls Allemands de l’Ouest. Enfin, et c’est sans doute ◀l’▶argument ◀le▶ plus bouleversant si ◀l’▶on écrit pour ◀les▶ lecteurs ◀d’▶ Esprit , grâce au mur ◀l’▶Ouest a pu « bannir Brecht des scènes allemandes et empêcher une information objective sur ◀le▶ monde communiste. Grâce au mur, plus ◀de▶ triomphe ◀de▶ ◀la▶ pensée ou du théâtre révolutionnaire en Allemagne ». (Rien n’est plus faux : ◀la▶ République fédérale joue Brecht autant qu’on ◀le▶ joue à Paris, ce n’est pas peu dire.)
Donc, premier point du raisonnement : ce n’est pas ◀l’▶Est qui a fait ◀le▶ mur, c’est ◀l’▶Ouest — pour empêcher qu’on joue du Brecht.
2°) Si ◀l’▶Est a fait ◀le▶ mur, il avait bien raison. C’était pour lui « une nécessité vitale ». Car il fallait retenir toute une jeunesse impatientée par « une propagande officielle monotone et stupide », celle ◀d’▶Ulbricht, qui rend « malaisée ◀la▶ tâche ◀de▶ convaincre ». (Convaincre ◀de▶ quoi ? On ◀l’▶ignore.) « À ◀l’▶Est, ◀la▶ curiosité et ◀la▶ hardiesse étaient plus grandes, surtout parmi ◀les▶ jeunes… » Ainsi, victimes ◀de▶ leurs vertus marxistes, ces jeunes avaient pris ◀l’▶habitude ◀d’▶aller à Berlin-Ouest en trop grand nombre, « acculant à ◀la▶ misère ou à une révolte désespérée ceux qui n’avaient pas ◀les▶ moyens ◀de▶ partir…, ou trop ◀de▶ ce sens des responsabilités qui manquait aux fugitifs ». ◀L’▶auteur affirme d’ailleurs qu’« une large proportion » ◀de▶ ces hardis fugitifs retournaient à ◀l’▶Est, ayant pris conscience ◀d’▶« une profonde solidarité avec ◀le▶ régime qu’ils avaient fui ». (Mais si c’est vrai, où est ◀la▶ « nécessité vitale » du mur ?)
3°) ◀L’▶Est doit être indemnisé pour avoir construit ◀le▶ mur. En effet, ◀l’▶Ouest, en promettant ◀l’▶entretien aux fugitifs, « achetait des techniciens dont ◀la▶ formation ne lui avait rien coûté… alors que cette formation avait lourdement grevé ◀le▶ budget ◀d’▶un pays où ◀l’▶État assume pleinement son devoir ◀d’▶instruction publique ». ◀L’▶auteur en conclut qu’« il est évident que ◀l’▶Ouest doit à ◀la▶ RDA un dédommagement ». (Combien ◀l’▶URSS a-t-elle offert aux Anglais en remboursement ◀de▶ Pontecorvo ? Combien Hitler eut-il pu demander aux Américains en dédommagement ◀de▶ ◀la▶ formation ◀d’▶Einstein, qui ne leur avait rien coûté ?)
4°) « ◀Le▶ mur rend plus nécessaire que jamais une discussion avec ◀le▶ pays qui ◀l’▶a construit. » Ce dernier argument explique enfin ◀l’▶article et permettrait ◀d’▶en deviner ◀la▶ source, si ◀le▶ proverbe : is fecit cui prodest n’était trop souvent démenti par ◀la▶ sottise ◀de▶ ceux qui croient servir une cause.
Dans ◀Le▶ Figaro littéraire du 15 décembre 1962, Ernst von Salomon déclare : « Ils ont construit un mur à Berlin, ce mur n’est rien. Seul compte celui qui se trouve dans ◀le▶ cœur des Allemands de l’Ouest, qui abandonnent leurs frères. »
Cette fois-ci, on présente ◀l’▶auteur : il a écrit ◀Les▶ Réprouvés et ◀Le▶ Questionnaire, et il fut l’un des assassins ◀de▶ Rathenau, ◀le▶ grand Allemand d’après la Première Guerre. « ◀Les▶ Allemands, ajoute Salomon, n’ont pris des Prussiens que ◀les▶ défauts… ◀L’▶Allemagne sans ◀l’▶Est n’est pas ◀l’▶Allemagne. »
C’est en effet une Allemagne sans Prusse.
Et une partie ◀de▶ ◀la▶ Prusse ancienne est devenue polonaise, comme on sait.
Ainsi, MM. Dehem et von Salomon sont d’accord pour juger que ◀le▶ mur, en tant qu’il leur semble néfaste, est ◀le▶ fait des Allemands de l’Ouest.
◀Le▶ procédé n’est pas nouveau. Il consiste à poser en principe et ◀d’▶une manière systématique que toute erreur ou crime ◀de▶ ◀l’▶Est incrimine ◀l’▶Ouest, et lui seul. Mauvaise foi ou masochisme ? L’un porte l’autre. Dans l’un ou l’autre cas, cui bono ?
Mais j’allais oublier ◀le▶ plus beau. M. Dehem se plaint : « On m’a littéralement proscrit pour avoir écrit que ◀le▶ mur ne me faisait pas peur. » ◀De▶ quel côté du mur a-t-il écrit cela ? Qui ◀l’▶a « proscrit » ? On eût mieux fait ◀de▶ ◀l’▶obliger à sauter ◀le▶ mur pour prouver qu’il n’en a pas peur.