« Le Dieu immanent, qui s’annonce à leur cœur » (9-10 novembre 1963)z
Descartes estimait qu’un athée ne pourrait pas faire de▶ physique. Certes, beaucoup de physiciens après lui se sont dit athées, mais cela ne change rien au fait que le mouvement créateur ◀de▶ la science procède ◀d’▶une confiance intuitive dans l’accord ◀de▶ l’homme et du monde, et suppose une foi dans leur fondement commun, « fondement ◀de▶ l’être dans le monde, à savoir Dieu ». Ces derniers mots sont ◀d’▶Ernest Ansermet, dans le grand livre où il démontre, en somme, qu’un athée ne peut pas faire ◀de▶ musique.
Pas davantage que Descartes, Ansermet ne se fonde sur le dogme, sur la Bible et la Tradition, ni sur quelque apologétique confessionnelle. Pour développer en moins ◀de▶ cent pages ◀de▶ ses Fondements ◀de▶ la musique ce qu’il nomme sa « phénoménologie ◀de▶ Dieu », qui est en même temps une théologie, il a recours à une méthode philosophique héritée ◀de▶ Husserl à travers Sartre (et dont il s’autorise d’ailleurs, pour réfuter l’athéisme ◀de▶ Sartre) mais aussi à son expérience ◀de▶ musicien.
Ce chapitre sur Dieu, qui occupe une place centrale et dont l’écho s’entend dans tout l’ouvrage, est sans nul doute l’une des prouesses intellectuelles les plus mémorables du siècle. À partir de relations logarithmiques, ◀de▶ considérations mathématiques sur la fréquence et la période des sons, et ◀de▶ définitions du « fondement » et ◀de▶ la « relationalité », nous assistons à la reconstruction toute naturelle des vérités centrales du christianisme : et je dis bien, ◀de▶ la religion et ◀de▶ l’éthique du Christ des évangiles, « pivot ◀de▶ l’Histoire », et non pas ◀d’▶un théisme quelconque, ◀d’▶une spiritualité plus ou moins bouddhiste ou guénonienne.
Dieu n’étant pas l’objet ◀d’▶un problème, mais « le fondement commun du monde et ◀de▶ notre existence dans le monde », la question ◀de▶ savoir s’il existe, au sens courant et plat du terme, se trouve d’emblée vidée ◀de▶ sens. « Dieu n’est pas ce qui est vu, mais ce qui voit », écrit très justement J.-C. Piguet, commentateur et assistant ◀de▶ l’œuvre. Et voici que l’analyse ◀de▶ ce « fondement » conduit à retrouver par l’intérieur les grandes notions traditionnelles et dogmatiques : la Trinité d’abord, Père, Fils et Saint-Esprit, définis en termes de structures et ◀de▶ relations musicales pour la conscience. Le primat ◀de▶ l’éthique ensuite : « Ne jugeons point ◀de▶ la fonction ◀de▶ Dieu dans la ◀vie▶ humaine par la croyance ou l’incroyance des hommes, mais par les signes ◀de▶ sa présence dans l’existence ◀de▶ l’homme en tant qu’être psychique. » Et la norme ◀de▶ l’éthique, qui est l’Amour, « appétit ◀d’▶unité… modalité affective fondamentale ». Et le péché, hiatus irréductible entre la situation existentielle et l’être. Et la prière, acte ◀de▶ recueillement dans ce qui fonde l’homme et le transcende. Et la foi, qui « se porte sur Dieu » comme sur le fondement ◀de▶ notre lien au monde. Et la Grâce, « réponse du monde à notre ouverture à lui ». Et l’humilité, et même la « prédestination ◀de▶ notre personne morale » (avec une référence explicite à Calvin).
Tout cela, sans aucun recours au vocabulaire consacré ◀de▶ la piété, ni aux symboles ◀de▶ la mythologie biblique, encore que le sens ◀de▶ quelques-uns d’entre eux — comme l’Arbre ◀de▶ ◀Vie▶ ◀de▶ la Genèse — se voient interprétés dans la logique ◀de▶ cette phénoménologie.
On se demande alors ce que l’auteur n’a pas restitué ◀de▶ la croyance des Églises ? C’est à vrai dire assez considérable. C’est l’idée ◀d’▶un Dieu personnel. C’est l’insistance paulinienne sur la mort et la résurrection du Christ interprétées comme promesses ◀d’▶une ◀vie▶ future, et par là même, dit Ansermet, abandonnant notre bas monde à ses fins matérielles, à l’intérêt. C’est la croyance à la survie ◀de▶ l’âme personnelle, à quoi l’auteur substitue ◀d’▶une manière assez surprenante un proverbial « nos actes nous suivent ». C’est la mystique et le surnaturel, autant que la magie et la superstition. C’est enfin et surtout la notion ◀d’▶une transcendance tout extérieure ◀de▶ Dieu, tenant l’homme dans sa dépendance, donc dans une relation passive, tandis que le Christ des évangiles a été « le premier à révéler aux hommes la vérité ◀de▶ leur expérience ◀de▶ Dieu, en les ramenant du Dieu transcendant que seul ils s’étaient révélé jusqu’alors, au Dieu immanent qui s’annonce en leur cœur ».
Sur une telle phrase, on imagine ◀d’▶admirables disputations ! On voit bien ce qu’en diraient les barthiens dont je fus : Ansermet, partant ◀de▶ Husserl, réinvente le libéralisme protestant ◀de▶ l’époque post-hégélienne. Mais qu’en dirait Karl Barth lui-même, qui n’a pas fini ◀de▶ nous surprendre ?
C’est sans doute par rapport à Pascal qu’il serait le plus intéressant ◀d’▶évaluer la théologie logarithmique ◀de▶ notre auteur. Le « Dieu d’Abraham, ◀d’▶Isaac et ◀de▶ Jacob » fait place ici au « Dieu des philosophes et des savants », encore qu’Ansermet dise très bien que ce n’est pas le Dieu des philosophes qui sera ◀d’▶un grand secours à l’homme ◀d’▶aujourd’hui. (Paragraphe sur « l’éducation chrétienne », p. 231.)
Or, ce Dieu que l’on écrit sans sourciller Ps-Pr-F — comme l’énergie s’écrit mc2 dans la célèbre équation ◀d’▶Einstein — voici qu’il est aussi, pour Ansermet, précisément le « Dieu sensible au cœur », saisi dans la conscience par l’affectivité, et par elle seule ! La musique, phénomène affectif conditionné par des structures physico-mathématiques, est inconcevable sans Dieu. Elle cesse donc ◀d’▶être vraie musique chez ceux ◀de▶ nos contemporains qui ont sciemment abandonné « le projet ◀d’▶être à la ressemblance ◀de▶ Dieu ». Pour eux, « la perte ◀de▶ la loi tonale équivaut à la mort ◀de▶ Dieu pour la conscience musicale ». L’atonalité serait-elle la définition du péché, en termes de technique musicale ?
Dans ce contexte, une autre thèse me frappe : la musique est ◀d’▶Europe, essentiellement, parce qu’elle est née, comme tous nos arts, sciences et techniques, ◀de▶ « la foi active, fondée sur la doctrine chrétienne, qui a engendré la civilisation occidentale » (p. 209). Je suis bien placé pour savoir les résistances que ce point de vue provoque dans l’intelligentsia plus ou moins masochiste ◀de▶ notre Europe.
Mais surtout, condamner radicalement presque toute la musique contemporaine au nom d’une théologie que, d’autre part, nos docteurs jugeront hérétique, voilà ◀de▶ quoi faire à notre ami beaucoup ◀d’▶ennemis dans tous les camps ! La question se pose, à la ◀mode▶ ◀de▶ naguère dans les revues ◀d’▶avant-garde parisiennes : faut-il brûler Ernest Ansermet ? Nul doute que la Genève de Calvin l’eût accusé ◀de▶ parler comme un athée, puisqu’il nie le Dieu personnel. Et toute une école ◀d’▶aujourd’hui, pour des raisons d’ailleurs inverses, saluerait sa condamnation ◀d’▶un bruitage post-dodécaphonique assourdissant.
Les uns et les autres auraient tort. Nous devons à Ansermet une tentative unique ◀d’▶adéquation ◀de▶ l’affectif au spirituel, et ◀d’▶appropriation des vérités religieuses. Quelles que soient les réserves qu’inspirent parfois tant ◀d’▶assurance intellectuelle et un vocabulaire trop spécifique, cette tentative s’inscrit ◀d’▶une manière exemplaire dans l’aggiornamento, ou mise à jour, des vérités traditionnelles, dont Jean XXIII fut l’admirable promoteur. D’autre part, elle porte à l’extrême l’intériorisation des réalités ◀de▶ foi, qui fut le mouvement intime ◀de▶ la Réforme. Voilà ◀de▶ grandes raisons ◀de▶ se passionner pour ou contre cette œuvre ◀d’▶une jeunesse étonnante, dont l’avenir seul découvrira les véritables proportions.