Mais qui est donc Denis de Rougemont (7 novembre 1963)w x
Pour beaucoup, Denis de Rougemont est l’▶auteur ◀d’▶une thèse retentissante, intitulée ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident et dans laquelle il démontrait que ◀l’▶idée ◀de▶ passion amoureuse trouvait ses origines dans ◀la▶ poésie cathare. Pour ◀les▶ disciples ◀d’▶Emmanuel Mounier, il est surtout ◀le▶ philosophe ◀de▶ Politique ◀de▶ ◀la▶ personne . Pour quelques autres, il est ◀l’▶écrivain qui a ◀le▶ mieux analysé ◀la▶ résistible ascension ◀d’▶Adolf Hitler (dans Journal ◀d’▶Allemagne et Journal des deux mondes notamment). Pour ◀les▶ mélomanes, il est ◀le▶ poète ◀de▶ Nicolas de Flue , dont Honegger tira un oratorio. Pour tous enfin, il est, depuis ◀la▶ semaine dernière, ◀le▶ lauréat du Grand Prix littéraire ◀de▶ Monaco.
Mais qui est en réalité Denis de Rougemont ? On a dit beaucoup de bêtises — lui-même ◀le▶ déclare — sur ◀l’▶homme et sur son œuvre, cette œuvre dont tout le monde parle et que peu de gens ont lue. Pas plus savant qu’un autre mais beaucoup plus prudent, j’ai demandé à Denis de Rougemont ◀de▶ commenter librement et, au besoin, ◀de▶ rectifier ce que je me proposais ◀d’▶écrire sur lui. Voici ce qu’a donné cette entrevue.
Né en 1906 à Neuchâtel, Denis de Rougemont est un écrivain suisse ◀d’▶expression française…
Je déteste cette formule ! Elle me fait penser à une sorte ◀d’▶animal, qui penserait dans un idiome bizarre et incompréhensible, et choisirait, quand il ouvre ◀la▶ bouche, ◀de▶ s’exprimer en français plutôt qu’en miaulant ou en barrissant. Je suis un écrivain français, un point c’est tout.
Il est ◀l’▶auteur ◀d’▶un certain nombre ◀d’▶ouvrages qui, tenant à la fois du journal, ◀de▶ ◀l’▶essai, ◀de▶ ◀la▶ polémique et du récit, ne correspondent à aucun genre littéraire précis et rendent leur auteur difficile à cataloguer.
Mais pourquoi faut-il cataloguer, définir à tout prix ? C’est une idée un peu scolaire. Comment définirait-on Nietzsche ou Kierkegaard ?
Si ◀l’▶on veut absolument coller une étiquette, disons que je suis un essayiste, espèce ◀d’▶écrivain de plus en plus répandue ◀de▶ nos jours. Montesquieu, Pascal étaient des essayistes. Ce n’est pas que je veuille me comparer à eux, mais ◀la▶ forme est ◀la▶ même : un mélange ◀d’▶idées pures, ◀de▶ poésie, ◀de▶ descriptions et ◀d’▶anecdotes.
En 1933, Denis de Rougemont participe, aux côtés ◀d’▶Emmanuel Mounier, à ◀la▶ fondation ◀de▶ deux revues personnalistes : L’Ordre nouveau et Esprit. C’est à cette époque qu’il élabore une doctrine humaniste…
Humaniste ? Je n’aime guère ce terme. On a tendance à opposer humanisme et christianisme, et je me sens plutôt du côté du christianisme. Au mot « humaniste », je préfère ◀le▶ mot « moraliste ».
… illustrée par son livre : Politique ◀de▶ ◀la▶ personne .
Politique ◀de▶ ◀la▶ personne était un manifeste qui déclencha une polémique à laquelle prirent part Berdiaev, Mounier et Gabriel Marcel.
Pour moi, ◀la▶ « personne » n’est ni un individu refermé sur lui-même ni ◀la▶ minuscule partie ◀d’▶une masse, mais un homme ouvert aux idées, à la fois libre et responsable.
Il y a une vocation ◀de▶ ◀la▶ personne, vocation qui, à la fois, distingue ◀l’▶homme et ◀le▶ relie à ◀la▶ communauté où il ◀l’▶exerce.
C’est d’ailleurs dans cette notion ◀de▶ ◀l’▶homme que je place ◀le▶ point ◀d’▶insertion ◀de▶ Dieu. Je suis tout à fait opposé aux doctrines providentialistes qui font ◀de▶ Dieu un Jéhovah jugeant et agissant ◀de▶ ◀l’▶extérieur. Dieu est en ◀l’▶homme.
En 1935, il est nommé lecteur à ◀l’▶Université ◀de▶ Francfort et séjournera un an en Allemagne hitlérienne.
Je me trouvais sans activité à Paris, où j’écrivais ◀le▶ Journal ◀d’▶un intellectuel en chômage , quand je rencontrai Abetz. Il m’offrit ◀de▶ passer un an en Allemagne en me disant : « Vous qui pensez pis que pendre ◀de▶ notre régime, allez donc ◀l’▶observer de plus près. » J’acceptai à une condition, celle ◀d’▶écrire en rentrant exactement ce que je pensais du nazisme.
J’en ai effectivement pensé et dit beaucoup de mal dans mon Journal ◀d’▶Allemagne , paru en 1938. J’eus d’ailleurs d’autres démêlés avec ◀les▶ autorités allemandes, quand j’écrivis un article dans ◀la▶ Gazette ◀de▶ Lausanne sur ◀l’▶entrée ◀de▶ Hitler dans Paris. ◀Les▶ Allemands demandèrent que je sois puni et j’ai reçu quinze jours ◀de▶ prison militaire sous ◀le▶ prétexte qu’un officier neutre n’a pas ◀le▶ droit ◀d’▶outrager un chef d’État étranger !
◀De▶ Suisse, Denis de Rougemont est envoyé en Amérique où il passera six ans, écrira ◀La▶ Part du diable et se liera avec plusieurs écrivains français.
On décida que je serais moins gênant en Amérique qu’en Europe. À New York, je rédigeais ◀les▶ émissions en français ◀de▶ « ◀La▶ Voix ◀de▶ ◀l’▶Amérique ». J’avais plusieurs équipes ◀de▶ speakers, dont faisaient partie André Breton, Marcel Ozenfant, un fils Pitoëff, ◀le▶ critique d’art Georges Duthuit, ◀l’▶ethnologue Claude Lévi-Strauss. De temps en temps, Julien Green m’apportait des textes.
Je fis également ◀la▶ connaissance ◀de▶ Saint-John Perse et du peintre Marcel Duchamp, qui réalisa une extraordinaire vitrine surréaliste dans une librairie ◀de▶ ◀la▶ 5e Avenue pour ◀l’▶exposition ◀de▶ mon livre : ◀La▶ Part du diable .
Rentré en Europe en 1946, Denis de Rougemont s’engage alors dans ◀l’▶action politique en militant pour ◀la▶ cause du fédéralisme européen. Fondateur et président du Congrès européen pour ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ culturey, son activité se situera désormais sur deux plans : ◀l’▶écrivain d’une part, ◀le▶ fédéralisme ◀de▶ l’autre.
Je vous arrête : il n’y a pas, il n’y a jamais eu chez moi (contrairement à Saint-John Perse ou Georges Séféris par exemple) deux activités distinctes, mais au contraire osmose complète entre mon action politique et mes livres. Je suis passé tout naturellement et sans rupture ◀de▶ ma définition ◀de▶ ◀la▶ « personne » à ◀la▶ théorie fédéraliste.
◀L’▶homme, vous ai-je dit, doit être à la fois libre et responsable ; de même pour chaque nation dans ◀l’▶Europe fédérée que je préconise et qui n’est que ◀la▶ transposition à une échelle géante ◀de▶ ◀la▶ Confédération helvétique.
Je ne souhaite en effet ni une agglomération ◀d’▶États soumis à un pouvoir unique et dictatorial ni une Europe des États, mais une association ◀de▶ républiques autonomes, libres ◀de▶ leur gestion intérieure et responsables ◀les▶ unes des autres devant ◀le▶ danger commun. Nous serions ainsi 350 millions ◀d’▶Européens solidaires, ce qui représente presque autant que ◀les▶ populations des États-Unis et ◀de▶ ◀l’▶URSS réunies.
Comprenez-moi donc bien : personnalisme et fédéralisme, c’est tout un.
Enfin, ◀le▶ 28 octobre 1963, Denis de Rougemont a reçu des mains du Prince Rainier le Grand Prix littéraire ◀de▶ Monaco.
Selon ◀la▶ formule consacrée, je suis ravi ◀d’▶avoir reçu ce prix, malgré une petite ombre au tableau. Je viens en effet ◀d’▶apprendre que je me suis trouvé opposé à Eugène Ionesco qui est un ami très cher et un grand écrivain.
À ce propos, savez-vous où Ionesco a trouvé ◀le▶ sujet ◀de▶ son Rhinocéros ? Dans mon Journal ◀d’▶Allemagne , c’est lui-même qui me ◀l’▶a dit.