Orientations vers une Europe fédérale (10 mai 1963)f
I. La▶ puissance ou ◀la▶ liberté ?
◀L’▶union de ◀l’▶Europe ne pourra se faire qu’en vertu d’une volonté, mais il n’est pas de volonté sans but, sans quelque utopie directrice, imaginée, vue par ◀l’▶esprit, et comme saisie d’avance par sa passion maîtresse.
Or, parmi ◀les▶ passions fondamentales ◀les▶ mieux partagées en Europe, il en est deux qui me paraissent ◀les▶ plus propres à motiver chez ◀l’▶homme soucieux de ◀la▶ chose publique ◀la▶ conception d’un but lointain, ◀la▶ vision d’un avenir politique au sens large : et ce sont ◀le▶ besoin de puissance et ◀le▶ besoin de liberté.
Le premier porte à vouloir des régimes unitaires, centralisés, soumis à des lois simples et mécaniques, réglant tout ◀le▶ détail de ◀l’▶existence : régimes totalitaires à ◀la▶ limite. Le second porte à désirer des régimes pluralistes, arrangés comme ils viennent, ménageant ◀les▶ complexités et ◀l’▶imprévu de ◀l’▶existence ; régimes dont ◀l’▶anarchie serait ◀la▶ limite, en prenant ◀le▶ mot dans son sens littéral. Ces limites idéales, bien entendu, ne furent jamais atteintes dans ◀l’▶histoire de ◀l’▶Europe. Mais en chemin vers la première, nous trouvons ◀le▶ règne de Louis XIV, ◀la▶ doctrine des jacobins, ◀le▶ national-socialisme, ◀le▶ marxisme-léninisme, ◀le▶ stalinisme et ◀les▶ devises de ces régimes : « Une foi, une loi, un roi », « Ein Volk, ein Reich, ein Führer », « Mon Parti au pouvoir et ◀les▶ autres en prison ». En proclamant que « ◀le▶ coup électrique de ◀la▶ Raison » doit se transmettre instantanément de Paris jusqu’à toutes ◀les▶ extrémités du territoire national, Anarcharsis Clootz, ◀l’▶« Ami du genre humain », définissait très bien ◀l’▶utopie unitaire, que ◀la▶ technique met à portée de nos mains.
En chemin vers l’autre limite ou utopie, celle d’un pluralisme intégral, nous trouvons ◀le▶ régime féodal mais aussi ◀les▶ corporations et ◀les▶ communes, ◀le▶ fédéralisme helvétique mais aussi ◀l’▶idée primitive des soviets (conçue par Lénine lorsqu’il était en Suisse), ◀l’▶anarchisme à ◀la▶ Bakounine et ◀les▶ brèves flambées du communisme anabaptiste ou de ◀l’▶anarcho-syndicalisme.
Ni l’une ni l’autre des deux tendances n’a jamais été isolée à ◀l’▶état pur et portée dans ◀la▶ réalité à son comble ou à sa perfection (nulle société ne saurait y survivre) et elles coexistent en nous. ◀L’▶Européen normal vit quelque part entre ◀les▶ deux extrémités, et ainsi tient de toutes ◀les▶ deux. Mais on remarque, chez ◀les▶ initiateurs des mouvements de pensée et d’action politique, des dispositions dominantes qui déterminent nettement leur type. Pour étayer ses arguments, ◀l’▶unitaire recourt de préférence aux mathématiques, ◀le▶ pluraliste à ◀la▶ biologie ; l’un se préoccupe des cadres à imposer, l’autre des forces vives à faire jouer ; l’un se soucie d’abord de ◀la▶ stabilité, l’autre plutôt de ◀la▶ fluidité ; l’un fait confiance aux règlements et aux décrets, l’autre aux règles d’action commune et aux méthodes.
Mais ◀la▶ volonté ou ◀l’▶initiative d’un seul n’aurait aucune chance de succès si elle ne rencontrait dans ◀les▶ masses des prédispositions de même nature, quoique de signe inverse : ◀la▶ volonté de puissance d’un dictateur réussit dans ◀la▶ mesure exacte où elle rencontre et satisfait un besoin largement partagé de subir ◀la▶ puissance d’un autre, d’être commandé, d’obéir, donc d’être libéré de sa propre liberté. Et de même, ◀l’▶initiative d’un animateur sans pouvoir contraignant n’est féconde que dans ◀la▶ mesure où elle éveille et libère chez beaucoup ◀la▶ possibilité de s’affirmer, de se charger de ses propres responsabilités, et donc d’actualiser à son échelle sa volonté de puissance personnelle.
Parmi ◀les▶ hommes que ◀le▶ souci de ◀la▶ chose publique conduit à prendre part à ◀l’▶élaboration des plans d’avenir européen, je vois deux types intermédiaires, entre ceux que ◀l’▶on vient de caractériser : je ◀les▶ nommerai symboliquement celui du manager et celui du professeur. Ils ont en commun une volonté déclarée d’objectivité (technique ou scientifique), et une méfiance affichée à ◀l’▶endroit des motifs passionnels qui prédéterminent visiblement ◀les▶ opinions des deux autres types. Mais peut-être s’agit-il d’un double refoulement. Chez ◀le▶ manager, ◀la▶ volonté de puissance ne se traduit que d’une manière abstraite, en termes d’organisation sans défaut, et par ◀le▶ souci d’éliminer ◀l’▶imprévu, ◀l’▶improvisation, ◀l’▶excès de « jeu » dans ◀les▶ rouages ; ◀l’▶idée de liberté se trouvant obscurément assimilée à celle d’atteinte aux droits acquis, fussent-ils ◀les▶ souverainetés traditionnelles des États, de plus en plus incompatibles avec ◀les▶ libertés de ◀la▶ personne…
Bornons là cette esquisse caractérologique des faiseurs d’utopies et de plans, et de leurs critiques : elle reste à écrire, on ◀le▶ voit. Il m’importait seulement de situer ma position, c’est-à-dire mon option très nettement pluraliste, au seuil des considérations qui suivent sur ◀l’▶avenir d’une Europe unie.
II. ◀L’▶attitude fédéraliste
◀L’▶attitude fédéraliste est celle qui conduit à imaginer (pour mieux ◀la▶ vouloir) une Europe qui serait unie par des liens proprement fédéraux. Cette Europe fédérale ne serait donc :
— ni totalement unifiée autour d’un centre,
— ni simplement liée par ◀l’▶alliance temporaire d’une vingtaine d’États absolument souverains,
— mais dotée d’un pouvoir supérieur aux nations, fortement établi au bénéfice des autonomies régionales, elles-mêmes fortement garanties par un pacte perpétuel, librement consenti.
Cette ambition évoque ◀la▶ quadrature du cercle aux yeux de ◀la▶ logique rationaliste de nos pères. En revanche, elle apparaît conforme à ◀la▶ logique déduite des sciences physiques, et biologiques dans cette seconde moitié du xxe siècle. Mais en fait, ◀le▶ projet d’une Europe fédérale est antérieur à ces deux stades récents de notre aventure intellectuelle, et il en demeure indépendant. (Le premier ne suffit pas mieux à ◀le▶ réfuter, que le second à ◀le▶ fonder en principe.) Car il est véritablement ◀la▶ projection au plan continental d’une notion de ◀l’▶homme dans ◀la▶ cité qui est constitutive de ◀l’▶Europe, et sans laquelle nos sciences et nos logiques ne seraient pas ce qu’elles sont, ou n’auraient pas eu lieu.
Lors du premier congrès de ◀l’▶Union européenne des fédéralistes, qui se tint à Montreux en 1947, j’avais tenté de situer à grands traits cette idée de ◀l’▶homo europaeus dans ◀la▶ conjoncture politique d’où allait naître ◀le▶ Mouvement européen. S’agissant de reprendre ici ◀la▶ description de ◀l’▶ensemble du projet, je me vois ramené, inévitablement, à son point de départ, qui est ◀l’▶homme de notre Europe, redéfini dans ◀les▶ catégories concrètes du présent.
Toute politique implique une certaine idée de ◀l’▶homme, et contribue à promouvoir un certain type d’humanité, qu’on ◀le▶ veuille ou non, qu’on ◀le▶ sache ou non. Quelle est donc ◀la▶ définition de ◀l’▶homme sur laquelle nous pouvons tomber d’accord, ou pour mieux dire, sur laquelle nous sommes d’accord, tacitement, puisqu’en fait nous voici réunis pour parler du fédéralisme ?
Nous ne serions pas ici si nous pensions que ◀le▶ type d’homme ◀le▶ plus souhaitable est ◀l’▶individu isolé, dégagé de toute responsabilité vis-à-vis de ◀la▶ communauté. Car, dans ce cas, nous serions restés chez nous. Mais nous ne serions pas ici non plus si nous pensions avec Hitler et ◀les▶ staliniens que ◀l’▶homme n’est qu’un soldat politique, totalement absorbé par ◀le▶ service de ◀la▶ communauté. Car alors nous serions de l’autre côté du rideau de fer, en esprit tout au moins. Si nous sommes ici, c’est que nous savons que ◀l’▶homme est un être doublement responsable : vis-à-vis de sa vocation propre et unique d’une part, et, d’autre part, vis-à-vis de ◀la▶ communauté au sein de laquelle sa vocation s’exerce. Aux individualistes nous rappelons donc que ◀l’▶homme ne peut se réaliser intégralement sans se trouver engagé du même coup dans ◀le▶ complexe social. Et aux collectivistes, nous rappelons que ◀les▶ conquêtes sociales ne sont rien, si elles n’aboutissent pas à rendre chaque individu plus libre dans ◀l’▶exercice de sa vocation. ◀L’▶homme est donc à la fois libre et engagé, à la fois autonome et solidaire. Il vit dans ◀la▶ tension entre ces deux pôles : ◀le▶ particulier et ◀le▶ général ; entre ces deux responsabilités : sa vocation et ◀la▶ cité ; entre ces deux amours : celui qu’il se doit à lui-même et celui qu’il doit à son prochain — indissolubles.
Cet homme qui vit dans ◀la▶ tension, ◀le▶ débat créateur, ◀le▶ dialogue permanent, c’est ◀la▶ personne.
Voilà donc définis trois types humains, qui favorisent trois types différents de régimes politiques, et sont en retour favorisés par eux.
À ◀l’▶homme considéré comme pur individu, libre mais non engagé, correspond un régime démocratique tendant vers ◀l’▶anarchie, et débouchant dans ◀le▶ désordre, lequel prépare toujours ◀la▶ tyrannie.
À ◀l’▶homme considéré comme soldat politique, totalement engagé mais non libre, correspond ◀le▶ régime totalitaire.
Enfin, à ◀l’▶homme considéré comme personne, à la fois libre et engagé, et vivant dans ◀la▶ tension entre ◀l’▶autonomie et ◀la▶ solidarité, correspond ◀le▶ régime fédéraliste.
J’ajouterai une remarque encore, pour compléter ce schéma trop rapide, mais qui me paraît indispensable, il ne faut pas penser que ◀la▶ personne soit un moyen terme ou un juste milieu entre ◀l’▶individu sans responsabilité et ◀le▶ soldat politique sans liberté. Car ◀la▶ personne, c’est ◀l’▶homme réel, et ◀les▶ deux autres ne sont que des déviations morbides, des démissions de ◀l’▶humanité complète. ◀La▶ personne n’est pas à mi-chemin entre ◀la▶ peste et ◀le▶ choléra, elle représente ◀la▶ santé civique. Un homme qui boit de ◀l’▶eau et qui se lave n’est pas à mi-chemin entre celui qui meurt de soif et celui qui se noie.
Et, de même, ◀le▶ fédéralisme ne naîtra jamais d’un habile dosage d’anarchie et de dictature, de particularisme borné et de centralisation oppressive. ◀Le▶ fédéralisme est sur un autre plan que ces deux erreurs complémentaires. Chacun sait que ◀l’▶individualisme outré fait ◀le▶ lit du collectivisme : ces deux extrêmes, eux, sont dans ◀le▶ même plan, se conditionnent et s’appellent l’un l’autre. C’est avec ◀la▶ poussière des individus civiquement irresponsables que ◀les▶ dictateurs font leur ciment. Et nous avons pu voir, pendant la dernière guerre, que ◀les▶ résistances que rencontrent ◀les▶ dictateurs sont au contraire ◀le▶ fait de groupes de citoyens responsables, c’est-à-dire des personnes fédérées.2
On voit que ◀le▶ passage de ◀la▶ personne au fédéralisme s’opère tout naturellement, et presque irrésistiblement, le second n’étant que ◀la▶ projection de la première au plan politique, en ce sens précis que ◀les▶ éléments antagonistes qui trouvent leur composition dans ◀la▶ personne sont homologues de ceux qui trouvent leur composition dans ◀le▶ fédéralisme : ici ◀l’▶individu et ◀la▶ collectivité, là ◀l’▶autonomie locale et ◀la▶ vaste unité centralisée ; ◀les▶ déviations ou maladies se répondent également terme à terme : égoïsme individuel ou abdication conformiste, au plan personnel, anarchie ou mise au pas tyrannique au plan politique ; et enfin ◀les▶ vertus sont ◀les▶ mêmes dans ◀les▶ deux cas : liberté et responsabilité composées, quand ◀l’▶équilibre vivant est atteint. Cet équilibre dynamique ne pouvant d’ailleurs être maintenu qu’au prix d’une vigilance toujours alertée, de rétablissements, ajustements, réarrangements, inventions et créations en perpétuel renouvellement.
C’est assez dire que ◀le▶ fédéralisme n’est pas une doctrine fixe, ni vraiment un système, et encore moins un plan qu’il faudrait appliquer aux réalités humaines et politiques, toujours « mal compassées » comme dit Descartes. C’est un art de composer, quand il s’agit d’élaborer une constitution et des lois, et une méthode de pilotage quand il s’agit de gouverner entre ◀le▶ Charybde de ◀l’▶anarchie des particularismes et ◀le▶ Scylla de ◀la▶ centralisation totalitaire.
Cet art et cette méthode ne vont pas sans principes, sans techniques éprouvées, sans secrets du métier, mais il serait vain d’en faire un traité théorique. Plutôt que d’essayer de ◀les▶ déduire dans ◀l’▶abstrait, observons des exemples réussis de fédérations politiques — ◀les▶ États-Unis et ◀la▶ Suisse. Bien que ces régimes se soient formés d’une manière empirique, tout se passe comme si ◀les▶ hommes d’État et ◀les▶ groupes qui ◀les▶ instituaient avaient constamment obéi à certains principes directeurs ou réflexes quasi instinctifs, que ◀l’▶on peut dégager après coup. On retiendra ici ceux qui paraissent ◀les▶ plus faciles à transposer dans ◀l’▶actualité immédiate, à ◀l’▶échelle des nations européennes.
Premier principe. Une fédération ne peut naître qu’au prix du renoncement formel et vigilant à toute idée d’hégémonie organisatrice, exercée par l’une des nations composantes.
◀La▶ croyance populaire — et d’ailleurs partagée par certains hommes d’États européens — selon laquelle une fédération ne peut être que ◀l’▶œuvre d’un tout-puissant « fédérateur » (potentat ou État), n’est confirmée par rien dans notre histoire, et tout ◀la▶ réfute en pratique. Si un despote ou un État impérialiste détient ◀la▶ force nécessaire, il ne fédère pas, il annexe ; il n’unit pas, il unifie. Et ◀les▶ coalitions qui se forment contre lui ne survivent pas à sa défaite. ◀L’▶hégémonie ni sa menace ne sont principes fédérateurs, même négatifs. Mais qu’un État ou une coalition, disposant de ◀l’▶hégémonie, décident expressément d’y renoncer au profit d’ensemble plus vaste, c’est-à-dire déposent leur surplus de moyens techniques et de richesses dans une caisse commune, ils agissent alors en fondateurs d’une fédération.
Ne mérite donc ◀le▶ titre de fédérateur que ◀le▶ groupe, ou ◀l’▶État, ou ◀la▶ communauté d’États, ou ◀le▶ parti politique, qui agit comme catalyseur de volontés libres, comme maître de sagesse, ou comme inventeur, proposant une vision qui se trouve correspondre à la fois aux besoins réels d’une communauté en puissance, et à des solutions qui figurent ◀l’▶optimum entre ◀les▶ maxima contradictoires de ◀la▶ liberté individuelle et de ◀la▶ solidarité sociale.
◀L’▶histoire suisse illustre à l’envi ce processus de création fédéraliste par négation de toute hégémonie.
Chaque fois qu’un des cantons plus riche ou plus peuplé que ◀les▶ autres, comme Zurich, ou un groupe de cantons coalisés au nom de leurs intérêts particuliers, ou de leur idéologie, a cru pouvoir imposer sa primauté, ◀les▶ autres se sont ligués contre lui, ◀l’▶ont obligé à rentrer dans ◀le▶ rang, et ◀l’▶union fédérale a marqué un progrès. Lors de la dernière crise grave, ◀la▶ guerre civile de 1847 opposant catholiques et protestants (◀le▶ Sonderbund ou « Alliance séparée » des catholiques, assez analogue à ◀la▶ « Sécession » des États sudistes de ◀l’▶Amérique), ◀les▶ vainqueurs n’ont eu rien de plus pressé que de rendre aux vaincus leur pleine égalité de droits. Et de cet acte de renoncement à ◀l’▶hégémonie conquise, a résulté ◀la▶ Constitution de 1848, base de notre État fédératif moderne. C’est pourquoi ◀la▶ Suisse ne verra jamais sans méfiance certains « grands » s’arroger ◀l’▶initiative d’une fédération continentale ou mondiale. ◀L’▶échec de Napoléon, puis celui d’Hitler, dans leurs tentatives pour faire ◀l’▶unité de ◀l’▶Europe, sont des avertissements utiles. Ils nous confirment dans ◀l’▶idée qu’on ne peut pas atteindre une fin fédérative par des moyens impérialistes. Ceux-ci ne peuvent conduire qu’à ◀l’▶unification forcée, caricature de ◀l’▶union véritable.
Deuxième principe. ◀Le▶ fédéralisme ne peut naître que du renoncement à tout esprit de système idéologique ou technocratique.
Ce que je viens de dire au sujet de ◀l’▶impérialisme ou de ◀l’▶hégémonie d’une nation vaut également pour ◀l’▶impérialisme d’une idéologie. On pourrait définir ◀l’▶attitude fédéraliste comme un refus constant et instinctif de recourir aux solutions systématiques, aux plans simples de lignes, clairs et satisfaisants pour ◀la▶ logique, mais par là même infidèles au réel, vexants pour ◀les▶ minorités, destructeurs des diversités qui sont ◀la▶ condition de toute vie organique. Rappelons-nous toujours que fédérer, ce n’est pas mettre en ◀ordre▶ d’après un plan géométrique à partir d’un centre ou d’un axe ; fédérer, c’est tout simplement arranger ensemble, composer ces réalités concrètes et hétéroclites que sont ◀les▶ nations, ◀les▶ régions économiques, ◀les▶ unités culturelles, religieuses, linguistiques, ◀les▶ traditions politiques ; et c’est ◀les▶ arranger selon leurs caractères particuliers, qu’il s’agit à la fois de respecter, et d’articuler dans un tout.
Troisième principe. ◀Le▶ fédéralisme ne connaît pas de problème des minorités.
On objectera que ◀le▶ totalitarisme, lui aussi, supprime ce problème : mais c’est en supprimant ◀les▶ minorités qui ◀le▶ posaient.
Il y a totalitarisme (au moins en germe) dans tout système quantitatif ; il y a fédéralisme partout où c’est ◀la▶ qualité qui prime. Par exemple : ◀le▶ totalitaire voit une injustice ou une erreur dans ◀le▶ fait qu’une minorité ait ◀les▶ mêmes droits qu’une majorité. C’est qu’à ses yeux ◀la▶ minorité ne représente qu’un chiffre, et ◀le▶ plus petit. Pour ◀le▶ fédéraliste, il va de soi qu’une minorité puisse compter pour autant, voire pour plus qu’une majorité dans certains cas, parce qu’à ses yeux elle représente une qualité irremplaçable. (On pourrait aussi dire une fonction.)
Aux États-Unis, ◀le▶ Sénat garantit ◀l’▶individualité qualitative des États membres, qui y délèguent ◀le▶ même nombre de représentants quelle que soit leur population. Mais ◀le▶ jeu des minorités raciales et religieuses qui composent ◀l’▶ensemble ne se manifeste guère au plan municipal.
En Suisse, ◀le▶ respect des qualités ne se traduit pas seulement dans ◀le▶ mode d’élection du Conseil des États (deux députés par canton), mais surtout, et d’une manière beaucoup plus efficace, dans ◀les▶ coutumes de ◀la▶ vie politique et culturelle, où ◀l’▶on voit ◀la▶ Suisse romande et ◀la▶ Suisse italienne jouer un rôle sans proportion avec ◀le▶ chiffre de leurs habitants ou de leurs kilomètres carrés.
Quatrième principe. ◀La▶ fédération n’a pas pour but d’effacer ◀les▶ diversités et de fondre toutes ◀les▶ nations en un seul bloc, mais, au contraire, de sauvegarder leurs qualités propres.
◀La▶ richesse de ◀l’▶Europe et ◀l’▶essence même de sa culture seraient perdues si ◀l’▶on tentait d’unifier ◀le▶ continent, de tout y mélanger, et d’obtenir une sorte de nation européenne où Latins et Germains, Slaves et Anglo-Saxons, Scandinaves et Grecs, se verraient soumis aux mêmes lois et coutumes, qui ne pourrait satisfaire aucun de ces groupes ; et qui ◀les▶ brimerait tous. ◀L’▶attitude fédéraliste veut une maîtrise du divers, comme tout art. Art de ◀la▶ composition, elle requiert à la fois et en même temps ◀la▶ vivacité des contrastes et leur harmonisation. Prenons ◀l’▶exemple d’une œuvre picturale : il n’y aurait pas d’harmonie possible, dans un tableau, sans contrastes de couleurs et sans nuances complexes ; de même que sans une vision d’ensemble (celle de ◀l’▶artiste) et hors de ◀l’▶unité du tableau, il n’y aurait pas de contrastes réels entre ◀les▶ tons, il n’y aurait que ◀la▶ simple juxtaposition de tubes de couleurs pures, bien mis en ◀ordre▶ dans leur boîte. Pour que ◀la▶ qualité particulière d’un rouge se manifeste et chante sa chanson, il faut que ce rouge soit contrasté et composé avec des verts, par exemple, dans ◀l’▶unité globale d’une œuvre au sein de laquelle s’opèrent alors mille échanges d’une infinie complexité. ◀Le▶ totalitaire, lui, trouve plus simple et plus efficace de broyer mécaniquement toutes ◀les▶ couleurs, ce qui aboutit à une espèce de brun, celui des chemises brunes par exemple, de sinistre mémoire. Et voilà toute ◀la▶ différence entre ◀l’▶harmonie fédérale, qui est libre union dans ◀la▶ diversité, et ◀l’▶unification totalitaire, centraliste, jacobine, qui est réduction forcée à ◀l’▶uniforme, — dans tous ◀les▶ sens du mot.
Prenons une autre image. Chacune des nations qui composent ◀l’▶Europe y représente une fonction propre, irremplaçable, comme celle d’un organe dans un corps. Or, ◀la▶ vie normale du corps dépend de ◀la▶ vitalité de chacun de ses organes, de même que ◀la▶ vie d’un organe dépend de son harmonie avec tous ◀les▶ autres. Si ◀les▶ nations de ◀l’▶Europe arrivaient à se concevoir dans un rôle analogue, elles comprendraient que leur harmonie est une nécessité vitale, et non pas une concession qu’on leur demande, ou une diminution de leur valeur propre. Elles comprendraient aussi que dans une fédération elles n’auraient pas à se mélanger, mais au contraire à fonctionner de concert, chacune selon sa vocation. Ce ne serait pas une simple question de tolérance, vertu négative et qui naît ◀le▶ plus souvent du scepticisme, mais plutôt de participation, vertu positive et qui naît d’une juste ambition. Chaque nation serait mise au défi de donner ◀le▶ meilleur d’elle-même à sa manière et selon son génie. Après tout, ◀le▶ poumon n’a pas à « tolérer » ◀le▶ cœur. Tout ce qu’on lui demande, c’est d’être un vrai poumon, d’être aussi poumon que possible, et, dans cette mesure même, il aidera ◀le▶ cœur à être un bon cœur.
Cinquième principe. ◀Le▶ fédéralisme repose sur ◀l’▶amour de ◀la▶ complexité, par contraste avec ◀le▶ simplisme brutal qui caractérise ◀l’▶esprit totalitaire.
Je dis bien ◀l’▶amour, et non pas ◀le▶ respect théorique ou ◀la▶ tolérance complaisante. ◀L’▶amour des complexités culturelles, psychologiques, et même économiques, telle est ◀la▶ santé du régime fédéraliste. Et ses pires ennemis sont ceux dont Jacob Burckhardt annonçait ◀la▶ venue dès 1880, dans une lettre prophétique, ceux qu’il appelait ◀les▶ « terribles simplificateurs ».
Lorsque ◀les▶ étrangers s’étonnent de ◀l’▶extrême complication des institutions suisses, de cette espèce de mouvement d’horlogerie fine que composent nos rouages communaux, cantonaux, fédéraux, si diversement engrenés, il convient de leur montrer que cette complexité — cause de tant de lenteurs et d’excessives prudences — est ◀la▶ condition même de nos libertés. C’est grâce à elle que nos fonctionnaires sont rappelés au concret, et que nos législateurs sont obligés de garder un contact attentif avec ◀les▶ réalités humaines et naturelles du pays. ◀La▶ Suisse est formée d’une multitude de groupes et d’organismes politiques, administratifs, culturels, linguistiques, religieux, qui n’ont pas ◀les▶ mêmes frontières, et qui se recoupent de cent manières différentes. Il est clair que des lois ou des institutions conçues dans un esprit unitaire, jacobin, ou totalitaire, brimeraient nécessairement un ou plusieurs de ces groupes, tendraient à réduire leur variété, et mutileraient ainsi dans plusieurs de ses dimensions ◀la▶ personne même de ceux qui s’y rattachent.
Certes, il est plus facile de décréter sur table rase, de simplifier ◀les▶ réalités d’un trait de plume, de tirer des plans à ◀la▶ règle, dans un bureau, et de forcer ensuite leur exécution en écrasant tout ce qui résiste, ou simplement tout ce qui dépasse. Mais ce qu’on écrase ainsi, c’est ◀la▶ vitalité d’un peuple. Une politique fédéraliste soucieuse de se mouler sur ◀la▶ réalité, toujours complexe, suppose infiniment plus de soins, d’ingéniosité technique, et de compréhension des peuples qu’elle administre. Elle exige beaucoup plus de vrai sens politique. Finalement, si ◀l’▶on y réfléchit, on s’aperçoit que ◀la▶ politique fédéraliste n’est rien d’autre que ◀la▶ politique par excellence, c’est-à-dire ◀l’▶art d’organiser ◀la▶ cité au bénéfice des citoyens. Tandis que ◀les▶ méthodes totalitaires sont antipolitiques par définition, puisqu’elles consistent simplement à supprimer ◀les▶ diversités, par incapacité de ◀les▶ composer en un tout organique et vivant.
Sixième principe. Une fédération se forme de proche en proche, par ◀le▶ moyen des personnes et des groupes, et non point à partir d’un centre ou par ◀le▶ moyen des gouvernements.
Nous voyons ◀la▶ fédération européenne se composer lentement, un peu partout, et de toutes sortes de manières. Ici, c’est une entente économique, là c’est une parenté culturelle qui s’affirme. Ici, ce sont deux églises de confessions voisines qui s’ouvrent l’une à l’autre, et là ce sont des professions qui s’organisent. Et surtout, ce sont des personnes, des groupes, des écoles, qui créent peu à peu des réseaux variés d’échanges européens. Rien de tout cela n’est inutile. Et tout cela qui paraît si dispersé, si peu efficace souvent, forme peu à peu des structures complexes, dessine ◀les▶ linéaments d’une ossature et ◀le▶ système des vaisseaux sanguins de ce qui deviendra un jour ◀le▶ corps de ◀l’▶Europe unie. Au-dessous et au-dessus des gouvernements, ◀l’▶Europe des réalités humaines est beaucoup plus près de s’organiser qu’il ne ◀le▶ semble. Elle est déjà beaucoup plus unie, en réalité, qu’elle ne ◀le▶ croit. C’est sur le plan de ◀l’▶action gouvernementale que ◀les▶ oppositions et ◀les▶ rivalités éclatent, et là seulement elles semblent ou deviennent irréductibles.
Il paraît difficile d’espérer que ◀les▶ gouvernements puissent jamais réaliser une union viable. Leurs dirigeants ne sont pas qualifiés pour arbitrer ◀le▶ jeu des nations. Chacun sait qu’il serait déraisonnable de choisir comme arbitres d’un match ◀les▶ capitaines des équipes en présence. C’est pourtant bien ce qu’avait tenté de faire ◀la▶ SDN, qui en est morte, et ce qu’a tenté à nouveau ◀l’▶ONU, que cela empêche de vivre. ◀La▶ fédération européenne ne saurait être ◀l’▶œuvre des gouvernants chargés de défendre ◀les▶ intérêts de leur nation contre ◀le▶ reste du monde, mais peut être ◀l’▶œuvre de groupes et de personnes qui ont pris ◀l’▶initiative de se fédérer en dehors des gouvernements nationaux (Congrès de ◀l’▶Europe à La Haye en 1948, et ses suites) et qui, par ◀le▶ détour de ◀l’▶opinion publique et de groupes de pression économiques ou idéologiques, amèneront quelques parlements à soutenir des projets fédéraux, c’est-à-dire supranationaux. On ne voit guère d’autre voie possible ou praticable. ◀Les▶ USA ne sont pas dirigés par une assemblée de gouverneurs des cinquante États, ni ◀la▶ Suisse par ◀les▶ délégués des vingt-deux cantons. Ce serait impraticable. Ces deux fédérations sont gouvernées, au-dessus de leurs États, et en dehors d’eux, par un exécutif et un législatif issus des peuples et des groupes de tout ◀ordre▶ qui animent ◀la▶ vie publique.
Septième principe. Une fédération ne se crée pas contre une menace extérieure, ni à des fins impérialistes, mais au contraire : pour ◀l’▶avantage et ◀la▶ survivance de chacune des communautés constituantes et pour qu’elles puissent exercer ensemble des fonctions qui dépassent ◀les▶ forces de chacune d’elle.
Ni ◀les▶ menaces arabes puis mongoles, ni ◀l’▶entreprise des croisades, ni ◀les▶ Turcs devant Vienne à deux reprises, ni ◀les▶ Soviets nous pressant à ◀l’▶Est et nous minant à ◀l’▶intérieur par ◀les▶ partis qu’ils commandaient chez nous, n’ont réussi à provoquer ◀la▶ fédération de nos craintes et de nos forces de défense. Aux yeux de ◀l’▶histoire, ◀la▶ cause est entendue.
Et quant aux entreprises impérialistes des Européens — ◀les▶ colonies —, elles sont restées ◀le▶ fait des États en concurrence nationaliste : elles n’ont contribué qu’à notre division, et presque à notre ruine à deux reprises.
En revanche, ◀les▶ treize États américains en 1783, et ◀les▶ vingt-deux cantons suisses en 1848, ont compris qu’isolés ils tombaient, mais qu’unis ils pouvaient à la fois sauver leurs libertés locales et agir comme une seule nation au niveau des réalités de leur époque. Ni ◀les▶ paniques générales, ni ◀les▶ délires de conquête n’ont jamais rien construit en Europe. Seules, ◀les▶ prises de conscience dramatiques de ◀l’▶incapacité de subsister isolément, et en même temps, ◀la▶ reconnaissance des capacités politiques, économiques et culturelles ménagées par ◀l’▶union virtuelle, ont réussi à provoquer ◀la▶ formation d’institutions fédératives durables.
◀Les▶ conséquences de la dernière guerre mondiale ont placé ◀les▶ nations européennes dans une situation comparable à bien des égards à celle des cantons suisses au lendemain de ◀la▶ guerre du Sonderbund, et notamment devant ◀le▶ double défi de sauvegarder leurs libertés civiques et leurs coutumes nationales, mais d’assumer aussi leurs tâches mondiales.
III. Dialectique du fédéralisme
Comme toutes ◀les▶ grandes idées, ◀l’▶idée fédéraliste est simple, mais non pas simple à définir en quelques mots, en une formule. C’est qu’elle est d’un type organique plutôt que rationnel, et dialectique plutôt que seulement logique. Elle échappe aux catégories statiques et géométriques du rationalisme vulgaire ; mais correspond assez bien aux formes de pensée introduites par ◀la▶ science relativiste.3
◀La▶ pensée fédéraliste ne projette pas devant elle une utopie bien cohérente qu’il s’agirait d’imposer, ou des plans statiques qu’il faudrait réaliser en quatre ou cinq ans, par ◀la▶ réduction impitoyable des réalités vivantes et gênantes. Elle cherche au contraire ◀le▶ secret d’un équilibre souple et constamment mouvant entre des groupes qu’il s’agit de composer en sauvegardant à la fois leur individualité et leurs relations créatrices.
On ne saurait trop insister sur ce double mouvement qui caractérise ◀la▶ pensée fédéraliste, sur cette interaction, cette dialectique, cette bipolarité, comme on voudra, qui est ◀le▶ battement même du cœur de tout régime fédéraliste. ◀L’▶oublier serait se condamner à retomber sans cesse dans un malentendu fondamental, que ◀l’▶exemple de ◀la▶ vie politique suisse illustre très clairement.
En effet, ◀les▶ mots fédération et fédéralisme sont compris de deux manières très différentes par ◀les▶ Suisses alémaniques et par ◀les▶ Suisses romands. En allemand, confédération se dit Bund, qui signifie union, et qui évoque avant tout ◀l’▶idée de centralisation. En Suisse romande, au contraire, ceux qui se proclament « fédéralistes » sont en réalité ◀les▶ défenseurs jaloux de ◀l’▶autonomie des cantons contre ◀la▶ centralisation. Pour ◀les▶ uns, fédérer veut dire surtout s’unir. Pour ◀les▶ autres, être fédéraliste veut dire surtout : rester libre chez soi. Or ◀les▶ uns et ◀les▶ autres ont tort, parce qu’ils n’ont qu’à moitié raison. ◀Le▶ véritable fédéralisme ne consiste ni dans ◀la▶ seule union des cantons, ni dans leur seule autonomie. Il consiste dans ◀l’▶équilibre continuellement rajusté entre ◀les▶ deux nécessités, dans ◀la▶ composition perpétuelle de ces deux forces de sens contraire, en vue de leur renforcement mutuel. Ce dernier point est parfaitement exprimé par ◀la▶ devise paradoxale ou « dialectique » dans sa forme : « Un pour tous, tous pour un ». En effet, « un pour tous » signifie ◀l’▶élan des personnes et des régions vers ◀l’▶union, tandis que « tous pour un » signifie ◀l’▶aide que ◀l’▶union doit apporter à chaque région et à chaque personne.
Il est infiniment probable que, sur le plan européen, nous allons voir se dessiner deux tendances toutes semblables à celles que je viens de signaler pour ◀la▶ Suisse. Nous aurons des fédéralistes qui ne penseront qu’à faire ◀l’▶union et à ◀la▶ renforcer, et nous aurons des fédéralistes préoccupés avant tout de sauvegarder ◀les▶ droits de chaque nation ou région contre ◀les▶ empiètements du pouvoir central. Une nouvelle gauche et une nouvelle droite, en somme. Et il faudra sans cesse rappeler aux deux partis que ◀le▶ fédéralisme véritable n’est ni dans l’une ni dans l’autre de ces tendances, mais bien dans leur coexistence acceptée, dans leur dialogue, dans leur tension féconde.
Toutefois — et il m’importe au plus haut point de ◀le▶ préciser ici et de ◀le▶ souligner —, cette coexistence, ce dialogue, cette tension ne doivent pas être imaginés sous ◀la▶ forme négative d’une tolérance mutuelle, d’une neutralisation des différences, d’un compromis conclu par gain de paix, quelque part à mi-chemin entre ◀les▶ buts visés, qui sont ◀l’▶établissement de ◀l’▶union générale et ◀le▶ respect des droits particuliers. Car cela ne conduirait en pratique qu’à une union trop faible mais bientôt accusée d’oppression par ses membres, et à des droits trop limités mais taxés d’abusifs par ◀le▶ centre.
◀La▶ saine méthode fédéraliste consiste à distinguer dans tous ◀les▶ ◀ordres▶, à chaque niveau, de cas en cas, ce qui doit être carrément centralisé pour bien fonctionner, et ce qui doit rester pleinement autonome pour bien vivre.
Deux cas extrêmes illustreront ce point : celui des transports, et celui de ◀l’▶éducation.
Il est facile de voir que chacun des membres d’une fédération bénéficiera d’une organisation uniforme et centralisée des chemins de fer, des postes et télécommunications, voire de ◀l’▶aviation4, ◀la▶ fonction même de ces moyens coûteux étant de dépasser ◀les▶ cadres physiques dans lesquels s’exercent ◀les▶ autonomies locales ou régionales. D’autre part il n’est pas moins évident que ◀l’▶ensemble fédéral européen bénéficiera de ◀la▶ vitalité culturelle de chacun de ses membres : or cette vitalité ne supporterait pas ◀l’▶uniformisation des régimes d’éducation, liés dans chacun de nos pays à des langues, des coutumes, des traditions religieuses, des conditions sociales et des psychologies dont chacun sait que ◀la▶ variété même conditionne ◀la▶ puissance créatrice de ◀l’▶Europe. Il convient donc d’attribuer aux régions une totale autonomie en matière d’enseignement (comme c’est ◀le▶ cas aux États-Unis et en Suisse). ◀Les▶ éléments fondamentaux de culture commune étant par ailleurs assez forts pour assurer spontanément ◀la▶ cohésion de ◀l’▶ensemble, sans interventions fédérales. (◀Le▶ cas de ◀la▶ recherche est très différent : dès que ses besoins dépassent ◀les▶ moyens dont disposent ◀les▶ individus et ◀les▶ régions, se manifeste ◀la▶ nécessité d’un Centre inspirant, équilibrant, coordonnant ◀les▶ efforts et veillant au surplus à leur financement fédéral.)
Ceci posé, il va sans dire que dans certains domaines publics, il apparaîtra normal ou nécessaire soit de déléguer aux membres de ◀la▶ fédération ◀l’▶administration locale d’activités relevant en principe du pouvoir fédéral (régime fiscal, entretien des routes, par exemple) soit d’admettre ◀l’▶existence parallèle de services fédéraux et de services nationaux ou régionaux (police, tribunaux, par exemple) aux compétences bien définies et distinctes.
Mais ceci ne change rien au principe de ◀la▶ méthode indiquée ci-dessus, et qui consiste à distinguer dans tous ◀les▶ domaines de ◀la▶ vie publique, au fur et à mesure de leur évolution, d’une part ce qu’il devient avantageux pour chacun de confier au pouvoir fédéral ; d’autre part, ce qu’il reste indispensable de laisser à ◀la▶ libre initiative des États ou régions, des groupes et des individus.
Étant bien entendu que ◀les▶ frontières entre ◀le▶ secteur centralisé et ◀le▶ secteur libre doivent être constamment réajustées en vertu de ◀la▶ formule suivante : lorsque ◀les▶ libres créations individuelles ou locales deviennent des phénomènes d’ampleur publique, il est normal qu’un pouvoir central prenne ◀la▶ charge de ◀les▶ organiser, rationaliser et simplifier, élargissant ainsi ses compétences administratives — mais libérant du même coup ◀les▶ énergies individuelles ou locales pour de ◀nouvelles▶ créations ou conquêtes.
En dernière analyse, nous pouvons définir ◀le▶ fédéralisme comme ◀l’▶application à ◀la▶ chose publique d’une méthode générale de travail et de création, qui rend compte du dynamisme particulier de notre civilisation : ◀la▶ libération permanente de ◀nouvelles▶ énergies, grâce à ◀l’▶organisation croissante des activités inventées par ◀la▶ personne et assimilées par ◀la▶ communauté.
À chaque conquête nouvelle effectuée, correspond une organisation de ◀la▶ zone conquise, qui, ainsi colonisée, permet soit de se lancer vers des aventures ou des explorations ◀nouvelles▶, soit d’accroître ◀les▶ possibilités de libération personnelle de ◀l’▶homme.5
Durant la première moitié du xxe siècle, la plupart des penseurs européens, pris d’angoisse devant ◀l’▶essor technique, ont popularisé ◀l’▶idée que ◀la▶ machine était en passe d’asservir ◀l’▶homme. Étrange démission de ◀l’▶esprit devant ses propres inventions ! Car il est clair que ◀la▶ machine a été inventée par ◀les▶ Européens pour ◀les▶ libérer du travail qui pouvait être fait par elle ; et s’ils ne savent mettre à profit ◀les▶ libertés ainsi conquises, à la fois physiques et psychiques, personnelles et sociales, c’est leur esprit d’abord qui en est ◀le▶ vrai responsable. ◀Le▶ mécanisme quel qu’il soit — de ◀la▶ machine-outil à ◀l’▶État, du plan de travail d’un écrivain au plan de production d’un pool international, des habitudes et routines privées aux règlements collectifs et aux lois — n’est en fin de compte, comme à ◀l’▶origine, qu’un auxiliaire de ◀la▶ vie créatrice, un moyen ordonné à sa fin.
De même, il serait néfaste et faux de considérer ◀la▶ centralisation, ◀l’▶organisation, ◀les▶ lois fédérales comme autant de dangers en soi pour ◀les▶ libertés locales ou personnelles. Ces mécanismes ont pour fonction normale de décharger ◀les▶ communautés fédérées de tâches devenues trop lourdes pour elles, mais dont ◀la▶ bonne exécution ouvre à chacun de leurs citoyens des moyens de mieux vivre sa vie propre, et de plus librement se choisir : sécurité physique mieux assurée ; diversités personnelles, locales et régionales mieux affirmées, parce qu’allégées des tâches indifférenciées et niveleuses ; possibilités de déplacement, donc de contacts ou d’éloignement à volonté, et par suite d’élargissement de ◀la▶ conscience ; faculté accrue de s’engager selon ses goûts, ses idées ou sa foi, mais aussi de se dégager de ses « fatalités » natives… N’est-ce point là ce que ◀l’▶homme européen, depuis des siècles, appelle sa liberté ? Subordonner sans trêve ◀les▶ mécanismes utiles à des buts créateurs, ◀l’▶organisation à ◀la▶ vie, ◀l’▶uniforme au diversifié, ◀le▶ collectif au personnel, tel est ◀le▶ secret de cette méthode, de cette « fonction dichotomique », par définition progressiste, libératrice, aventureuse, et dont ◀le▶ fédéralisme nous apparaît maintenant comme ◀la▶ traduction politique.
Ayant défini de ◀la▶ sorte ◀la▶ santé de ◀l’▶Europe à construire, je ne perdrai pas de temps à rappeler ◀les▶ maladies qui ◀la▶ menacent en permanence. ◀La▶ tyrannie de ◀l’▶État et de ses mécanismes, ◀l’▶anarchie individualiste (ou impérialisme local) de groupes qui se veulent souverains, comme si ◀le▶ reste du monde n’existait pas : j’ai dit plus haut que ce sont, à ◀la▶ racine, ◀les▶ maladies de ◀la▶ personne elle-même. Car ◀la▶ personne sera toujours tentée soit de céder à ◀la▶ pesanteur naturelle, aux routines, aux machines qu’elle s’est construites mais qu’elle accuse ensuite de ◀l’▶asservir, cette mauvaise foi trahissant à vrai dire un manque de foi ; soit de s’imaginer, comme ◀la▶ colombe de Kant, qu’elle volerait beaucoup mieux dans ◀le▶ vide.
Bureaucratie, technocratie, pédantisme agressif des administrations et dictature du plan, d’une part ; condition prolétarienne, travail humain à ◀la▶ chaîne, aliénation des libertés essentielles et disciplines totalitaires imposées à ◀la▶ révolte individuelle, d’autre part, résultent d’une seule et même démission de ◀la▶ personne devant sa liberté et devant sa responsabilité. Mais ◀la▶ personne démissionnaire accuse ◀les▶ mécanismes, ces objets, et ◀les▶ doue des pouvoirs de sujets qu’elle abdique…
IV. Passage des buts aux moyens
Quels sont alors ◀les▶ buts que ◀l’▶homme européen peut et doit projeter au plan de ◀la▶ politique et de ◀l’▶organisation du continent, pour ◀les▶ décennies à venir ? Et de quels mécanismes ◀l’▶Europe a-t-elle besoin pour atteindre ces buts, ou pour s’en rapprocher ?
Buts. Autonomie (liberté et responsabilité) croissante des personnes, des groupes, des communes, des régions, et finalement de ◀l’▶Europe entière, pour exercer de mieux en mieux leur vocation particulière, à leur degré de réalité et d’action, soit dans ◀la▶ vie privée (qui relève de ◀la▶ métaphysique), soit dans ◀la▶ vie du groupe ou de ◀la▶ cité (qui relève de ◀l’▶éthique), soit dans ◀les▶ relations intercollectives (qui relèvent de ◀la▶ politique).
Moyens. Union (économie d’énergies) capable de surmonter ◀les▶ tendances anarchiques-autarciques des individus, groupes, régions, capable donc : a) d’organiser à ◀l’▶intérieur du continent ◀les▶ services libérant personnes et groupes des tâches mécanisables ; b) de manifester à ◀l’▶échelle mondiale ◀la▶ vocation générale des Européens, c’est-à-dire de donner une Voix à ◀l’▶ensemble historique et culturel qu’est ◀l’▶Europe.
Tout ◀le▶ problème est d’ordonner, subordonner, articuler ces moyens collectifs à ces buts personnels (◀les▶ plus immédiats à ◀l’▶universel). Il s’agit donc :
— d’une part, à ◀l’▶intérieur, d’éviter que ◀les▶ indépendances personnelles et locales soient dissoutes dans un réseau toujours plus serré d’interdépendances mécaniques proliférant sans contrôle ni orientation, par suite niveleuses et accroissant ◀l’▶entropie de ◀l’▶ensemble ;
— d’autre part, vis-à-vis de ◀l’▶extérieur, d’éviter que soit reportée aux frontières de ◀l’▶union ◀la▶ somme des tendances autarciques-impérialistes dont une union forcée (uniformisation) aurait frustré chacun de ses membres, au lieu de lui permettre de ◀les▶ transmuer en émulation créatrice au sein d’un ensemble plus vaste.
Ainsi posé, ◀le▶ problème d’une organisation fédérative de ◀l’▶Europe se ramène à ◀la▶ recherche d’un optimum pratique entre ◀les▶ maxima possiblement contradictoires (en vérité, complémentaires) de ◀l’▶autonomie et de ◀l’▶union.
Sa solution peut apparaître d’une complexité sans espoir aux praticiens de ◀la▶ vie politique qui se contentent des routines et recettes « réalistes » héritées du siècle dernier (jeux des réflexes partisans et nationalistes, usage des slogans démagogiques, appels alternés aux passions populaires et aux experts), mais je ◀la▶ tiens pour moins difficile que celles qu’on demande, par exemple, aux constructeurs d’une fusée balistique ou d’un vaisseau astronautique. Et ◀l’▶on ne voit pas comment « ◀l’▶art du possible » pourrait encore servir d’excuse à ◀la▶ paresse d’esprit d’une classe politicienne qui n’a pas su prévoir Hitler, et qui trouvait ◀le▶ Marché commun trop technique pour être sérieux.
Philosophie des buts et science de leurs moyens doivent déterminer conjointement toute vision digne du nom de politique, dans ◀l’▶ère d’universelle interaction inaugurée par ◀la▶ technique occidentale.
◀La▶ nécessité d’une union de ◀l’▶Europe n’étant pas ici discutée mais admise, il faut chercher à voir maintenant quelles formes d’organisation politique seront capables de satisfaire aux doubles exigences que ◀l’▶on vient d’énoncer : Autonomie et Union, Buts et Moyens, philosophie de ◀la▶ personne et technique d’organisation qui ◀la▶ traduise.
En bonne méthode personnaliste, c’est d’une vision des Buts qu’il faut partir : car elle seule permettra d’éclairer ◀les▶ chemins qui peuvent y conduire. Nous allons essayer de ◀la▶ décrire à grands traits, en nous plaçant en imagination dans ◀la▶ période de 1975-1980.
V. Vue générale d’une Europe fédérée
Buts
◀Le▶ préambule de ◀l’▶Acte constituant ◀la▶ fédération européenne déclare que ◀l’▶union de ses peuples a pour fins, d’une part, d’assurer ◀les▶ libertés et ◀les▶ responsabilités civiques à l’intérieur de ◀la▶ fédération ; d’autre part, de représenter dans ◀le▶ monde ◀la▶ vocation et ◀les▶ intérêts propres de ◀l’▶ensemble européen.
Comment ces grands principes abstraits se traduisent-ils, aux yeux de ◀l’▶Européen vivant en 1980 ?
Tout d’abord, par un sentiment de grand espace ouvert. Euphorie pour ◀les▶ uns — ◀les▶ meilleurs ; nostalgie ou sentiment de vague insécurité pour ◀les▶ autres. (Mais on y veille, leur commune ◀les▶ protège.) Moins grande que ◀les▶ États-Unis, ◀la▶ Russie soviétique ou ◀la▶ Chine, ◀l’▶Europe est tellement plus variée qu’elle est en fait, si on ◀la▶ traverse, infiniment plus riche en expériences à vivre, en aventures, en découvertes de soi-même et des autres hommes. Du rocher de Gibraltar à ◀la▶ steppe monotone, des lacs de ◀l’▶Écosse aux îles grecques, de ◀la▶ Finlande à ◀la▶ Sicile, tout s’ouvre aux ambitions ou aux rêves d’un jeune homme.
◀Les▶ citoyens de tous ◀les▶ pays membres de ◀la▶ fédération européenne circulent du nord au sud et de ◀l’▶est à ◀l’▶ouest sans passeports ni visas, sans visites de douanes, sans embouteillages à Menton, sans contrôles aux aérodromes, sans avoir à changer de monnaies en y perdant à chaque guichet, sans rien déclarer à personne. Des milliards d’heures de vie active ou de loisirs sont ainsi gagnées chaque année, par des millions d’Européens en déplacement professionnel ou en vacances.
Ils sont chez eux partout, du Cap Nord à Stamboul, comme c’était ◀le▶ cas naguère du Provençal à Paris, du Saint-Gallois à Genève, du Sicilien en Lombardie. Ils disent « nous » en parlant de n’importe quel autre peuple. Ils apprennent à considérer ◀les▶ gloires et ◀les▶ hontes du passé de chaque pays européen comme ◀les▶ leurs, et ◀l’▶avenir de ◀l’▶ensemble européen comme leur avenir. Leur horizon, leur projet d’existence n’est plus borné par ◀les▶ frontières rigides de leur nation, moyenne ou petite, mais s’ouvre aux dimensions continentales, et donc mondiales.
S’ils veulent sortir de ◀l’▶Europe, vers ◀l’▶Afrique ou ◀l’▶Asie, ◀les▶ Amériques ou ◀la▶ Russie, ils produisent un passeport européen, délivré à leur lieu d’origine.
Chacun peut s’établir où il ◀le▶ veut, sur tout ◀le▶ territoire de ◀la▶ fédération, soit pour y travailler, soit pour y vivre à sa manière. (◀Les▶ seules restrictions occasionnelles à ce droit fondamental découlent des plans d’aménagement locaux, urbains ou agricoles, harmonisés dans ◀le▶ cadre fédéral. On cherchera à éviter ◀les▶ congestions locales et ◀les▶ goulots d’étranglement, dans ◀les▶ régions ◀les▶ plus favorisées par une mode, un climat, une production facile.)
Chacun peut vendre ses produits partout, sans taxes, et acheter ce qui se fait partout, au même prix et en francs européens. Ce marché commun de 400 millions de producteurs et de consommateurs est de loin ◀le▶ plus riche et ◀le▶ plus varié du monde. ◀L’▶Europe a donc cessé de se sentir écrasée entre ◀les▶ « deux grands » : elle est plus « grande » que chacun d’eux, et presque autant que ◀les▶ deux additionnés.
Mais cette grande liberté cosmopolite n’est pas payée au prix d’un déracinement général ; ces ouvertures plus vastes à ◀l’▶esprit d’aventure, qui sera toujours ◀le▶ fait d’une minorité, n’empêchent nullement ceux qui préfèrent ◀la▶ sécurité maternelle et ◀la▶ protection d’une partie limitée, d’en jouir et même mieux qu’avant.
Car chaque citoyen de ◀l’▶Europe relève d’un pays d’origine, d’une communauté définie où il a (ou prend) ses racines ; et il peut y exercer ses droits civiques. ◀Le▶ droit à une patrie locale est garanti par ◀la▶ Constitution fédérale, et surveillé par ◀la▶ Cour fédérale de justice, dépositaire du Statut de ◀la▶ Personne.
Pour devenir citoyen de ◀l’▶Europe, il faut et il suffit que ◀l’▶on devienne d’abord citoyen de l’un des pays membres, voire d’une de ses communes. Tout citoyen d’un État membre qui s’établit sur ◀le▶ territoire administré par un autre État membre y bénéficie de tous ◀les▶ droits civiques et sociaux. Il y vote, et il y est éligible après un certain délai, qui varie selon qu’il s’agit d’emplois publics municipaux, régionaux, ou nationaux.
◀Le▶ droit fondamental à une patrie locale entraîne que ◀les▶ communautés constituées, régions associées ou États, sont responsables vis-à-vis de leurs citoyens de maintenir et développer leur autonomie, leur physionomie particulière, leurs propres lois et coutumes, pour autant que celles-ci ne conservent ou n’introduisent rien au contraire à ◀la▶ Constitution fédérale et à ◀la▶ Charte des droits de ◀la▶ personne. (◀Les▶ libertés de culte, d’expression et d’association sont expressément garanties ; ◀l’▶État, ou ◀la▶ majorité dans une région, ne peuvent en aucun cas en priver ◀les▶ minorités.)
D’autre part, face au reste du monde et dans ◀le▶ monde, nos peuples peuvent enfin faire entendre ◀la▶ Voix de ◀l’▶Europe (comme ◀le▶ demandait Churchill dès 1948 au Congrès de ◀l’▶Europe à ◀La▶ Haye6). ◀Le▶ fait que leur fédération ait désormais, en tant que telle, une politique étrangère commune, signifie que ◀les▶ citoyens d’un de nos petits États ne sont plus à ◀la▶ merci de ◀la▶ politique d’un de nos grands États, ◀les▶ entraînant dans une guerre ou une ruine générales : ils participent tous également au droit de déterminer leur destin, sur ce plan aussi. (Et ◀l’▶on verra que ce droit joue en faveur de ◀la▶ paix.) ◀La▶ vocation culturelle, sociale, économique et politique de ◀l’▶ensemble européen s’exprime désormais par des décisions fédérales, qui traduisent ◀la▶ conscience et ◀la▶ volonté de ◀la▶ majorité des États et des Européens responsables de leur État.
◀La▶ fédération européenne a solennellement déclaré qu’elle renonçait à ◀la▶ guerre comme moyen politique. Pour sa police interne et pour garantir ses membres contre ◀l’▶extérieur, elle entretient des forces défensives organisées selon ◀le▶ système des milices suisses, mobilisables en quelques heures dans ◀le▶ cadre local. En cas d’attaque contre n’importe quel membre de ◀la▶ fédération, tous ◀les▶ autres se portent automatiquement à sa défense, selon ◀les▶ plans de ◀l’▶état-major européen, qui dépend du pouvoir fédéral.
Moyens, ou institutions
◀Les▶ institutions européennes ont pour raison d’être et principe formateur d’exprimer et de garantir ◀les▶ libertés fondamentales de ◀l’▶homme européen.
Il en résulte immédiatement que ◀l’▶organisation politique de ◀l’▶Europe ne saurait être ◀l’▶État-nation unifié, ni un système d’alliances bi- ou multilatérales. En effet, la première solution porterait atteinte au droit fondamental des personnes à se grouper en communautés diversifiées : droit à ◀l’▶autonomie ; tandis que la seconde solution porterait atteinte au droit fondamental des communautés qui est, d’une part, d’être déchargées des tâches d’organisation (ou « mécaniques ») outrepassant leurs capacités, d’autre part de manifester ◀la▶ vocation générale des Européens à ◀l’▶échelle mondiale : droit à ◀l’▶Union.
◀L’▶Europe fédérée se présente, en conséquence, comme un grand espace composé d’une vingtaine d’États membres, et de quelques États associés (bordure de ◀l’▶Est). ◀La▶ souveraineté des membres est garantie par ◀la▶ Constitution fédérale, nonobstant ◀la▶ mise en commun de plusieurs de leurs fonctions principales. Elle se trouve être, de ◀la▶ sorte, au moins aussi réelle que dans ◀l’▶ancien régime, quoiqu’expressément limitée.
Mais ces États souverains sont en pleine évolution vers des groupements de leurs régions, qui parfois nouent des liens assez étroits, par-delà ◀les▶ frontières étatiques.
Cette situation mouvante, absolument nouvelle, fait ◀l’▶objet des discussions politiques, juridiques, économiques et culturelles ◀les▶ plus vivantes et ◀les▶ plus difficiles, à l’intérieur de ◀la▶ fédération vers 1980. Elle ne saurait s’expliquer qu’en fonction des problèmes qui se posaient au départ de ◀la▶ construction de ◀l’▶Europe.
Ouvrons donc en ce point une parenthèse, et, faisant retour en arrière, examinons ◀la▶ situation telle qu’elle se présentait aux environs de 1963, lorsqu’on se mit à envisager ◀les▶ divers modes possibles d’une union politique, et à supputer ◀les▶ conséquences probables qu’entraînerait une fédération.
Parenthèse 1963
a) Rapports entre ◀les▶ souverainetés nationales et ◀la▶ fédération
Entre un unitarisme jacobin opprimant ◀les▶ autonomies, et une nouvelle Sainte-Alliance, interdisant toute union efficace, il s’agit de manœuvrer selon ◀les▶ meilleures recettes de pilotage, de trouver une formule d’équilibre en mouvement entre ◀les▶ pouvoirs fédéraux et ◀les▶ États, entre ◀le▶ corps et ◀les▶ organes.
◀Le▶ problème ◀le▶ plus épineux est celui de ◀la▶ souveraineté : faut-il exiger des États qu’ils y renoncent ? Si c’est une condition sine qua non, y a-t-il une chance quelconque qu’on ◀l’▶obtienne jamais, donc qu’on arrive jamais à une fédération ?
Ainsi posé, ◀le▶ problème est insoluble.
D’une part nos grands États prennent prétexte de leur souveraineté théorique pour refuser ◀les▶ plans d’union concrète. D’autre part, ◀les▶ mouvements fédéralistes, par un grand nombre de résolutions impératives mais dont personne ne semble tenir compte, exigent que ◀les▶ États renoncent expressément à cette souveraineté théorique. Or, on ne saurait attendre une nuit du 4 août des États : ce ne sont pas des personnes libres et responsables, et il est tout à fait inconcevable qu’ils puissent agir sous ◀le▶ coup d’un enthousiasme collectif. « ◀L’▶État est ◀le▶ plus froid des monstres froids », comme ◀l’▶a dit Nietzsche. Mais s’il est vain de fonder ◀l’▶espoir d’une construction européenne sur un geste qu’aucun grand État n’est en mesure de faire, il est sans doute dangereux de s’épuiser à combattre des souverainetés en grande partie inexistantes, et qu’on ne pourrait que renforcer temporairement en ◀les▶ obligeant à se défendre au nom sacré de ◀l’▶indépendance d’un pays.
Pour sortir de ◀l’▶impasse, on pourrait recourir à un précédent historique qui me paraît tout à fait indiqué en ◀la▶ matière :
◀La▶ Constitution fédérale de ◀la▶ Suisse (1848) semble avoir résolu ◀la▶ quadrature du cercle. Loin d’exiger des cantons une renonciation à leur souveraineté, elle ◀la▶ garantit expressément, en même temps qu’elle en délègue partiellement ◀l’▶exercice au pouvoir fédéral. Voici ◀les▶ textes :
Article premier. — ◀Les▶ peuples des vingt-deux cantons souverains de ◀la▶ Suisse, unis par ◀la▶ présente alliance… forment dans leur ensemble ◀la▶ Confédération suisse.
Article 3. — ◀Les▶ cantons sont souverains en tant que leur souveraineté n’est pas limitée par ◀la▶ Constitution fédérale, et comme tels, ils exercent tous ◀les▶ droits qui ne sont pas délégués au pouvoir fédéral.
Article 5. — ◀La▶ Confédération garantit aux cantons leur territoire, ◀la▶ souveraineté dans ◀les▶ limites fixées par ◀l’▶article 3, leurs constitutions, ◀la▶ liberté et ◀les▶ droits du peuple… (etc.)
Ratifiés par ◀la▶ majorité du peuple et des cantons, ces articles ont résolu ◀le▶ problème à ◀la▶ satisfaction générale depuis cent-quinze ans. On peut ◀les▶ qualifier soit d’habile compromis, soit d’échappatoire, selon qu’on a ◀le▶ tempérament pragmatique ou doctrinaire. Un fait demeure : il n’est pas de constitution plus fédéraliste que celle de ◀la▶ Suisse, et pourtant elle garantit ◀la▶ souveraineté de ses membres !
Souveraineté fictive, dira-t-on ? Elle ◀l’▶est certes en partie ; pas davantage toutefois que celle de nos États contemporains. Au surplus, dans ◀la▶ mesure où elle subsiste, elle se voit garantie et défendue par une constitution, par une armée, et par ◀la▶ volonté unanime des peuples et des États confédérés. Ce qui est bien loin d’être ◀le▶ cas des souverainetés soi-disant « absolues » des grands ou petits États de l’Europe désunie.
Voyons cela d’un peu plus près. ◀Les▶ cantons suisses n’ont plus ◀le▶ droit de faire ◀la▶ guerre, ni d’entretenir leur propre armée, ni de conclure des traités séparés ; ces attributs de ◀la▶ souveraineté classique sont reportés au niveau fédéral, et ◀la▶ fédération, de plus, a renoncé au droit d’attaquer ses voisins ou de prendre parti dans leurs querelles. Mais qu’en est-il de ces voisins et de leur souveraineté illimitée ? ◀L’▶affaire de Suez a permis d’en juger. Deux grands États de l’Europe avaient tenté de faire valoir ◀les▶ droits fondamentaux que ◀la▶ doctrine classique attribue aux « souverains » : celui de déclarer ◀la▶ guerre et celui de conclure ◀la▶ paix comme on ◀l’▶entend et quand on ◀le▶ veut. En fait, ces deux États se sont vus brutalement mis en demeure par deux autres puissances de cesser ◀les▶ hostilités, qu’ils venaient d’engager contre ◀l’▶Égypte. Ils ont immédiatement obtempéré. Or, ces puissances n’étaient pas même européennes, et sans ◀l’▶appui de l’une aucun pays d’Europe ne peut se défendre contre l’autre. Aucun pays d’Europe n’est donc vraiment souverain au sens classique ; mais il y a plus : aucun n’est autonome et ne pourra plus ◀l’▶être tant que ◀l’▶Europe entière ne ◀le▶ sera pas. Leur souveraineté relative, pour autant qu’elle subsiste, n’est en rien garantie (ni d’ailleurs menacée) par leurs voisins et frères, mais seulement par l’une des puissances extérieures qui ont ◀la▶ souveraineté atomique.
Cette situation aussi dangereuse qu’humiliante indique clairement ce qu’il nous reste à faire : — une Constitution fédérale, afin que ◀l’▶Europe recouvre, au temps des grands empires, ◀l’▶indépendance de décision qui échappe en fait à ses nations.
b) Libération des dynamismes régionaux
Un second problème fondamental semble bien devoir se poser à ◀l’▶Europe une fois fédérée. Peu ◀le▶ pressentent ou s’en inquiètent, aux environs de 1963 : c’est qu’il est plus ◀nouveau▶ que celui des souverainetés, et qu’il est même sans précédent dans ◀l’▶ère moderne. Voici comment on peut ◀l’▶imaginer.
En admettant que ◀l’▶union fédérale étende à ◀l’▶ensemble du continent et aux îles britanniques ◀le▶ régime qui est en train de s’instaurer entre ◀les▶ Six (effacement des frontières économiques), certains dynamismes ◀nouveaux▶ se trouveront libérés. D’autant plus ◀les▶ frontières nationales seront dévalorisées — réduites à d’invisibles limites administratives et d’état civil, comme c’est ◀le▶ cas entre ◀les▶ cantons suisses depuis 1848 — d’autant mieux se manifesteront ◀les▶ réalités régionales. ◀La▶ notion de « métropole » économique et culturelle prendra forme. Des reliefs ◀nouveaux▶, comparables à des soulèvements de terrain révélant un jeu de forces profondes, modèleront une Europe réelle bien différente de celle de nos cartes politiques actuelles, avec leurs taches de couleurs strictement emboîtées quoique très arbitrairement délimitées. Et ◀l’▶on verra des États unitaires, comme ◀la▶ France, ou ◀l’▶Espagne, ou ◀la▶ Belgique, se différencier et se réorganiser en autant de régions ◀nouvelles▶ (ou réanimées), qu’il y aura de « métropoles » prouvant leur droit à une autonomie de fait.
C’est ici que ◀l’▶exemple de ◀la▶ Suisse cesse de nous servir de modèle, du moins transposable tel quel du régime des cantons à celui des États. Car ◀les▶ cantons correspondent à peu près à des régions à la fois naturelles et culturelles — linguistiques, religieuses, et de mœurs et coutumes7 ; tandis que ◀les▶ États centralisés de ◀l’▶Europe, hérités du dernier siècle ont poursuivi ◀le▶ dessein systématique d’effacer leurs diversités, tant provinciales que régionales ; dont certaines au surplus, coupées de gré ou de force par une frontière « nationale », se sont trouvées amalgamées à des États de traditions bien différentes8.
Reprenons maintenant ◀la▶ description de ◀l’▶Europe fédérée de 1980. On y assiste à des regroupements qui ne tiennent plus compte des frontières nationales et modifient profondément ◀le▶ régime des États naguère centralisés. Au lieu d’un puzzle de pièces bizarrement découpées, selon des conjonctures historiques dépassées, ◀l’▶Europe fédérale est en train de devenir une constellation de foyers, ou de « métropoles », qui ne sont plus définis par leur contour, mais par leur force de rayonnement.
◀La▶ mobilité des industries ◀nouvelles▶, et leur indépendance par rapport au sous-sol, provoquent ◀la▶ naissance de complexes à la fois économiques et culturels qui ne recouvrent pas nécessairement ◀les▶ anciennes provinces ou régions, et qui chevauchent souvent ◀les▶ frontières « nationales » dessinées au xviiie et au xixe siècle.
◀Les▶ régions de climat salubre, ou amène, se voient à juste titre privilégiées. ◀L’▶Europe noire du charbon, des corons, des banlieues ouvrières et des mines se vide, au profit des régions méridionales, fluviales, ou même alpestres.
Ces phénomènes d’une ampleur croissante ne vont pas sans poser des problèmes très ardus d’aménagement du territoire européen. Ils requièrent des solutions neuves, à ◀la▶ recherche desquelles concourent économistes, démographes, sociologues, hygiénistes, urbanistes, éducateurs, et spécialistes du droit fédéral : ces derniers devant faire preuve, plus encore que ◀les▶ autres, d’imagination créatrice.
Une jurisprudence fédérale des régions autonomes se constitue. Une politique fédérale de production et de distribution tend à prévoir et régulariser ◀les▶ mouvements démographiques, et ◀les▶ incidences industrielles et commerciales des associations ou unions régionales. Elle s’efforce d’harmoniser ◀la▶ vitalité des ◀nouveaux▶ centres, ◀les▶ besoins généraux du continent, et ◀les▶ échanges toujours plus intenses à ◀l’▶échelle mondiale. Ce processus dans lequel ◀la▶ fédération joue un rôle d’intermédiaire et de régulateur entre ◀le▶ monde et ◀les▶ régions, a pour double effet de diminuer ◀l’▶importance des anciens États et d’augmenter celle des foyers locaux.
◀La▶ renaissance des communes s’affirme. ◀Le▶ citoyen, naguère « démuni de toute influence politique appréciable » (Tocqueville) dans ◀le▶ cadre trop vaste et trop rigide de ◀l’▶État-nation, retrouve au niveau communal ◀le▶ concret de ses droits et de ses responsabilités. Groupées en syndicats de production, en coopératives techniques ou de distribution et de consommation, ◀les▶ communes redeviennent ◀les▶ cellules de base de chaque région réelle, et ◀le▶ milieu par excellence de ◀l’▶action civique.
c) Attributs de ◀la▶ fédération
◀La▶ structure fédérale et ◀la▶ répartition des pouvoirs entre ◀la▶ fédération et ses membres sont ◀l’▶expression directe des principes énoncés plus haut, et s’en déduisent sans autres difficultés que celles qui naissent d’une volonté fédéraliste de respecter autant que possible ◀les▶ situations spéciales et locales. ◀Les▶ compétences du pouvoir fédéral s’exercent donc d’abord dans ◀le▶ domaine de ◀la▶ politique étrangère, et de ◀la▶ défense.
Aucun État membre ne pouvant plus conclure d’alliances séparées ni avec d’autres États membres ni au-dehors, c’est ◀la▶ fédération qui assure ◀la▶ représentation diplomatique de ◀l’▶Europe entière, pour toutes ◀les▶ matières prévues par ◀la▶ Constitution fédérale.
Plusieurs États conservent cependant, à ◀l’▶intérieur et à l’extérieur de ◀la▶ fédération, des ambassades et consulats chargés d’entretenir ◀les▶ relations qui ne sont pas du ressort fédéral. (Relations économiques et commerciales, dans ◀la▶ mesure compatible avec ◀les▶ plans fédéraux ; relations culturelles ; recherches scientifiques, hygiène, enseignement, échanges universitaires, voyages, etc.)
◀La▶ défense de ◀l’▶Europe est assurée par des forces armées aux ◀ordres▶ du pouvoir fédéral, qui ne peuvent entrer en action qu’en cas d’attaque contre ◀la▶ fédération ou l’un de ses membres, ou en cas de coup de force séparatiste de l’un des membres.
◀La▶ réduction des antagonismes intérieurs résultant de ◀l’▶ouverture d’un grand espace libre et de ◀la▶ mise en commun des ressources de base ; ◀la▶ possibilité pour ◀l’▶individu de répartir ses allégeances entre des ensembles culturels et spirituels plus restreints ou plus vastes que ◀la▶ communauté politique (État ou région) où il est né ; et enfin ◀le▶ libre jeu dans ◀la▶ fédération d’innombrables tensions de tous ◀ordres▶, tout cela contribue non seulement à empêcher ◀le▶ retour des chocs destructeurs entre États-nations rigides, à l’intérieur de ◀l’▶Europe, mais aussi à ◀la▶ rendre incapable d’exercer une politique agressive. Un tel ensemble de diversités ne saurait être impérialiste. (Rappelons que ◀les▶ anciens empires coloniaux avaient été créés par ◀les▶ États nationalistes en compétition brutale, et que leur liquidation a seule permis ◀le▶ rapprochement des peuples de ◀l’▶Europe.) C’est pourquoi ◀la▶ fédération européenne a solennellement proclamé qu’elle renonçait à ◀la▶ guerre comme moyen d’imposer sa politique commune. ◀Le▶ problème des États neutres, adhérant à ◀la▶ fédération, se trouve ainsi résolu, leur neutralité n’ayant plus lieu de s’affirmer ni à ◀l’▶intérieur, ni à ◀l’▶extérieur.
Quant à savoir si ◀l’▶Europe fédérée est elle-même neutre, ◀la▶ question se ramène à celle des alliances qu’elle peut être amenée à conclure avec d’autres États ou fédérations. Si elle accepte de lier son sort à un État ou à un groupe d’États qui s’interdit comme elle tout recours à ◀la▶ guerre, elle reste neutre en théorie, et fidèle à ◀l’▶esprit de sa Constitution ainsi étendu à ◀l’▶alliance ; mais elle peut être entraînée dans une guerre qu’un tiers parti ferait à ◀l’▶allié, comme s’il ◀la▶ faisait à l’un de ses membres. Une disposition de ce genre présente ◀le▶ double avantage de rassurer ◀le▶ tiers parti quant à sa sécurité et de décourager ses propres tendances agressives. En revanche, ◀l’▶Europe fédérée ne saurait conclure une alliance militaire avec aucune puissance qui maintiendrait son « droit » de recourir à ◀la▶ guerre.
Dans ◀le▶ domaine économique, ◀les▶ attributions du pouvoir fédéral sont déterminées en fonction de ◀la▶ méthode dichotomique définie plus haut. Outre que ◀la▶ fédération assure ◀les▶ libertés d’établissement, de travail, de commerce et de circulation des biens sur tout son territoire, elle se charge d’organiser et de subventionner ◀les▶ activités qui dépassent ◀la▶ capacité des États membres.
Elle administre ◀les▶ douanes fédérales.
Elle élabore une politique de production, de répartition intérieure, et d’échanges à ◀l’▶échelle mondiale.
Elle soutient et harmonise ◀les▶ plans d’aménagement du territoire entrepris par ◀les▶ États membres. Elle légifère sur ◀les▶ transports, ◀les▶ postes, ◀les▶ grands travaux à ◀l’▶échelle continentale (autoroutes, canaux, centrales d’énergie atomique notamment).
Dans ◀le▶ domaine culturel, ◀les▶ attributions fédérales sont définies, à ◀l’▶intérieur par ◀l’▶ampleur des investissements requis, à ◀l’▶extérieur par ◀la▶ nécessité de représenter ◀l’▶ensemble européen.
À ◀la▶ politique des grands travaux continentaux correspond une politique des « grandes recherches » : ◀le▶ CERN à Genève, dès 1959, « ◀l’▶Opération Perdrix blanche » dans ◀le▶ cercle arctique (recherches spatiales), dès 1963, en ont été ◀les▶ deux premières illustrations.
D’autre part, ◀les▶ problèmes fondamentaux soulevés par ◀le▶ contact des traditions différentes de ◀l’▶Occident, de ◀l’▶Afrique, de ◀l’▶Asie, du monde arabe, au sein d’une même civilisation technique née en Europe mais rapidement adoptée par tous ◀les▶ pays du monde, ont montré ◀la▶ nécessité d’une politique commune des Européens dans ◀le▶ domaine de ◀la▶ culture. Débattue et décidée par ◀le▶ Conseil des recherches et de ◀l’▶enseignement (voir plus loin) cette politique est représentée dans ◀le▶ monde par des Relations culturelles européennes, agissant concurremment avec ◀les▶ missions des États membres, chaque fois que ◀les▶ problèmes à traiter ou ◀les▶ conflits à résoudre dépassent ◀les▶ capacités nationales, concernent ◀l’▶ensemble européen et ses intérêts généraux. (Exemples : création d’Instituts européens dans ◀le▶ tiers-monde. Formation européenne des aides techniques. Relations publiques de ◀l’▶Europe dans ◀le▶ « monde de Bandung » et dans ◀le▶ monde communiste. « Voix de ◀l’▶Europe » à ◀la▶ RTV, etc.)
Enfin, ◀le▶ pouvoir fédéral garantit ◀l’▶◀ordre▶ intérieur, ◀les▶ constitutions des États membres, et toutes ◀les▶ libertés personnelles et publiques reconnues par ◀la▶ Constitution fédérale.
d) Attributions des États membres
D’une manière générale, ◀les▶ États exercent tous ◀les▶ droits et devoirs législatifs, exécutifs et judiciaires prévus par leur constitution, dans ◀la▶ mesure où ces droits et devoirs ne sont pas délégués à ◀la▶ fédération. C’est en matière d’éducation et de culture, notamment, que ◀les▶ États conservent ◀les▶ plus larges compétences.
◀La▶ principale modification au régime ancien de souveraineté territoriale des États provient de ◀la▶ renaissance des régions et de ◀la▶ formation de « métropoles » ◀nouvelles▶. En vertu de dispositions spéciales introduites dans ◀la▶ constitution des États autrefois « indivisibles », certaines conditions de développement étant satisfaites, et sous réserve d’une approbation fédérale, régions et métropoles peuvent se donner des structures et des pouvoirs autonomes, et elles peuvent aussi s’associer avec d’autres entités comparables relevant d’un État voisin.
◀L’▶Europe tend de ◀la▶ sorte à se transformer de fédération des États « anciens » (nés d’ailleurs, pour la plupart, aux xixe et xxe siècles) en fédération des régions réelles.
e) Autorités fédérales
Législatives : ◀La▶ double nécessité d’assurer ◀l’▶union européenne et ◀l’▶autonomie des communautés fédérées implique une dualité correspondante au sein des pouvoirs législatifs. ◀L’▶Assemblée fédérale se compose donc d’une Chambre des députés européens et d’un Sénat européen, la première représentant ◀les▶ peuples, le second, ◀les▶ États et ◀les▶ communautés dotées d’une autonomie reconnue.
◀Les▶ affaires de ◀la▶ compétence de ◀l’▶Assemblée sont toutes celles qui relèvent expressément de ◀la▶ fédération : législation fédérale, garantie des constitutions des États et des autonomies régionales, mesures propres à faire respecter ◀la▶ Constitution fédérale, révision de celle-ci, garantie des libertés, organisation et droit de disposer de ◀l’▶armée fédérale, ratification des traités, budget et approbation des comptes de ◀la▶ fédération, élection de ◀l’▶exécutif et de ◀la▶ Cour de justice.
◀Les▶ lois fédérales ne peuvent être rendues qu’avec ◀l’▶accord des deux chambres. En cas de différend irréductible, un référendum populaire est requis.
Exécutives : Un complexe de traditions, confessions et langues, de conditions naturelles et de possibilités de développement aussi différenciées que celles qui existent en Europe, ne saurait être gouverné que par un Collège où s’équilibrent ◀les▶ diversités en évolution permanente. ◀Le▶ Conseil fédéral européen, composé d’une douzaine de ministres, représente ◀le▶ chef de l’État européen. Il gère collégialement ◀les▶ affaires fédérales. Ses membres sont élus pour trois ans par ◀l’▶Assemblée européenne et sont rééligibles. On ne peut choisir plus d’un membre dans ◀le▶ même pays.
Son président est élu par ◀l’▶Assemblée. Il porte ◀le▶ titre de président de ◀la▶ fédération d’Europe.
◀Le▶ Conseil fédéral est assisté de commissions exécutives spécialisées. Ainsi, ◀le▶ ministre de ◀l’▶Économie fédérale préside ◀la▶ commission économique, prolongement de ◀la▶ commission du Marché commun. ◀Le▶ ministre des Relations culturelles et ◀le▶ ministre de ◀la▶ Recherche scientifique co-président un Conseil des recherches et de ◀l’▶enseignement, composé de représentants des sciences naturelles, sociales, psychologiques, religieuses, de ◀la▶ médecine et de ◀l’▶hygiène, des arts et lettres, de ◀l’▶histoire, de ◀l’▶éducation, de ◀l’▶architecture et de ◀l’▶urbanisme. ◀Le▶ ministre de ◀la▶ Justice préside une Commission des droits de ◀la▶ personne, celui de ◀l’▶Intérieur une Commission des régions et des États, etc.
◀Les▶ projets des lois et arrêtés élaborés par ces commissions ministérielles, sont présentés par ◀le▶ Conseil fédéral et soumis au vote de ◀l’▶Assemblée (éventuellement au référendum) qui peut ◀les▶ rejeter ou ◀les▶ modifier, sans que ◀le▶ Conseil fédéral ou ◀le▶ ministre intéressé soient pour autant renversés.
Judiciaires : Une Cour ou Tribunal fédéral administre ◀la▶ justice en matière fédérale, et connaît notamment des conflits de compétence entre ◀la▶ fédération et ◀les▶ États membres ; des différends entre ◀les▶ États ; des réclamations pour violation des droits de ◀la▶ personne garantis par une Charte ou Statut de ◀la▶ personne, annexée à ◀la▶ Constitution ; des cas de trahison ou de révolte concernant ◀la▶ fédération, et d’autres causes qui lui sont soumises par accord des parties, quand ◀le▶ litige atteint ◀le▶ degré d’importance déterminé par ◀la▶ législation fédérale.
f) Siège des autorités fédérales
◀Les▶ mêmes raisons qui veulent que ◀la▶ fédération soit gouvernée par un Collège, et non par un seul homme, veulent que son centre ne soit pas une capitale, mais un District fédéral.
◀La▶ fédération n’étant pas une création sur table rase, mais ◀l’▶aboutissement d’un très long processus historique englobant des siècles d’histoire commune et toutes ◀les▶ diversités que ◀l’▶on sait, ◀le▶ District fédéral ne saurait être, lui non plus, une création « synthétique » édifiée sur un terrain vague — il n’y en a d’ailleurs plus d’assez vaste, dans ◀l’▶Europe de 1980.
◀Le▶ District fédéral doit être situé au centre du Continent ; il doit être facile à défendre, en temps de troubles, mais d’accès facile en temps de paix ; il ne peut être qu’un petit pays, cependant très diversifié et si possible de tradition fédéraliste ; enfin, comme Washington, D.C., il doit accepter de demeurer, en tant qu’État, à ◀l’▶écart des luttes politiques qui se jouent à ◀l’▶échelle du continent.
Ces conditions idéales se trouvent réunies par ◀la▶ Suisse, d’ailleurs gardienne traditionnelle des valeurs et réalités d’intérêt commun pour ◀l’▶Europe. De même qu’au xiie siècle les premiers cantons avaient reçu « ◀l’▶immédiateté impériale » pour défendre ◀le▶ col du Gothard au nom de ◀la▶ communauté européenne du Saint-Empire, de même ◀la▶ Confédération suisse se voit dotée d’un statut spécial, d’une sorte « d’immédiateté fédérale », en devenant ◀le▶ District européen.
◀Les▶ autorités de ◀la▶ fédération ont leur siège dans ses villes principales, Zurich, Bâle, Genève. Elles sont placées sous ◀la▶ protection de ◀l’▶armée suisse. Des dispositions spéciales (analogues à celles en vigueur à Washington, D.C. : on sait que ◀les▶ citoyens du district fédéral américain n’avaient pas ◀le▶ droit de vote lors de ◀l’▶élection du président)9 préviennent toute ingérence particulière des affaires suisses dans ◀les▶ affaires fédérales européennes. ◀La▶ Suisse, qui n’inquiète personne, se trouve ainsi confirmée dans son statut traditionnel de neutralité, dont nous avons vu par ailleurs qu’il a perdu ses anciennes justifications.
VI. Chances de réalisation
Voici une liste, non exhaustive, des facteurs qui paraissent aujourd’hui susceptibles de jouer dans ◀le▶ sens d’une solution fédéraliste de nos problèmes.
1. ◀Le▶ fédéralisme est une forme de pensée politique spécifiquement européenne qui prend ses sources dans ◀la▶ théologie chrétienne et dans ◀la▶ philosophie grecque, et peut se réclamer du thomisme puis du calvinisme, plus tard du socialisme proudhonien, aujourd’hui des sciences ◀les▶ plus avancées. D’autre part, ◀le▶ fédéralisme est une méthode d’organisation politique qui a fait ses preuves notamment en Suisse et aux États-Unis et qui est pratiquée aujourd’hui dans ◀les▶ processus de décision des Communautés économiques européennes. ◀La▶ rencontre de cette vieille tradition, rénovée au xixe siècle, des besoins de ◀l’▶économie moderne, de ◀la▶ nouvelle vision scientifique et des moyens fournis par ◀les▶ techniques d’avant-garde, crée une conjoncture favorable à ◀la▶ prise au sérieux des solutions fédéralistes.
2. ◀Le▶ régime fédéraliste est au moins théoriquement adopté par ◀les▶ constitutions d’un nombre croissant d’États ◀nouveaux▶, ou réorganisés de fond en comble au xxe siècle ; ce qui incline à penser que ◀les▶ réussites suisse et nord-américaine ont une valeur probante pour ◀les▶ « réalistes », sinon pour ◀les▶ « idéologues » des vieux partis politiques, espèce en régression rapide, d’ailleurs.
3. ◀Les▶ catholiques qui prennent au sérieux ◀les▶ déclarations réitérées du Vatican, et ◀les▶ protestants qui ont gardé vivante ◀la▶ tradition calvinienne, ne peuvent, en bonne doctrine, que se montrer favorables aux solutions fédéralistes. Celles-ci sont d’ailleurs homologues des solutions œcuméniques au plan confessionnel, dont on connaît ◀l’▶essor récent et très puissant. Quant aux libéraux agnostiques, ils peuvent trouver dans un régime fédéraliste ◀la▶ garantie à des droits qu’ils ont longtemps revendiqués contre ◀les▶ cléricalismes unitaires, voire totalitaires.
4. ◀L’▶application des découvertes récentes et imminentes de ◀la▶ physique et de ◀la▶ biologie non seulement à des armes encore plus puissantes et beaucoup plus maniables que ◀la▶ bombe H, mais aussi à des procédés de manipulation du psychisme collectif et de conditionnement physiologique de certaines classes favorisées ou fabriquées par un parti (armes et procédés dont seul un Pouvoir fortement centralisé et très riche serait en mesure d’user et d’abuser), pousse également à concevoir ◀la▶ nécessité vitale d’une tendance à déconcentrer et à distribuer ◀le▶ pouvoir, afin de ◀l’▶empêcher par tout un jeu de contrôles et de dispositifs de sécurité, de prendre une initiative éventuellement criminelle. Sans préjuger des chances de succès de cette réaction de défense de ◀la▶ personne, on peut tenir pour certain qu’elle jouera, elle aussi — si peu que ce soit — en faveur d’un régime fédéraliste.
5. ◀La▶ résistance des esprits « de droite », des nationalismes attardés, des patriotismes ombrageux, des libéraux doctrinaires en matière d’économie, des séparatistes régionaux, des sportifs chauvins, des philatélistes, des sociétés culturelles municipales et provinciales, et de tous ceux qui disent redouter « ◀l’▶américanisation » de ◀l’▶Europe ou sa « bolchevisation », contraindra ◀les▶ partisans d’une Europe unitaire à se replier sur des solutions praticables, qui se trouveront être fédéralistes par nécessité, sinon par choix délibéré des deux partis.
6. À « gauche », ◀les▶ traditions proudhoniennes et anarcho-syndicalistes jouent dans ◀le▶ sens de ◀l’▶autonomie des groupes, tandis que ◀les▶ traditions internationalistes et autoritaires du socialisme marxiste jouent dans ◀le▶ sens d’une opposition systématique aux diversités de tout ◀ordre▶ (assimilées aux « privilèges ») et en faveur d’une unification européenne. Là encore, ◀la▶ résultante des forces antagonistes pointe vers des solutions de type fédéraliste.
7. ◀Le▶ régime des souverainetés nationales absolues est manifestement dépassé, aux yeux des jeunes. ◀La▶ nécessité et ◀les▶ promesses d’une union de ◀l’▶Europe sont admises par plus de 80 % des Européens, quoique d’une manière vague et généralement passive, faute de modèles ou de maquettes proposés à ◀la▶ critique ou à ◀l’▶enthousiasme.
8. ◀L’▶existence du Marché commun est un facteur irréversible dans ◀l’▶évolution vers ◀l’▶union. ◀Les▶ polémiques engagées à son sujet obligent un grand nombre d’esprits, dans nos divers pays, professions et partis, à supputer ◀les▶ conséquences des principales méthodes d’union possibles : — unification économique transposée au plan politique, — alliance d’États souverains, — fédération ou confédération. Ces problèmes deviennent chaque année plus concrets, soit qu’ils se posent en termes d’intérêts, soit qu’ils réveillent des passions partisanes ou nationales. « Fédérer ◀les▶ Européens » cesse pour beaucoup d’être une expression vague désignant simplement ◀le▶ besoin d’une « union plus étroite », et tend à prendre un sens précis et spécifique, tel que nous ◀l’▶avons défini plus haut.
Cet ensemble de facteurs positifs, négatifs, et ambivalents, ménage des possibilités plus favorables que jamais à une action fédéraliste. Mais il faut, pour ◀les▶ réaliser, un élément catalyseur : une vision non utopique de ce que peut être ◀l’▶Europe fédérée.
VII. ◀La▶ vraie « relance » de ◀l’▶Europe
Pour tracer cette esquisse d’une union fédérale, nous n’avons eu qu’à nous laisser guider par deux séries de déductions inévitables, et qui sont au surplus convergentes. L’une a pour point de départ ◀la▶ définition de ◀l’▶homo europaeus comme personne à la fois libre et responsable. L’autre découle de ◀la▶ conjoncture présente : nécessité d’une union économique amorcée par celle des Six ; pression du tiers-monde, qui exige ◀l’▶aide de ◀l’▶Europe et n’en oppose pas moins à son passé mal vu ◀les▶ promesses incertaines d’un communisme ouvertement impérialiste et plus néfaste pour ◀les▶ traditions valables du tiers-monde que ne fut jamais notre colonialisme ; nécessité, à cet égard, d’une politique commune des Européens ; désuétude des souverainetés nationales absolues, tout juste capables de servir de prétextes pour retarder encore ◀les▶ mesures d’union ; enfin, nécessité urgente d’un troisième partenaire, moins neutre que central, entre ◀les▶ deux partis extrêmes de ◀l’▶Occident, armés de ◀la▶ Bombe.
À ces motifs d’union, spirituels d’une part, historiques ou conjoncturels de l’autre, s’opposent encore des préjugés nationalistes survivants, certains calculs d’intérêts à courts termes, mais surtout ◀l’▶ignorance ou mieux : ◀la▶ non-vision du But possible et nécessaire.
Si ◀l’▶Europe n’est pas encore faite, ce n’est pas que ces obstacles soient bien forts — ils n’ont guère plus de consistance que ◀les▶ ténèbres — mais c’est que ◀les▶ partisans officiels de ◀l’▶union paraissent encore bien peu hardis. Ils donnent l’impression de mal voir ce qu’ils disent qu’il faudrait vouloir. Ils hésitent, ils discutent, ils piétinent dans ◀l’▶ombre ; il leur arrive d’accuser de sabotage ceux qui demandent : « Quelle Europe voulez-vous ? Qu’on nous ◀la▶ montre ! » Ces discussions préliminaires sont vaines. On ne réfute pas ◀l’▶obscurité, et rien ne sert de maudire ◀la▶ nuit : mieux vaut allumer une chandelle, comme dit ◀le▶ proverbe chinois.
Éclairer ◀le▶ But est donc la première tâche de ceux qui veulent se mettre en marche. Inventer des chemins vers ◀le▶ But est la seconde tâche, indispensable, mais que ◀la▶ claire vision du But rend seule possible. On ne trace pas un chemin tant qu’on ne sait pas au juste où ◀l’▶on a décidé d’aller : on se contente de charger des experts d’étudier ◀les▶ modalités et ◀le▶ coût de ◀l’▶opération. Ils concluent que rien n’est possible dans l’état actuel des choses. Et leur déni traduit exactement ◀l’▶incertitude des hommes d’État qui ◀les▶ emploient.
Qui veut ◀la▶ fin veut ◀les▶ moyens, mais personne ne saurait vouloir une fin qu’il distingue mal. Et c’est pourquoi, dans ◀le▶ domaine qui nous occupe, ◀la▶ prévision est une action. Bien voir ◀le▶ But, se concentrer sur lui, dégage et mobilise ◀les▶ énergies nécessaires pour qu’on ◀le▶ rejoigne. Dans ce sens, voir ◀l’▶avenir, c’est aussi ◀le▶ créer.
J’ai tenté d’éclairer notre avenir fédéral, avec un projecteur de fortune. Des reliefs ont été laissés dans ◀l’▶ombre, des détails ont pris trop d’importance. Mon regard trop souvent n’a vu que ce qu’il cherchait, ce qui était dans mon esprit et non dans ◀la▶ réalité. Cet essai n’a donc d’autre ambition que d’appeler des mises au point optiques. Il y faut ◀le▶ travail d’une équipe munie de meilleurs instruments, multipliant ◀les▶ prises de vues, corrigeant, complétant, cadrant mieux ◀le▶ sujet ; et qui dira, au terme de ◀l’▶étude : voilà ◀le▶ But.
Cette « relance européenne » dans ◀les▶ esprits paraît ◀la▶ seule immédiatement réalisable. Elle peut être ◀la▶ plus efficace, à long terme.