Les▶ mythes sommeillent… ils vont se réveiller [Entretien] (9-10 février 1963)y z
Quand Denis de Rougemont était en Amérique, il lui arriva un jour de décrocher son téléphone, et d’entendre à l’autre bout du fil une voix annoncer : “Ici Albert Einstein”. Il se souviendra toujours du choc. Un mythe avait pris corps… “J’ai lu votre bouquin sur ◀la▶ bombe atomique”, dit ◀le▶ père de la Relativité universelle. « Voulez-vous passer ◀la▶ soirée chez moi ? » Un feu pétillait dans ◀le▶ salon de Ferney, Denis de Rougemont me racontait ◀l’▶histoire, et à mon tour j’enregistrais une voix, un visage, une stature qui revendiquaient ◀la▶ légitime propriété du nom. Un œil clair, un menton lourd (◀les▶ photographies connues soulignent toujours ce regard vif, un peu ironique, au détriment de cette mâchoire carrée), ◀les▶ doigts coupés court. Voilà donc, parmi ◀les▶ innombrables chasseurs de mythes qui écrivent aujourd’hui des livres, un de ceux qui a fait, avec simplicité, ◀les▶ prises ◀les▶ plus sensationnelles.
Quelque chose m’inquiète, dis-je. ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident vous a valu de beaux triomphes. ◀Les▶ hypothèses que vous aviez lancées alors sur ◀les▶ cathares et sur ◀l’▶amour courtois, après avoir ligué contre vous ◀les▶ historiens, ◀la▶ Sorbonne et Jean-Paul Sartre, ont été confirmées avec éclat par de récents travaux d’érudition. Bon. Mais vous tentiez aussi d’expliquer ◀l’▶homme contemporain. Et lui, depuis quelques années, me semble avoir beaucoup changé… ◀Les▶ années 1930, puis ◀la▶ guerre, n’ont-elles pas porté au romantisme, donc à ◀l’▶amour-passion, un coup mortel ?
Pas mortel. Mais dur. J’ai provisoirement modifié ma perspective. Quand j’écrivais mon livre, je dénonçais ◀les▶ mythes qui corrodent ◀l’▶institution du mariage, qui défient ◀la▶ morale et ◀la▶ raison. Aujourd’hui, ◀les▶ mythes s’évanouissent. Nous devenons très « raisonnables ». ◀Les▶ arts mêmes ne veulent plus exprimer ◀la▶ part instinctive de ◀l’▶homme, ce que j’appelle son animisme. ◀Les▶ musiciens (comme ◀le▶ dit Ansermet), ◀les▶ peintres, ◀les▶ écrivains refusent de donner forme à ◀l’▶irrationnel, ils ne veulent plus être poètes, ils calculent, ils cherchent de façon purement intellectuelle de nouveaux langages…
Ce qui nous donne une impression de sécheresse, d’épuisement. Ne croyez-vous pas que ◀l’▶Europe est épuisée ?
Absolument pas. D’ailleurs, si elle ◀l’▶était, qui reprendrait ◀le▶ flambeau ? ◀Les▶ autres civilisations, oui, sont épuisées. Elles ne font, pour ◀l’▶essentiel, que prendre ce que nous leur donnons.
Mais si nos mythes sont morts…
Ils sommeillent. Ils attendent que nous soyons tout à fait sortis de cette période d’anarchie, que nous mettions en place de nouvelles conventions, de nouvelles contraintes. Et alors nous aurons de nouveau ◀l’▶envie de nous libérer de quelque chose.
Mais ◀la▶ société européenne n’a jamais été moins asservie par ◀les▶ impératifs ou par ◀les▶ interdits de ◀la▶ religion…
Moi, je crois que ◀le▶ christianisme a repris sa marche en avant.
… de ◀la▶ morale et de ◀la▶ hiérarchie mondaine. Il n’y a plus d’obstacles que ◀les▶ mythes puissent tenter de vaincre.
Pardon ! Il s’en crée maintenant d’énormes et d’inédits. ◀La▶ terre se surpeuple. Chaque être est tellement enserré par ◀les▶ autres, tellement dépendant, conditionné par ◀les▶ autres, que nous parvenons à un choix : régler, réglementer minutieusement chaque détail de notre vie, de nos comportements ; ou bien déclencher des catastrophes. Tout de même, rappelez-vous ◀les▶ prévisions des démographes. Si ◀l’▶humanité se développe au même rythme, en 2260 il y aura 700 milliards d’hommes, ce qui fera un homme tous ◀les▶ dix mètres. En 2400, nous aurons un mètre carré chacun. Dans moins de 440 ans ! Bien sûr, ◀la▶ statistique aboutit à ◀l’▶absurde (en 2500, personne ne pourrait s’asseoir sans écraser ◀les▶ pieds d’un autre), mais comment ne pas voir ◀le▶ problème ? Aujourd’hui déjà, notre vie est balisée de feux verts, de feux rouges et de feux clignotants. Nous ◀les▶ respectons, parce qu’en ◀les▶ violant nous nous condamnerions à de terribles accidents.
Moralité : ◀l’▶homme tourne à ◀l’▶automate, il perd sa liberté, son épaisseur de vie, il ressemble à ces montres extraplates…
Justement ! Et c’est ce qui prépare ◀le▶ réveil de très vieux instincts, de très vieux mythes. Vous savez, ◀l’▶être humain n’a pas changé dans ses profondeurs, Jung a montré de quelles couches immémorialement superposées, entrelacées, notre moi s’est fait. Notre animisme est assez bien formé, assez puissant, assez rusé pour trouver soudain, quelles que soient ◀les▶ circonstances, de nouvelles portes de sortie.
Jung a écrit précisément que ◀l’▶archétype de ◀la▶ Femme a gardé son rôle primordial.
Mais oui. ◀Les▶ troubadours ne ◀l’▶avaient pas inventé. Ils lui avaient donné une forme nouvelle. Cette forme lui a permis de prendre un envol extraordinaire.
Croyez-vous que ◀l’▶étude systématique du xie et du xiie siècle nous donnerait des éléments d’appréciation pour ◀le▶ xxie ?
On peut tracer des perspectives. On ne peut pas prophétiser.
Il y a un auteur d’anticipation qui a longuement parlé, lui aussi, du surpeuplement, du resserrement de ◀l’▶humanité. C’est Teilhard de Chardin.
Et précisément ◀la▶ femme a dans son œuvre ◀la▶ place d’un symbole et d’une inspiratrice.
Parfaitement. J’ai là par exemple un texte inédit de Teilhard. Il faudra que j’en parle à Lausanne. Voyez ce passage : ◀le▶ Père (qui d’ailleurs a eu dans sa vie un grand amour) parle de ◀la▶ Chasteté comme d’un moyen de parvenir à ◀la▶ vérité. Il ◀le▶ fait dans des termes extrêmement proches du xiie siècle. ◀La▶ Chasteté n’est pas ◀le▶ refoulement de ◀l’▶amour, ◀la▶ négation de ◀la▶ Femme. C’est au contraire une approche de ◀la▶ Femme. Une sublimation.
Vous pensez donc que ◀le▶ mythe, après s’être longuement abâtardi, commence à se manifester par quelques signes avant-coureurs ?
C’est tout à fait possible.
Ici s’est terminé notre entretien, ici commence ◀la▶ conférence de Denis de Rougemont.
« ◀Les▶ modernes — écrivait-il — croient qu’il existe une sorte de nature normale, à laquelle ◀la▶ culture et ◀la▶ religion seraient venues surajouter leurs faux problèmes… Cette illusion touchante peut ◀les▶ aider à vivre, mais non pas à comprendre leur vie. Car tous, tant que nous sommes, sans ◀le▶ savoir, menons nos vies de civilisés dans une confusion proprement insensée de religions jamais tout à fait mortes, et rarement tout à fait comprises et pratiquées ; de morales jadis exclusives, mais qui se superposent ou se combinent à ◀l’▶arrière-plan de nos conduites élémentaires ; de complexes ignorés, mais d’autant plus actifs… »
N’accueillons pas sans reconnaissance ◀l’▶homme capable de nous dire savamment, certes, mais avec une fougue et une simplicité devenues rares, de quelle manière, à son avis, nous devons nous comprendre.