Les▶ arts dans ◀la▶ vie en Suisse (1964)n
◀La▶ plus belle œuvre d’art des Suisses est d’avoir fédéré librement leurs vingt-deux États souverains, si jaloux de leurs différences — et vraiment il n’en est pas deux qui se ressemblent : l’un catholique et l’autre protestant ; l’un qui est une ville moderne, l’autre une vallée des Alpes ; ici ◀l’▶on parle un dialecte allemand, là ◀le▶ français, ailleurs encore ◀l’▶italien, ou ◀le▶ romanche, ou ◀le▶ ladin. Si bien que ces trois entités : ◀le▶ canton, ◀la▶ langue et ◀la▶ tradition religieuse, très diversement combinées, forment en fait, tout bien compté, cinquante-deux types culturels bien distincts ! Et chacun veut rester ce qu’il est, mais ils n’en vivent pas moins en harmonie, égaux en droit dans ◀l’▶inégalité de ◀l’▶étendue, du nombre d’habitants, des ressources matérielles et du mode de vie traditionnel.
Mais cette réussite exemplaire suppose d’inévitables sacrifices. Elle exclut, par définition, ◀la▶ possibilité d’une culture nationale et uniforme, d’un marché national des lettres et des arts, et d’une grande capitale intellectuelle. ◀Le▶ petit Appenzellois et ◀le▶ petit Genevois n’ont pas lu ◀les▶ mêmes livres sur ◀les▶ bancs de ◀l’▶école ; et si plus tard ils écrivent et publient, il y aura peu de chances qu’ils se lisent mutuellement. L’un voudra se faire connaître à Zurich, puis à Munich, Vienne et Berlin, et l’autre d’abord à Paris. Tous deux fort attachés à leurs institutions, tous deux bien contents d’être suisses, ils ne se rencontreront sans doute jamais et n’entendront parler l’un de l’autre qu’à ◀l’▶occasion de leurs éventuels succès… à ◀l’▶étranger !
D’autre part, ◀les▶ vertus civiques sans lesquelles une solide fédération n’aurait jamais pu s’agencer et n’aurait pas duré longtemps ne sont pas de celles qui excitent au plus haut point ◀l’▶esprit de risque et d’aventure créatrice, ni qui entretiennent ◀le▶ mieux ce climat passionné de polémiques et d’engouements, cette turbulence intellectuelle indispensable à ◀l’▶essor d’une carrière prestigieuse ou d’une école qui impose un style. ◀Le▶ sens du compromis, ◀la▶ réserve prudente dans ◀l’▶expression de ◀la▶ pensée s’il s’agit d’autre chose que des grands lieux communs mainteneurs d’une communauté, font ◀la▶ force principale d’un régime fédéral mais ◀la▶ faiblesse des mouvements novateurs en art et en littérature.
Mosaïque de compartiments jaloux de leur personnalité, ◀la▶ Suisse se verrait condamnée à ne produire que des œuvres moyennes ou d’intérêt purement local et folklorique si chacun de ses petits États prétendait se suffire à soi-même. Mais fédérés politiquement pour leur bonheur et leur sécurité, ◀les▶ citoyens de chacun de nos cantons gardent ◀le▶ privilège de participer de plein droit à des ensembles bien plus vastes que ◀la▶ Suisse : culture germanique ou culture latine, tradition réformée ou romaine, ouvrant des horizons continentaux. Entre ◀le▶ petit compartiment où ils sont nés et ◀la▶ grande unité européenne, pas de relais national pour leur culture. C’est ce qu’a très bien vu Lucien Febvre, excellent historien français contemporain : « Pays de gens moyens, oui », dit-il de ◀la▶ Suisse. « Mais quand ils réussissent à se dégager de leur canton — alors, pas de milieu, ils atteignent à ◀l’▶universel. Au fond de son trou, ◀l’▶homme de Disentis, de Goeschenen, de Viège — entre ◀les▶ hautes parois de sa prison. Mais s’il monte sur ◀la▶ montagne… Alors, cette ivresse des sommets. ◀L’▶intuition de ◀la▶ grandeur. Et plus d’obstacle devant ◀la▶ pensée. ◀Le▶ Suisse s’appelle Jean-Jacques. Il s’appelle Germaine de Staël. Il s’appelle Burckhardt ou, dans un autre domaine, Karl Barth. Son canton — ou ◀l’▶Europe. »
C’est ainsi que ◀les▶ Suisses ont donné à ◀l’▶Europe plusieurs des plus grands noms du xxe siècle : Ferdinand de Saussure pour ◀la▶ linguistique, C. G. Jung pour ◀la▶ psychologie, Karl Barth pour ◀la▶ théologie, et pour ◀l’▶architecture, ◀Le▶ Corbusier.
Mais ◀les▶ arts et ◀les▶ lettres, dans tout cela ? Eh bien, ils peuvent se prévaloir en Suisse d’un Arthur Honegger pour ◀la▶ musique, d’un Spitteler et d’un Ramuz pour ◀la▶ littérature, d’un Hodler et d’un Paul Klee pour ◀la▶ peinture, d’un Alberto Giacometti pour ◀la▶ sculpture, d’un Dürrenmatt et d’un Max Frisch pour ◀le▶ théâtre, d’un chef d’orchestre comme Ernest Ansermet, d’un historien de ◀l’▶art comme Wölfflin. Sans oublier ◀le▶ grand clown que fut Grock.
Ce palmarès plus qu’honorable ne suffit pas à définir un style ni une école particulière, mais il suppose un climat de culture d’une densité probablement très supérieure à celle qu’on pourrait mesurer dans n’importe quelle tranche de cinq à six millions d’habitants d’un très grand pays. Or, dans ◀le▶ domaine de ◀la▶ culture, ◀la▶ densité vaut souvent ◀la▶ grandeur. On compte en Suisse une université pour 750 000 habitants, contre une pour deux à trois millions dans ◀les▶ autres pays d’Europe. Faut-il mettre ces chiffres en relation avec ◀l’▶indice Nobel — qui indique ◀la▶ proportion des prix décernés pour ◀les▶ sciences par million d’habitants d’un pays, de 1901 à 1961 — et qui atteint ◀le▶ maximum de 2,62 pour ◀la▶ Suisse, ◀l’▶indice du Danemark, deuxième sur ◀la▶ liste, étant de 1,43, celui des États-Unis de 0,4, et celui de ◀la▶ Russie puis de ◀l’▶URSS de 0,03 ? Il semble donc que ◀les▶ petits pays bénéficient de grands avantages culturels, et ◀la▶ Suisse est une grappe de pays minuscules… Mais ◀les▶ trop petites dimensions ont aussi leurs inconvénients ; chacun dans son coin veut tout faire et ne dispose ni des moyens ni d’un public suffisant. Nos facultés des sciences comme nos troupes de théâtre, nos revues comme nos écoles d’art et nos radio-télévisions, ne pourront affronter ◀les▶ grandes compétitions de cette fin du xxe siècle que dans ◀la▶ mesure où elles sauront grouper leurs authentiques forces locales pour mieux participer aux grands courants du monde et s’en nourrir, au lieu de s’y laisser dissoudre une à une. ◀La▶ santé des arts et des lettres, dans nos cantons, est donc liée au vrai fédéralisme, qui n’est pas ◀l’▶esprit de clocher, ni ◀l’▶abandon à ◀l’▶uniformité imposée par une mode étrangère.
Cette condition de ◀la▶ culture en Suisse, cette nécessité de s’unir précisément parce qu’on entend rester soi-même, ou ◀le▶ devenir de mieux en mieux, voilà ce qui me paraît digne de retenir ◀l’▶attention des visiteurs de ◀la▶ section « ◀Les▶ arts dans ◀la▶ vie ». Ils y verront peut-être une préfigure de ◀l’▶Europe à venir, cherchant ◀l’▶union de ses peuples au bénéfice de leurs fécondes diversités.