L’▶idée européenne en Suisse (1964)l
Avant ◀le▶ Pacte secret ◀de▶ 1291, ◀la▶ bataille ◀de▶ Morgarten et ◀le▶ Pacte public ◀de▶ Brunnen en 1315, il n’y avait pas ◀de▶ Suisse, ni sur ◀les▶ cartes, ni dans ◀les▶ chartes. ◀Le▶ nom même était inconnu. ◀La▶ Suisse s’est formée peu à peu, du xive au xvie siècle, dans ◀le▶ Saint-Empire et par lui. En effet, si ◀les▶ Waldstätten reçoivent ◀les▶ lettres ◀d’▶immédiateté qui garantissent leurs « libertés » et ◀les▶ dégagent ◀de▶ ◀la▶ tutelle des grands dynastes voisins, c’est à cause de leur position particulière ◀de▶ grand-garde du col du Gothard ; et c’est ◀l’▶empereur qui leur accorde ces franchises, dans ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀l’▶Empire entier — de même que ◀la▶ Confédération recevra en 1815 ◀la▶ garantie ◀de▶ son indépendance et même ◀de▶ sa neutralité « dans ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀l’▶Europe entière ». Si ◀les▶ Ligues suisses se détachent peu à peu du Saint-Empire, ◀de▶ cette première Europe dont elles sont nées, c’est parce que ◀l’▶Empire lui-même se dénature, se dissout en États souverains et devient finalement un État comme ◀les▶ autres. Du moins ◀les▶ Ligues conservent-elles ◀le▶ principe même ◀de▶ ◀l’▶Empire ◀d’▶Occident, ◀l’▶idée ◀d’▶union sans unification, qui deviendra ◀l’▶idée fédéraliste.
Lorsque plus tard ◀les▶ nations s’absolutisent et que leurs guerres font rage sur tout ◀le▶ continent, des voix suisses vont s’élever au nom de ce principe, pour rappeler que ◀la▶ paix, ◀la▶ prospérité et ◀les▶ libertés ◀de▶ ◀l’▶Europe ne seront rétablies que par cette union-là.
C’est comme « citoyen ◀de▶ Genève » que Rousseau signe ses fameux exposés critiques (◀l’▶Extrait ◀de▶ 1761 et ◀le▶ Jugement, posthume) du projet ◀de▶ paix perpétuelle ◀de▶ ◀l’▶abbé de Saint-Pierre, puis sa Considération sur ◀le▶ gouvernement ◀de▶ Pologne (1772), moins connue mais ◀d’▶un intérêt considérable pour ◀le▶ lecteur ◀d’▶aujourd’hui. Comme dans ◀le▶ Contrat social, il s’y fait ◀l’▶avocat ◀d’▶une confédération ◀de▶ nos pays inspirée ◀de▶ celle du « corps germanique », ou Saint-Empire, des états généraux ◀de▶ Hollande, et ◀de▶ ◀la▶ « Ligue helvétique ». ◀L’▶Europe unie qu’il appelle ◀de▶ ses vœux ne serait nullement unifiée par un despote ou par une idéologie, elle devrait être en somme une Europe des cités (ou des communes), formée ◀de▶ très petits États « où tous ◀les▶ citoyens se connaissent mutuellement », mais qu’unissent ◀les▶ liens ◀d’▶une « commune législation… et subordination au corps ◀de▶ ◀la▶ république ». C’est une Europe intégralement fédéraliste qu’il préconise, et son module (élément type) se révèle, en dernière analyse, n’être rien ◀d’▶autre que ◀la▶ cité ◀de▶ Genève !
Un peu plus tard, ◀le▶ Schaffhousois Jean de Müller, dans sa Vue générale ◀de▶ ◀l’▶histoire du genre humain (1797) annonce comme Rousseau que « tous ◀les▶ États de l’Europe courent à leur ruine » faute ◀d’▶un principe ◀d’▶union, et que si leurs divisions persistent, ◀l’▶avenir appartiendra « soit à ◀la▶ Russie soit à ◀l’▶Amérique ».
Germaine de Staël est suisse dans ◀la▶ mesure où elle ouvre des perspectives européennes, soit par son action personnelle à Coppet, où ◀les▶ meilleurs esprits ◀de▶ nos diverses nations se lient ◀d’▶amitié, soit par des livres comme ◀De▶ ◀l’▶Allemagne, qui rétablissent ◀la▶ circulation internationale des idées, malgré ◀les▶ jacobins et le Premier Empire.
Benjamin Constant n’est pas seulement ◀l’▶auteur ◀de▶ ◀l’▶Esprit ◀de▶ conquête, pamphlet classique contre ◀l’▶esprit ◀d’▶hégémonie et ◀de▶ centralisme national, mais c’est lui qui rédige, pendant ◀les▶ Cent-Jours, ◀le▶ projet ◀de▶ fédération européenne13 que va signer Napoléon, — hélas trop tard. Et son fédéralisme européen préfigure ◀le▶ régime qui triomphera, en 1848, à ◀l’▶échelle suisse : « ◀La▶ variété, c’est ◀de▶ ◀l’▶organisation : ◀l’▶uniformité, c’est du mécanisme. ◀La▶ variété, c’est ◀la▶ vie : ◀l’▶uniformité, c’est ◀la▶ mort. »
Au même moment, ◀la▶ Sainte-Alliance des rois donne une base et une finalité expressément européenne à ◀la▶ neutralité ◀de▶ ◀la▶ Suisse indépendante. Et tandis que se forment dans ◀le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶Europe des nations unitaires sur ◀le▶ modèle français, promises aux guerres nationalistes et coloniales, seule ◀la▶ Suisse réussit à unir ses cantons selon ◀la▶ maxime impériale, fédéraliste, européenne, ◀de▶ ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité.
C’est en Suisse que Mazzini publie en 1836 ◀le▶ manifeste et ◀les▶ journaux ◀de▶ ◀la▶ « Jeune Europe », et que ◀le▶ général Garibaldi préside un Congrès ◀de▶ ◀la▶ paix par ◀l’▶unité européenne, auquel Hugo envoie un message enflammé (Genève, 1864). Proudhon s’est peut-être souvenu ◀de▶ son passage à Neuchâtel (où il fut un temps typographe) en écrivant son grand livre posthume, Du Principe fédératif ; mais il est bien certain qu’un ◀de▶ ses contemporains, J. C. Bluntschli, célèbre professeur à Heidelberg, s’est inspiré directement ◀de▶ ◀l’▶expérience fédéraliste suisse en rédigeant son Organisation ◀d’▶une société ◀d’▶États européens (1879). Auteur du Code civil ◀de▶ son canton natal, Zurich, Bluntschli connaît ◀les▶ mécanismes ◀de▶ notre vie confédérale : il n’hésite pas à ◀les▶ proposer en modèle pour ◀l’▶édification ◀de▶ ◀l’▶Europe. Selon lui, ◀la▶ « nationalité suisse possède au plus haut degré un caractère très international », et c’est ce type ◀d’▶union pluraliste, antiunitaire, authentiquement fédéraliste, qui lui paraît destiné à assurer un jour ◀la▶ paix en Europe. « Si cet idéal ◀de▶ ◀l’▶avenir se réalise un jour, écrit-il en 1875, ◀la▶ nationalité suisse devra s’incorporer à ◀la▶ communauté ◀de▶ ◀la▶ Grande Europe. ◀De▶ cette façon, elle n’aura pas vécu en vain ni sans gloire14. » Pratiquement ignoré ◀de▶ nos jours par ◀les▶ fédéralistes européens, ◀le▶ projet très précis du juriste zurichois reste une des hypothèses ◀de▶ travail ◀les▶ plus fécondes dont ◀les▶ constituants ◀de▶ ◀l’▶Europe à venir puissent tenir compte.
Au xxe siècle, c’est encore en Suisse, dans ◀les▶ années 1930, que le premier mouvement ◀de▶ militants fédéralistes européens voit ◀le▶ jour : ◀l’▶Europa-Union ; et c’est lui qui convoque la première rencontre internationale au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre. À Hertenstein, en septembre 1946, des militants issus ◀de▶ ◀la▶ Résistance ◀de▶ plusieurs pays, réunis avec ◀les▶ dirigeants ◀d’▶Europa-Union, rédigent une déclaration qui va servir ◀de▶ base à ◀la▶ création ◀de▶ ◀l’▶Union européenne des fédéralistes. Celle-ci, qui groupe rapidement une vingtaine ◀de▶ mouvements nationaux, et plus ◀de▶ 100 000 membres, tient son premier congrès à Montreux, en septembre 1947. Cette date peut être considérée comme ◀le▶ point ◀de▶ départ ◀de▶ ◀l’▶action politique européenne. En effet, c’est au cours du congrès ◀de▶ Montreux que germe ◀l’▶idée ◀de▶ réunir des états généraux ◀de▶ ◀l’▶Europe sous ◀la▶ présidence ◀de▶ Churchill, — dont ◀le▶ discours appelant ◀les▶ peuples du continent à former « une sorte ◀de▶ lien fédéral » a été prononcé à Zurich un an plus tôt. Cette idée aussitôt adoptée par ◀les▶ leaders ◀de▶ ◀l’▶UEF conduit à ◀la▶ convocation du Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe, qui se tient à La Haye au mois ◀de▶ mai 1948. ◀De▶ La Haye naît ◀le▶ Mouvement européen, qui propose et obtient en neuf mois ◀la▶ création du Conseil de l’Europe. ◀L’▶impulsion est donnée, ◀l’▶opinion se réveille, ◀les▶ hommes d’État ◀le▶ sentent, et ◀le▶ reste va s’en suivre : plan Schuman, Communauté du charbon et ◀de▶ ◀l’▶acier, tentative avortée ◀d’▶une communauté ◀de▶ défense, puis réussite du Marché commun des Six et réplique des Sept ◀de▶ ◀l’▶AELE, essor ◀de▶ ◀l’▶économie européenne, discussion généralisée sur ◀les▶ formes que devra prendre ◀l’▶union politique ◀de▶ ◀l’▶Europe…
Impossible ◀d’▶omettre, dans ce bref historique, ◀les▶ aspects culturels du mouvement et ◀le▶ rôle qu’y joue notre pays. ◀Le▶ congrès ◀de▶ La Haye ayant préconisé ◀la▶ création ◀d’▶un Centre européen de la culture, celui-ci s’organise à Genève et convoque aussitôt une grande conférence qui se tient à Lausanne, au mois ◀de▶ décembre 1949. ◀De▶ ◀la▶ conférence ◀de▶ Lausanne et ◀de▶ ◀l’▶action du Centre à Genève, jusqu’à ce jour, vont naître successivement ◀le▶ Laboratoire européen ◀de▶ recherches nucléaires ou CERN, ◀la▶ Fondation européenne ◀de▶ ◀la▶ culture, et une série ◀d’▶initiatives groupant des instituts universitaires, des festivals ◀de▶ musique, des éditeurs, éducateurs, historiens, sociologues, économistes, spécialistes des cultures ◀d’▶outre-mer, etc. La première « chaire européenne » a été créée en 1957 par ◀l’▶Université ◀de▶ Lausanne et un centre ◀de▶ recherches lui a été adjoint tôt après. Genève a suivi en ouvrant un Institut ◀d’▶études européennes en 1963. Une nouvelle conférence européenne ◀de▶ ◀la▶ culture, sur ◀le▶ thème « ◀L’▶Europe et ◀le▶ monde » doit se tenir à Bâle (fin septembre 1964) sous ◀le▶ haut patronage du Conseil fédéral.
Ainsi ◀l’▶idée européenne semble avoir trouvé parmi nous un climat favorable et un terrain fertile. Rousseau, Benjamin Constant, Jean de Müller, déjà cités, mais aussi Jakob Burckhardt et son petit-neveu Carl J. Burckhardt, Robert de Traz auteur ◀de▶ ◀l’▶Esprit ◀de▶ Genève, et Gonzague de Reynold auteur ◀de▶ Formation ◀de▶ ◀l’▶Europe, méritent une place ◀de▶ choix dans toute anthologie ◀de▶ ◀l’▶idée européenne. C’est en Suisse que ◀le▶ fondateur du mouvement paneuropéen, ◀le▶ comte Coudenhove-Kalergi, établit son quartier général. C’est en Suisse que Churchill choisit ◀de▶ parler ◀de▶ ◀l’▶Europe, et que ◀la▶ même année 1946, les premières Rencontres internationales ◀de▶ Genève prennent pour thème ◀l’▶Esprit européen. Et j’ai marqué ◀la▶ filiation — trop mal connue — qui va ◀de▶ Hertenstein au congrès ◀de▶ Montreux, du congrès ◀de▶ Montreux à celui ◀de▶ La Haye, puis à Strasbourg, ◀d’▶où ◀l’▶on débouche sur ◀l’▶ensemble complexe, en plein mouvement, du grand projet européen.
Mais tout cela, c’est ◀la▶ Suisse idéale, réputée « microcosme ◀de▶ ◀l’▶Europe », et ce sont quelques Suisses entreprenants qui ◀l’▶ont permis. Qu’a fait, pendant ce même temps, ◀la▶ Suisse légale ? Et que pensaient ◀les▶ Suisses moyens ?
Des lendemains ◀de▶ ◀la▶ Seconde Guerre mondiale jusqu’aux environs ◀de▶ 1960, il faut reconnaître que nos autorités et notre presse ont été dans ◀l’▶ensemble pour ◀le▶ moins « réservées » et que notre peuple ◀l’▶est peut-être plus encore, s’agissant ◀de▶ ◀l’▶idée européenne. ◀Le▶ scepticisme dominait, et comme on tient pour « réaliste » en politique ◀les▶ partis pris ◀de▶ ◀la▶ majorité, ◀le▶ projet ◀d’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe passait généralement pour chimérique. « Fumeux idéalisme ! Subversion ◀de▶ nos vieilles coutumes ! Temps perdu ! Ça ne se fera jamais ! » Je me souviens ◀d’▶un débat devant ◀le▶ micro en février 1953, au cours duquel un ◀de▶ nos plus célèbres professeurs ◀de▶ sciences politiques déclara au sujet du « pool charbon-acier », comme on appelait à ◀l’▶époque ◀la▶ CECA : 1° qu’il n’était pas réalisable, 2° qu’il serait néfaste pour ◀la▶ Suisse, à cause de ses incidences sur nos transports, notamment. Je me vis dans ◀l’▶obligation un peu gênante ◀de▶ rappeler que le premier passage à ◀la▶ frontière franco-allemande ◀d’▶un train ◀de▶ charbon libre ◀de▶ droits ◀de▶ douane était fixé au lendemain matin… Bien d’autres faits, non moins patents, devaient réduire l’une après l’autre ◀les▶ objections du scepticisme invétéré (ou faut-il dire traditionnel ?) qui tendait à paralyser non seulement toute initiative ◀de▶ ◀la▶ Suisse, mais aussi ◀l’▶imagination et ◀la▶ faculté ◀de▶ prévision ◀de▶ ceux qui faisaient notre opinion. ◀L’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe s’avérait bel et bien réalisable, puisqu’elle devenait réalité, mais elle nous prenait par surprise, et chaque démarche ◀de▶ nos gouvernants pour rejoindre ◀l’▶histoire en train de se faire, semblait prématurée aux yeux de nos sages et ◀de▶ nos experts, quoique trop tardive aux yeux du reste ◀de▶ ◀l’▶Europe. Notre entrée à ◀l’▶OECE fut accueillie avec méfiance par ◀la▶ presse moyenne ◀de▶ ◀la▶ Suisse allemande : elle relevait en effet des affaires « étrangères », plutôt mal vues à cause de ◀l’▶adjectif. Notre demande ◀d’▶association au Marché commun prit pour certains une allure ◀de▶ Canossa sans agenouillement, donc sans pardon. Et notre arrivée tardive au Conseil de l’Europe n’a jamais été « justifiée », — comme disaient mes instituteurs.
Qu’en est-il ◀de▶ la seconde objection que je citais : « Si cela se fait, par impossible, ce sera néfaste pour ◀la▶ Suisse » ?
Quatre groupes ◀d’▶arguments sont invoqués par ◀les▶ partisans ◀de▶ ◀l’▶abstention.
Arguments politiques. — ◀La▶ neutralité intégrale reste ◀la▶ base ◀de▶ notre indépendance et « ◀l’▶étoile fixe sur laquelle se règle ◀la▶ politique étrangère ◀de▶ ◀la▶ Confédération »15. Adhérer à ◀l’▶union européenne serait contraire à cette neutralité. ◀La▶ Suisse recevrait des ordres ◀d’▶un pouvoir extérieur, et c’en serait fait du « rôle particulier » qu’elle se réserve ◀d’▶invoquer plus souvent encore que d’autres nations, au nom de son action philanthropique par exemple (Croix-Rouge) ou diplomatique (représentations des intérêts d’autres pays en conflit, bons offices lors de ◀la▶ guerre ◀d’▶Algérie, etc.). Il n’est donc pas question que ◀la▶ Suisse prenne ◀la▶ moindre initiative visant à ◀l’▶union européenne au plan politique. Elle ne pourrait qu’y perdre son prestige international.
Arguments constitutionnels. — Si ◀la▶ Suisse adhérait à une union supranationale, ◀le▶ pouvoir fédéral serait amené à promulguer des décisions qui sont actuellement du ressort des cantons. ◀Le▶ droit ◀d’▶établissement, ◀la▶ législation du travail, ◀le▶ régime fiscal — par exemple — devraient être uniformisés selon des directives « européennes ». Ce serait contraire à notre Constitution. Ce serait même ◀la▶ fin ◀de▶ notre fédéralisme et ◀de▶ ◀la▶ démocratie directe, n’hésitent pas à déclarer ◀de▶ nombreux politiciens et journalistes.
Arguments économiques. — ◀La▶ Suisse a très bien réussi jusqu’ici sans subordonner son économie à celle ◀d’▶un groupe ◀de▶ nations européennes. Elle tient à garder libres ses échanges avec ◀le▶ monde au-delà ◀de▶ ◀l’▶Europe. En s’associant au Marché commun, par exemple, elle perdrait ◀de▶ nombreux avantages, bancaires notamment, et son agriculture serait gravement menacée. ◀L’▶adhésion au Marché commun ne serait donc pas payante.
Arguments traditionalistes. — Des représentants ◀de▶ ◀l’▶industrie, et quelquefois ◀de▶ ◀la▶ culture, croient distinguer dans ◀les▶ projets ◀d’▶Europe unie « une politique ◀d’▶unification qui vise à mêler ◀les▶ peuples ◀d’▶Europe pour éliminer peu à peu ◀les▶ caractéristiques nationales et ◀les▶ remplacer par un sentiment européen », ainsi que ◀le▶ déclarait ◀le▶ 3 mai 1962 M. Homberger, délégué du Vorort de l’Union suisse pour ◀l’▶industrie et ◀le▶ commerce.
Résumons maintenant ◀les▶ arguments inverses qu’invoquent ◀les▶ partisans ◀de▶ ◀l’▶entrée ◀de▶ ◀la▶ Suisse dans une Europe unie ou fédérée.
Arguments politiques. — ◀La▶ neutralité suisse a été garantie « dans ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀l’▶Europe entière ». Or c’est ◀l’▶union qui est aujourd’hui dans ◀l’▶intérêt ◀de▶ tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe. Si notre neutralité s’oppose à ◀l’▶union, il faut en réviser ◀les▶ termes, comme d’ailleurs ◀la▶ Suisse ◀l’▶a fait maintes fois, depuis qu’au xvie siècle ses circonstances politiques intérieures ◀l’▶ont contrainte à se retirer du jeu des puissances militaires. ◀La▶ neutralité n’a jamais été qu’un moyen au service ◀de▶ notre indépendance ; « elle ne fait pas partie ◀de▶ ◀l’▶essence ◀de▶ ◀la▶ Confédération » (prof. Henri Miéville16). Adhérer au Marché commun économique en refusant son « prolongement politique » — pour rester neutres à tout prix — serait « illusoire » (F. Wahlen, président ◀de▶ ◀la▶ Confédération, février 1961). « ◀La▶ situation internationale actuelle, économique, politique et militaire a, en fait, complètement transformé ◀le▶ sens, ◀la▶ portée et ◀la▶ réalité ◀de▶ notre neutralité17. » Cette dernière est devenue en partie fictive. ◀La▶ Suisse doit donc tendre à participer « sans réserve et ◀de▶ plein droit » à ◀l’▶édification ◀de▶ ◀l’▶Europe unie. Sinon, ◀l’▶Europe qui se fera sans elle, risque bien ◀de▶ se faire contre elle, — c’est-à-dire contre son essence fédéraliste ; mais nous aurons perdu ◀le▶ droit ◀de▶ nous en plaindre.
À quoi ◀l’▶on pourrait ajouter : 1° que s’il est vrai que notre neutralité a permis ◀les▶ interventions ◀de▶ ◀la▶ Croix-Rouge lors des conflits européens et celles ◀de▶ ◀la▶ diplomatie suisse lors de ◀la▶ guerre ◀d’▶Algérie, ◀l’▶existence ◀d’▶une Europe unie eût peut-être été capable, elle, ◀de▶ prévenir ces crises, et elle diminuerait très fortement ◀les▶ chances ◀de▶ leur retour à ◀l’▶avenir ; 2° que ◀la▶ neutralité suisse, en s’absolutisant jusqu’à devenir tabou — traître est celui qui ose ◀la▶ discuter — a changé ◀de▶ nature et ◀de▶ finalité. Isolée ◀de▶ ◀l’▶Histoire, en quelque sorte, elle n’est plus celle que ◀les▶ Puissances garantirent en 1815. Si elle en vient un jour à s’opposer aux intérêts ◀de▶ ◀l’▶Europe entière, on s’apercevra qu’elle a perdu ses bases contractuelles. Déclarer par exemple que ◀la▶ Suisse se devrait ◀de▶ rester neutre, même en cas ◀de▶ conflit entre ◀l’▶Europe d’une part, et ◀l’▶URSS ou ◀la▶ Chine ◀de▶ l’autre, c’est d’abord opérer un coup ◀d’▶État contre notre statut présent ◀de▶ neutralité, et c’est absurde : car ◀la▶ Suisse fait partie ◀de▶ ◀l’▶Europe, qu’elle ◀le▶ veuille ou non, et rester neutre entre ◀l’▶Europe et ses ennemis, ce serait vouloir rester neutre entre nos ennemis, et nous-mêmes. On ne voit guère quelles considérations philanthropiques pourraient être opposées sincèrement à cette thèse ◀de▶ simple bon sens.
Arguments constitutionnels. — ◀Le▶ prof. Paul Guggenheim a démontré ◀d’▶une manière magistrale que ◀l’▶adhésion ◀de▶ ◀la▶ Suisse à une organisation européenne telle que ◀la▶ CEE ne serait pas incompatible avec ◀la▶ Constitution actuelle. Si, dit-il, ◀la▶ Suisse se refuse à entrer sans réserve dans ◀le▶ Marché commun, elle ne saurait justifier ce refus par des motifs juridiques et des prétextes tirés ◀de▶ ◀la▶ « démocratie directe », mais uniquement par des motifs politiques, qu’elle reste libre ◀d’▶avancer18. Et ceci nous renvoie au groupe ◀d’▶arguments précédent.
Arguments économiques. — ◀La▶ Suisse est située au cœur du Marché commun. Ce n’est évidemment pas avec ◀le▶ reste du monde (sans cesse invoqué par ◀les▶ abstentionnistes) qu’elle commerce ◀le▶ plus, mais avec ◀les▶ Six. ◀Les▶ chiffres globaux sont connus. En mai 1963, par exemple, nos importations proviennent pour 65,3 % des Six, pour 13,4 % des Sept, pour 21,3 % du reste du monde. ◀De▶ nos exportations, deux tiers vont à ◀l’▶Europe. Il est vrai que notre balance commerciale reste déficitaire avec ◀l’▶Europe (◀de▶ 447 millions), tandis qu’elle est bénéficiaire (◀de▶ 51 millions) avec ◀l’▶outre-mer. Mais il faut avouer que ces chiffres ne suffisent pas à justifier notre refus ◀de▶ participer au Marché commun, et encore moins notre participation à ◀l’▶AELE ! ◀La▶ Suisse est si peu indépendante ◀de▶ ◀l’▶Europe que ◀l’▶immigration ◀de▶ main-d’œuvre européenne nécessaire à ◀l’▶expansion ◀de▶ notre économie a dû passer ◀de▶ 90 000 personnes en 1950 a plus ◀de▶ 800 000 en 1963. Que peuvent bien signifier, dans une telle conjoncture, ◀les▶ rêveries des experts fédéraux qui, sans oser prôner une autarcie plus impossible encore chez nous qu’ailleurs, n’en affirment pas moins que s’il ◀le▶ faut un jour, ◀la▶ Suisse fara da se et saura bien se défendre ? Nous ne sommes plus au défilé ◀de▶ Morgarten. Ce n’est pas avec des longues piques, des crampons ◀de▶ fer aux pieds et une résolution farouche, que nous pourrons faire face à une Europe unie, — j’entends unie sans nous et malgré nous.
Arguments traditionalistes. — Il est clair qu’une Europe « une et indivisible » serait une catastrophe pour ◀la▶ Suisse. Mais personne ne ◀la▶ préconise, en réalité. Il est clair, en revanche, qu’une Europe fédérée, donc respectueuse ◀de▶ ses diversités comme nous des nôtres, s’accorderait avec ◀la▶ vocation traditionnelle ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Mais se fera-t-elle ? Voilà qui dépend ◀de▶ nous aussi. C’est à nous ◀de▶ faire valoir dans ◀les▶ conseils qui élaborent ◀l’▶Europe future ◀les▶ avantages ◀de▶ ◀la▶ formule fédéraliste. Prétendre en conserver ◀les▶ bénéfices pour nous seuls, c’est ◀le▶ plus sûr moyen ◀de▶ ◀les▶ perdre.
Il n’est pas vrai, d’ailleurs, que ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe menace ◀d’▶effacer nos « caractéristiques nationales ». ◀L’▶union ◀de▶ ◀la▶ Suisse, depuis 1848, n’a pas effacé nos caractéristiques cantonales. Et il est pour ◀le▶ moins bizarre qu’un porte-parole des industriels suisses accuse ◀la▶ « politique ◀d’▶unification » ◀de▶ vouloir « mêler ◀les▶ peuples ◀d’▶Europe ». Je rappelais tout à ◀l’▶heure qu’il y a aujourd’hui plus ◀de▶ 800 000 travailleurs étrangers en Suisse : Italiens, Espagnols, Grecs et Turcs. (Cela ferait 7 millions en France, 8 en Allemagne.) Mais ce n’est pas ◀le▶ Marché commun qui ◀les▶ amène. C’est ◀l’▶expansion ◀de▶ ◀l’▶industrie suisse, aux destinées ◀de▶ laquelle ◀le▶ délégué du Vorort n’est pas tout à fait étranger. Si M. Homberger croit vraiment que ◀le▶ mélange des peuples est un danger majeur pour son pays, il n’a pas ◀le▶ droit ◀d’▶en conclure au refus du Marché commun, mais il a ◀le▶ devoir ◀de▶ freiner ◀l’▶expansion ◀de▶ ◀l’▶industrie suisse, cause directe du « mal » en question, si c’en est un.
Mais il y a plus. ◀Les▶ traits typiques ◀de▶ ce pays ont changé avec ◀les▶ époques, et surtout par ◀l’▶effet ◀de▶ ◀la▶ technique, laquelle n’a pas été créée que ◀l’▶on sache par ◀le▶ mouvement ◀d’▶union européenne. ◀De▶ nos jours encore, à ◀l’▶étranger, ◀le▶ nom ◀de▶ ◀la▶ Suisse évoque des vaches et des vachers, des fromages, des yodleurs et ◀de▶ gras pâturages. En fait, cette « caractéristique nationale » n’en est plus une depuis longtemps. Vers 1900 déjà, ◀les▶ Suisses vivant ◀de▶ ◀l’▶agriculture ne représentaient plus qu’un tiers ◀de▶ ◀la▶ population totale. En 1963, c’est 10,5 %. On peut ◀le▶ déplorer, non ◀le▶ nier. On peut redouter que ◀le▶ contact vivant avec ◀les▶ traditions ◀de▶ ◀l’▶ancienne Suisse, déjà rendu bien rare et difficile pour ◀les▶ habitants ◀de▶ nos grandes villes, soit définitivement interrompu pour ceux ◀de▶ ◀la▶ Mégalopolis qui menace ◀de▶ couvrir ◀le▶ Plateau, ◀de▶ Genève à Romanshorn, avant ◀la▶ fin du siècle, quand ◀la▶ population aura doublé. Mais que ◀la▶ Suisse entre ou non dans ◀le▶ Marché commun n’y changera rien. (À moins que notre isolement n’entraîne un retour à ◀la▶ misère naturelle du pays ?) Bref, ce n’est pas ◀la▶ Suisse de Morgarten, ◀de▶ Marignan, ou du xviiie siècle, ni même celle ◀de▶ 1848 qu’il s’agit ◀de▶ sauver aujourd’hui, mais bien ◀la▶ Suisse réelle ◀de▶ la seconde moitié du xxe siècle. Refuser ◀de▶ coopérer à ◀l’▶édification ◀de▶ ◀l’▶Europe unie, sous prétexte de sauvegarder des « caractéristiques » déjà perdues, c’est probablement refuser au nom d’un mythe passéiste ◀le▶ seul moyen ◀de▶ sauver ◀la▶ Suisse réelle. Ou c’est courir à ◀l’▶aventure certaine, au nom d’une prudence aveugle, et sous ◀le▶ prétexte ◀d’▶une « indépendance » dont notre peuple n’est pas disposé plus qu’un autre à payer ◀le▶ prix exorbitant.
Tels étant ◀les▶ termes du débat que ◀l’▶idée européenne suscite chez nous — et ◀l’▶on sait dans quel camp j’ai toujours milité — il faut bien reconnaître que des deux côtés, une sorte ◀de▶ gêne empêche ◀d’▶aller en toute franchise au bout des arguments, au fond des choses. Elle s’explique peut-être en partie par nos coutumes fédéralistes ◀de▶ tolérance calculée et ◀d’▶empirisme, qui supposent qu’on ne pousse pas sa pointe à fond et qu’on ne se laisse pas entraîner par une verve logique ou polémique qui risquerait ◀de▶ paraître peu réaliste, voire peu suisse. Mais je sens deux autres motifs à cette espèce ◀d’▶embarras. Ceux qui se réclament très haut ◀de▶ nos traditions savent bien que chacun sait qu’il s’agit ◀d’▶intérêts ; et quant aux enthousiastes ◀de▶ ◀l’▶Europe, ils savent qu’ils n’ont aucune espèce ◀de▶ chances ◀d’▶être écoutés s’ils proposent ◀de▶ renoncer à ◀la▶ neutralité : c’est devenu, dans ◀la▶ Suisse moderne, un crime ◀de▶ lèse-majesté. Personne n’ose donc crier trop fort, et c’est peut-être mieux ainsi. Mais notre peuple comprend mal ce qui est en jeu.
Je ne suis d’accord, pour ma part, ni avec ceux qui refusent ◀l’▶Europe au nom de notre neutralité, ni avec ceux (beaucoup plus rares d’ailleurs) qui voudraient que ◀la▶ Suisse renonce sans condition à toute idée ◀de▶ neutralité. Mon idéal très clair — mon utopie — est que ◀la▶ Suisse adhère un jour à une union européenne ◀de▶ type expressément fédéraliste, qui renoncerait à ◀la▶ guerre comme moyen politique. Une telle Europe reprendrait à son compte ce qui demeure valable et même indispensable dans ◀la▶ neutralité ◀d’▶une fédération.
Mais il n’y a aucune chance qu’on nous offre cela, si nous fédéralistes ne ◀l’▶exigeons pas.
Tout ◀le▶ débat sur ◀l’▶idée européenne paraît tourner chez nous autour de ◀la▶ défense des intérêts particuliers ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Je diffère dans ce domaine ◀de▶ ◀la▶ majorité. Certes, je crois qu’une Europe fédérée sauverait seule à long terme nos chères diversités et nos intérêts bien compris, et qu’il est dangereusement irréaliste ◀de▶ raisonner comme s’il était possible ◀de▶ dissocier durablement notre salut ◀de▶ celui ◀de▶ ◀l’▶ensemble européen. Mais quand j’aurais tort sur ce point, un autre aspect non moins important du problème resterait posé hic et nunc : celui ◀de▶ notre responsabilité européenne et même mondiale en tant que Suisses, et comme État qui entend garder une raison ◀d’▶être. Il s’agit ◀de▶ savoir et ◀de▶ dire ce que nous avons à donner, et non pas seulement à sauver ; ce que ◀l’▶Europe est en droit ◀d’▶attendre ◀d’▶une Suisse qui fait partie ◀de▶ sa communauté et qui en est bénéficiaire, et pas seulement ce que nous attendons et surtout redoutons ◀de▶ ◀l’▶action des autres.
Situés au cœur géographique et historique du continent européen, nous avons réussi beaucoup mieux que cette fameuse neutralité, — nécessité subie, à ◀l’▶origine et dont nous fîmes peu à peu vertu à partir du xixe siècle ; nous avons réussi notre fédéralisme ! Contrairement à ◀la▶ neutralité, il tient à ◀l’▶essence même ◀de▶ notre État. C’est notre création majeure. Il nous oblige. Et en son nom, nous nous devons dorénavant ◀de▶ prendre des initiatives. Initiatives pacifiques, je dis bien, dans ◀l’▶esprit qui est devenu celui ◀de▶ ◀la▶ Suisse moderne, laquelle ne saurait croire à ◀la▶ seule force comme accoucheuse des sociétés, et gardera toujours un œil sur ◀la▶ neutralité étendue à ◀l’▶Europe.
Aux deux solutions en présence, à ◀l’▶échelle du continent : sacrifier ◀les▶ patries à ◀l’▶union, ou sacrifier ◀l’▶union aux égoïsmes qu’on déguise en patriotismes, ◀la▶ Suisse peut et doit opposer ◀la▶ solution fédéraliste, qui maintient ◀les▶ patries et ◀l’▶union. Et cela non seulement parce que cette solution se trouve être la sienne, mais surtout parce que c’est ◀la▶ meilleure pour ◀l’▶Europe. Or, si ◀la▶ Suisse ne ◀la▶ propose pas, qui ◀le▶ fera ? Notre fédéralisme est peu connu, ou très mal connu hors de Suisse ; notre neutralité n’y est que trop connue. Pourquoi parler toujours ◀de▶ cette neutralité, vertu qui ennuie et pratique négative, quand nous avons à proposer une expérience passionnante, remarquablement positive et tellement opportune à ◀l’▶échelle mondiale ? Pourquoi cette timidité ? ◀L’▶histoire n’est pas faite par des gens qui défendent leur position, mais bien par ceux qui créent des positions nouvelles. Ce que ◀l’▶Europe et ◀le▶ monde attendent ◀de▶ nous, ce n’est pas ◀l’▶exposé lassant des raisons ◀de▶ notre « réserve » devant tout ce que d’autres proposent, mais c’est un plan ◀d’▶union qui nous convienne et auquel nous puissions adhérer « sans réserve et ◀de▶ plein droit ».
Devant ◀l’▶évolution inéluctable vers ◀les▶ plus grands marchés, ◀les▶ plus grandes unions, ◀l’▶interdépendance des pays et ◀les▶ échanges intensifiés, ◀la▶ Suisse doit enfin déclarer une attitude constructive, au-delà du philanthropisme en fin de compte intéressé dont elle a fait ◀la▶ « ligne Maginot » ◀de▶ sa défense. Et cela, non seulement parce que ◀l’▶attaque est toujours ◀la▶ meilleure défense, mais parce que nous avons quelque chose à donner.
Je veux ◀le▶ croire avec Victor Hugo :
Mais encore faut-il qu’elle ◀le▶ dise !