Introduction
Un beau jour on me demande un livre sur la Suisse. « Quel genre de▶ livre ? Il y en a tant sur ce pays. J’en ai fait au moins deux moi-même. — Je sais. Je voudrais autre chose. Un livre à l’ancienne mode sur les paysages, les mœurs et les relations humaines. Si vous pouviez parler aussi du secret des banques, voilà qui intéresserait tout le monde… »
Cette honnête et curieuse proposition émanait ◀de▶ Marcel Thiébaut, directeur ◀d’▶une nouvelle collection sur les pays ◀de▶ toute la terre. Marcel Thiébaut passait à juste titre pour le critique le plus judicieux des années qui suivirent la dernière guerre. Quand il vous demandait un article pour cette Revue ◀de▶ Paris qu’il faisait presque seul, on aimait se laisser convaincre ◀de▶ lui donner un texte qui allât dans le sens que suggérait son amitié : c’était probablement la formule adéquate, dosant ce que l’on savait faire et l’attente supposée du public. Mais un livre, c’est bien autre chose. Comment écrire à l’ancienne mode ? Et Marcel Thiébaut ajoutait : « Je n’attends pas ◀de▶ vous du Siegfried, vous voyez cela, mais quelque chose de plus intime, avec beaucoup de descriptions… »
J’ai rouvert bien des livres sur la Suisse : ils tiennent tout un rayon ◀de▶ ma bibliothèque. Il m’a semblé que l’on avait tout dit. Non seulement sur l’histoire ◀de▶ cette nation, et ◀de▶ chacun ◀de▶ ses vingt-cinq États, mais sur les arts et les institutions, la nature et l’économie. Et non seulement avec science et talent dans la synthèse ou la monographie, mais encore avec une espèce ◀d’▶unanimité convaincante dans l’interprétation et le jugement, dans le blâme et dans la louange. Un accord étonnant entre Suisses qui s’expliquent et visiteurs qui les découvrent. Peu de problèmes en friche, point ◀de▶ grandes controverses. Un ouvrage ◀d’▶ensemble ne pouvait apporter qu’un nouvel arrangement ◀de▶ matières bien connues. Rien là qui m’émeuve à écrire.
Je m’avisai, pour comble, que le livre ◀d’▶images que l’on me proposait ◀de▶ composer existait bel et bien, et que c’était un chef-d’œuvre : Cités et Pays suisses, par Gonzague de Reynold. Les hommes ◀de▶ ma génération et ◀de▶ celle qui l’a précédée doivent à Reynold la découverte du vrai passé ◀de▶ leur patrie et ◀d’▶une dimension nouvelle ◀de▶ sa réalité vivante. Tout ce que les guides ignorent et que les cartes postales sont incapables ◀de▶ faire voir, la durée, la saveur ◀d’▶une tradition, la mémoire des temps héroïques restituée par la méditation sur une place ◀de▶ bourg médiéval ou sur un horizon ◀de▶ collines boisées et ◀de▶ vergers en fleurs auprès ◀d’▶un lac qui virent la fuite du Téméraire, la liberté des villes ◀d’▶Empire, le génie ◀de▶ la cité, les structures ◀de▶ la terre, le message chiffré des monuments et la vérité des légendes, toutes ces sources directes, immédiates et sensibles ◀de▶ la vie ◀de▶ nos petits pays — et même les chartes et les parchemins sont auprès ◀d’▶elles des documents ◀de▶ seconde main — c’est tout cela que Reynold sut nous apprendre à voir, rajeunissant notre regard et balayant un siècle ◀de▶ clichés officiels. Son œuvre entière ◀d’▶historien, ◀de▶ dramaturge et ◀de▶ polémiste illustre, avec autant ◀d’▶agreste poésie que ◀de▶ science bien humanisée et ◀de▶ liberté ◀d’▶esprit gentiment insolente, le « génie du fédéralisme ». Il y a chez ce châtelain ◀de▶ Cressier près Morat, patricien ◀de▶ Fribourg et descendant des fondateurs ◀de▶ la Suisse primitive, un lyrique ◀de▶ la terre sacrée, des morts sacrés et des bannières flammées, un citoyen toujours prompt à servir l’idéal qu’il se fait ◀de▶ son pays, à se charger ◀de▶ délicates missions diplomatiques, et un Européen ◀de▶ vision large, qui fut un membre très actif ◀de▶ la Coopération intellectuelle, aux beaux temps ◀de▶ la SDN. Tous ces traits font ◀de▶ lui, me semble-t-il, un Chateaubriand ◀de▶ l’helvétisme. Mais la Suisse qu’il nous a restituée, il la voit surtout menacée : « Car je crois au passé bien plus qu’à l’avenir. »
Sur la Suisse ◀d’▶aujourd’hui et ses problèmes — industriels, sociaux et politiques —, il nous faut chercher d’autres guides. Reynold nous a montré comment ce petit pays avait pu tenir le rôle moral ◀d’▶une grande nation. Mais dans le monde en mutation ◀de▶ cette seconde moitié du xxe siècle, la Suisse est-elle une survivance, ou bien le signe avant-coureur ◀d’▶un avenir possible ◀de▶ l’Europe ? Tout au long ◀de▶ l’ouvrage exemplaire qu’il publiait en 1948, La Suisse, démocratie témoin, André Siegfried s’est posé cette question. Mais il s’est gardé ◀d’▶y répondre, ou plutôt il n’y a répondu que par la bande, la bande rouge qui ornait le livre : « C’est une grande folie ◀de▶ croire qu’on peut être sage tout seul. » (La Rochefoucauld.)
Maxime qui n’est pas aussi claire qu’il y paraît à première vue.
Siegfried nous montre une Suisse prospère, industrialisée, démocrate à l’extrême, jalouse ◀de▶ ses diversités, unie par le refus ◀de▶ les uniformiser, libérale et disciplinée, traditionnelle et progressiste, neutre et armée. Il nous décrit un pays que la nature a privé ◀de▶ matières premières et qui parvient à exporter une part plus grande ◀de▶ sa production qu’aucun autre pays du monde, tour ◀de▶ force technique « à base de culture », c’est-à-dire ◀de▶ science appliquée, et j’ajouterai : ◀de▶ savoir-faire, ◀de▶ tour ◀de▶ main, qui est d’abord un tour ◀de▶ pensée. Il nous fait voir un jeu ◀d’▶institutions dont la complexité s’est révélée pratique, en servant les diversités au lieu de prétendre à les réduire.
Et je crois bien qu’il est le seul auteur non suisse qui soit allé si loin dans l’analyse des variétés ◀de▶ l’expérience fédérale sans s’exposer aux démentis amers ◀de▶ ceux qui en vivent et qui en chérissent toutes les nuances. Sa prudence est d’ailleurs égale aux périls qu’il affronte à chaque pas, écoutez-le : « Je me garderai bien ◀de▶ dire que certains cantons sont moins authentiquement suisses que d’autres, mais peut-être pourrait-on suggérer que certains le sont davantage… » Personne n’a mieux marqué les différences entre le Suisse alémanique et le Suisse romand, entre ce dernier et le Français. Personne n’a mieux montré pourquoi la politique se confond, chez ce peuple étrange, avec une administration bien entendue, dont le seul but avoué est ◀d’▶assurer aux hommes plus ◀de▶ bien-être et ◀d’▶avantages sociaux.
En somme, à cette « démocratie témoin », ce visiteur sérieux et averti n’adresse ◀d’▶autre critique, si c’en est une, que ◀d’▶avoir résolu ses problèmes par des moyens valables pour elle seule. Dans le monde où nous vivons, semble-t-il dire, n’est-il pas imprudent ◀d’▶être aussi sage ? Et c’est ici que nous retrouvons la maxime ◀de▶ La Rochefoucauld, et en ce point j’ai décidé ◀d’▶écrire ce livre, dans l’espoir ◀de▶ la réfuter.
Il est fou ◀d’▶être sage tout seul, mais non moins fou ◀de▶ renoncer à une sagesse qu’on se voit seul à professer. Voici donc le sage condamné à périr ou à faire école. En d’autres termes : si l’Europe continuait ◀d’▶être folle à l’unanimité ◀de▶ ses nations, la fédération suisse serait perdue sans nul doute. Mais l’Europe aussi serait perdue. Or je vois qu’elle peut être sauvée ◀d’▶une balkanisation sans gloire si elle accepte ◀de▶ s’helvétiser, j’entends bien : ◀de▶ se fédérer.
On répète que la sagesse suisse, qui est le bon sens fédéraliste, n’est pas objet ◀d’▶exportation, n’a pas ◀de▶ valeur universelle. C’est ce que pensent aussi trop ◀de▶ Suisses, et voilà bien le reproche qu’il faut leur faire si l’on admire leur solution. Certes le fédéralisme est le contraire ◀d’▶un système. Ce n’est pas une structure abstraite et géométrique, ce n’est pas un poncif à transporter. Mais il ne va pas sans principes, et ceux-ci m’apparaissent susceptibles ◀d’▶être appliqués à l’échelle ◀de▶ l’Europe, mutatis mutandis bien entendu : c’est précisément la méthode du fédéralisme authentique.
Mais on connaît mal cette méthode si l’on ne connaît pas bien la Suisse, je veux dire : si l’on s’en tient à ses clichés. Il faut donc expliquer la Suisse réelle, celle dont le vrai secret n’est pas le secret des banques mais la pratique fédéraliste. Il y a là certainement la clef du passé suisse, mais celle aussi ◀de▶ l’avenir européen, car les deux sont inséparables : essayer ◀de▶ penser l’un, c’est interroger l’autre.
Les Suisses ont-ils suffisamment compris à quel point leur régime, loin ◀d’▶être menacé par une fédération ◀de▶ l’Europe entière, y trouverait sa meilleure garantie ? Et quant aux militants ◀de▶ l’union européenne, ils ne sauraient étudier ◀d’▶assez près cette expérience ◀de▶ laboratoire poursuivie depuis un siècle au cœur même ◀de▶ l’Europe avec un succès indéniable, mais au prix de certains sacrifices et non sans compromis difficiles.
Et quoi que l’on pense d’ailleurs sur ce sujet, qui est au centre ◀de▶ mon ouvrage, il n’est peut-être pas sans intérêt ◀de▶ connaître, au-delà des clichés, une histoire qui dément la sagesse proverbiale : l’histoire ◀d’▶un peuple heureux.
J’ai pris le parti ◀de▶ montrer d’abord comment se forme une fédération. Puis comment elle fonctionne et comment on y vit, ce qu’on y espère et ce qu’on y pense, ce qu’on y crée. Enfin, ce qu’elle peut donner au monde ◀de▶ demain. Je m’adresse donc d’abord aux « étrangers », à mes compatriotes européens, puis aux Suisses pour leur dire : Voici peut-être comment nous pourrions expliquer cette incongrue machine ◀d’▶une folle complexité que nous avons montée tous ensemble, que nous ne cessons ◀d’▶ajuster, et qui marche à la grâce ◀de▶ Dieu malgré la confusion des hommes, — et mieux qu’une autre, en fin de compte.
Quant aux omissions très nombreuses que des critiques sérieux pourront me reprocher, les unes sont dues à un manque ◀d’▶intérêt, les autres à un défaut ◀de▶ compétence. Je suis homme et, je l’avoue sans remords excessif mais non plus sans quelque impatience : beaucoup de choses humaines me demeurent étrangères. « Personne ne peut tout savoir », comme le rappelait la devise ◀de▶ Nicolas Manuel, peintre, poète, soldat, réformateur, banneret ◀de Berne, et Suisse selon mon cœur.