Une journée des dupes et un nouveau départ (mars 1963)bh
Au lendemain du 29 janvier, les▶ réactions suivantes ont été enregistrées.
Tous ◀les▶ Anglais ont honni ◀la▶ France parce qu’elle leur refusait quelque chose dont ◀la▶ majorité d’entre eux ne voulaient pas ou pas encore… selon ◀les▶ derniers sondages ◀d’▶opinion133.
Tous ◀les▶ européistes chevronnés ont déploré cette « journée noire » où de Gaulle ◀les▶ avait empêchés ◀de▶ sacrifier ◀les▶ buts proprement politiques, qui étaient ◀la▶ cause finale du Marché commun dans ◀l’▶esprit ◀de▶ ses promoteurs.
Tous ◀les▶ gaullistes se sont posés en défenseurs du traité ◀de▶ Rome, qui exclut leur « Europe des patries » et prépare une supra-nation.
Tous ◀les▶ adversaires ◀de▶ ◀l’▶union européenne ont applaudi de Gaulle pour avoir provoqué ce qu’ils baptisent « ◀l’▶échec ◀de▶ ◀la▶ petite Europe », alors qu’il a réaffirmé ◀les▶ principes ◀de▶ cette formation, contre ses propres fondateurs, longtemps raillés par son parti, et à plus ◀d’▶une reprise par lui-même…
Qui a perdu, qui a gagné dans cette affaire ? Question oiseuse ainsi posée en termes de personnes par toute ◀la▶ presse, et par cette opinion publique qui n’est rien ◀d’▶autre que ce qu’en dit ◀la▶ presse sans tenir compte des sondages ◀d’▶opinion et du suffrage universel.
Abstraction faite des noms, des intentions cachées, des motifs présumés et des sincérités, et quoi qu’on pense des procédés gaulliens, que tous décrient, deux politiques s’affrontaient à Bruxelles.
L’une voulait que ◀le▶ Marché commun soit ◀l’▶amorce ◀d’▶une union politique, condition ◀d’▶une autonomie ◀de▶ ◀l’▶Europe au plan mondial.
L’autre voulait que ◀le▶ Marché commun, à mi-chemin ◀de▶ son évolution, s’ouvre sur une union économique étendue à ◀l’▶échelle atlantique.
La première indiquait ◀le▶ transfert ◀de▶ certains droits ◀de▶ souveraineté au profit ◀d’▶un pouvoir supranational. La seconde conduisait pratiquement à une « direction » américaine. ◀L’▶opinion publique occidentale, s’imaginait que la première était celle ◀de▶ M. Spaak et des Communautés ; et que la seconde était celle des adversaires ◀de▶ ◀l’▶Europe des Six, des mondialistes et des neutres, ces trois groupes se trouvant renforcés par ◀l’▶opposition des gaullistes à ◀la▶ supranationalité.
La première ◀de▶ ces deux politiques a gagné ◀le▶ 29 janvier, contre Spaak et grâce à de Gaulle, et peut-être en dépit ou à l’encontre des sentiments ◀de▶ l’un et ◀de▶ l’autre, mais je m’en tiens aux décisions intervenues.
Ce chassé-croisé n’a pu surprendre que ceux qui croient ce qu’il leur convient ◀d’▶imaginer que l’autre feint ◀de▶ feindre afin de mieux dissimuler, au lieu de croire tout simplement ce qu’ont déclaré ◀les▶ protagonistes du drame.
Depuis des années, en effet, ◀le▶ général de Gaulle répète qu’il veut une Europe forte et autonome, donc unie. Il n’a jamais parlé ◀d’▶une « Europe des patries »134, pas plus que ◀d’▶une « Algérie française ». Et c’est lui qui invoque maintenant ◀le▶ traité ◀de▶ Rome, qu’il se bornait à tolérer en fait, dans ◀le▶ temps même où ◀l’▶Angleterre ◀le▶ refusait, puis s’y opposait ◀de▶ toutes ses forces.
En revanche, dès ◀le▶ 11 mai 1962, Paul Henri Spaak déclarait : « Si ◀l’▶Angleterre entre au Marché commun, nous devons renoncer à ◀l’▶Europe supranationale. » Or, dit-il aujourd’hui, comme « personne ne me propose ◀l’▶Europe intégrée, je crois préférable ◀d’▶avoir ◀l’▶Angleterre avec nous »135. Ce qui revient en fait, sinon en intention, à sacrifier ◀le▶ traité ◀de▶ Rome (qui fut son œuvre) en tant que proprement européen.
◀Les▶ raisons subjectives, motifs encore secrets, et prévisions tactiques ◀de▶ l’un et ◀de▶ l’autre restant affaire ◀de▶ conjectures, ◀les▶ choix concrets et objectifs sont évidents. C’est là-dessus qu’il faut insister.
◀La▶ victoire des Anglais et des Cinq, ◀le▶ 29 janvier, risquait fort ◀d’▶impliquer, on vient de ◀le▶ voir, ◀l’▶abandon ◀de▶ ◀l’▶union politique, qui est supranationale ou n’est rien. ◀Le▶ veto brutal ◀de▶ ◀la▶ France implique au contraire une relance ◀de▶ ◀la▶ construction politique, ou n’a pas ◀de▶ sens.
Or, jusqu’ici — début ◀de▶ février 1963 — il faut bien qu’on ◀l’▶admette avec Spaak, personne n’a proposé un plan ◀d’▶union tant soit peu imaginatif, voire sérieux. Ni Monnet, ni Churchill, ni Erhard, ni Spaak lui-même. Logiquement, c’est de Gaulle qui devrait jouer maintenant. Mais il serait excessif ◀de▶ dire qu’il a bien disposé ◀les▶ esprits, hors de France, à se faire complices ◀de▶ ses desseins cachés.
En vérité, c’est aux mouvements ◀de▶ militants qu’il appartenait ◀de▶ nous offrir une vision ◀de▶ ◀l’▶Europe politiquement unie. Mais ils se taisent, ou se contentent ◀de▶ proposer une Constituante, déléguant ◀le▶ travail créateur à des professionnels ◀de▶ ◀l’▶improvisation.
◀Le▶ Marché commun, par lui-même, ne conduit pas nécessairement à une Europe fédérée. ◀La▶ logique ◀de▶ ses règles et méthodes, admirablement adaptées aux conditions ◀de▶ ◀l’▶économie moderne — ses succès ◀l’▶ont démontré — appelle sans doute une union politique et ◀la▶ suppose, mais ne ◀la▶ préfigure pas du tout. Prolongée sur le plan politique, sans intervention créatrice, elle conduirait plutôt à une Europe uniforme et centralisée dont nul ne veut. À ◀l’▶inverse, ◀l’▶Europe des patries ne tendrait qu’à ◀la▶ renaissance des nationalismes obtus qui ont fait leurs preuves en 1914.
Reste ◀la▶ solution fédéraliste, ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité. Appuyée sur ◀les▶ Communautés, elle seule pourra faire face aux tâches mondiales que ◀la▶ culture occidentale doit assumer. Encore faut-il que quelques-uns se mettent au travail, qu’ils élaborent un plan, en déduisent une tactique, et qu’ils dressent devant nous et devant ◀les▶ hommes d’État une image convaincante ◀de▶ ◀l’▶avenir, capable ◀d’▶orienter ◀les▶ volontés.
Voilà bien ◀la▶ nécessité que ◀le▶ drame ◀de▶ Bruxelles, grâce à de Gaulle, a rendu claire. ◀La▶ vraie lutte pour ◀l’▶Europe se relâchait. Je ne sens plus, pour ma part, aucune raison ◀de▶ douter ◀de▶ sa rénovation.
Post-scriptum pour mes amis anglais.
Si, nonobstant ◀l’▶analyse qu’on vient de lire, j’ai ressenti comme une blessure ◀la▶ rupture du 29 janvier, c’est à cause de ◀l’▶enquête menée par Encounter auprès des intellectuels anglais. Leur élan vers ◀l’▶Europe va droit à notre cœur. Parlant ◀de▶ ◀l’▶Europe continentale, Jan Nairn écrit : « These peoples are my peoples. » (Je renonce à traduire.) Et il ajoute : « Quand je traverse ◀la▶ Manche, il me semble que je rentre à mon foyer, non que je ◀le▶ quitte… Pour ma part, je suis déjà fédéré. » Il serait fou ◀de▶ douter un seul instant que ◀l’▶Angleterre humaine, sensible, intelligente, qui parle ainsi, fait partie ◀de▶ ◀l’▶Europe autant que ◀la▶ France, ◀la▶ Pologne, ◀l’▶Espagne, ou ◀la▶ Suisse. Mais nous sommes tous aux prises avec ◀la▶ politique ◀de▶ nos États, ◀de▶ leurs pouvoirs. Dans ◀le▶ même numéro ◀d’▶Encounter, sir Stephen King-Hall écrit en toute candeur : « Malgré tout, je suis favorable à ◀l’▶entrée dans ◀le▶ Marché commun, pour des raisons économiques, et aussi politiques. Je garde quelque espoir que, lorsque des forces divergentes commenceront à se manifester parmi ◀les▶ Six, nous trouverons là ◀l’▶occasion ◀de▶ nous assurer en Europe cette prépondérance que nous avons si sottement refusée dans ◀les▶ années 1950, alors qu’il ne tenait qu’à nous ◀de▶ ◀la▶ saisir. » On ne saurait dire plus clairement que ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀l’▶Angleterre serait ◀d’▶exciter toute mésentente possible entre ◀les▶ Six. De Gaulle aura raison tant qu’une telle opinion représentera ◀l’▶arrière-pensée non pas des écrivains ni ◀de▶ ◀la▶ jeunesse, mais d’une part importante ◀de▶ votre peuple et, par suite de ses gouvernants. Contre cela, luttons en commun pour une fédération sincère.