Le▶ déferlement ◀de▶ ◀l’▶érotisme : pour une nouvelle théologie (5-11 mai 1965)s t
Pour illustrer ◀l’▶invasion du monde ◀d’▶aujourd’hui par ◀la▶ « sexualité déchaînée », on cite ◀le▶ triomphe en librairie ◀de▶ Fanny Hill et Justine en livre ◀de▶ poche aux États-Unis. Il ne faudrait tout de même pas oublier que ces ouvrages datent du xviiie siècle. Ce qui est nouveau, c’est leur succès relatif : ◀le▶ siècle ◀de▶ Voltaire ◀les▶ avait négligés ; mais il n’eût pas mieux accueilli ◀les▶ romans catholiques et ◀les▶ Vies ◀de▶ Jésus dont ◀les▶ tirages dominent notre marché du livre, sans que personne y voie ◀la▶ preuve ◀d’▶une sanctification quelconque ◀de▶ notre époque.
Reste que ◀l’▶étalage étudié du nu « suggestif » dans nos rues et au cinéma, ◀les▶ scènes obligées « ◀d’▶amour » physique dans ◀les▶ romans ◀de▶ série, noire ou autre, ◀la▶ suppression des « pudeurs ◀de▶ langage », mais plus que tout cela — qui relève parfois ◀de▶ ◀la▶ mode et n’engage pas toujours une politique morale — ◀les▶ cours ◀d’▶éducation sexuelle dans ◀les▶ écoles, enfin ◀les▶ grands débats sur ◀la▶ contraception, ◀l’▶ensemble ◀de▶ ces traits frappe ◀les▶ auscultateurs ◀de▶ notre époque, au point que certains ont parlé ◀d’▶une révolution dans ◀les▶ mœurs. C’est beaucoup dire pour un peu plus ◀de▶ nudité, mais non pour ◀la▶ contraception discutée au concile du Vatican. Quelque chose a changé ; mais quoi ?
Il est peu vraisemblable que ◀l’▶énergie sexuelle ait varié en intensité depuis deux siècles, sous ◀l’▶effet des modes culturelles. ◀Les▶ audaces ◀de▶ nos écrivains, ◀de▶ nos cinéastes ne sont pas ◀les▶ produits ◀de▶ cet instinct universel et primordial : elles y font appel, comme on dit, mais restent sans pouvoir sur lui, et il ne va pas « déborder » pour si peu qu’une augmentation du tirage des classiques libertins dans quelques pays ◀de▶ ◀l’▶Occident.
En revanche, nos manières ◀de▶ parler des choses du sexe et ◀de▶ ◀l’▶érotisme ont entièrement changé en un demi-siècle. En 1906, Freud croit devoir préciser que dans ◀le▶ petit ouvrage qu’il publie sur ◀le▶ traitement ◀de▶ Dora « ◀les▶ rapports sexuels sont franchement discutés ; ◀les▶ fonctions et ◀les▶ organes sexuels sont appelés par leur nom ». Et il ajoute : « D’après mon exposé, ◀le▶ lecteur pudique pourra se convaincre que je n’ai pas reculé devant ◀la▶ discussion avec une jeune fille ◀de▶ tels sujets et en un tel langage. Faut-il me justifier aussi ◀de▶ cette accusation ? »
Entre ◀de▶ tels scrupules et ◀le▶ battage publicitaire fait autour du rapport ◀de▶ Kinsey, entre ◀la▶ Porte étroite et Notre-Dame des Fleurs ou ◀Le▶ Silence ◀de▶ Bergman, ce qui s’est passé ◀d’▶important se situe au niveau proprement culturel qui est celui ◀de▶ ◀l’▶étude et ◀de▶ ◀l’▶expression des réalités ◀de▶ ◀la▶ « chair », dans leurs aspects physio-psychologiques. Mais cela s’est produit dans un très grand désordre, créant ◀de▶ fortes inégalités ◀d’▶information et par suite de jugement parmi ◀les▶ moralistes, eux-mêmes mis en question, et dans ◀le▶ public cultivé. Je suis ◀de▶ la première génération qui a découvert ◀la▶ psychanalyse à 20 ans, inscrite au programme des études et formant une part importante du donné intellectuel dans lequel ◀l’▶étudiant avait à s’orienter. Mais quatre-vingt-dix pour cent ◀de▶ nos plus ◀de▶ 60 ans confondent encore freudisme et pornographie. ◀D’▶étranges méprises persistent chez des esprits formés par ◀les▶ catégories morales du xixe . Ainsi ◀le▶ Sexe demeure synonyme ◀de▶ péché pour Mauriac, et ◀d’▶amour pour Simone de Beauvoir, si j’en juge par leurs derniers écrits. Chez ◀les▶ plus jeunes, combien savent distinguer ◀la▶ sexualité ◀de▶ ◀l’▶érotisme et ◀la▶ passion ◀de▶ ◀l’▶amour vrai ?
Cette turbulence ◀de▶ défis parfois sadiques, ◀de▶ préjugés plus ou moins masochistes, ◀de▶ découvertes excitantes et ◀de▶ problématiques libérations appelle une mise en ordre, et d’abord sémantique.
Laissant ◀l’▶étude du sexe au biologiste, ◀l’▶écrivain peut commencer à parler quand il s’agit ◀d’▶érotisme, il devient éloquent quand il s’agit ◀de▶ passion (tout ◀le▶ romantisme ◀de▶ ◀la▶ Nouvelle Héloïse au milieu du xxe siècle), et tout ◀d’▶un coup il s’aperçoit que ◀l’▶amour seul poussait à dire, à chanter, à exprimer, et permettait ◀de▶ communiquer, et cela des troubadours jusqu’aux surréalistes.
◀La▶ sexualité, c’est ◀l’▶instinct ordonné à ◀l’▶espèce, à ◀la▶ procréation. ◀L’▶érotisme est ◀le▶ plaisir pris pour fin, non comme moyen ◀de▶ ◀l’▶acte procréateur. ◀La▶ passion est ◀le▶ désir infini, lié à un individu. Et ◀l’▶amour est ◀la▶ fin suprême, ◀l’▶accomplissement ◀de▶ ◀la▶ personne totale.
Ne pas refouler ◀l’▶instinct
Si quelque chose se « déchaîne » ◀de▶ nos jours, ce ne peut donc pas être ◀l’▶instinct, et ce n’est pas ◀la▶ passion, on ◀le▶ sait ◀de▶ reste. C’est ◀l’▶érotisme, c’est-à-dire ◀l’▶usage non biologique ◀de▶ ◀la▶ sexualité au service du plaisir, des beaux-arts, et surtout ◀de▶ ◀la▶ littérature.
Quelles sont ◀les▶ causes ◀de▶ ce phénomène ? En voici trois, prises à dessein dans des domaines absolument indépendants.
1. ◀L’▶autorisation initiale et décisive fut donnée par ◀la▶ psychanalyse quand son succès devint public, au lendemain ◀de▶ la Première Guerre mondiale. Bien moins peut-être par ◀le▶ prétexte scientifique qu’y trouvaient ◀les▶ auteurs érotiques, que par ◀le▶ grand malentendu né du mot « refoulement », mal compris. ◀Les▶ éducateurs se persuadèrent que ◀la▶ moindre défense ou discipline équivalait à « refouler ◀l’▶instinct », à créer des névroses, à « donner des complexes ». Ces expressions erronées répandirent ◀la▶ terreur chez ◀les▶ parents cultivés et chez ◀les▶ moralistes oublieux du fait que ◀le▶ refoulement — non moins que son inverse, ◀l’▶autosatisfaction — est un des mécanismes fondamentaux ◀de▶ toute culture, et que ◀la▶ culture occidentale en particulier doit beaucoup de son dynamisme à ses disciplines sexuelles.
2. ◀Les▶ plaisirs érotiques ont leurs lois très subtiles, qui ne sont pas celles ◀de▶ ◀la▶ technique et ◀de▶ ses horaires, mais plutôt celles du rêve et ◀de▶ ses associations. Disant ◀la▶ menace ◀de▶ ◀l’▶ère technologique imminente, ◀l’▶inconscient occidental fit déferler dans ◀les▶ années 1920 « une vague ◀de▶ rêves », selon ◀le▶ titre ◀de▶ l’un des manifestes surréalistes. Freud, lui aussi, était parti du rêve pour étudier ◀les▶ ruses ◀de▶ ◀la▶ libido. Et Jung élargissait au monde entier des cultures et des mythes ◀l’▶empire des archétypes illustrés par ◀le▶ rêve. Nous voilà loin de Fourier, qui fut le premier, je crois, à parler ◀d’▶une « question sexuelle » durant le premier tiers du xixe . (Il avait formé ◀le▶ projet « ◀d’▶organiser ◀les▶ libertés amoureuses », et distingué cent-quatorze espèces ◀d’▶adultères, dans sa Hiérarchie du cocuage.)
3. Enfin, ◀la▶ perspective ◀d’▶une densité moyenne ◀de▶ trois hommes au mètre carré dans quelques siècles, et en tout cas ◀d’▶un doublement ◀de▶ ◀l’▶humanité (bouches à nourrir et bras à occuper) dès ◀les▶ environs ◀de▶ ◀l’▶an 2000, n’est pas sans déclencher des mécanismes psychophysiologiques ◀d’▶autorégulation démographique. Question ◀de▶ vie ou ◀de▶ mort pour ◀l’▶espèce, s’il est vrai que trop ◀de▶ vies peuvent entraîner sa mort. ◀Les▶ freins traditionnels ne fonctionnent plus. ◀La▶ peste, ◀la▶ famine et ◀la▶ guerre déjà neutralisées ou en voie ◀de▶ ◀l’▶être, restent ◀les▶ disciplines contraceptives et certains phénomènes encore très mal connus ◀de▶ réduction spontanée ◀d’▶une espèce, que certains biologistes américains étudient notamment sur ◀les▶ rats, si proches ◀de▶ ◀l’▶homme à tant ◀d’▶égards.
Or, tout cela joue au bénéfice ◀de▶ ◀l’▶érotisme, auquel ◀la▶ sexualité tend à se subordonner, comme ◀la▶ nature à ◀la▶ culture, ◀l’▶instinct à ◀l’▶hygiène et aux passions, et ◀la▶ procréation à ◀la▶ création ou au plaisir cultivé pour lui-même, donc stérile.
Ce phénomène qui va sans doute se généraliser en Occident correspondrait pour ◀l’▶espèce à ce qu’est ◀l’▶âge mûr pour ◀l’▶individu. « ◀L’▶érotisme, c’est ◀l’▶affaire des vieux », disent beaucoup de jeunes autour de moi. Et, à vrai dire, c’est une affaire complexe et lente, quand ◀la▶ sexualité était simple et rapide ; et surtout une affaire gratuite, bonne pour ceux qui ont rempli leur rôle physiologique. Mais voilà, ◀l’▶importance ◀de▶ ce rôle va sans doute diminuer, pour ◀les▶ raisons que j’ai dites, et ◀le▶ seuil ◀de▶ ◀l’▶érotisme va s’abaisser ◀d’▶autant. Je vois venir ◀le▶ temps du changement des problèmes. Où mes aînés redoutaient ◀la▶ tentation, c’est ◀l’▶échec qui fait peur à mes cadets ; où ◀l’▶excès du désir, c’est son insuffisance ; où ◀l’▶obsession sexuelle (janséniste, puritaine), ◀l’▶inappétence, bientôt ◀l’▶anorexie. Attaqué de toutes parts, bombardé sexuellement ◀de▶ visions, rythmes, littérature, photos, allusions ou contacts, ◀le▶ jeune homme ◀d’▶aujourd’hui ne produit plus son type ◀de▶ femme dans son désir : il ◀le▶ reçoit ◀de▶ ◀la▶ publicité et il subit un rêve qui n’est plus le sien. Va-t-il découvrir ◀l’▶érotisme par ◀le▶ biais ◀d’▶un problème sexuel très nouveau, né ◀de▶ ◀la▶ dégradation des obstacles sociaux comme des interdits ◀de▶ ◀la▶ morale ?
Va-t-il sombrer dans ◀l’▶apathie sexuelle, cédant à quelque ruse ◀de▶ ◀l’▶espèce, ou parce qu’il n’aura pu choisir entre ceux qui se figurent encore que ◀le▶ péché originel est « ◀l’▶acte ◀de▶ chair », ceux qui pensent avec un certain évêque bogomile qu’il n’y a « pas ◀de▶ péché au-dessous du nombril », ou ceux qui croient bonnement avec un chansonnier ◀de▶ mes amis « qu’il n’y a pas ◀de▶ mal à se faire du bien » ?
Ou encore — hypothèse optimiste — allons-nous vers une ère classique, scientifique et hygiénique, où ◀le▶ problème numéro un ◀de▶ ◀la▶ jeunesse ne sera plus du tout ◀la▶ sexualité mais par exemple ◀le▶ choix ◀d’▶une vocation, où ces tortures morales seront une bizarrerie du passé culturel européen, de même que ◀la▶ faim et ◀la▶ peur ne sont plus, dans nos pays riches, des problèmes fondamentaux, liés comme tels à ◀la▶ spiritualité, à ◀la▶ tentation, au péché ?
C’est dans ces perspectives élargies qu’il faut juger ◀les▶ efforts déployés par une censure conditionnée par ◀la▶ morale victorienne, préfreudienne. Sur ◀les▶ évolutions que je viens de décrire, ◀la▶ police n’a pas plus ◀de▶ prise que sur ◀les▶ marées. Elle peut nuire à ◀la▶ diffusion commerciale ◀de▶ ◀la▶ pornographie. Ce dont elle interdit ◀la▶ vue aux moins ◀de▶ 18 ans dans la plupart de nos pays, et à tout le monde en France, ◀les▶ Hindous ◀l’▶ont sculpté au fronton ◀de▶ leurs temples, pour que nul n’en ignore s’il désire ◀la▶ sagesse. Mais ◀la▶ censure ne saurait empêcher ◀l’▶instauration ◀d’▶un vaste programme ◀de▶ recherches, dans lequel ◀l’▶Amérique nous précède depuis une trentaine ◀d’▶années.
◀Les▶ aspects littéraires ◀de▶ ◀l’▶érotisme sont à peu près ◀les▶ seuls qui aient retenu ◀l’▶attention du public français et par suite de ◀la▶ censure. Mais ce sont des études sociologiques et biologiques sur ◀les▶ relations entre ◀l’▶érotisme et ◀la▶ démographie qu’il faudrait entreprendre désormais, en même temps que des études psychologiques et éthiques, voire, comme ◀le▶ demandait l’autre jour un psychiatre américain, une « théologie ◀de▶ ◀l’▶érotisme ». Car ◀l’▶érotisme dépend, en fin de compte, du religieux au moins autant que du sexuel.