Préface 1970
J’ai choisi le▶ sous-titre ◀de▶ ce livre pour m’amuser à faire mentir un proverbe fameux et que je croyais connu ◀de▶ tout lecteur virtuel : ◀Les▶ peuples heureux n’ont pas ◀d’▶histoire. Hélas, j’ai découvert que mes contemporains, ◀les▶ jeunes surtout, mais combien d’autres, ignorent à la fois ◀la▶ sagesse proverbiale et ◀les▶ vertus du paradoxe. Avec tout ◀le▶ sérieux qu’on leur connaît, plutôt cynique à droite, moralisant à gauche, ils m’ont fait observer qu’ils ne sont pas heureux et qu’ils dénient ◀le▶ droit ◀de▶ ◀l’▶être à tout citoyen suisse qui ne serait pas un « veau », pour reprendre une célèbre épithète. Il faut donc que je m’explique un peu sur ce que je croyais qui allait de soi.
◀Le▶ mot heureux, dans ◀le▶ proverbe sous-entendu par mon sous-titre, n’a pas ◀le▶ sens un peu hilare, un peu hippie, ou napolitain ◀de▶ carte postale, que beaucoup croient. Il signifie seulement que ◀le▶ pays est en paix, qu’il est prospère, et surtout que son régime politique et social est approuvé par une immense majorité des citoyens, cependant que ◀la▶ minorité contestataire se plaint surtout ◀d’▶être minoritaire ! (Je viens de ◀l’▶entendre dire à ◀la▶ radio par un jeune étudiant gauchiste, et c’est si beau qu’il faut que j’en croie mes oreilles.)
Ces conditions ◀de▶ « bonheur » sont, ◀de▶ toute évidence, réunies par ◀la▶ Suisse et presque par elle seule sur notre continent européen, avec continuité et depuis plus ◀d’▶un siècle. J’appelle heureux ce peuple — d’ailleurs non moins soucieux et aussi complexé qu’un autre — qui se dit satisfait ◀de▶ sa condition : interrogés par un institut ◀de▶ sondages ◀d’▶opinion, 93 % des Suisses se disent « très heureux » ou « plutôt heureux », et 6 % seulement « pas très heureux », ◀le▶ reste c’est-à-dire 1 %, étant sans doute partagé entre indifférents endurcis et contestataires conséquents.
Un autre sens du mot heureux est illustré par ◀la▶ fameuse question ◀de▶ Napoléon quand on lui proposait un candidat à quelque promotion civile ou militaire : « Est-il heureux ? »
◀La▶ Suisse a eu ◀de▶ ◀la▶ chance lors des deux guerres mondiales, mais elle ◀l’▶a méritée par ses choix, par ses prudences et par ses risques assumés. C’est ce que beaucoup ne lui pardonnent pas. ◀D’▶où ◀les▶ titres ◀d’▶ouvrages récents où ◀le▶ mot « bonheur » est lié au nom suisse dans une intention trop visible ◀de▶ dérision, qui me paraît avoir manqué son but.
À ◀l’▶occasion ◀d’▶une journée ◀d’▶émissions ◀de▶ ◀la▶ radio française sur ◀la▶ Suisse romande, une journaliste s’avisa ◀de▶ « présenter » ◀le▶ sujet traité et surtout ◀l’▶intention du « réalisateur ». ◀La▶ Suisse, écrivait-elle, est « en somme quelque chose ◀d’▶assez artificiel ». Et il est vrai que ◀la▶ Suisse n’est pas hexagonale, ◀l’▶hexagone étant comme on sait ◀la▶ seule forme naturelle que puisse prendre une nation digne ◀de▶ ce nom. Mais je soupçonne que ◀l’▶auteur ◀de▶ cette phrase tient pour « artificielle » toute communauté librement choisie par des peuples, et non pas imposée par des Rois, par ◀la▶ Force des Choses, par ◀le▶ Sens ◀de▶ ◀l’▶Histoire ou par ◀de▶ prétendues frontières naturelles.
◀La▶ même journaliste déclarait que ◀l’▶objectif ◀de▶ ◀l’▶émission était ◀de▶ « trouver une faille dans ◀la▶ stabilité suisse ». Était-ce par amour ◀de▶ ◀la▶ Suisse, pour ◀l’▶avertir ◀d’▶un danger qu’elle courrait sans ◀le▶ savoir ? Par goût ◀de▶ ◀la▶ vérité en soi, étant admis que ◀la▶ stabilité suisse ne saurait être à priori qu’une façade trompeuse ? Ou simplement parce que ◀la▶ mode parisienne veut qu’on essaie ◀de▶ « démystifier » à n’importe quel prix n’importe quoi — sauf ◀la▶ mode elle-même ?
Si ◀la▶ Suisse s’affublait officiellement ◀d’▶une étiquette communiste ou « gauchiste » sans rien changer à rien ◀de▶ ce qu’elle est, son « bonheur » deviendrait aussitôt exemplaire ; ◀le▶ mettre en doute serait une « déviation » (lire : un blasphème) aux yeux de ◀l’▶intelligentsia bien-pensante que ◀l’▶on sait.
J’ai écrit ce livre à ◀la▶ demande ◀d’▶un éditeur ◀de▶ Paris pour un public français qui connaît peu ◀la▶ Suisse, et dans ce peu, presque tout est cliché. J’espérais faire comprendre outre-Jura que ◀le▶ fédéralisme n’est plus ce qu’en dit Littré (voir p. 107), que ◀les▶ frontières « naturelles » ◀d’▶un pays ne sont presque nulle part celles ◀de▶ sa langue, et que ◀la▶ Suisse ne résulte pas ◀de▶ ◀l’▶action ◀d’▶un héros fédérateur ou ◀d’▶un État hégémonique mais, au contraire, ◀de▶ ◀l’▶association progressive ◀de▶ petites autonomies soucieuses ◀de▶ rester telles.
Ce faisant, je n’étais pas sans quelque arrière-pensée, que ◀l’▶on devine.
C’est dans ◀le▶ regard des autres ou par leurs yeux qu’on se découvre.
Ainsi, pour ◀l’▶avoir vue ◀d’▶avion dans ◀la▶ diversité longuement fascinante ◀de▶ ses paysages humanisés, puis ◀de▶ ◀la▶ Lune, dans sa gloire planétaire bleue, verte et blanche, nous avons su que ◀la▶ Terre était notre patrie. Et ◀de▶ sentir que nous pourrions désormais ◀la▶ quitter sans retour, perdus dans ◀le▶ noir sidéral, a éveillé chez beaucoup d’entre nous un amour presque déchirant ◀de▶ ses prairies et ◀de▶ ses fleuves, ◀de▶ ses ciels et ◀de▶ ses nuages.
Nous avons vu, aussi, qu’elle était divisée en continents et non pas en domaines nationaux distingués par des couleurs plates, comme ◀les▶ atlas scolaires nous ◀le▶ faisaient croire.
◀Le▶ continent européen, c’est aux États-Unis que je ◀l’▶ai découvert. À force ◀d’▶être vu comme un Européen par des gens qui ne se souciaient pas ◀de▶ ma nation plus que ◀de▶ mon canton natal, dans ◀les▶ yeux des Américains j’ai vu ◀l’▶Europe comme unité réelle, et je me suis dit que sur cette unité, on pouvait fonder une union. Mais j’ai pensé aussi que cette union ◀de▶ peuples si divers, à ◀les▶ en croire du moins, ne pouvait être imaginée que selon des formules fédérales. Ce qui me ramenait à ◀la▶ Suisse, telle que ◀la▶ France seule me ◀l’▶avait fait comprendre par ◀la▶ vertu didactique du contraste.
Avant ◀d’▶aller vivre à Paris, à 25 ans, je ne crois pas que j’avais rien écrit sur ◀la▶ Suisse : tant que j’y vivais, je ne ◀l’▶avais pas bien vue. Je m’étais borné à décrire sans pitié ◀l’▶école primaire fabriquant des petits Suisses conformes, et je ◀l’▶avais « contestée » avec toute ◀l’▶injustice qui appartient à cette activité. Ce ne fut qu’un incident mineur. ◀L’▶on était dans ◀les▶ années 1930. ◀La▶ menace des régimes totalitaires et ◀la▶ recherche ◀d’▶une alternative que ◀les▶ États-nations de l’Ouest se montraient incapables ◀d’▶offrir, m’amena de plus en plus souvent, comme malgré moi, à invoquer ces solutions fédéralistes telles qu’elles étaient vécues en Suisse mais sans doctrine. C’est en essayant ◀d’▶expliquer leur agencement qui défie toute logique, et surtout ◀de▶ ◀l’▶expliquer à des Français non seulement cartésiens mais jacobins dans ◀l’▶âme, que je me vis contraint ◀de▶ prendre conscience des principes (malgré tout) dont s’inspire (sans ◀le▶ savoir) notre empirisme élevé à ◀l’▶état ◀de▶ vertu, que dis-je, ◀de▶ mystère initiatique. Je sentais bien que ◀d’▶en parler — même sans ◀le▶ juger, ou même en ◀le▶ louant — que ◀d’▶essayer simplement ◀de▶ ◀le▶ faire voir, serait mal vu.
Sur quoi, ◀la▶ guerre ◀de▶ 1939 vint modifier profondément ◀les▶ conditions du discours descriptif et critique sur ◀la▶ Suisse. D’une part, nous avons tous été mis en demeure ◀de▶ jauger ◀les▶ régimes en conflit, et nous nous sommes retrouvés presque unanimes à leur préférer nos pratiques, dénuées ◀de▶ système et ◀d’▶idéologie. D’autre part, et au moment même où ◀l’▶expérience vécue ◀d’▶un régime fédéral, — avec ses réussites et ses inconséquences — prenait valeur ◀de▶ « modèle »1 pour ◀l’▶Europe, il devenait ◀de▶ mode en Suisse ◀de▶ dénigrer notre prétendue bonne conscience, et ◀de▶ « contester » du même coup ◀l’▶œuvre majeure ◀de▶ notre histoire. Parmi tous nos défauts, celui-là n’est pas ◀le▶ pire mais il est sans doute ◀le▶ plus sot : ricaner à propos de nos quelques vertus, crainte ◀de▶ ne pas suivre assez vite ◀la▶ mode faite à Paris, Berkeley ou Berlin, cependant qu’il se trouve que ces mêmes vertus détiennent peut-être ◀la▶ réponse que tant de révoltes, justifiées ailleurs surtout, cherchent obscurément ou exigent à grands cris.
C’est donc par ◀le▶ détour ◀d’▶un regard étranger, mais en fin de compte pour des Suisses, que j’ai tenté ◀d’▶expliquer ce pays, dans ◀l’▶espoir ◀de▶ faire partager ma conviction qu’il est beaucoup plus que ◀la▶ somme ◀de▶ ses médiocrités et ◀de▶ ses succès — qu’il est beaucoup plus qu’un pays.
Cinq ou six ans après, que changer à ce livre ? Certains critiques ont regretté ◀la▶ brièveté ◀de▶ mes pages sur nos auteurs et nos artistes. Mais ce n’était pas là mon sujet. Bien d’autres ◀l’▶ont traité comme il ◀le▶ méritait et ◀le▶ méritera toujours mieux, surtout en Suisse alémanique, me semble-t-il. C’est ◀le▶ rapport entre une œuvre ou une vie et ◀le▶ phénomène suisse qui m’a seul retenu ; ainsi pour C. G. Jung, ◀Le▶ Corbusier, Honegger, Blaise Cendrars, Klee ou Giacometti. Il ne s’agissait pas ◀d’▶un palmarès, encore moins ◀de▶ critique d’art ou ◀d’▶histoire des idées, mais ◀d’▶exemples topiques illustrant à mes yeux une certaine approche suisse du réel ou du rêve. Je n’ai donc presque rien modifié à ma troisième partie, qui est d’ailleurs ◀la▶ plus longue, et qui traite du climat culturel, sauf à rétablir quelques lignes coupées ici et là selon ◀les▶ vœux ◀de▶ mon premier éditeur français. Pour ◀le▶ reste, on se reportera aux ouvrages autorisés2.
Quant à mon thème central, je voudrais indiquer dans quelles orientations il ne cesse ◀d’▶évoluer.
1. Interrogé sur ◀les▶ raisons ◀d’▶être ◀d’▶une fédération au centre alpestre ◀de▶ ◀l’▶Europe, un ordinateur eût probablement répondu, vers 1300, par un nom : ◀le▶ Gothard, et par un concept politique : ◀la▶ commune autonome, élément ◀de▶ base des ligues et confédérations.
Aujourd’hui ◀le▶ massif du Gothard n’est qu’un pli ◀de▶ terrain entre mille, survolé en moins ◀de▶ cinq minutes par un avion ◀de▶ ligne commerciale, en quelques dizaines ◀de▶ secondes par un chasseur supersonique. Ni comme bastion ◀de▶ ◀la▶ défense suisse, ni comme ouverture aux échanges économiques, sociaux et culturels entre ◀le▶ nord et ◀le▶ sud ◀de▶ ◀l’▶Europe, il n’a plus ◀de▶ valeur décisive. Il demeure ◀le▶ profond symbole des origines, tandis que ◀les▶ communes et leurs fédérations vont devenir ◀les▶ mots-clés ◀de▶ ◀l’▶avenir européen.
2. Voir ◀la▶ terre ◀de▶ ◀la▶ lune, c’est voir nos frontières nulles, c’est voir ◀le▶ problème résolu. Mais il existe des moyens moins onéreux ◀de▶ vérifier ce phénomène inéluctable. Dès ◀le▶ milieu du xxe siècle, tout ce qui pense a senti, et souvent dit, que ◀l’▶humanité venait de parvenir au seuil ◀d’▶une ère ◀de▶ convergences planétaires, au-delà des États-nations. Nés ◀de▶ ◀la▶ Révolution et du Premier Empire, après un siècle et demi ◀de▶ « services historiques » tels que ◀la▶ colonisation ◀de▶ ◀l’▶Afrique noire et ◀les▶ passions nationalistes enseignées dès ◀l’▶école primaire pour ◀les▶ résultats que ◀l’▶on sait — trente-huit-millions ◀de▶ morts en deux guerres dites « mondiales » — ◀les▶ États-nations ont « fait leur temps » au double sens ◀de▶ ◀l’▶expression. Ils ne sont plus adaptés à ◀l’▶époque. Trop petits pour leurs prétentions à des souverainetés illusoires tant qu’elles ne se réduisent pas au pouvoir ◀de▶ dire non à tout ce qui pacifie, initie ou résout, ils sont trop grands et trop abstraits pour animer ◀la▶ vie civique des régions qu’ils ont unifiées. Ce qui ◀les▶ remplacera, ce sont d’une part ◀la▶ grande fédération continentale et ses agences spécialisées remplaçant ◀les▶ gouvernements, d’autre part des dizaines ◀de▶ milliers ◀de▶ communes associées en régions, modules des sociétés futures. Reconnaissons ici ◀la▶ formule suisse.
3. Si ◀les▶ jours ◀de▶ ◀l’▶État national sont comptés, ◀la▶ Suisse est ◀le▶ seul pays ◀d’▶Europe qui ait lieu ◀de▶ s’en féliciter, et sans ◀la▶ moindre arrière-pensée. Car ◀la▶ Suisse n’est pas née ◀d’▶une volonté ◀de▶ puissance, comme tous ◀les▶ États unifiés par une dynastie conquérante, Francie, Castille, Prusse ou Piémont, mais ◀d’▶une libre association ◀de▶ communes autonomes, sans autre but que ◀le▶ maintien ◀de▶ leurs libertés. Loin ◀d’▶être menacée par ◀la▶ dissociation des cadres napoléoniens, elle peut trouver dans ◀la▶ composition progressive ◀d’▶une Europe des régions ◀l’▶épanouissement ◀de▶ ses principes originels.
Plus qu’un pays, si beau soit-il, et plus qu’un peuple, aussi « heureux » que je ◀l’▶ai dit, ◀le▶ nom ◀de▶ ◀la▶ Suisse désigne une certaine forme ◀d’▶existence en communauté, une certaine structure des relations publiques, ◀l’▶idée supérieurement paradoxale, si ◀l’▶on y réfléchit, ◀d’▶une société des hommes libres : moins elle sera limitée par des frontières, mieux elle accomplira sa vocation.
Peut-être est-ce le dernier moment ◀de▶ ◀la▶ décrire comme une entité politique, économique et culturelle, comme une patrie bien définie par son histoire ? Et peut-être, demain, tout discours sur « ◀la▶ Suisse » n’aura-t-il pour objet véritable qu’un certain mode ◀d’▶aménagement ◀de▶ ◀l’▶Europe ? Il n’y aurait pas, alors, ◀de▶ Suisse plus heureux que moi (ni ◀d’▶auteur, ajouterai-je, mieux comblé dans son désir ◀d’▶avoir fait œuvre cohérente).
4. Il y a, enfin, cette proposition ◀de▶ District fédéral ◀de▶ ◀l’▶Europe. Elle a fait quelque bruit, mais rien ◀d’▶autre.
Dans un hebdomadaire romand à grand tirage, Jean Buhler a très bien décrit sa réception :
◀L’▶écrivain neuchâtelois a pu constater qu’il n’était pas un mauvais prophète en son pays. Son livre a été présenté et discuté relativement vite et avec abondance, avec enthousiasme. ◀La▶ Suisse alémanique s’est montrée particulièrement chaleureuse. Deux jeunes journalistes sont allés spontanément trouver M. Wahlen alors qu’il était encore en fonction à ◀la▶ tête du DPF ; ils ont plaidé ◀le▶ retour à une politique active, ◀l’▶Europe fédérale avec ses capitales en Suisse plutôt que ◀l’▶Europe balkanisée et ◀la▶ Suisse anachronique. Berne n’a rien dit et ne dira rien avant ◀l’▶an 2000.
◀Le▶ problème n’en est pas moins posé à ◀l’▶opinion publique. ◀D’▶un examen attentif, lucide du passé suisse est sortie une proposition constructive, peut-être la première depuis un siècle qui soit inspirée par une conception dynamique ◀de▶ ◀la▶ vie collective, qui concilie ◀le▶ respect des traditions et ◀la▶ préparation ◀de▶ ◀l’▶avenir.
Mais rien ne s’est fait.
J’ai reçu beaucoup de lettres et ◀de▶ visiteurs. On me demandait, des jeunes surtout, ◀d’▶entreprendre une action politique pour réaliser mon idée. J’ai répondu : « Chacun son rôle, chacun son tour. ◀Le▶ poteau indicateur cesserait vite ◀d’▶être utile s’il se mettait à faire ◀le▶ chemin lui-même. À vous ◀de▶ jouer ! »