L’amour ? le mariage ? la fidélité ? l’adultère ? la passion ? le couple ? (25 octobre 1963)g h
Jamais on ne s’est autant marié en France (90 % des▶ hommes et 91,5 % ◀des▶ femmes) et jamais on n’a autant divorcé (10 % ◀des▶ couples) : le mariage se porte donc beaucoup… mais se porte plutôt mal. Y a-t-il vraiment ◀une▶ crise du mariage ?
Naturellement. Seulement il serait faux d’y voir ◀un▶ mal du siècle, du nôtre. Sans la crise du mariage, que seraient toutes nos littératures ? Elle ne fait pas simplement la fortune du cinéma, le théâtre, le roman, la poésie en vivent depuis ◀des▶ siècles, l’entretiennent en chantant le droit divin de la passion, en subtilisant ou en ironisant sur le fameux « trio » dont ils tirent ◀un▶ répertoire inépuisable de situations comiques ou cyniques. Et tout cela ne fait que trahir le tourment innombrable et obsédant de l’amour hors-la-loi.
La crise du mariage n’est donc pas ◀un▶ phénomène de l’ère atomique. Le nombre ◀des▶ divorces a quand même doublé depuis cinquante ans ?
C’est que cette crise a ◀des▶ causes nombreuses et complexes. Les unes sont liées au progrès et à l’évolution de la psychologie moderne. L’émancipation de la femme, son entrée dans la vie professionnelle, sa revendication d’égalité sont naturellement un premier facteur important. La vulgarisation ◀des▶ connaissances psychologiques en est ◀un▶ autre : chacun maintenant connaît, au moins sommairement, l’existence ◀des▶ complexes freudiens, ◀des▶ refoulements, ◀des▶ névroses. Ces nouvelles connaissances ont créé de nouvelles exigences que nos grands-parents n’avaient pas. La recherche du bonheur individuel prime aussi à l’heure actuelle et très nettement, la stabilité sociale : les rois donnent l’exemple en abdiquant ou en épousant ◀des▶ stars Mais à côté de ces causes-là, causes aggravantes mais secondaires liées à ◀une▶ évolution irréversible de l’Occident, il y a ◀une▶ cause essentielle et séculaire : c’est que tous les adolescents sont élevés dans l’idée du mariage (normal, souhaitable, presque inévitable) et en même temps baignés dans ◀une▶ atmosphère romantique, la passion étant l’épreuve suprême, que tout homme doit ◀un▶ jour connaître, et qu’il appelle secrètement.
Pourquoi mariage et passion sont-ils incompatibles ?
Parce que le mariage c’est la coexistence pacifique, la proximité quotidienne, l’accoutumance, et que la passion, elle, veut ◀des▶ obstacles qui rendent l’amour plus intense et plus conscient. Le mariage, en formant ◀un▶ obstacle idéal à l’amour (avec ◀un▶ autre naturellement), favorise cet amour-passion qui se dénoue alors dans l’adultère. Cette passion tant espérée, neuf fois sur dix c’est donc l’adultère.
Cet amour-passion est sans doute aussi vieux que le monde, au moins aussi vieux que le mariage ?
Absolument pas ! L’amour-passion, cette conception de l’amour qui nous est si familière que nous nous figurons qu’elle a toujours existé a, en fait, ◀une▶ date et ◀des▶ origines bien précises. Pendant ◀des▶ siècles, les relations entre les sexes sont restées du domaine de la nature ou de la moralité sociale ou religieuse. Toute espèce de romantisme ou de ferveur en était exclue et le mariage était alors très brutal : c’était deux domaines, ou deux lopins de terre qu’on mettait ensemble. C’est au xiie siècle qu’est né l’amour moderne : c’est la « cortezia », l’amour courtois chanté par les troubadours. Ce sont eux qui ont apporté le langage nécessaire aux aspirations de l’âme médiévale, qui leur ont permis de s’exprimer et de s’avouer au grand jour. Pour la première fois, l’homme devient le servant de la femme qui est élevée au-dessus de lui, de la Dame. Pour la première fois, l’amour malheureux (mais réciproque) est exalté et aussi la chasteté incompatible avec le mariage (qui n’est alors que l’union ◀des▶ corps et ◀des▶ biens). Pour la première fois, l’amour profane emprunte à l’amour sacré son vocabulaire. L’amour devient lui aussi ◀une▶ sorte de religion.
Cet « amour courtois » qui contredisait si fort la conception du mariage et la condition de la femme d’alors, d’où venait-il ?
D’« ailleurs » naturellement. Le premier troubadour et l’un ◀des▶ plus grands, Guillaume de Poitiers avait séjourné dans le Proche-Orient au cours d’◀une▶ croisade et en Espagne où il avait épousé la veuve d’◀un▶ roi d’Aragon. Aux poètes arabes de l’école de Cordoue, il emprunta leur rhétorique amoureuse, leurs expressions, la forme de l’amour courtois. Le fond, c’est ◀une▶ hérésie chrétienne d’origine orientale, l’hérésie cathare, qui l’a fourni ; cette hérésie qui s’installe solidement dans les cours et les châteaux du Midi (Albi fut la grande capitale du catharisme, dit aussi hérésie albigeoise) où justement les troubadours chantent leurs poèmes (cause ou conséquence ?) considère que l’âme, partie de l’homme créée par Dieu, est emprisonnée dans le corps, partie de l’homme créée par le diable. D’où la nécessité de s’abstenir non pas de toutes relations érotiques, mais de celles qui sont procréatrices et qui auraient pour effet de faire tomber ◀une▶ âme de plus dans ◀un▶ corps vil. La chasteté absolue étant trop difficile, les cathares se bornaient à médire du mariage et à louer ◀des▶ formes d’amour plus ou moins platoniques ! Les troubadours les imitèrent.
L’amour courtois étant né d’◀une▶ hérésie et d’◀une▶ rhétorique toutes deux orientales, pourquoi cette forme d’amour est-elle totalement inconnue dans les pays orientaux, pourquoi n’a-t-elle fait fortune qu’en Occident ?
C’est que la passion ne s’approfondit et ne dégage ses énergies qu’à la mesure ◀des▶ résistances qu’elle rencontre. Et c’est l’Europe catholique et nordique qui devait offrir les résistances les plus durables à l’épanouissement de l’amour courtois né sur les bords de la Méditerranée arabe et latine. Dans la poésie ◀des▶ troubadours, c’est l’éloge de la chasteté, les lois d’amour strictement codifiées, la retenue imposée aux instincts, qui permet à l’attrait naturel de s’exalter, de devenir ◀une▶ passion. Et c’est le roman de Tristan et Iseut qui restera le prototype éternel de l’amour-passion qui se nourrit d’obstacles qu’on lui oppose, qui les invente au besoin : Tristan aurait pu garder Iseut aux cheveux d’or qu’il est allé conquérir pour son roi : les mœurs du temps sanctionnaient le droit du plus fort et Tristan apparaît tout au long du roman comme supérieur aux autres. Or il n’use pas de ce droit et livre Iseut au roi Marc. Quand Tristan et Iseut, chassés de la cour de Marc vivent seuls dans la forêt, ils dorment pourtant séparés par ◀une▶ épée. Enfin, malgré son amour toujours aussi fort pour Iseut aux cheveux d’or, Tristan accepte pour la deuxième fois de la rendre au roi et décide d’épouser lui-même Iseut aux blanches mains. Le roman de Tristan est en somme ◀une▶ longue suite de séparations et de revoirs successifs ◀des▶ amants. Or les causes de séparations sont aussi souvent inventées par Tristan qu’imposées par l’extérieur. Ce roman de Tristan dont le succès prodigieux révèle notre préférence pour le malheur, l’amour impossible, c’est le mythe européen de l’adultère.
◀Un▶ mythe c’est ◀une▶ histoire simple et frappante résumant ◀un▶ nombre infini de situations plus ou moins analogues, permettant de saisir d’◀un▶ coup d’œil certains types de relations constantes et de les dégager du fouillis ◀des▶ apparences quotidiennes. Tristan, c’est ◀un▶ « type » de relations de l’homme et de la femme dans ◀un▶ groupe historique donné : la société courtoise du xiie siècle. Ce groupe est dissous depuis longtemps. Pourtant ses lois sont encore les nôtres. Profanées et reniées par nos codes officiels, elles sont devenues d’autant plus contraignantes qu’elles n’ont plus de pouvoir que sur nos rêves.
Quel rapport a donc au juste le roman de Tristan et la crise du mariage ?
C’est que finalement notre crise du mariage n’est rien de moins que le conflit de ce mythe et de la morale chrétienne, donc de deux traditions religieuses, c’est-à-dire ◀une▶ décision que nous prenons presque toujours inconsciemment, en faveur d’◀une▶ morale survivante que nous ne savons plus justifier : la morale chrétienne, l’orthodoxie, qui ne s’appuie plus sur ◀une▶ foi vivante, est devenue la « morale bourgeoise », et le mythe issu d’◀une▶ hérésie spiritualiste (l’hérésie cathare) dont nous avons perdu la clef, le mythe dégradé, profané, ne se traduit plus que par l’envahissement du roman d’amour, du film sentimental et de la pièce de boulevard (le roi Marc est devenu le cocu, Tristan, le jeune premier, Iseut, l’épouse insatisfaite et oisive) ; l’adultère devient ◀un▶ sujet de délicates analyses psychologiques ou de plaisanteries vaudevillesques.
La morale bourgeoise et ses contraintes religieuses, sociales et familiales, perdant du terrain chaque jour, c’est donc sur les débris d’◀un▶ mythe qu’est édifié notre moderne mariage d’amour ?
Exactement. Or, si l’amour romanesque triomphe d’◀une▶ quantité d’obstacles, il en est ◀un▶ contre lequel il se brisera presque toujours : c’est la durée. Et notre culte de la beauté-standard imposé par le cinéma et la publicité n’arrange pas les choses. Périodiquement ◀un▶ nouveau type de femme « idéale » est proposé à l’admiration ◀des▶ foules, disqualifiant automatiquement l’épouse, si elle ne ressemble pas à la star.
Ne peut-on quand même supposer que l’homme parvienne à se fixer sur ◀un▶ type, rencontre ◀un▶ jour son Iseut ?
Admettons ! Il rencontre cette femme, il reconnaît son Iseut. Elle est mariée, naturellement. Qu’elle divorce, il l’épouse ! Avec elle, ce sera la vraie vie, l’épanouissement de ce Tristan qu’il porte en soi. Mais aussitôt paraît ◀une▶ anxiété dans l’entourage : l’amant comblé va-t-il encore aimer Iseut une fois épousée ? Car Iseut, c’est toujours l’étrangère, c’est la femme dont on est séparé : on la perd en la possédant. Alors commence ◀une▶ « passion » nouvelle. On s’ingénie à renouveler l’obstacle et le combat et voici les « ruses » d’◀une▶ passion débile qui cherche à s’entretenir : jalousie désirée, provoquée, favorisée, non plus chez l’autre seulement — la coquetterie est alors ◀un▶ peu simple — mais on en vient à désirer que l’être aimé soit infidèle pour qu’on puisse de nouveau le poursuivre et « ressentir » l’amour en soi… Et voici le rêve sournois du mari qui ne peut plus désirer sa femme qu’en l’imaginant sa maîtresse (ou dans les bras d’◀un▶ autre). Cet amour-passion de Tristan et Iseut qui se dénouait dans la mort, se dénouera alors ◀un▶ jour ou l’autre dans l’infidélité.
Alors, il n’y a pas de solution ?
Si. Il faut complètement reconsidérer le mariage. Ne pas essayer de le fonder sur ◀une▶ obsession qu’on subit mais sur ◀une▶ décision qu’on assume. Être amoureux est ◀un▶ état, aimer, ◀un▶ acte. On subit ◀un▶ état. On décide ◀un▶ acte.
Mais alors, on peut « décider » d’aimer et d’épouser n’importe qui ?
Non, il existe certaines chances de réussite qu’il serait stupide de ne pas mettre de son côté : buts communs, rythmes de vie, vocations, caractères, tempéraments compatibles. Mais vous aurez beau mettre toutes les chances de votre côté, jamais vous ne pourrez prévoir votre future évolution, et encore moins celle de votre époux, et encore moins celle de votre couple. On arrive alors à cette conclusion : choisir ◀un▶ mari (ou ◀une▶ femme) pour toute la vie, finalement c’est parier. Et il serait beaucoup plus conforme à l’essence du mariage d’enseigner aux jeunes gens que leur choix — même garanti d’apparences très raisonnables, relève toujours d’◀une▶ sorte d’arbitraire dont ils s’engagent à assumer les suites heureuses ou non. La fidélité, alors, n’est plus ◀une▶ espèce de conservatisme, de conformisme, c’est ◀un▶ parti pris.
Cette fidélité-décision représentera pour beaucoup ◀une▶ contrainte exorbitante. Que peut-on en attendre ?
Son but n’est pas le bonheur, c’est la volonté de faire ◀une▶ œuvre. Dans la plus humble, la plus déshéritée ◀des▶ vies, la promesse de fidélité introduit ◀une▶ chance de faire œuvre, le couple devant être considéré comme ◀une▶ œuvre qu’on construit à deux et dont on tâche de faire ◀une▶ œuvre d’art. Cette fidélité-là, ce n’est pas seulement de ne pas tromper (ce qui serait ◀une▶ preuve d’indigence et non d’amour). C’est vouloir le bien de l’autre et agir pour ce bien. L’amour de Tristan et d’Iseut, et la passion, c’est l’angoisse d’être deux. L’amour dans le mariage c’est alors la fin de l’angoisse, c’est l’acceptation de l’autre : ◀une▶ vie qui m’est alliée pour toute la vie, qui veut mon bien autant que le sien parce confondu avec le sien.
Cette fidélité résistera-t-elle à la passion, si elle la rencontre ?
◀Un▶ homme ne peut à la fois croire au mariage — à la volonté — et à la passion — à la fatalité. On aime croire à ◀une▶ « fatalité » — l’alibi de la culpabilité — mais de combien de complaisances secrètes se compose ◀une▶ « fatalité » !
En résumé, la grande menace du mariage, c’est la passion. Que le mythe de Tristan, origine de tous nos malheurs, soit définitivement balayé ◀des▶ consciences occidentales, et la crise du mariage se dénouera d’elle-même ?
Il est vrai que la passion est l’ennemie jurée du mariage mais c’est elle aussi qui le défie, l’anime, l’oblige à redevenir ◀un▶ choix vital et non pas ◀une▶ routine subie : la passion c’est le secret du mariage vivant. Mon but n’est pas de condamner la passion, mais de définir certaines options morales essentielles bien que contradictoires. Ceci fait, à chacun de choisir et de prendre ses risques ! Condamner la passion en principe serait d’abord bien naïf, puisque la passion est ◀une▶ décision fondamentale, comme le mariage, et non pas ◀une▶ erreur, mais ce serait aussi vouloir supprimer l’un ◀des▶ pôles de notre tension créatrice. Que la passion disparaisse (et le mariage lui oppose maintenant si peu d’obstacles et de contraintes qu’elle semble condamnée faute d’adversaire à sa taille) et nous irons tout droit vers ◀une▶ société sans surprise ni drames, disciplinée, normalisée, policée, hygiénisée, bref vers l’Ennui collectif. Nous serions en quelque sorte — nous autres hommes et femmes d’aujourd’hui — les Derniers Mohicans de l’amour. À moins que cet ennui ne recrée alors la soif de quelque chose qui soit au-delà de l’ordre et qu’il n’appelle alors ◀un▶ autre xiie siècle de l’amour… qui sera peut-être le xxie siècle.