Un écrivain suisse (20-21 mars 1965)ab
Qu’il n’y ait pas une patrie suisse mais deux douzaines, point de▶ grands centres ni ◀de▶ marché intellectuel, et surtout point ◀de▶ langue que ces patries aient en commun, semble interdire ◀la▶ possibilité ◀d’▶un écrivain qui mériterait ◀d’▶être appelé suisse, comme Hölderlin fut sans conteste allemand ou Leopardi italien, bien avant que ◀l’▶Allemagne ou ◀l’▶Italie n’aient réuni dans une ◀de▶ ces super-provinces qu’on nomme nations toutes leurs cités, tous leurs pays. Pourtant je vois cette possibilité s’illustrer ◀d’▶une manière exemplaire dans ◀l’▶œuvre et ◀la▶ carrière ◀de▶ Carl Burckhardt. C’est qu’il est l’un ◀de▶ ceux, très rares, dont ◀la▶ personne, ◀le▶ style, ◀la▶ formule créatrice résultent et se composent, précisément, ◀de▶ cette pluralité des données culturelles qui, moins forts, moins doués, ◀les▶ eût neutralisés.
Lointain cousin ◀de▶ ◀l’▶historien ◀de▶ ◀la▶ Renaissance, je ne pense pas qu’il tienne ◀de▶ lui ce don ◀de▶ prévision ◀de▶ ◀l’▶avenir européen dont tous ◀les▶ deux firent preuve dans leur Correspondance (voir ◀les▶ lettres à von Preen ◀de▶ ◀l’▶aîné, celles à Hofmannsthal du cadet), mais plutôt qu’il faut ◀l’▶attribuer à leur commune formation bâloise ◀d’▶historiens scrupuleux mais sûrs artistes, héritiers ◀d’▶une longue tradition humaniste où se mêlent intimement germanisme et latinité, esprit ◀de▶ ◀la▶ cité et cosmopolitisme, et qui rend plus sensibles à ◀l’▶oreille intérieure ◀les▶ arythmies annonciatrices ◀d’▶accidents du cœur ◀de▶ ◀l’▶Europe.
◀La▶ pensée et ◀l’▶action
Peu de carrières ont connu tant ◀d’▶alternances ◀de▶ périodes ◀d’▶action et ◀de▶ médiation. Tantôt écrivain libre ou professeur ; historien des grandes têtes politiques du passé, ou mêlé à ◀l’▶histoire vivante comme dans ◀le▶ cyclone ◀de▶ Dantzig ; enfin mémorialiste ◀d’▶événements qu’il a vécus et qu’il avait prévus. Burckhardt est ◀le▶ type même ◀de▶ ◀l’▶écrivain qui ne peut séparer ◀la▶ pensée ◀de▶ ◀l’▶action, ni ◀la▶ passion ◀de▶ ◀la▶ lucidité. Son expérience des hommes et ◀de▶ ◀l’▶irrationnel qui conduit leurs affaires au pire a certes confirmé son pessimisme inné, et sa profonde méfiance à l’endroit de ce qui vient, ◀de▶ notre monde moderne en général, mais son goût puissant ◀de▶ ◀la▶ vie et son sens du service ◀de▶ ◀la▶ cité n’ont cessé ◀de▶ ◀le▶ ramener aux grands postes publics, quand un appel pressant du pays ◀l’▶y engageait.
Jeter des ponts, relier ◀l’▶action à ◀la▶ pensée, concilier ◀les▶ cultures ou ◀les▶ grands intérêts, juger sans illusion mais servir avec force en toute indépendance ◀d’▶esprit, peut-on dire que ces traits composent une personnalité typiquement suisse ? Je constate qu’on ◀les▶ trouve réunis chez quelques-uns des hommes ◀les▶ mieux liés par toutes leurs fibres aux traditions civiques et culturelles des Suisses. Voilà qui suffira peut-être à justifier ◀l’▶existence autonome ◀de▶ ce pays, dans une époque où ◀l’▶homme complet devient un phénomène tellement plus important, tellement plus rare, tellement plus exemplaire pour ◀l’▶humanité à venir que ◀le▶ « dictateur… ».
(Mais j’allais oublier ◀de▶ dire que « C.J.B. », ◀l’▶homme dont ◀la▶ stature est imposante, est aussi un conteur fascinant, un humoriste redoutable, et un grand chasseur ◀de▶ chamois.)