« L’▶histoire suisse commence avec Guillaume Tell »
◀Le▶ Suisse moyen, quand il lui arrive ◀de▶ penser à son histoire, imagine ◀le▶ serment du Grütli comme un point ◀de▶ départ absolu. C’est ◀l’▶aube des temps, tout ce qui précède n’est que ténèbres.
◀Le▶ Suisse moyen oublie seulement que 1291, cela se situe tout à ◀la▶ fin du deuxième tiers ◀de▶ notre ère.
Avant que se noue le premier germe ◀de▶ ce qui deviendra, si Dieu lui prête vie, ◀la▶ Suisse actuelle, il y a eu déjà plusieurs siècles ◀d’▶Europe et ◀la▶ grande floraison du Moyen Âge. Il y a eu ◀l’▶essor des monastères, ◀l’▶empire carolingien, ◀le▶ Saint-Empire, ◀l’▶art roman et ◀les▶ cathédrales, ◀les▶ croisades, ◀les▶ grandes écoles théologiques, ◀le▶ printemps ◀de▶ ◀l’▶amour courtois, ◀la▶ chevalerie et ◀les▶ communes. Tous ces mouvements profonds ◀de▶ ◀l’▶âme, toutes ces révolutions du sentiment, ◀de▶ ◀l’▶esprit, ◀de▶ ◀la▶ vie communautaire, ont recouvert ◀le▶ continent ; ils ont formé et transformé ◀les▶ hommes, modelé ◀le▶ visage ◀de▶ leurs pays ; mais déjà la plupart d’entre eux, en cette fin du xiiie siècle, penchent vers leur déclin ou sont en crise. Tout cela, ◀les▶ Suisses ◀d’▶aujourd’hui ◀l’▶ont en commun avec ◀l’▶Europe entière, et leurs ancêtres y ont participé avec une ardeur créatrice dont ◀les▶ traces monumentales restent visibles ◀de▶ nos jours. Et cependant, lorsque, en 1308, ◀l’▶avocat normand Pierre Dubois présente à Philippe le Bel le premier plan connu ◀d’▶une union ◀de▶ ◀l’▶Europe en vue de renouveler ◀les▶ croisades, il propose ◀de▶ fédérer un très grand nombre ◀de▶ royaumes, principautés ou républiques qu’il énumère, mais ◀la▶ Suisse n’est pas mentionnée : c’est un nom qui n’existe pas encore.
Faudrait-il en conclure que ce pays peuplé et cultivé depuis des âges, et que ◀l’▶Histoire n’a pas épargné plus qu’un autre, n’a jamais possédé jusque-là ◀d’▶individualité distincte ? ◀L’▶histoire ◀de▶ cette région, en tant que « Suisse », n’aurait-elle pas bien d’autres points ◀de▶ départ possibles, pour ◀le▶ moins aussi convaincants que 1291 ?
Il y eut un premier nom qui désigna ◀la▶ plus grande part, et ◀de▶ tout temps ◀la▶ plus peuplée, du territoire ◀de▶ ◀la▶ Suisse actuelle, et ce fut ◀le▶ nom des Helvètes. Ces Celtes, nous dit Jules César, surpassaient en valeur guerrière tous ◀les▶ autres Gaulois, à cause des combats continuels qui ◀les▶ opposaient aux Germains. Enfermés entre ◀le▶ Jura, ◀le▶ Rhin et ◀le▶ Bodan au nord, ◀les▶ Alpes et ◀le▶ Léman au sud, passionnés ◀de▶ ◀la▶ guerre, persuadés ◀de▶ leur force, ils décidèrent ◀de▶ quitter leur pays et ◀de▶ faire ◀de▶ ◀la▶ Gaule entière leur empire.
Quand ils se croient prêts pour cette entreprise, ils mettent ◀le▶ feu à leurs quelque douze villes et quatre-cents villages, et aux maisons isolées ; tout ◀le▶ blé qu’ils ne devaient pas emporter, ils ◀le▶ livrent aux flammes : ainsi, en s’interdisant tout espoir ◀de▶ retour, ils seraient mieux préparés à braver ◀les▶ hasards à venir ; et ils ordonnent que chacun emporte ◀de▶ ◀la▶ farine pour trois mois.
César ◀les▶ poursuit avec ses légions levées à ◀la▶ hâte, ◀les▶ rejoint à Bibracte, près ◀d’▶Autun, ◀les▶ bat et oblige leurs débris à regagner leur pays ◀d’▶origine, quitte à rebâtir leurs cités.
◀Les▶ Helvètes auraient-ils fondé la première Suisse bien définie ? Il est curieux que leur nom ait donné lieu d’une part à ◀la▶ désignation « sublime » ◀de▶ ◀la▶ Suisse : c’est ◀la▶ « libre Helvétie » des romantiques et ◀de▶ nos chants patriotiques, ou ◀l’▶Helvetia des inscriptions latines, des monnaies et des timbres-poste — et d’autre part à une certaine dérision ◀de▶ nos vertus autant que ◀de▶ nos travers : ◀l’▶honnêteté ou ◀le▶ sérieux des Suisses sont souvent qualifiés ◀d’▶« helvétiques » comme leur lourdeur3. Tel personnage ◀de▶ Giraudoux s’irrite contre Rousseau : « Décevant Helvète ! »
Mais ◀l’▶Helvétie assujettie par ◀les▶ Romains, comme devait ◀l’▶être un peu plus tard ◀la▶ Rhétie alpestre — dont ◀la▶ population venait de ◀l’▶Illyrie, aujourd’hui yougoslave, et ◀de▶ ◀la▶ Vénétie — cessa vite ◀de▶ former dans ◀l’▶Empire une unité territoriale. Aux 110 000 rescapés ◀de▶ Bibracte, rapatriés par Jules César, se mêlèrent ◀les▶ légions romaines, ◀les▶ administrateurs, ◀les▶ constructeurs ◀de▶ routes et ◀de▶ nombreuses cités prospères (dont plus ◀d’▶une mérita ◀le▶ titre ◀d’▶Augusta), enfin des colonies ◀de▶ vétérans. ◀L’▶hérédité helvète des Suisses ◀d’▶aujourd’hui est donc diluée à ◀l’▶extrême, ◀les▶ Alamans et ◀les▶ Burgondes s’étant établis en grand nombre, dès ◀le▶ début du ve siècle, sur ◀les▶ ruines en partie désertées des villes et des bourgades gallo-romaines. Mais un autre héritage plus certain ◀de▶ ◀l’▶époque helvéto-romaine s’est transmis à ◀la▶ Suisse médiévale et régionale. ◀Les▶ pagi jouissaient chez ◀les▶ Helvètes ◀d’▶une vie locale plus libre et plus diversifiée que celle qu’on a pu constater dans ◀les▶ autres « nations » des Gaules. ◀Le▶ morcellement romain ne fit qu’accentuer ce premier caractère constant, où plusieurs historiens modernes voient ◀l’▶origine ◀de▶ ◀l’▶existence avant tout cantonale des Suisses.
◀La▶ formation des royaumes successifs ◀de▶ Bourgogne et du duché ◀d’▶Alamanie provoquera aux siècles suivants une diversification ◀d’▶une autre sorte : à ◀l’▶est s’implanteront des dialectes germaniques, à ◀l’▶ouest un langage romanisé, tandis qu’au sud-est rhétique, ◀le▶ latin des soldats, lentement transformé, deviendra ◀le▶ ladin et ◀le▶ romantsch.
Conquise par ◀les▶ Francs puis intégrée à ◀l’▶empire ◀de▶ Charlemagne, ◀la▶ région du Plateau et des Alpes ne connaîtra plus ◀d’▶unité distincte pendant des siècles. Après ◀le▶ partage ◀de▶ Verdun, un second royaume ◀de▶ Bourgogne et ◀le▶ duché ◀d’▶Alamanie s’allient provisoirement pour faire face aux raids des Hongrois, qui viennent de ◀l’▶est, et aux pirates arabes qui viennent du sud. Mais bientôt ◀la▶ dissolution féodale ◀de▶ ces deux souverainetés, dont héritent ◀les▶ rois du Saint-Empire, donne naissance à une bigarrure indescriptible ◀de▶ fiefs enchevêtrés, ◀de▶ cités libres, ◀d’▶abbayes, ◀d’▶évêchés, ◀d’▶avoueries impériales, et ◀de▶ communautés foncières ou propriétés collectives, selon ◀la▶ formule ◀de▶ ◀l’▶Allmend héritée du droit germanique, et qui a subsisté jusqu’à nous dans ◀les▶ vallées centrales des Alpes. Tout cela, fondu dans ◀le▶ grand corps du Saint-Empire romain ◀de▶ nation germanique. À ◀la▶ faveur ◀de▶ ◀la▶ faiblesse ◀de▶ ce lien trop lointain, trop idéal, des familles gouvernantes se constituent. Dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀l’▶actuelle Suisse, ◀les▶ principales seront ◀les▶ Zähringen, ◀les▶ Lenzbourg, ◀les▶ Kybourg, ◀les▶ Savoie, ◀les▶ Neuchâtel, et enfin ◀les▶ Habsbourg.
Bertold de Villingen, fils ◀d’▶un « homme libre » du Brisgau, reçoit ◀de▶ ◀l’▶empereur Henri IV ◀le▶ titre ◀de▶ duc de Zähringen et ◀l’▶avouerie impériale ◀de▶ Zurich, dont ◀le▶ couvent de Fraumünster possède ◀la▶ suzeraineté ◀de▶ ◀la▶ vallée ◀d’▶Uri. Ses descendants vont dominer ◀la▶ plus grande partie du pays, entre ◀le▶ Rhin, ◀les▶ Alpes et ◀le▶ Léman, jusqu’au début du xiiie siècle. Ils fondent des villes, Fribourg et Berne, fortifient ◀les▶ cités romandes et leur donnent des franchises qui ◀les▶ libèrent des seigneurs environnants et du clergé. ◀Le▶ duc Conrad est investi par ◀l’▶empereur du titre ◀de▶ « recteur ◀de▶ Bourgogne ». Son petit-fils, Berthold V, se voit offrir ◀la▶ couronne impériale par ◀les▶ gibelins, à ◀la▶ mort ◀d’▶Henri IV, mais ◀la▶ refuse. ◀Les▶ Savoie lui ont déjà repris une partie ◀de▶ ◀la▶ Romandie, lorsqu’il meurt sans enfants en 1218. Jamais ◀la▶ Suisse n’avait été plus proche de s’unifier sous un pouvoir quasi royal. Faut-il dater des Zähringen ses origines ? Mais personne n’y songe sérieusement. Seuls ◀les▶ Bernois restèrent longtemps fidèles au souvenir ◀de▶ leurs ducs. Il est curieux ◀de▶ replacer dans ce contexte ◀le▶ fait que Berne est aujourd’hui ◀la▶ « ville fédérale » ◀de▶ ◀la▶ Suisse.
Quant à ◀l’▶héritage immédiat des Zähringen, il donne lieu à des contestations ◀d’▶une infinie complexité. ◀Les▶ Kybourg et ◀les▶ Savoie tentent ◀d’▶arrondir leurs possessions, aux dépens ◀les▶ uns des autres. Leur lutte, longtemps incertaine, va séparer une fois de plus — cette fois-ci pour longtemps — ◀l’▶est alémanisé et ◀l’▶ouest latinisé, mais elle se terminera, avec le deuxième tiers du xiiie siècle, au profit ◀d’▶un troisième larron.
En Alsace et en Argovie, aux alentours ◀de▶ ◀l’▶an mille, une famille dont ◀le▶ nom primitif serait Habicht commence à se manifester. Vers 1025, elle construit ◀le▶ château fort ◀de▶ ◀la▶ Habsbourg tout près des ruines ◀de▶ Vindonissa, autrefois capitale militaire ◀de▶ ◀l’▶Helvétie romanisée. ◀Les▶ Habsbourg ont déjà ◀le▶ génie des mariages : ils épousent des Lenzbourg, des Kybourg, et des cousines éloignées qui ramènent dans ◀la▶ famille ◀les▶ héritages en voie ◀de▶ dispersion. Rodolphe Ier qui est né en 1218, ◀l’▶année ◀de▶ ◀l’▶extinction des Zähringen, se trouve ainsi ◀le▶ successeur ◀de▶ ◀la▶ majeure partie du domaine des Kybourg lorsque cette dynastie s’éteint elle aussi en 1263. Est-ce lui qui va fonder ◀la▶ Suisse ? Il ne s’en faudrait plus que ◀de▶ quelques campagnes pour ramener sous son obédience ◀les▶ villes romandes, ◀le▶ pays ◀de▶ Vaud et Bâle. S’il pouvait au surplus resserrer son emprise sur ◀les▶ communes forestières qui commandent ◀les▶ cols des Alpes, il serait enfin ◀le▶ maître et ◀l’▶unificateur ◀de▶ ◀l’▶ancien territoire des Helvètes. Par ◀l’▶astuce et ◀la▶ force alternées, il est en train d’y réussir. Il a mis ◀le▶ siège devant ◀la▶ résidence ◀de▶ ◀l’▶évêque ◀de▶ Bâle, en 1273. Mais c’est là que lui parvient ◀la▶ nouvelle ◀de▶ son élection à ◀l’▶Empire.
Désormais, ◀le▶ destin des Habsbourg va se détacher rapidement ◀de▶ celui ◀de▶ leur pays ◀d’▶origine. Tandis que les premiers confédérés, lentement, ville à ville, en trois siècles, étendront ◀le▶ réseau ◀de▶ leurs ligues sur ◀les▶ fiefs alémanes ◀de▶ Rodolphe et en chasseront ses descendants, c’est aux dimensions ◀de▶ ◀l’▶Europe et bientôt ◀de▶ deux Amériques que ◀les▶ Habsbourg, dans ◀le▶ même temps, étendront leur pouvoir impérial et royal. Au xvie siècle, Charles Quint aura sans doute perdu ◀le▶ berceau ◀de▶ sa famille, mais il régnera sur ◀le▶ monde.
J’anticipe, mais c’est pour poser dans leur vraie perspective historique deux phénomènes européens promis à une durée exceptionnelle et tirant tous ◀les▶ deux leurs origines des mêmes lieux et des mêmes circonstances : ◀la▶ maison ◀de▶ Habsbourg et ◀la▶ Suisse. Vers 1900, au cours ◀d’▶une réception à ◀la▶ Hofburg, un secrétaire ◀de▶ légation issu ◀d’▶une vieille famille ◀de▶ ◀la▶ Suisse orientale fut présenté à ◀l’▶empereur et jugea spirituel ◀de▶ lui rappeler que des Habsbourg avaient été vassaux ◀de▶ ses ancêtres, pour certains fiefs, au xiie siècle. « Il faut avouer que nous avons mieux réussi ! », dit François-Joseph en souriant. Mais ◀la▶ petite fédération républicaine survit à ◀la▶ fédération ◀de▶ monarchies qui fut ◀le▶ chef-d’œuvre des Habsbourg.
◀Les▶ unités ou formations distinctes dont on vient de rappeler ◀la▶ succession furent autant ◀de▶ « Suisses » avant ◀la▶ lettre, beaucoup plus vastes par leur territoire et plus complètes par leur composition que ◀la▶ ligue qui va se former à partir ◀d’▶un noyau minuscule en cette fin du xiiie siècle. On pourrait donc faire remonter ◀l’▶histoire des Suisses à ◀l’▶Helvétie, ou au duché des Zähringen, ou au domaine des Habsbourg : autant ◀d’▶origines éligibles. Mais ◀le▶ fait est que ◀les▶ historiens ◀de▶ ce pays, traduisant ◀le▶ sentiment populaire autant qu’ils ont contribué à ◀le▶ renforcer, n’ont jamais hésité à fixer pour point ◀de▶ départ ◀de▶ notre évolution, un pacte conclu entre ◀les▶ trois vallées ◀d’▶Uri, ◀de▶ Schwyz et ◀de▶ Nidwald aux environs ◀de▶ 1300.
Ce choix révèle quelque chose ◀d’▶essentiel quant à ◀la▶ nature même ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Il signifie que ◀la▶ Suisse, aux yeux des citoyens qui s’en réclament, n’est pas avant tout un « domaine », comme ◀le▶ fut ◀le▶ royaume des Capétiens, mais un régime ou une formule ◀d’▶association.
◀L’▶Helvétie n’était guère qu’une unité ◀de▶ race et ◀de▶ géographie. Et ◀le▶ duché des Zähringen ne fut que ◀l’▶unité territoriale imposée par une dynastie. Mais ◀la▶ Suisse s’est constituée comme un système ◀d’▶unions jurées, garantissant des libertés particulières. Ce n’est pas ◀l’▶ambition ◀de▶ créer une puissance collective et ◀d’▶étendre ses bases territoriales, mais au contraire ◀la▶ volonté ◀de▶ sauvegarder des indépendances locales, qui explique ◀la▶ naissance ◀de▶ cette communauté et sa continuité profonde jusqu’à nos jours. Il convient ◀de▶ remonter à ces données premières si ◀l’▶on veut expliquer notre civisme, notre attachement de plus en plus conscient aux procédés fédéralistes, et finalement notre neutralité moderne.
C’est dans cette perspective qu’il faut interpréter ◀la▶ décision ◀de▶ dater notre histoire ◀d’▶un pacte qui demeura longtemps inaperçu, et que ◀l’▶on prit après coup pour origine du développement dont il illustre ◀le▶ principe.
Voyons maintenant à quelles réalités cette tradition si pleine ◀de▶ sens se réfère.
◀Le▶ cadre ◀de▶ ◀l’▶action est ◀le▶ Saint-Empire. ◀Le▶ lieu, une région très réduite, au sommet ◀de▶ cet arc des Alpes qui sépare ◀la▶ partie septentrionale et ◀la▶ partie méridionale ◀de▶ ◀l’▶Empire. ◀Les▶ protagonistes sont ◀l’▶empereur, ◀les▶ Habsbourg et ◀les▶ Waldstätten. ◀La▶ péripétie initiale est fournie par ◀l’▶aménagement, dès ◀le▶ début du xiiie siècle, ◀de▶ ◀la▶ route traversant ◀le▶ Saint-Gothard : c’est ◀le▶ seul col qui relie ◀d’▶un seul trait ◀les▶ deux moitiés du Saint-Empire, des plaines lombardes à ◀la▶ Rhénanie et à ◀la▶ Souabe. Partout ailleurs, il y a deux ou trois chaînes à traverser.
◀L’▶Anglais Coxe, voyageur ◀de▶ talent, ◀le▶ décrit en ces termes au xviiie siècle :
◀Le▶ passage du Gothard est une ◀de▶ ces créations étonnantes qui prouvent jusqu’à quel point ◀les▶ efforts ◀de▶ ◀l’▶homme peuvent triompher ◀de▶ ◀la▶ nature. ◀Le▶ chemin, qui a quatre lieues depuis Altdorf jusqu’à Airolo, n’a jamais moins ◀de▶ dix pieds ◀de▶ large et ordinairement en a douze ou quinze ; il est pavé dans ◀la▶ plus grande partie ◀de▶ sa longueur en quartiers ◀de▶ granit, et semble être un ruban jeté négligemment sur ◀les▶ montagnes qu’il franchit.
Arrêtons-nous d’abord en ce lieu remarquable qui ◀de▶ tout temps a fasciné ◀les▶ voyageurs doués ◀de▶ quelque sens poétique ◀de▶ ◀l’▶histoire et des influences telluriques. Lieu ◀de▶ passage, mais aussi lieu ◀de▶ sources, col impérial et naissance des fleuves ◀les▶ plus prestigieux ◀de▶ ◀l’▶Europe. Or, tous ◀les▶ seuils détiennent un caractère sacré et toutes ◀les▶ sources une puissance radiante, et tout cela entre en composition dans ◀le▶ mystère qui émane ◀de▶ ce massif central, ◀de▶ cette ◀croix▶ ◀de▶ vallées et ◀de▶ ce château ◀d’▶eau. À peine distantes ◀de▶ quelques lieues du col : source du Rhin, source du Rhône, sources ◀de▶ ◀l’▶Inn et du Tessin, affluents principaux du Danube et du Pô. Ce qui faisait écrire au chevalier ◀de▶ Boufflers que du sommet du Saint-Gothard « ◀l’▶on peut cracher dans ◀l’▶Océan et dans ◀la▶ Méditerranée ». Une vallée s’en va vers ◀le▶ Sud italien par un long défilé que domine ◀l’▶hospice du Saint-Gothard, cube granitique et nu près ◀d’▶un lac pur ; une vallée s’enfonce vers ◀le▶ Nord germanique entre deux parois ◀de▶ roches noires, creusée par un torrent qu’enjambe ◀le▶ pont du Diable.
Vers ◀l’▶est et vers ◀l’▶ouest deux routes ◀de▶ col commencent ◀la▶ vallée du Rhin par ◀l’▶Oberalp qui conduit aux Grisons rhétiques, et ◀la▶ vallée du Rhône par ◀la▶ Furka qui conduit au Valais latin. Et, au milieu, dans un cirque ◀de▶ prairies à ◀l’▶herbe grasse, environné ◀de▶ hautes pentes dénudées que couronne parfois ◀la▶ tranche ◀d’▶un glacier, ◀les▶ villages ◀d’▶Andermatt et ◀d’▶Hospental se groupent autour ◀d’▶une grosse église baroque et ◀d’▶un donjon romain sur un rocher.
Au fronton ◀de▶ ◀la▶ chapelle Saint-Charles, à Hospental, quelques vers disent avec simplicité ce sentiment ◀d’▶être au cœur ◀de▶ ◀l’▶Europe qui ne manque pas ◀de▶ m’émouvoir chaque fois que je m’arrête au Gothard :
Ami, où vont tes pas ?
Quelques siècles plus tard, un poète français fait dire à son héros quittant ◀l’▶Europe et qui s’en remémore ◀les▶ saisons et ◀les▶ sites :
En ce lieu se sont noués ◀les▶ destins ◀de▶ ◀la▶ Suisse, au xiiie siècle. Voyons ◀les▶ personnages du drame.
Frédéric II, dernier empereur Hohenstaufen, est aux prises avec Rome et ◀le▶ parti des papes, mais aussi avec ◀les▶ grands vassaux qui sont en train de se tailler des souverainetés héréditaires aux dépens de ◀l’▶allégeance impériale, même s’ils se déclarent gibelins. Parmi ces vassaux, ◀les▶ Habsbourg, qui possèdent fiefs et avoueries dans ◀le▶ pays des Waldstätten.
Waldstätten signifie à peu près : coopératives ou communes forestières, associations des gens ◀d’▶une vallée possédant ◀la▶ terre en indivision. Ces communautés sont régies par des assemblées régulières groupant nobles, libres et serfs, ◀les▶ Landsgemeinde.
Or, il se trouve que ces communes rurales commandent ◀les▶ abords du Saint-Gothard, sur ◀le▶ versant septentrional des Alpes. Uri, c’est une longue vallée où descend ◀la▶ route du col, longeant ou enjambant ◀la▶ Reuss, vers ◀le▶ lac qu’on nomme aujourd’hui des Quatre-Cantons (Vierwaldstättersee). Schwyz, c’est au nord du lac, dans un cirque bien évasé ◀de▶ pâturages dominés par ◀les▶ hauts rochers des Mythen, ◀le▶ débouché vers Zurich et ◀la▶ Souabe. À ◀l’▶ouest, ◀les▶ collines et vallées ◀de▶ ◀l’▶Obwald et du Nidwald dominent l’autre extrémité du lac, et descendent jusqu’aux abords ◀de▶ ◀la▶ ville ◀de▶ Lucerne, débouché vers Bâle et ◀la▶ Rhénanie. Ce carrefour ◀de▶ distribution du trafic alpestre, autour du lac aux nombreux bras en forme de fjords, présente un intérêt particulier pour ◀les▶ souverains qui tiennent à garder libre ◀de▶ toute intervention des seigneurs locaux ◀la▶ route ◀la▶ plus courte joignant ◀les▶ deux moitiés du Saint-Empire. Voilà pourquoi Henri, fils et vicaire ◀de▶ Frédéric II, accorde à ◀la▶ vallée ◀d’▶Uri, dès ◀l’▶an 1231, ◀l’▶immédiateté impériale, franchise habituellement réservée aux villes5 et qui a pour effet ◀de▶ ◀les▶ libérer ◀de▶ ◀la▶ suzeraineté des comtes locaux. Une communauté « immédiate à ◀l’▶Empire » ne dépend plus que ◀de▶ ◀la▶ couronne européenne. En 1240, ◀la▶ commune ◀de▶ Schwyz, menacée par ◀l’▶extension des Habsbourg, obtient ◀de▶ Frédéric lui-même une lettre ◀l’▶assurant ◀de▶ sa protection spéciale. Dans ◀le▶ même temps, deux communes se forment dans ◀le▶ Nidwald et dans ◀l’▶Obwald, où ◀les▶ Habsbourg ont acquis quelques terres.
Il est possible et même probable que ces petites communautés aient noué certains liens secrets dès ◀le▶ milieu du xiiie siècle, et sans doute une alliance militaire en 1273, au moment de ◀l’▶élection ◀de▶ Rodolphe. Il est certain que leurs libertés se voient garanties par ◀l’▶Empire à proportion ◀de▶ leur proximité du Saint-Gothard.
◀L’▶empereur et ◀les▶ communes affranchies pour assurer ◀la▶ liberté ◀de▶ passage du col ont partie liée contre ◀les▶ Habsbourg, lesquels s’efforcent méthodiquement ◀de▶ rassembler en un tout continu leurs fiefs épars sur ◀le▶ plateau et dans ◀les▶ vallées qui entourent ◀le▶ lac, et ◀de▶ multiplier châteaux forts et péages contrôlant ◀le▶ trafic du Gothard.
◀L’▶interrègne qui suit ◀la▶ mort ◀de▶ Frédéric (◀de▶ 1250 à 1273) a laissé ◀les▶ Waldstätten sans recours suprême. Livrés à eux-mêmes, ils ont pris des habitudes ◀d’▶autogouvernement, tandis que ◀les▶ Habsbourg renforçaient leur pression.
Mais voici ◀le▶ coup ◀de▶ tonnerre : Habsbourg devient empereur ! ◀Le▶ protecteur lointain et ◀le▶ plus proche ennemi des privilèges impériaux, soudain, sont confondus en un seul homme. Ce court-circuit allume ◀les▶ feux sur ◀la▶ montagne, signes ◀de▶ résistance concertée qui salueront bientôt, selon ◀la▶ légende, ◀le▶ Pacte entre ◀les▶ trois communautés. Et ◀de▶ nos jours encore, chaque année, au soir du 1er août, ◀la▶ Suisse entière se constelle ◀de▶ milliers ◀de▶ feux sur ◀les▶ hauteurs et sur ◀les▶ places publiques. Devant eux, tout ◀le▶ peuple chante.