Université et universalité dans l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui (décembre 1964)cy cz
◀Le▶ mythe ◀de▶ ◀la▶ tour ◀de▶ Babel me paraît l’un des plus vivants, des plus actuels, et aussi des plus angoissants ◀de▶ ceux que nous a légués ◀l’▶antiquité proche-orientale, si étroitement mêlée aux origines helléniques et bibliques ◀de▶ ◀la▶ culture ◀d’▶Europe. ◀L’▶interprétation ◀la▶ plus éclairante ◀de▶ ce mythe me paraît avoir été donnée par Dante, en son Traité ◀de▶ ◀l’▶éloquence vulgaire, au septième chapitre du premier Livre. Traduisons son latin savoureux, cela donne à peu près ceci :
◀L’▶homme entreprit, dans son cœur incurable, ◀de▶ dépasser par ses artifices non seulement ◀la▶ Nature mais ◀le▶ Naturant, qui est Dieu, et il entreprit ◀d’▶édifier une Tour à Sennaar, qui fut ensuite appelée Babel, ce qui veut dire confusion. Grâce à cette tour, il espérait escalader ◀le▶ Ciel : tentant ainsi non seulement ◀d’▶égaler mais ◀de▶ surpasser son Créateur.
Tant et si bien que presque tout ◀le▶ genre humain collabora à cette œuvre ◀d’▶iniquité. Une partie commandait, une partie dressait ◀les▶ plans ◀d’▶architecture, une partie construisait ◀les▶ murs ; ◀les▶ uns travaillaient du cordeau et ◀de▶ ◀l’▶équerre, et ◀les▶ autres ◀de▶ ◀la▶ truelle ; ◀les▶ uns taillaient ◀les▶ pierres tandis que d’autres convoyaient ◀les▶ matériaux par mer ou par terre ; et chaque groupe s’appliquait à une tâche particulière. Jusqu’à ce qu’ils fussent frappés par ◀le▶ Ciel et jetés dans une confusion telle que tous ceux qui étaient venus à ◀l’▶œuvre parlant une seule et même langue, dussent ◀la▶ quitter parlant des langues diverses, et incapables de plus jamais s’entendre pour accomplir leur dessein. En effet, chacun des groupes exerçant une même activité parlait ◀la▶ même langue, p. ex. ◀les▶ architectes entre eux, ceux qui roulaient ◀les▶ pierres, entre eux, et ceux qui ◀les▶ taillaient, et ainsi ◀de▶ chaque groupe spécialisé (et sic ◀de▶ singulis operantibus). Mais autant ◀d’▶activités variées, autant ◀d’▶idiomes différents, divisant ◀le▶ genre humain. Et plus ils excellaient dans leur activité spéciale, plus ils parlaient en jargon barbare (tanto rudius nunc et barbarius loquuntur). Si bien que ◀les▶ seuls qui s’en tinrent à ◀la▶ langue sacrée furent ceux qui avaient refusé ◀de▶ prendre part à ◀l’▶œuvre et s’étaient tenus à ◀l’▶écart, couvrant ◀d’▶imprécations ◀la▶ folie des travailleurs et ◀les▶ tournant en dérision.
Ainsi donc, ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ diversité des langues ne serait autre que ◀la▶ spécialisation des métiers et par suite des jargons ◀de▶ métier — spécialisation exigée par ◀les▶ dimensions mêmes ◀d’▶un projet qui consistait à dépasser ◀la▶ mesure naturelle par ◀l’▶artifice humain.
Ceci m’évoque d’abord ◀la▶ description ◀de▶ ◀l’▶Europe que nous donnait Paul Valéry dans sa célèbre Lettre sur ◀la▶ société des esprits, publiée vers 1920 : « ◀Les▶ Européens se sont jetés dans une aventure prodigieuse qui consiste à modifier ◀les▶ données initiales “naturelles” ◀de▶ ◀la▶ vie, non plus (comme on ◀le▶ faisait il y a quelques siècles) pour répondre à des besoins certains et à des nécessités limitées ◀de▶ cette même vie — mais comme inspirés ◀de▶ créer une forme ◀d’▶existence tout artificielle… »
Au-delà ◀de▶ cette Europe décrite par Valéry, ◀l’▶interprétation ◀de▶ Dante me paraît valable pour ◀le▶ monde moderne tout entier. Et à l’intérieur de ◀l’▶Europe, elle fait songer irrésistiblement à cette institution dont ◀le▶ nom même semble indiquer qu’elle devrait résumer ◀le▶ monde ◀de▶ ◀l’▶esprit, ◀l’▶ensemble ◀de▶ nos activités intellectuelles, et donc artificielles — elle fait songer à cette tour du Savoir, tellement démesurée qu’il faut, pour ◀l’▶édifier, diviser maîtres ◀d’▶œuvre et ouvriers en équipes spécialisées et qui bientôt ne se comprendront plus, je veux dire ◀l’▶Université et ses diverses facultés, et ◀les▶ subdivisions ◀de▶ ces facultés, et tous ◀les▶ instituts spécialisés qui autour ◀d’▶elles ou en elles, prolifèrent.
Dans ◀la▶ page que je viens de vous lire sur ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ pluralité des langues, Dante a posé implicitement ◀le▶ problème beaucoup plus général ◀de▶ ce qui divise ◀les▶ hommes depuis ◀l’▶aube des temps : ◀les▶ langues certes, mais aussi ◀les▶ distances, ◀les▶ races, ◀les▶ nations, ◀les▶ cultures, ◀les▶ savoirs différents, c’est-à-dire ◀l’▶ignorance du savoir des autres, et enfin, et surtout, ◀l’▶oubli ◀de▶ ◀l’▶unité, ◀l’▶étrange oubli des buts finaux ◀de▶ ◀l’▶existence dans lequel nous voyons s’enfoncer, inexorablement, ◀le▶ spécialiste.
Essayons ◀de▶ poser ◀le▶ problème dans son ensemble, à ◀l’▶échelle planétaire.
Nous assistons, me semble-t-il, au xxe siècle, à deux mouvements ◀de▶ sens contraire, qui affectent ces facteurs traditionnels ◀de▶ division du genre humain.
Mouvement ◀de▶ convergence à grande échelle, d’une part. ◀Les▶ distances sont presque annulées par ◀la▶ vitesse des communications. ◀Les▶ nations tendent à se regrouper et à s’organiser en ◀de▶ vastes ensembles, par continents, et d’abord en Europe. ◀Les▶ races qui s’ignoraient jadis au point qu’un homme ◀de▶ couleur différente ne semblait pas vraiment humain, se reconnaissent et s’admettent. Déjà ◀l’▶intégration est à ◀la▶ mode. Demain ce sera ◀le▶ métissage universel, après un certain nombre ◀de▶ conflits peut-être atroces, mais dont ◀l’▶issue n’est pas douteuse. ◀Les▶ cultures entrent en dialogue, sur un pied théorique ◀d’▶égalité, au lendemain ◀de▶ ◀l’▶ère coloniale. Pour ◀le▶ moment et pour des décennies encore, c’est ◀la▶ culture occidentale qui domine tout, unifie tout, uniformise ◀les▶ apparences ◀de▶ ◀la▶ vie quotidienne sur toute ◀la▶ Terre. ◀Les▶ langues elles-mêmes, ce plus ancien symbole des divisions ◀de▶ ◀l’▶humanité, s’interpénètrent, et certaines s’universalisent. On n’a jamais autant appris ◀de▶ deuxièmes et ◀de▶ troisièmes langues. On n’a jamais autant traduit et déchiffré. Et des machines électroniques vont faire ◀le▶ reste.
Contiguïté. Co-existence. Fédérations. Information et communication en progression géométrique. Dialogue, union, uniformisation… Voilà le premier mouvement, mondial. Tout se rapproche, tout interfère, tout coopère ou tout se mêle, pour ◀le▶ meilleur et pour ◀le▶ pire.
Arrêtons-nous quelques instants pour nous demander quelles sont ◀les▶ causes, ◀le▶ moteur et ◀l’▶agent ◀de▶ ce mouvement universel ◀de▶ convergence ? ◀La▶ réponse me paraît évidente. C’est ◀l’▶Europe, c’est elle seule, qui a déclenché cette évolution planétaire. ◀L’▶Europe a découvert ◀la▶ terre entière, et personne ◀d’▶autre n’est jamais venu ◀la▶ découvrir. ◀L’▶Europe gréco-romaine et judéo-chrétienne a conçu ◀la▶ notion ◀de▶ genre humain, si longtemps étrangère, voire répugnante, à ◀l’▶Asie brahmanique ou chinoise, et qui devait aboutir à ◀la▶ condamnation puis à ◀la▶ suppression — mais après combien ◀de▶ siècles ! — ◀de▶ ◀l’▶esclavage. ◀Le▶ Droit des gens valable pour toute race, est une création ◀de▶ ◀l’▶Europe, durant ◀l’▶époque colonialiste et tout d’abord en réaction à ses outrages : las Casas, Vitoria et Suárez, Grotius, Leibniz, Vattel et Kant en sont ◀les▶ pères, et je ne leur vois guère ◀de▶ répondant dans ◀les▶ élites ◀d’▶Asie, ◀d’▶Arabie et ◀d’▶Afrique, à part Gandhi. Enfin ◀l’▶Europe, par sa technique, a mis en relations toutes ◀les▶ parties du monde devenu désormais unité théorique et système ◀de▶ relations pratiques.
◀L’▶Europe, et ◀l’▶Europe seule a fait tout cela, par sa religion, par ses grands philosophes et par ses sciences, par sa technique enfin, résultante moderne ◀de▶ cet ensemble ◀de▶ principes fondamentaux, ◀de▶ tensions, ◀de▶ contestations, ◀de▶ créations et ◀de▶ formes ◀de▶ vie — disons ◀d’▶un mot : par sa culture, qui a fait littéralement ◀le▶ tour du monde.
Mais en même temps que cette culture se mondialise, dans ◀la▶ mesure où partout, on exige ses produits, on imite ses techniques et procédés, et ◀l’▶on se réclame, fût-ce pour ◀les▶ retourner contre ◀l’▶Europe, ◀de▶ ses doctrines politiques et sociales et ◀de▶ certaines ◀de▶ ses valeurs — en même temps se manifeste et se prononce, précisément au cœur ◀de▶ cette culture qui fut ◀l’▶agent ◀de▶ ◀la▶ convergence mondiale, un mouvement radicalement contraire ◀de▶ divergence. Ce mouvement ◀de▶ dissociation, ◀de▶ division et ◀de▶ séparation, qui est proprement babélique, ne me paraît nulle part plus visible et plus facile à observer, hélas, que dans nos universités.
Tout le monde sait ici ◀de▶ quoi je veux parler : nous assistons en fait à une double explosion au sein des institutions ◀d’▶enseignement supérieur : explosion du savoir, qui se traduit par un accroissement continuel à la fois du nombre et ◀de▶ ◀l’▶exclusivité des spécialisations dans ◀le▶ cadre distendu des facultés ; et en même temps, explosion des effectifs estudiantins, résultant à la fois ◀de▶ ◀l’▶accroissement des populations et ◀de▶ ◀la▶ démocratisation des études.
Ainsi ◀les▶ dimensions physiques et ◀l’▶Université tendent à devenir impraticables, cependant que ◀les▶ distances intellectuelles non seulement entre ◀les▶ facultés mais entre ◀les▶ spécialités qui prolifèrent dans une même faculté tendent à devenir infranchissables. Dans ◀l’▶univers du savoir humain, facultés et spécialités sont en train de s’éloigner ◀les▶ unes des autres avec une vitesse croissante, comme autant ◀de▶ galaxies dans ◀le▶ cosmos en expansion vertigineuse que nous décrivent ◀les▶ astronomes contemporains.
◀D’▶où résultent ◀les▶ deux conséquences qui définissent ◀le▶ phénomène ◀de▶ Babel : ◀la▶ disparition rapide ◀de▶ toute langue commune, remplacée par une multiplicité ◀de▶ langages spéciaux ◀de▶ moins en moins traduisibles ; et ◀l’▶évanouissement progressif ◀de▶ ◀la▶ conscience du but commun, des fins dernières ◀de▶ ◀l’▶entreprise, qui se perdent dans ◀les▶ nuées ◀de▶ ◀l’▶inconcevable.
Mais dire que tout langage commun se perd, entre ◀les▶ branches sans cesse multipliées du savoir, c’est dire que ◀la▶ commune mesure ◀d’▶une civilisation est en train de s’évanouir — j’entends par là, sa conception ◀de▶ ◀l’▶homme universel, cet idéal capable ◀d’▶inspirer et ◀d’▶orienter ◀la▶ pensée, ◀le▶ sentiment et ◀l’▶action non seulement des esprits créateurs, et ◀de▶ ◀la▶ jeunesse européenne, mais aussi des hommes ◀d’▶outre-mer qui viennent chez nous en pèlerinage aux sources vives ◀de▶ ◀la▶ nouvelle culture mondiale.
Or, qu’il n’y ait plus, ou presque plus, ◀de▶ langage commun, et que ◀les▶ buts finaux s’obscurcissent, il faut bien voir que cela veut dire aussi, très concrètement, qu’il n’y a plus ◀d’▶Université, aux deux sens primitifs ◀de▶ ◀l’▶universitas, qui sont ◀le▶ sens corporatif, communautaire, et ◀le▶ sens synthétique ou universaliste. Nos universités ne sont plus guère, en fait, que des agglomérats ou juxtapositions souvent fortuites ◀d’▶écoles professionnelles et ◀d’▶instituts ◀de▶ recherches n’ayant plus d’autres liens réels que ceux ◀d’▶une administration, par ailleurs accablée ◀de▶ soucis matériels et qui a d’autres chats à fouetter que ◀de▶ méditer sur ◀la▶ synthèse des facultés ◀de▶ ◀l’▶esprit humain. ◀La▶ juxtaposition ◀de▶ facultés étanches ne fait pas plus une université qu’une addition ◀d’▶organes ne fait un corps vivant.
Regardons cela ◀d’▶un peu plus près.
Sur ◀l’▶explosion des effectifs, nous disposons ◀d’▶une grande richesse ◀de▶ statistiques. Un seul exemple peut suffire ici : ◀le▶ nombre des étudiants en France était ◀de▶ 42 000 en 1924, il est ◀d’▶environ 280 000 en 1964, et ◀l’▶on prévoit qu’il sera ◀de▶ 500 000 dans une dizaine ◀d’▶années. (Seules n’auront pu varier ◀les▶ dimensions des salles ◀de▶ ◀la▶ Sorbonne, p. ex. où déjà ◀les▶ étudiants s’écrasent une heure avant ◀les▶ grands cours.)
◀L’▶explosion du savoir est plus difficile à chiffrer. Robert Oppenheimer et d’autres savants américains nous affirment que 85 % des scientifiques ayant vécu depuis ◀l’▶aube ◀de▶ ◀l’▶histoire, sont vivants aujourd’hui. Et Louis Armand me disait un jour : si vous et moi, dans nos années ◀d’▶études, il y a trente à trente-cinq ans, avions appris toute ◀la▶ chimie et n’en avions rien oublié, nous ne saurions qu’un dixième ◀de▶ ce qu’elle est aujourd’hui. Ces données numériques, que je prends pour images, sont probablement vraies en gros dans ◀le▶ domaine des sciences exactes (mathématiques, physique, chimie) et des sciences naturelles (biologie, génétique) et peut-être en psychologie ; rien ◀de▶ comparable ne s’est produit et ne saurait se produire dans ◀la▶ théologie et ◀la▶ philosophie, ni dans ◀les▶ lettres. Mais cette disparité n’a rien ◀de▶ rassurant, tout au contraire : elle accroît ◀la▶ séparation et ◀les▶ distances entre ◀le▶ savoir et ◀le▶ croire, entre ces deux aspects ◀de▶ ◀la▶ personne totale, jadis but et module ◀de▶ tout ◀l’▶effort ◀de▶ ◀l’▶Université au plein sens ◀de▶ son nom (Univers, universitas, selon ◀l’▶étymologie chère à Claudel, veut dire « version à ◀l’▶unité »…)
Toute ◀l’▶évolution que j’ai dite conduit inévitablement à ◀la▶ confusion des langages, dissous en terminologies incomparables. ◀L’▶université, que ◀l’▶on pourrait considérer comme un grand appareil distributeur ◀d’▶information, au sens cybernétique du terme, cesse ◀de▶ fonctionner normalement quand ◀les▶ informations ne peuvent plus être échangées entre ◀les▶ branches du savoir, ou entre ◀les▶ rameaux ◀d’▶une même branche. ◀Les▶ jugements ◀d’▶ensemble, rapportés à quelque unité globale ◀de▶ conception, soit originelle soit finale, ne peuvent dès lors plus s’exercer. Un exemple précis illustrera ce point. Supposons que ◀la▶ théologie ait gardé ses pouvoirs régulateurs ◀de▶ ◀l’▶ensemble ◀de▶ nos croyances : un théologien ◀d’▶aujourd’hui, lisant ◀l’▶œuvre ◀d’▶un physicien, ne serait plus en mesure ◀de▶ ◀le▶ juger comme ◀l’▶Église jugea Galilée, parce que tout simplement il ne comprendrait pas ◀de▶ quoi parle ◀le▶ physicien, et a fortiori ne saurait pas si ◀le▶ rapport entre ◀les▶ conclusions du physicien et ◀la▶ dogmatique ◀de▶ ◀l’▶Église doit être estimé négatif, positif ou indifférent. J’ajoute que ◀le▶ physicien ne saurait pas davantage si sa démarche est conforme ou non à ◀la▶ théologie, et fort probablement ne s’en soucierait pas. Ainsi chacun va ◀de▶ son côté, et ◀les▶ représentants des disciplines diverses n’ont souvent plus guère en commun que des platitudes quotidiennes ou des préjugés mutuels hérités ◀de▶ conflits dès longtemps périmés59.
Faudra-t-il donc nous résigner à ce que ◀l’▶accroissement même du savoir entraîne pour conséquence ◀la▶ division ◀de▶ ◀l’▶esprit et ◀l’▶accroissement ◀de▶ ◀l’▶ignorance mutuelle entre ◀les▶ directions ◀de▶ ◀la▶ recherche ?
En fait, et aux yeux ◀d’▶un observateur non prévenu, jugeant seulement sur ce qu’il nous voit faire, il semblerait que ◀la▶ très grande majorité des Européens trouve que cela peut fort bien continuer ainsi, sans nul danger sérieux ◀de▶ catastrophe. Après tout, ◀la▶ tour ◀de▶ Babel ne s’est pas écroulée sur ses bâtisseurs, ils ◀l’▶ont seulement abandonnée, ne sachant plus s’expliquer ◀les▶ uns aux autres pour quelles fins ils ◀l’▶avaient entreprise. Mais ◀l’▶Université, dans nos pays, paraît plus florissante que jamais : loin ◀d’▶être abandonnée, elle attire une foule croissante ◀de▶ travailleurs et ◀de▶ curieux. ◀L’▶industrie et ◀l’▶État, plus que jamais, ont besoin ◀d’▶elle. Si elle est devenue trop petite pour ses tâches immédiates, qu’on ◀l’▶agrandisse ! ◀Les▶ crises ◀de▶ croissance n’ont jamais été mortelles pour ◀les▶ administrations : elles représentent au contraire leur régime normal ◀d’▶existence, selon ◀la▶ loi ◀de▶ Parkinson.
Mais il y a ◀le▶ point de vue ◀de▶ ◀l’▶esprit, qui est différent. ◀L’▶esprit humain, et particulièrement ◀l’▶esprit européen, ne peut se résoudre à ce que ◀les▶ routines et ◀l’▶utilité immédiate suffisent à justifier ◀l’▶existence prospère ◀d’▶une entreprise ◀de▶ cet ordre, et refoulent ◀les▶ questions anxieuses dont je tente ◀de▶ me faire ici ◀l’▶interprète.
◀L’▶incommunicabilité des savoirs est ressentie par notre esprit comme une frustration, comme une blessure intime, et comme une permanente insécurité. ◀L’▶intellectuel européen ◀d’▶aujourd’hui se sent tributaire ◀de▶ disciplines forcément partielles, susceptibles à tout instant ◀d’▶être mises en question, radicalement, par d’autres disciplines, et qui ne peuvent défendre leur « vérité » qu’en se fermant méthodiquement sur elles-mêmes, acceptant ainsi ◀de▶ n’être peut-être plus tout à fait vraies — mais tant pis, cela ne se sait pas encore ! Cette espèce ◀de▶ résignation intellectuelle correspond à une forme schizoïde ◀de▶ ◀la▶ pensée, et conduit à un scepticisme croissant quant aux fins dernières ◀de▶ ◀la▶ recherche et quant à ◀la▶ valeur globale, ultime, du savoir humain. Dans ◀le▶ Temple même ◀de▶ ◀la▶ Science, il faut bien que ◀les▶ lévites, même sceptiques quant aux fins ◀de▶ leur religion, administrent ◀les▶ rites, donnent leurs cours… Mais quel dieu servent-ils encore ? À quelle idée ◀de▶ ◀l’▶homme, divine ou idéale, correspond aujourd’hui ◀l’▶entreprise ◀de▶ ◀l’▶Université occidentale ? Quel type ◀d’▶homme a-t-elle en vue, veut-elle former ? Je crains bien que si ◀l’▶on tentait ◀de▶ ◀le▶ déduire ◀d’▶une observation attentive ◀de▶ nos universités, ◀l’▶on ne trouve qu’une sorte ◀de▶ monstre, assemblage ◀de▶ pièces et ◀de▶ morceaux que seuls ◀les▶ vêtements tiendraient ensemble, ou ◀la▶ force ◀de▶ ◀l’▶habitude ! Nul principe ◀de▶ cohérence organique, point ◀de▶ structure osseuse, et très peu ◀d’▶articulations… Au vrai, il est devenu presque impossible ◀de▶ répondre à une telle question, et c’est pourquoi sans doute on ◀la▶ pose si rarement. Notre enseignement vise-t-il à former des personnes réelles et complètes, ou seulement ◀de▶ futurs professionnels ? Des sages capables ◀de▶ penser, ◀d’▶agir et ◀de▶ créer en harmonie, ou seulement des producteurs plus efficaces, c’est-à-dire bien spécialisés ? Ou enfin tout cela à la fois, sans choix bien motivé sur lequel on se soit accordé ?
Il est vrai que ces questions débordent ◀le▶ seul domaine ◀de▶ ◀l’▶Université, et qu’elles affectent tout ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ culture européenne. Mais c’est par ◀l’▶Université que ◀les▶ hommes ◀d’▶outre-mer viennent au contact ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, et c’est là qu’ils se posent à eux-mêmes ces questions, et nous ◀les▶ posent avec une insistance gênante — car nous voici ◀de▶ moins en moins armés pour y répondre.
◀Le▶ problème qu’on soulève ici, et qui est celui du principe ◀de▶ cohérence ◀de▶ notre civilisation, me paraît absolument spécifique ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Seule en effet parmi toutes ◀les▶ grandes cultures qui ont fait ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶humanité, ◀l’▶Europe a osé ◀l’▶aventure ◀d’▶un développement autonome ◀de▶ ◀la▶ science et des arts, ◀d’▶une séparation, voire ◀d’▶une opposition entre ◀le▶ sacré et ◀le▶ profane, entre ◀la▶ cohérence globale définie par ◀la▶ théologie et ◀les▶ recherches particulières à ◀l’▶aventure, advienne que pourra, et qu’on trouve ce que ◀l’▶on trouvera, que cela soit compatible ou non avec ◀l’▶image du monde communément admise. ◀La▶ pluralité des sciences et ◀la▶ multiplicité des disciplines spécialisées provient chez nous ◀de▶ ◀la▶ sécularisation ◀de▶ ◀la▶ philosophie et ◀de▶ ◀la▶ recherche qui s’est manifestée bien avant ◀la▶ Renaissance, probablement au xiiie siècle — à ◀l’▶époque justement qui a vu naître les premières universités européennes, en Italie puis à Paris. (Quant à savoir dans quelle mesure ◀l’▶apparition ◀de▶ ◀l’▶Université est liée à ce phénomène, soit qu’elle ◀l’▶exprime, soit qu’elle réagisse contre lui avec ◀le▶ thomisme, ce serait un beau sujet ◀d’▶études !)
Or rien ◀de▶ tel ne s’est produit, autant que ◀l’▶on sache, dans ◀les▶ cultures sacrées et homogènes ◀de▶ ◀l’▶Asie brahmanique ou bouddhiste, ◀de▶ ◀l’▶Afrique noire ancienne, ◀d’▶Israël sous ◀la▶ synagogue, ou ◀de▶ ◀l’▶Amérique précolombienne. Dans ces cultures, tout est sacré. ◀La▶ distinction sacré-profane n’existe pas, en ce sens que sagesse spirituelle, science, éthique et esthétique, sont réglées par ◀les▶ mêmes lois et ne connaissent pas ◀de▶ développements particuliers et divergents. ◀L’▶originalité, pour elles, n’est pas vertu, mais atteinte à ◀l’▶ordre sacré — ou simple erreur ◀d’▶exécution. Mutatis mutandis, il en va de même dans ◀les▶ cultures totalitaires du xxe siècle, dominées par ◀l’▶explication et ◀la▶ programmation universelles que figure ◀le▶ marxisme-léninisme (ou, au moins, ◀le▶ Parti qui ◀l’▶interprète).
◀L’▶Europe seule se voit obligée ◀de▶ rechercher sans cesse, en ◀d’▶infinis débats, ◀les▶ principes primitifs ou finaux, ou simplement opératifs ◀de▶ sa cohérence culturelle, sans cesse perdue ◀de▶ vue ou remise en question.
Et quand ◀les▶ hommes nourris ◀de▶ culture différentes viennent nous poser leurs grandes questions naïves et pénétrantes : pourquoi ◀l’▶Europe a-t-elle fait ◀les▶ machines ? Pourquoi travaillez-vous autant ? Pourquoi cherchez-vous à accroître ◀la▶ productivité plutôt que ◀la▶ sagesse ? et à contrôler ◀la▶ matière plutôt que vos passions et vos désirs ? — bien peu d’entre nous sont capables ◀de▶ donner une réponse satisfaisante. ◀Le▶ spécialiste se récuse méthodiquement et met dans ce refus tout son sérieux. Et je vois peu de généralistes qui aient osé relever, par exemple, ◀la▶ relation ◀de▶ continuité entre ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀l’▶Incarnation (reconnaissance ◀de▶ ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ matière et du corps, où Dieu se manifeste) et ◀le▶ développement des sciences physiques et naturelles dans ◀l’▶Occident christianisé — alors qu’il est clair qu’une Asie qui tenait ◀la▶ matière et ◀le▶ corps pour essentiellement illusoires n’allait pas perdre à leur étude ◀le▶ meilleur ◀de▶ son temps ◀de▶ méditation.
Si ◀les▶ Européens voulaient vraiment répondre aux Asiatiques, aux Africains, ou aux Arabes, qui leur posent ces questions fondamentales, ils se verraient conduits à dépasser leur régime ◀de▶ spécialités académiques, à surmonter leur ignorance méthodique des domaines qui ne sont pas ◀de▶ leur département. Je reprends ici mon exemple du physicien et du théologien. Pour répondre à ◀l’▶hindou qui interroge ◀l’▶Occident sur son obsession ◀de▶ ◀l’▶Histoire, du Temps, ◀de▶ ◀l’▶Évolution et du Progrès, il faudrait que ◀le▶ théologien soit capable ◀de▶ se référer non seulement aux conciles et aux textes sacrés, mais aux fondements ◀de▶ ◀la▶ doctrine physique du Temps, aux discussions qui durent déjà depuis un siècle sur ◀le▶ principe ◀de▶ Carnot et Clausius, sur ◀la▶ dégradation ◀de▶ ◀l’▶énergie, ◀la▶ « flèche du temps » et ◀l’▶entropie, notions ◀de▶ base qui ont une portée métaphysique indiscutable. Et il faudrait que ◀les▶ physiciens qui en discutent sachent que ◀la▶ dialectique ◀de▶ leurs problèmes actuels sur ◀le▶ temps, ◀la▶ matière et sa constitution, est étrangement homologue à celle des grandes querelles théologiques ◀de▶ Nicée, ◀de▶ ◀l’▶augustinisme, ◀de▶ Luther et du jansénisme. Je m’excuse ◀de▶ traiter par allusions rapides, peut-être obscures, un sujet qui demanderait ◀de▶ gros ouvrages pour être exposé sérieusement. Ce qu’il m’importe ◀de▶ marquer par cet exemple, c’est que ◀l’▶Europe ◀de▶ ◀l’▶esprit ne peut plus se présenter devant ◀le▶ monde, qu’elle a réveillé, dans ◀le▶ désordre spirituel et dans ◀l’▶incohérence babélique ◀de▶ ses spécialités sans communication, et ◀de▶ ◀la▶ pluralité ◀de▶ ses recherches sans références à un langage commun.
◀Le▶ grand problème que ◀l’▶Europe seule me paraît en mesure ◀de▶ résoudre, parce qu’elle seule ◀l’▶a posé dans ◀l’▶histoire, c’est celui ◀de▶ l’Un et du Divers également réels et valables, dont ◀le▶ problème des relations entre savoirs spécialisés et synthèse ◀de▶ nos connaissances n’est guère qu’un cas particulier. ◀Le▶ paradoxe européen par excellence ◀de▶ ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité n’est pas seulement celui ◀de▶ ◀l’▶Université, mais celui ◀de▶ notre politique ◀d’▶intégration européenne, dans sa forme fédéraliste, non unitaire, que je tiens pour ◀la▶ seule possible et désirable.
Comment résoudre ce problème dans ◀le▶ cadre qui nous intéresse ici, celui ◀de▶ ◀l’▶Université ? Trois solutions me paraissent concevables.
a) La première, souvent proposée, consisterait à imposer des cours ◀de▶ culture générale, un studium generale, aux étudiants ◀de▶ toutes ◀les▶ facultés et instituts spécialisés. Je n’y crois guère. ◀La▶ presque totalité des expériences tentées dans cette intention si louable ont échoué, et ◀les▶ raisons ◀de▶ ces échecs répétés me paraissent assez évidentes. ◀La▶ généralité n’est pas une matière enseignable. Elle ne peut vraiment consister que dans une attention en éveil permanent aux implications générales, aux ramifications interdisciplinaires ◀de▶ ce que ◀l’▶on est en train d’étudier dans ◀le▶ détail60.
◀La▶ vie est trop courte, même prolongée comme on nous ◀le▶ promet, jusqu’à une moyenne ◀de▶ 90 ans, pour que ◀l’▶espoir ◀de▶ maîtriser ◀l’▶ensemble du savoir humain, d’ailleurs en progression géométrique, ait ◀la▶ moindre chance ◀de▶ succès ; et ◀l’▶éducation permanente qu’on nous propose, qui s’étendrait du berceau à ◀la▶ tombe, ne laisserait guère ◀le▶ temps ◀de▶ vivre à ses bénéficiaires super-savants. Pic ◀de▶ ◀la▶ Mirandole, aujourd’hui, se verrait contraint ◀de▶ choisir entre une carrière ◀de▶ brillant vulgarisateur scientifique et une spécialisation qui lui vaudrait sans doute ◀le▶ prix Nobel, mais au prix de son ambition maîtresse.
b) Une deuxième solution concevable consisterait à réfréner ◀la▶ spécialisation. Je ◀la▶ tiens également pour illusoire.
Certes, on peut soutenir que ◀la▶ spécialisation du savoir, loin de représenter un progrès, n’est littéralement qu’une monstruosité : ◀le▶ développement excessif ◀d’▶un organe aux dépens de ◀l’▶équilibre du corps. On peut ◀l’▶évaluer à son prix réel et trouver celui-ci exorbitant : perdre ◀de▶ vue ◀l’▶ensemble humain est une perte absolue, essentielle, que tous ◀les▶ gains partiels, additionnés, dus à ◀la▶ spécialisation, ne combleront jamais, et toujours moins. C’est gagner ◀le▶ monde par petits bouts au prix de son âme.
Il n’en reste pas moins que ◀la▶ spécialisation dans ◀l’▶Université ne peut aller qu’en croissant, sous ◀la▶ double pression que j’ai dite : toujours plus ◀de▶ matières à enseigner à un nombre toujours plus grand ◀d’▶étudiants et ◀de▶ futurs enseignants.
Puisqu’on ne peut chercher ◀de▶ solution en arrière, il faut donc ◀la▶ chercher en avant : accepter ◀le▶ mouvement ◀de▶ spécialisation, mais ◀le▶ pousser jusqu’à ce point où ◀l’▶étude ◀la▶ plus exigeante ◀d’▶une discipline particulière va déboucher sur des problèmes qui relèvent d’autres disciplines, parfois connexes mais souvent très distantes, ou plus vastes et plus englobantes.
Dans bien des cas célèbres, c’est ◀l’▶avant-garde ◀de▶ ◀la▶ recherche ◀la▶ plus hautement spécialisée qui s’est vue conduite par ◀les▶ nécessités internes ◀de▶ son cheminement à déboucher sur des domaines que ◀la▶ vertueuse méthode, naguère, interdisait rigoureusement. Un neurologue, poussant sa recherche au-delà des certitudes admises, débouche sur ◀le▶ domaine du rêve et des symboles et fonde ◀la▶ psychanalyse. Un ethnologue, spécialisé dans ◀l’▶étude ◀de▶ ◀la▶ « pensée sauvage » découvre dans ◀la▶ linguistique générale ◀de▶ Ferdinand de Saussure, science des systèmes ◀de▶ signes, ◀l’▶explication qui lui manquait ◀de▶ ◀la▶ prohibition ◀de▶ ◀l’▶inceste ; cependant que des biologistes et des électroniciens puisent dans ◀la▶ même théorie saussurienne ◀les▶ schèmes structuraux qui permettent aux uns ◀d’▶interpréter ◀la▶ transmission du patrimoine héréditaire par ◀les▶ chromosomes, aux autres ◀de▶ construire des machines à traduire. Un physicien étudiant ◀le▶ principe ◀de▶ ◀l’▶irréversibilité du temps est amené à écrire « qu’une vue physicienne stricto sensu du cosmos est trop étriquée ; et que ◀la▶ Physique ◀de▶ demain risque ◀de▶ se trouver obligée ◀d’▶entrer dans un dialogue actif avec, disons, ◀la▶ psychologie au sens large, pour jeter ◀les▶ bases ◀d’▶une science beaucoup plus compréhensive61 ». Et chacun sait que c’est en poussant ◀l’▶exigence ◀de▶ ◀l’▶analyse jusqu’aux anomalies ◀les▶ plus fines, que ◀les▶ savants contemporains ont créé ◀la▶ science nucléaire : or, ◀les▶ impasses et ◀les▶ paralogismes qu’ils y rencontrent semblent ◀les▶ confronter désormais à des options métaphysiques. Je ne ◀l’▶imagine pas : je ◀les▶ écoute, et plusieurs d’entre eux ◀l’▶ont écrit.
Une phrase ◀de▶ Spinoza s’est fixée dans mon souvenir dès ◀l’▶adolescence : « ◀D’▶autant plus nous connaissons ◀les▶ choses particulières, ◀d’▶autant plus nous connaissons Dieu. » Si je ◀la▶ transpose au domaine moins sublime que j’essaie aujourd’hui ◀d’▶explorer, elle me paraît rendre compte du fait que ce sont ◀les▶ meilleurs spécialistes, c’est-à-dire ceux qui vont ◀le▶ plus loin dans ◀l’▶analyse ◀de▶ certains cas particuliers, qui nous conduisent ◀le▶ plus sûrement au général, ou tout au moins au seuil des synthèses nécessaires.
c) Mais ces synthèses ne tomberont pas du Ciel, elles n’apparaîtront pas objectivement et comme spontanément au terme ◀d’▶une comparaison systématique des résultats en soi acquis par ◀les▶ spécialités. Toute synthèse est un acte créateur, intervenant au carrefour ◀de▶ plusieurs vérités hétérogènes saisies par ◀l’▶esprit dans leur mouvement, rythme et structure dynamique, autant que dans leurs implications jusqu’alors inaperçues.
C’est dire que ◀l’▶œuvre ◀de▶ synthèse qu’exige ◀l’▶état présent ◀de▶ notre culture et ◀de▶ nos universités devrait d’abord être confiée à des groupes ◀de▶ chercheurs représentant des disciplines diverses. Par leur réunion physique en séminaires restreints, ils créeraient ces « carrefours ◀de▶ vérités hétérogènes » sur lesquels et à partir desquels ◀l’▶esprit ◀de▶ synthèse pourrait s’exercer. ◀Le▶ nombre optimum des participants ◀de▶ tels groupes me paraît être, à ◀l’▶expérience ◀de▶ nombreux colloques portant sur des sujets interdisciplinaires, ◀d’▶une douzaine ◀de▶ personnes seulement. Ce module permet en effet ◀la▶ conversation, ◀l’▶échange spontané ◀de▶ questions et ◀de▶ réponses, ◀le▶ dialogue en un mot, et il exclut ◀l’▶intervention monologuante sous forme de discours. Ce détail a son importance. Car ce qui importe au bout du compte, dans une entreprise ◀de▶ ce genre, c’est ◀la▶ qualité personnelle des hommes qui s’y livrent : sinon une bonne machine électronique, convenablement informée, ferait beaucoup mieux notre affaire. Ce qui importe, ce n’est pas que ◀la▶ synthèse s’opère dans ◀le▶ vide, ou au ciel des Idées — car là sans doute toutes ◀les▶ synthèses imaginables existent déjà en puissance ; et pas non plus qu’elle s’inscrive devant nous, sur quelque carte perforée, comme un résultat objectif ; ce qui importe, c’est que ◀la▶ synthèse s’actualise, qu’elle s’opère donc dans un esprit, dans une personne, car là seulement elle peut trouver ses significations humaines, ses mesures, son utilité au sens ◀le▶ plus élevé du terme.
Ce qu’il nous faut enfin, ce qui nous manque, ce sont des hommes ◀de▶ synthèse, un type nouveau ◀d’▶hommes ◀de▶ pensée en qui s’incarne une sorte ◀de▶ conscience conjoncturelle ◀de▶ ◀l’▶évolution ◀de▶ nos recherches, un sens constamment alerté ◀de▶ leurs corrélations virtuelles et ◀de▶ ◀la▶ fécondité ◀de▶ leurs interférences. Ces hommes seront d’abord des spécialistes, et qui prouveront leur excellence en tant que tels par ◀le▶ fait même qu’ils auront pris conscience ◀de▶ ce qu’ils ne peuvent se contenter ◀d’▶être seulement des spécialistes.
Favoriser ou fomenter ce type humain, lui offrir ◀les▶ moyens matériels, ◀l’▶ambiance, ◀le▶ milieu ◀de▶ vie, ◀les▶ contacts personnels requis par ◀l’▶exercice ◀de▶ sa vocation, voilà sans doute ◀le▶ genre ◀de▶ solution concrète que nous pourrions préconiser, si nous voulons tenter ◀de▶ faire face au problème posé par ◀l’▶accroissement babélique ◀de▶ ◀la▶ spécialisation.
Sur ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶explosion des effectifs universitaires, je n’aurais guère à proposer qu’une solution ◀de▶ bon sens presque simpliste : il me semble que ◀le▶ seul moyen ◀de▶ sauver ◀la▶ qualité des universités existantes et leur efficacité pédagogique, menacées l’une et l’autre par des facteurs quantitatifs irréversibles, serait ◀de▶ multiplier sans plus tarder ◀le▶ nombre des établissements ◀d’▶enseignement supérieur. D’une part, ◀les▶ universités existantes seraient progressivement libérées ◀de▶ leur engorgement, d’autre part ◀les▶ dimensions des universités nouvelles pourraient librement s’accorder aux optima que votre Conférence se préoccupe ◀d’▶établir et que proposent avec beaucoup de sagesse, me semble-t-il, ◀les▶ rapports ◀d’▶experts qui vous sont soumis. Si ◀l’▶on garde à ◀l’▶esprit ◀la▶ règle ◀d’▶or ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, qui n’est rien ◀d’▶autre que ◀la▶ mesure humaine, ◀le▶ module des relations personnelles, condition ◀de▶ toute existence communautaire et ◀de▶ tout bon travail en commun, ◀l’▶on sera conduit à préférer ◀la▶ multiplication ◀de▶ petites universités à ◀la▶ multiplication des facultés, des chaires et des postes ◀d’▶assistants dans ◀les▶ déjà trop grandes universités. ◀L’▶adjectif petit me paraît intimement lié, en Europe, non seulement à ◀l’▶optimum ◀de▶ ◀l’▶efficacité pédagogique — qui exige ◀la▶ proximité — mais aussi au maximum du pouvoir créateur ◀d’▶un milieu donné, cité, pays ou université. Ce n’est pas du tout par hasard que dans ◀le▶ tableau qu’a établi ◀le▶ sociologue belge Léo Moulin, sous ◀le▶ titre ◀d’▶indice Nobel, et qui se base sur ◀le▶ nombre ◀de▶ prix Nobel ◀de▶ sciences par million ◀d’▶habitants ◀d’▶un pays, ◀de▶ 1901 à 1960, ce sont ◀les▶ plus petits pays ◀d’▶Europe qui occupent ◀les▶ cinq premiers rangs, soit dans ◀l’▶ordre ◀la▶ Suisse, ◀le▶ Danemark, ◀l’▶Autriche, ◀les▶ Pays-Bas et ◀la▶ Suède, tandis que ◀les▶ plus grands pays comme ◀les▶ États-Unis et ◀l’▶URSS viennent loin derrière, ou même en queue ◀de▶ liste. Je n’en dis pas plus sur ce point : dans ◀les▶ petits pays, tout est petit, y compris ◀les▶ universités.
Mais sur ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶explosion du savoir, dont je vous ai plus longuement entretenu, il me tarde ◀de▶ vous proposer des conclusions plus personnelles et plus précises, qui vous apparaîtront peut-être comme un rêve, mais rien ne devient jamais réel qui n’ait été d’abord rêvé.
◀La▶ multiplication des universités, maintenues dans ◀les▶ petites dimensions qu’exige leur rendement optimum, peut freiner ◀l’▶accroissement ◀de▶ ◀l’▶entropie au niveau de ◀l’▶enseignement, mais ne répondra pas au défi ◀de▶ ◀la▶ division du savoir en langages spécialisés. Pour y répondre, il faut envisager ◀la▶ création ◀d’▶instituts ou ◀de▶ centres ◀de▶ synthèse, établis à ◀l’▶échelle européenne, je veux dire supranationale. J’en imagine ◀le▶ prototype, qui serait une tour ◀d’▶anti-Babel.
Dans un grand parc, près de ◀la▶ mer, ou ◀d’▶un lac, ou ◀d’▶une large rivière en pleine campagne, mais pas trop loin ◀d’▶une ville ◀de▶ moyenne grandeur et ◀de▶ vie culturelle et sociale animée, une ou deux-centaines ◀de▶ maisons familiales dispersées, et un centre ◀de▶ type villageois, hôtels, auberges, marché, boutiques, chapelles, sans oublier plusieurs terrasses ◀de▶ café. Dans ◀le▶ centre aussi, un groupe ◀de▶ bâtiments contient ◀la▶ bibliothèque et ◀les▶ salles ◀de▶ colloques. ◀La▶ commune, gouvernée par ◀le▶ recteur, jouit ◀d’▶un statut spécial ◀d’▶exterritorialité : c’est une sorte ◀de▶ district fédéral ◀de▶ ◀l’▶Europe intellectuelle. Là vivent ces « hommes ◀de▶ synthèse » dont je vous parlais tout à ◀l’▶heure : professeurs ◀de▶ tous âges et ◀de▶ toutes spécialités, et futurs professeurs déjà gradués, d’une part ; responsables des domaines ◀les▶ plus variés ◀de▶ ◀la▶ vie publique, économique et sociale, d’autre part. Condition générale ◀d’▶admission : avoir prouvé son excellence dans une branche au moins du savoir, ou ◀de▶ ◀la▶ vie professionnelle, et démontrer ◀d’▶une manière convaincante qu’on éprouve ◀l’▶impérieux désir ◀d’▶intégrer ◀l’▶expérience acquise dans un ensemble plus compréhensif.
◀Les▶ activités intellectuelles ◀de▶ cette communauté peuvent être définies à grands traits comme suit.
Quant à ◀la▶ forme : point ◀de▶ cours magistraux, mais seulement des colloques restreints, groupant au maximum vingt personnes, à ◀l’▶optimum une douzaine. Si quelqu’un désire absolument donner une conférence, ◀le▶ soir, c’est à ses risques et périls : toute déclaration publique est obligatoirement suivie ◀d’▶une discussion réglée ; ici ◀l’▶on n’impose pas une image du monde : on ◀la▶ cherche en commun, librement. Au sein des colloques, règne une liberté spontanément disciplinée par ◀la▶ critique mutuelle. Deux meneurs ◀de▶ jeu par colloque, et ils ne peuvent appartenir à ◀la▶ même spécialité.
Et quant au contenu : seuls sont portés au programme ◀les▶ sujets par essence interdisciplinaires. J’entends par là : ◀les▶ sujets qu’il serait ◀le▶ plus malaisé ◀de▶ traiter dans ◀le▶ cadre ◀de▶ nos facultés classiques. Voici quelques-uns ◀de▶ ceux que, pour ma part, je serais heureux ◀de▶ pouvoir étudier et discuter, si j’étais jugé digne ◀de▶ participer aux activités ◀de▶ ◀la▶ commune.
1. ◀Les▶ options fondamentales des grandes cultures, notamment ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, et ◀la▶ logique ou ◀les▶ contradictions ◀de▶ leur développement dans ◀la▶ vie publique et privée ◀de▶ ◀l’▶unité culturelle en question. ◀Le▶ problème des possibles convergences entre ◀l’▶Orient et ◀l’▶Occident, c’est-à-dire entre ◀la▶ sagesse et ◀la▶ puissance créatrice, formerait un centre particulier ◀d’▶attention.
2. ◀Le▶ rôle créateur ◀de▶ ◀l’▶interaction des disciplines dans ◀l’▶histoire ancienne et récente ◀de▶ ◀l’▶Europe. Dans quelle mesure et sous quelles conditions ◀les▶ inventions ou découvertes ◀de▶ ◀la▶ science et des arts sont-elles apparues ? Part ◀de▶ ◀la▶ gratuité, ◀de▶ ◀la▶ nécessité, des fins utilitaires, ◀de▶ ◀l’▶imagination débridée, ◀de▶ ◀la▶ foi, du doute, ◀de▶ ◀la▶ méthode et des contingences dans ◀les▶ progrès ◀de▶ ◀la▶ connaissance en Occident.
3. Au-delà ◀de▶ ◀la▶ technologie. Comment passer ◀de▶ ◀l’▶ère technique à ◀l’▶ère ◀de▶ ◀l’▶équilibre humain ? En d’autres termes : comment tirer ◀les▶ bénéfices ◀de▶ bonheur individuel, ◀de▶ santé mentale, ◀de▶ beauté du milieu et ◀de▶ paix, des disciplines farouches qu’imposent à ◀la▶ majorité ◀de▶ nos contemporains ◀les▶ impératifs ◀de▶ ◀la▶ croissance ◀de▶ production, et ◀de▶ ◀l’▶aide aux sous-développés ?
4. Possibilité ◀d’▶un langage universel, basé sur ◀la▶ cybernétique et sur ◀la▶ sémiologie ◀de▶ Saussure. Recherche générale ◀de▶ procédés ◀de▶ translation des méthodes, démarches spécifiques et résultats des diverses branches du savoir. Limites ◀d’▶un tel langage, et comment y suppléer par ◀les▶ arts.
5. Européologie. Il existe dans la plupart de nos grandes universités des départements ◀d’▶indianisme, ◀de▶ sinologie, ◀d’▶islamologie, ◀d’▶études des civilisations tropicales, africaines, amérindiennesda, indonésiennes, etc. Il n’existe pas, ni hors ◀d’▶Europe ni en Europe, ◀de▶ chaires ◀d’▶études européennes, ou plus précisément ◀d’▶européologie. Certes, ◀l’▶on étudie un peu partout ◀le▶ Marché commun, ◀le▶ mécanisme des organisations européennes, leur histoire récente, leur jurisprudence, ◀l’▶unification ◀de▶ leurs mesures sociales et ◀la▶ coordination ◀de▶ leurs politiques économiques. Ce qui nous manque encore, c’est une étude quasi ethnographique des caractères spécifiques ◀de▶ notre civilisation, à ◀l’▶heure où elle se répand ◀d’▶une manière anarchique sur tous ◀les▶ continents ◀de▶ ◀la▶ planète, à ◀l’▶heure où ◀le▶ tiers-monde ◀l’▶interroge avec une anxiété mêlée ◀d’▶arrogance, à ◀l’▶heure où elle s’interroge elle-même plus qu’elle n’a jamais fait dans son histoire.
Cette liste ◀de▶ thèmes, vous ◀le▶ sentez, ne demande qu’à s’allonger au gré ◀de▶ vos désirs.
Quant aux relations entre un tel centre ◀de▶ synthèse et ◀les▶ universités existantes, on ◀les▶ imaginera sans peine. ◀L’▶introduction si désirable dans nos mœurs universitaires ◀d’▶une année sabbatique ◀de▶ type américain, permettrait ◀d’▶envoyer beaucoup de professeurs à cet institut ◀de▶ recyclage et ◀de▶ remise en question générale, et c’est aussi ce que nous attendons tous ◀de▶ nos vacances. Après un an, ◀les▶ professeurs détachés reviendraient à leur enseignement, porteurs ◀d’▶une sorte ◀de▶ radioactivité — ◀les▶ uns mûris, ◀les▶ autres rajeunis…
Comment baptiser ◀l’▶entreprise ? Elle pourrait se réclamer ◀de▶ beaucoup de noms illustres, ◀d’▶hommes qui ont rêvé ◀l’▶Académie européenne, comme Tommaso Campanella ou ◀d’▶Amos Comenius traçant ◀le▶ plan ◀de▶ son Conseil ◀de▶ ◀la▶ lumière ; ou ◀d’▶hommes qui méditaient sur ◀la▶ nécessité ◀d’▶un langage commun aux sciences exactes, aux arts et à ◀la▶ théologie, ainsi Descartes dès 1625, puis Leibniz et son Ars Combinatoria. Mais surtout, et c’est ◀la▶ conclusion que je souhaite que vous tiriez ◀de▶ mes propos, cet institut ◀de▶ synthèse serait idéalement ce dont on parle un peu partout, plus ou moins bien, depuis 1957, date du traité ◀de▶ Rome instituant ◀l’▶Euratom : une Université européenne.
Vraie université, puisqu’elle traiterait spécifiquement du général, en vue ◀d’▶entretenir ou ◀de▶ former une image cohérente du Tout. Vraiment européenne, puisqu’elle aurait pour fin ◀de▶ recréer ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité, qui est ◀la▶ formule ◀de▶ notre grand passé, et ◀de▶ notre avenir, intégré, ◀le▶ seul possible.
◀L’▶Europe, c’est très peu de chose plus une culture. Quatre pour cent des terres du globe multipliées par une culture qui a fait ◀le▶ monde, et qui doit aujourd’hui, plus que jamais, faire des hommes.