Puissance du mythe
C’est une heure grave et pleine de▶ méditations que celle où ◀l’▶on a sous ◀les▶ yeux ◀la▶ Suisse, ce nœud puissant ◀d’▶hommes forts et ◀de▶ hautes montagnes inextricablement noué au milieu de ◀l’▶Europe, qui a ébréché ◀la▶ cognée ◀de▶ ◀l’▶Autriche et rompu ◀la▶ formidable épée ◀de▶ Charles le Téméraire. ◀La▶ Providence a fait ◀les▶ montagnes, Guillaume Tell a fait ◀les▶ Suisses.
Ainsi rêve un touriste au sommet du Righi : Victor Hugo en 1839. ◀Le▶ Righi se situe au centre ◀de▶ ◀la▶ Suisse, à ◀l’▶intersection des deux droites joignant ◀les▶ points extrêmes ◀de▶ ◀la▶ Suisse actuelle : Genève et Saint-Gall, Porrentruy et ◀le▶ Stelvio. Du Righi, ◀l’▶on voit par temps clair ◀la▶ chaîne sombre du Jura, ◀de▶ ◀l’▶ouest au nord ; ◀la▶ plus grande partie du plateau onduleux qui s’étale du Léman au Bodan ; et au sud, ◀la▶ barrière des Alpes, « océan monstrueux figé au milieu de ◀la▶ tempête par ◀le▶ souffle ◀de▶ Jéhovah ».
Après une heure passée sur ◀le▶ Righi, Hugo se sent devenir statue :
◀L’▶émotion est immense. C’est que ◀la▶ mémoire n’est pas moins occupée que ◀le▶ regard, c’est que ◀la▶ pensée n’est pas moins occupée que ◀la▶ mémoire. Ce n’est pas seulement un segment du globe qu’on a sous ◀les▶ yeux, c’est aussi un segment ◀de▶ ◀l’▶histoire. ◀Le▶ touriste y vient chercher un point de vue ; ◀le▶ penseur y trouve un livre immense où chaque rocher est une lettre, où chaque lac est une phrase, où chaque village est un accent, et ◀d’▶où sortent pêle-mêle comme une fumée deux-mille ans ◀de▶ souvenirs… J’étais seul, je rêvais — qui n’eût rêvé ? — et ◀les▶ quatre géants ◀de▶ ◀l’▶histoire européenne venaient comme ◀d’▶eux-mêmes devant ◀l’▶œil ◀de▶ ma pensée se poser debout aux quatre points cardinaux ◀de▶ ce colossal paysage : Annibal dans ◀les▶ Alpes allobroges, Charlemagne dans ◀les▶ Alpes lombardes, César dans ◀l’▶Engadine, Napoléon dans ◀le▶ Saint-Bernard. Au-dessous de moi, dans ◀la▶ vallée, au fond du précipice, j’avais Küssnacht et Guillaume Tell. Il me semblait voir Rome, Carthage, ◀l’▶Allemagne et ◀la▶ France, représentées par leurs quatre plus hautes figures, contempler ◀la▶ Suisse personnifiée dans son grand homme ; eux capitaines et despotes, lui pâtre et libérateur.
◀La▶ rhétorique est belle, ◀l’▶émotion vraie. ◀Le▶ point de vue ne pouvait être mieux choisi, ◀les▶ perspectives dans ◀l’▶espace et ◀le▶ temps mieux ouvertes à leur juste ampleur. Une certaine tradition ◀de▶ ◀l’▶histoire suisse est ici fixée pour un siècle : Guillaume Tell, pâtre libérateur, triomphant des despotes féodaux et fondant ◀d’▶un seul trait ◀d’▶arbalète dans une pomme ◀la▶ plus ancienne démocratie du monde. Du premier chroniqueur national, Ægidius Tschudi (xvie siècle) jusqu’aux manuels scolaires ◀de▶ mon enfance, en passant par ◀l’▶Histoire des Suisses de Jean de Müller, par Schiller, que Goethe informait et que Rossini mit en musique pour ◀le▶ samedi soir des villes ◀d’▶eaux, par ◀l’▶imagerie ◀de▶ 1848 et par beaucoup de peinture éloquente, ◀la▶ légende helvétique s’est imposée. Trois mains levées sous ◀les▶ étoiles, au Grütli, ◀le▶ 1er août ◀de▶ 1291, et voici ◀la▶ Suisse fédérale, égalitaire, neutre et pacifique, toute prête à s’agréger d’autres cantons jusqu’à ce qu’elle remplisse tout ◀l’▶espace que lui assignait ◀la▶ Providence, dans ses frontières ◀d’▶aujourd’hui.
Cette tradition touchante et belle ne recoupe presque en aucun point ◀les▶ réalités vérifiables, mais elle n’en fait pas moins partie ◀de▶ ◀l’▶histoire suisse, parce qu’avec une puissance plus étendue que celle des armes et des lois, des calculs politiques et même des intérêts, elle a rendu possible et comme nécessaire dans ◀l’▶esprit des élites progressistes et ◀l’▶imagination des peuples ◀l’▶idée d’abord, puis ◀l’▶avènement en quelques mois au milieu du xixe siècle, ◀d’▶un État suisse très composite mais fortement noué, et stable depuis lors.
Tell n’a probablement pas existé, mais sans lui ◀la▶ Suisse fédérale que nous connaissons aujourd’hui ne serait peut-être pas devenue réalité. ◀La▶ volonté, ◀le▶ goût et parfois ◀la▶ passion qu’ont ◀les▶ gens ◀de▶ ce pays ◀d’▶être Suisses sont des bienfaits que ◀la▶ connaissance exacte des antiquités helvétiques dans leur complexité réelle n’eût pas été capable ◀de▶ susciter. Il arrive que ◀le▶ mythe gouverne ◀les▶ faits ◀d’▶histoire pour ◀le▶ meilleur et pour ◀le▶ pire, comme il gouverne dans nos existences ◀les▶ passions et souvent ◀les▶ décisions vitales.
Mais aujourd’hui ◀la▶ Suisse est faite, ses structures fédérales sont bien articulées, il n’y a plus ◀de▶ danger à distinguer dans ◀l’▶histoire ◀de▶ sa formation ◀la▶ part accidentelle ◀de▶ ◀la▶ légende et ◀la▶ part des données vérifiables. Ces dernières nous permettront seules ◀de▶ transposer certaines constantes et ◀de▶ projeter dans ◀l’▶avenir certaines conclusions politiques qu’il est tentant ◀de▶ dégager ◀de▶ notre expérience fédérale, au moment où ◀l’▶Europe cherche une formule ◀d’▶union.
Plutôt que ◀de▶ conter une fois de plus, en un fallacieux raccourci, ◀la▶ chronique des Ligues suisses jusqu’au xixe siècle, puis celle ◀de▶ ◀la▶ Suisse fédérée à partir de 1848, je vais tenter ◀de▶ confronter ◀les▶ thèmes et ◀les▶ clichés ◀les▶ plus fameux ◀de▶ ◀l’▶« helvétisme » littéraire et populaire avec ◀les▶ faits ◀d’▶histoire ◀les▶ plus certains.
Et je renvoie en appendice ◀le▶ récit ◀de▶ ◀l’▶invention ◀de▶ Guillaume Tell, moins connue que ◀les▶ actes du héros. Non certes dans ◀l’▶idée sotte ou perverse ◀de▶ réduire ◀le▶ sublime au sordide ou seulement à ◀l’▶insignifiant, mais parce que je crois au contraire que ◀les▶ réalités ◀de▶ ◀l’▶histoire suisse dépassent largement ◀la▶ fiction quant aux leçons ◀d’▶avenir qu’elles nous proposent, et qu’elles peuvent suggérer à ◀l’Europe.