« Le▶ pacte ◀de▶ 1291 a fondé ◀la▶ Suisse »
À strictement parler, ◀la▶ Suisse n’est un État que depuis 1848 (si ◀l’▶on néglige ◀l’▶éphémère République helvétique que ◀les▶ Suisses se laissèrent imposer par ◀le▶ Directoire). Mais cet État a englobé des territoires progressivement liés pendant des siècles par toutes sortes ◀d’▶alliances et ◀de▶ ligues partielles. Une seule d’entre elles, d’ailleurs jurée comme « devant s’il plaît à Dieu durer à perpétuité », a subsisté sans variations et sans rupture jusqu’à nos jours. Devenue lentement invisible dans ◀la▶ complexité et ◀l’▶enchevêtrement des successives confédérations à quatre, à sept, à huit, à treize, à dix-huit et à vingt-deux cantons, finalement englobée dans ◀l’▶État fédéral, elle ne lie plus par une alliance particulière ◀les▶ trois vallées originelles, et cependant elle n’a jamais été dissoute11 ! Aucune autre communauté n’y est jamais entrée, ne ◀l’▶a jamais signée, mais ◀les▶ alliances et ligues ultérieures se sont formées à son image, dans son esprit, avec sa participation, et sans doute n’auraient pu durer sans elle. Jusqu’au jour où ◀l’▶on s’aperçoit qu’elle s’est en quelque sorte évanouie dans ◀le▶ succès final ◀de▶ sa formule : ◀la▶ Suisse actuelle.
◀De▶ ce pacte scellé « au commencement ◀d’▶août », en 1291, voici ◀le▶ texte justement célèbre, dans une traduction fidèle :
Au nom du Seigneur, Amen. C’est chose honnête et profitable au bien public, ◀de▶ consolider ◀les▶ traités dans un état ◀de▶ paix et ◀de▶ tranquillité. Soit donc notoire à tous que ◀les▶ hommes ◀de▶ ◀la▶ vallée ◀d’▶Uri, ◀la▶ commune ◀de▶ ◀la▶ vallée ◀de▶ Schwyz et ◀la▶ commune ◀de▶ ceux ◀de▶ ◀la▶ vallée inférieure ◀d’▶Unterwald, considérant ◀la▶ malice des temps et afin de se défendre et maintenir avec plus ◀d’▶efficace, ont pris ◀de▶ bonne foi ◀l’▶engagement ◀de▶ s’assister mutuellement ◀de▶ toutes leurs forces, secours et bons offices, tant au-dedans qu’au-dehors du pays, envers et contre quiconque tenterait ◀de▶ leur faire violence, ◀de▶ ◀les▶ inquiéter ou molester en leurs personnes et en leurs biens. Et, à tout événement, chacune desdites communautés promet à l’autre de venir à son aide en cas ◀de▶ besoin, ◀de▶ ◀la▶ défendre, à ses propres frais, contre ◀les▶ entreprises ◀de▶ ses ennemis, et ◀de▶ venger sa querelle, prêtant un serment sans dol ni fraude, et renouvelant par ◀le▶ présent acte ◀l’▶ancienne confédération ; ◀le▶ tout sans préjudice des services que chacun, selon sa condition, doit rendre à son Seigneur.
Et nous statuons et ordonnons, ◀d’▶un accord unanime, que nous ne reconnaîtrons dans ◀les▶ susdites vallées aucun juge qui aurait acheté sa charge à prix ◀d’▶argent ou ◀de▶ quelque autre manière, ou qui ne serait indigène ou habitant ◀de▶ ces contrées. Si quelque discorde venait à s’émouvoir entre ◀les▶ confédérés, ◀les▶ plus prudents interviendront par arbitrage pour apaiser ◀le▶ différend, selon qu’il leur paraîtra convenable, et si l’un ou l’autre des partis méprisait leur sentence, ◀les▶ autres confédérés se déclareraient contre lui.
En outre, il a été convenu que celui qui, frauduleusement et sans provocation, en tuerait un autre, serait, au cas qu’on se saisît ◀de▶ lui, puni ◀de▶ mort selon son mérite ; et s’il parvenait à s’échapper, il ne pourra en aucun cas rentrer dans ◀le▶ pays. Pour ◀les▶ fauteurs et receleurs ◀d’▶un tel criminel, ils seront bannis des vallées jusqu’à ce qu’ils aient été dûment rappelés par ◀les▶ confédérés. Celui qui, ◀de▶ jour ou ◀de▶ nuit, aura méchamment causé un incendie, perdra pour jamais ses droits ◀de▶ concitoyen ; et quiconque dans ◀les▶ vallées assistera et protégera ce malfaiteur, devra réparer ◀de▶ ses biens ◀le▶ dommage souffert. Et si l’un des confédérés porte atteinte à ◀la▶ propriété ◀d’▶autrui par vol ou ◀de▶ toute autre manière, ◀les▶ biens que ◀le▶ coupable pourrait posséder dans ◀les▶ vallées serviront, comme il est juste, à indemniser ◀le▶ lésé. En outre, personne ne doit prendre un gage ◀d’▶autrui, sinon des débiteurs ou cautions manifestes, et après avoir, même en ce cas, obtenu ◀l’▶autorisation du juge. Et chacun doit obéir à son juge et indiquer, s’il est besoin, quel est dans ◀le▶ pays ◀le▶ juge à ◀l’▶autorité duquel il est soumis. Et si quelqu’un refusait obéissance au jugement, au point ◀de▶ faire dommage par sa résistance à l’un des confédérés, tous ◀les▶ confédérés seraient tenus ◀de▶ contraindre ◀le▶ contumace à donner satisfaction. En cas ◀de▶ guerre ou ◀de▶ discorde entre confédérés, si l’une des parties se refuse à recevoir jugement ou composition, ◀les▶ confédérés devront prendre ◀la▶ cause ◀de▶ l’autre partie.
Tout ce que dessus, statué pour ◀l’▶utilité commune, devant, s’il plaît à Dieu, durer à perpétuité. En foi ◀de▶ quoi ◀le▶ présent acte a été dressé, à ◀la▶ requête des prénommés, et muni des sceaux des trois communautés et vallées. Fait en ◀l’▶an du Seigneur 1291, au commencement ◀d’▶août.
◀Le▶ style est beau, ◀de▶ fière et franche allure, ◀les▶ mots calligraphiés et abrégés ◀de▶ main ◀de▶ maître. ◀L’▶utilité ◀d’▶un tel pacte en latin, pour ◀les▶ peuples des trois vallées, eût été pour ◀le▶ moins problématique dans une situation ◀de▶ révolte. Il est clair qu’il s’agit ◀d’▶autre chose que ◀d’▶une conjuration ◀de▶ maquisards. Il s’agit ◀d’▶un acte sacré, engageant devant Dieu et leur peuple, des responsables disposant des sceaux et rompus à ◀l’▶usage des traités. Guillaume le Simplet, ◀le▶ Tell ◀de▶ ◀la▶ légende, n’eût pas entendu ce latin-là. Ni ◀les▶ pâtres en Lederhosen levant leurs bras noueux sur ◀la▶ scène du Grütli, pour ◀l’▶édification future des enfants des écoles. On sait aujourd’hui que ◀les▶ chefs des communautés forestières recouraient aux services ◀de▶ greffiers et notaires qui venaient ◀d’▶Italie par ◀le▶ col du Gothard, et qui savaient rédiger ◀les▶ traités à la manière des ligues lombardes et des jurandes florentines. C’est à cause du Gothard, nous ◀l’▶avons vu, qu’Uri et Schwyz avaient reçu ◀de▶ ◀l’▶Empire des franchises analogues à celles des villes libres, et c’est aussi par ◀le▶ col du Gothard que ◀l’▶esprit des communes urbaines est venu féconder leur civisme, tardivement certes, mais pour plus longtemps que partout ailleurs. Car déjà, en cette fin du xiiie siècle, ◀le▶ mouvement des communes est en déclin, comme tant d’autres élans profonds du Moyen Âge. On a pu écrire que ◀la▶ Suisse « est ◀le▶ seul monument qui ait survécu au combat pour ◀l’▶idée communale, idée partout ailleurs vaincue par ◀le▶ principe monarchique »12. De même, plus tard, ◀l’▶idée fédéraliste ne survivra que dans ce coin ◀de▶ ◀l’▶Europe, partout ailleurs en proie aux triomphes pesants du principe national-unitaire.
Dans quelle mesure ◀l’▶alliance des vallées en 1291 peut-elle être tenue pour préfigure du fédéralisme à venir ? ◀Les▶ conditions fondamentales ◀d’▶une authentique fédération sont réunies : diversité des communautés contiguës, volonté ◀d’▶autonomie ◀de▶ chaque gouvernement local, besoin ◀de▶ mettre en commun ◀les▶ forces nécessaires pour sauver ◀les▶ autonomies, enfin pacte juré, fœdus — ◀d’▶où vient ◀le▶ mot fédération. Mais ce qui manque à cette structure, c’est un pouvoir central ou supérieur au gouvernement ◀de▶ chaque groupe : il n’en est pas question dans ◀le▶ texte du pacte, et il n’en sera pas davantage question au cours des cinq siècles suivants. ◀Les▶ Ligues ne seront donc qu’une confédération, une « Suisse des patries » ou des États, jusqu’au jour où ◀les▶ vices ◀d’▶un tel système provoqueront une crise mortelle, et ◀l’▶État fédéral en naîtra. Pour ◀l’▶heure, ◀les▶ Waldstätten n’ont pas ◀d’▶autre unité que celle qui tient à leur mouvance directe ◀de▶ ◀l’▶Empire (donc au Gothard), à leur commune volonté ◀de▶ rester chacun maître chez soi et à ◀la▶ bonne entente du groupe des responsables qui ont « pris ◀de▶ bonne foi ◀l’▶engagement ◀de▶ s’assister mutuellement… tant au-dedans qu’au-dehors du pays ».
Il y a donc un « pays » bien défini : celui des hommes confédérés des trois vallées. Pays réel, sinon légal, et qui n’a pas ◀de▶ constitution ni même ◀de▶ nom ! Pendant longtemps, on ◀le▶ désignera comme celui des « Ligues ◀de▶ ◀la▶ Haute-Allemagne », et ses chefs seront nommés dans ◀les▶ traités « ces Messieurs des Ligues ». Toutefois, dans la seconde moitié du xive siècle, ◀l’▶habitude va se répandre ◀d’▶appeler « Schwyzer » ◀l’▶ensemble des confédérés, du nom ◀de▶ ceux d’entre eux qui se sont signalés par leur valeur guerrière à Morgarten13. Plus tard encore, ◀les▶ armes ◀de▶ Schwyz deviendront également ◀le▶ signe ◀de▶ ralliement ◀de▶ tous ◀les▶ guerriers des Ligues : une ◀croix▶ blanche sur champ rouge, c’est-à-dire ◀le▶ symbole chrétien sur ◀la▶ couleur ◀de▶ ◀l’▶Empire — cette dernière signifiant ◀le▶ rattachement direct au Roi romain des libres et ◀de▶ leurs communes.
Mais comment rattacher ce pays, et plus tard cette nation, et enfin cet État qu’on appelle aujourd’hui ◀la▶ Suisse, à ◀l’▶acte liant ◀les▶ trois vallées ?
J’ai déjà relevé qu’aucune des communautés nouvelles qui devaient peu à peu se lier jusqu’à former ◀la▶ Suisse actuelle n’a jamais « adhéré » au pacte ◀de▶ 1291, et n’a jamais été requise ◀de▶ ◀le▶ signer pour devenir membre ◀de▶ ◀la▶ Confédération. Cette constatation peut surprendre. Elle déconcerte ◀les▶ habitudes ◀d’▶esprit modernes, plus légalistes que réalistes, et plus logiques qu’organiques. Il faut éclairer ce mystère, si ◀l’▶on veut non seulement comprendre ◀l’▶histoire suisse mais saisir ◀le▶ mouvement créateur ◀d’▶une fédération progressive.
◀Le▶ pacte ◀de▶ 1291 est demeuré longtemps secret. On s’y réfère lors du renouvellement — qui est aussi la première proclamation — ◀de▶ ◀l’▶alliance des Waldstâtten au lendemain ◀de▶ ◀la▶ bataille ◀de▶ Morgarten : à Brunnen, en 1315. Puis il reste enfoui dans des archives dont on ne ◀l’▶extraira plus jusqu’en 1760, année où ◀le▶ juriste bâlois J. H. Gleser en découvre une copie dans ◀les▶ archives ◀de▶ Stans, ◀la▶ traduit en allemand et ◀la▶ publie « pour la première fois », dit ◀le▶ titre14. On peut ◀le▶ voir aujourd’hui, bien exposé, aux Archives ◀de▶ Schwyz, où ◀les▶ touristes essaient en vain ◀de▶ déchiffrer ses dix-sept longues lignes bien droites et artistement dessinées. (Deux sceaux subsistent ; celui ◀de▶ Schwyz, détaché ◀de▶ son ruban, a disparu.) On ne sait si ◀les▶ négociateurs des alliances ultérieures avec ◀les▶ Waldstätten ont jamais lu ce document, vénéré par ◀la▶ Suisse moderne. Il est certain que ◀les▶ historiens, jusqu’à Gleser, ont ignoré son existence.
◀Le▶ Livre blanc ◀de▶ Sarnen en 1470, ◀les▶ chroniqueurs Simler et Tschudi au xvie siècle, et tous ◀les▶ autres jusqu’en 1760 attribuent ◀la▶ naissance ◀de▶ ◀la▶ Suisse au serment légendaire qui aurait été juré sur ◀la▶ prairie du Grütli vers 1304 par trois (ou trente-trois) paysans représentant ◀les▶ trois vallées — et parfois même on dit que Tell y assistait, ou bien on nomme ◀les▶ conjurés : ◀les▶ trois Tells. Ce mythe du Grütli, lentement composé, a remplacé pendant près de cinq siècles ◀la▶ réalité du pacte latin, totalement oubliée, puis ignorée, et cependant seule base sûre ◀de▶ tout ◀le▶ développement ultérieur des alliances… Mais revenons aux faits attestés.
En 1332, ◀la▶ petite cité ◀de▶ Lucerne, place commerciale bien située au débouché nord-ouest ◀de▶ ◀la▶ route du Gothard, est la première commune urbaine qui « entre en confédération », avec ◀les▶ Waldstätten : or elle s’allie aux trois vallées comme à un tout, bien que par un traité distinct ◀de▶ celui qui a formé ce tout, ◀le▶ pacte secret ◀de▶ 1291 publiquement renouvelé à Brunnen. Pourquoi Lucerne n’a-t-elle pas pu signer ◀le▶ pacte ? C’est parce qu’elle n’est encore qu’un fief Habsbourg, tandis que ◀les▶ Vallées relèvent ◀de▶ ◀l’▶Empire.
Cette inégalité des droits nécessite une forme spéciale ◀d’▶association. Et ◀le▶ jeu va se reproduire, va même se compliquer pendant des siècles, chaque fois qu’une ville ou une région nouvelle se joindra au réseau des Ligues. Autant ◀de▶ membres nouveaux, autant ◀de▶ pactes ad hoc.
Pourtant, il est frappant que ◀l’▶on retrouve dans toutes ces alliances inégales ◀les▶ principaux articles du pacte primitif : assistance mutuelle, arbitrage, autonomie ◀de▶ ◀l’▶administration et ◀de▶ ◀la▶ justice. ◀L’▶esprit est bien ◀le▶ même, parfois ◀la▶ lettre. Qu’on en juge par cette page ◀d’▶un chroniqueur zurichois du xvie siècle, Josias Simler :
◀Le▶ principal et premier chapitre ou article ◀de▶ toutes ◀les▶ alliances et ligues concerne ◀le▶ secours que ◀les▶ uns doivent donner aux autres, contre ceux qui ◀les▶ voudraient attaquer à tort.
Après que ◀l’▶on a établi ◀l’▶équité ◀de▶ ◀la▶ cause et ◀l’▶outrage reçu, ◀le▶ canton intéressé peut requérir ◀les▶ confédérés ◀de▶ ◀le▶ secourir. Cependant, il ne peut pas recourir à qui bon lui semble, mais seulement à celui qui lui est allié ◀de▶ façon spéciale. Car chaque canton n’est pas allié avec tous ◀les▶ autres.
(Zurich, par exemple, était allié aux six cantons du centre d’une part, à Berne ◀de▶ l’autre ; Berne, aux trois Waldstätten ; ceux-ci, à tous ◀les▶ cantons ; Lucerne, seulement aux cinq cantons du centre, etc.)
Or, bien que tous n’aient pas ◀les▶ mêmes droits, toutefois si un canton requiert un ou deux alliés ◀de▶ ◀le▶ venir secourir, tous ◀les▶ cantons s’assemblent, les premiers appelés avertissant ◀les▶ autres. Mais avant toutes choses, ils envoient leurs ambassades à ◀la▶ chapelle ◀de▶ ◀l’▶ermitage, ou en un lieu nommé Kienholtz, et s’il est question ◀d’▶un fait qui touche ◀les▶ Bernois, par exemple, ils avisent ensemble aux moyens ◀d’▶apaiser ◀les▶ différends à ◀l’▶amiable, ou selon ◀le▶ droit ; ou si cela ne peut se faire, ils cherchent comment ils pourront sûrement donner secours. Leur alliance porte notamment que ceux qui sont appelés au secours n’useront ◀d’▶aucune fraude et tromperie, ni ◀d’▶excuse vaine, mais aideront ◀de▶ tout leur pouvoir. Et comme il pourrait arriver qu’un canton soit assailli tellement à l’improviste que ◀l’▶ennemi tiendrait tous ◀les▶ passages, et par conséquent ◀le▶ canton n’aurait aucun moyen ◀de▶ demander secours par lettres ni par ambassades, ils ont pourvu à cela, et ordonné par exprès qu’en tel cas, et lorsqu’il sera besoin ◀d’▶avoir prompt secours, tous ◀les▶ cantons confédérés aideront ◀de▶ toutes leurs forces, comme s’ils étaient nommément appelés… Ceux qui sont appelés au secours viennent à leurs dépens sans aucun gage. Seule ◀l’▶alliance ◀de▶ Berne avec Uri, Schwyz et Unterwald fait mention ◀d’▶une solde, à savoir ◀d’▶un sou par jour à chaque homme ◀de▶ pied.
Je ne puis songer à retracer ici ◀la▶ chronique des alliances innombrables conclues par ◀les▶ cantons entre eux et avec ◀les▶ cités et ligues ◀de▶ ◀l’▶Alsace, ◀de▶ ◀la▶ Souabe, ◀de▶ ◀la▶ Savoie, ◀de▶ ◀la▶ Lombardie, etc. Mais il faut rappeler ◀les▶ étapes et ◀les▶ dates ◀de▶ celles des « confédérations » qui ont duré jusqu’à ◀la▶ Suisse actuelle.
En 1351, ◀la▶ cité libre ◀de▶ Zurich conclut un pacte avec Lucerne et ◀les▶ Waldstätten, mais réserve son droit ◀d’▶alliances extérieures. En 1352, ◀les▶ confédérés conquièrent ◀la▶ vallée ◀de▶ Glaris, puis ◀la▶ petite ville ◀de▶ Zoug, et ◀les▶ reçoivent dans leur alliance. En 1353, Berne, ville ◀d’▶Empire déjà puissante, s’allie aux Waldstätten, probablement pour prévenir ◀l’▶extension ◀de▶ ces derniers dans ◀l’▶Oberland, que ◀les▶ Bernois sont en train de conquérir sur des seigneurs locaux.
◀La▶ confédération des Huit cantons, ainsi formée par six pactes différents, entre en conflit avec ◀les▶ ducs ◀d’▶Autriche, et, au lendemain ◀de▶ ses victoires définitives sur ◀les▶ Habsbourg, se donne un embryon ◀d’▶unité judiciaire et militaire : par ◀le▶ Convenant ◀de▶ Sempach, en 1393, ◀les▶ droits des membres sont égalisés.
Dès 1412, ◀les▶ trois Waldstätten entreprennent ◀la▶ conquête du Tessin et d’autres vallées au sud des Alpes, tandis que Berne et Lucerne s’emparent ◀de▶ ◀l’▶Argovie, fief originel des Habsbourg et leur dernière possession importante dans ◀le▶ pays. ◀Les▶ régions conquises sont décrétées « bailliages communs » et seront désormais gouvernées par certains des cantons mais non par tous.
C’est en 1412 seulement que ◀l’▶empereur Sigismond de Luxembourg proclame éteints ◀les▶ derniers droits des Habsbourg sur certains fiefs situés en Suisse. En 1418, ◀les▶ cantons du centre sont rattachés « pour toujours » à ◀l’▶Empire, cependant que ◀le▶ droit ◀de▶ glaive et ◀de▶ haute juridiction leur est conféré.
À ◀la▶ fin du xve siècle, ◀les▶ éclatantes victoires sur Charles le Téméraire ont pour seules conséquences territoriales ◀l’▶entrée dans ◀la▶ Confédération des deux villes ◀de▶ Fribourg et Soleure (1481). Au début du xvie siècle, ◀l’▶heureuse conclusion des guerres ◀de▶ Souabe, menées contre ◀l’▶empereur Maximilien, amène Bâle et Schaffhouse en 1501, puis Appenzell en 1513, à se lier également aux « Ligues suisses », terme désormais consacré pour désigner ◀l’▶ensemble belliqueux des cités du Plateau et des communes alpestres unies par un réseau ◀de▶ pactes. Vues du dehors, par ceux qu’elles ont battus, ◀les▶ Ligues se présentent comme un État, bien qu’elles n’aient ◀d’▶autre organe commun qu’une diète sans nul pouvoir contraignant15.
Mais au cours des trois siècles suivants, point ◀d’▶admissions nouvelles dans ◀le▶ lien confédéral, lequel est mis à rude épreuve par quatre guerres civiles entre catholiques et protestants. ◀L’▶antagonisme entre ◀les▶ cantons primitifs et ◀les▶ villes protestantes ◀de▶ Zurich et ◀de▶ Berne paralyse ◀l’▶extension normale des Ligues et produit même leur régression territoriale. Successivement, ◀l’▶action du parti catholique et ◀de▶ ses alliés étrangers fait perdre aux Suisses ◀le▶ val ◀d’▶Ossola au Sud, Constance au nord-est, ◀le▶ pays ◀de▶ Gex et ◀les▶ rives savoyardes du Léman à ◀l’▶ouest. Ces territoires ne seront jamais récupérés. ◀La▶ Franche-Comté, alliée des Suisses depuis deux siècles, n’est pas défendue contre Louis XIV, et là encore, comme il en adviendra plus tard pour Mulhouse et ◀la▶ Valteline, ◀l’▶absence ◀de▶ politique commune fait perdre à ◀la▶ Confédération nombre ◀de▶ pays associés ou sujets. ◀Le▶ cas ◀de▶ Genève est ◀le▶ plus scandaleux : cette ville ayant demandé ◀d’▶adhérer aux Ligues, ◀les▶ cinq cantons du Centre, auxquels se joint Fribourg, s’allient contre elle avec ◀le▶ duc de Savoie, qui est finalement vaincu mais par ◀la▶ seule ténacité des Genevois, lors de ◀la▶ fameuse tentative ◀d’▶escalade ◀de▶ 1602. En 1713, ◀les▶ trois Waldstätten renouvellent ◀le▶ légendaire Serment du Grütli mais c’est contre ◀les▶ protestants, ainsi rejetés au nom du pacte primitif hors de ◀la▶ Confédération ! Ce geste extrême, d’ailleurs privé ◀de▶ suites pratiques par ◀la▶ victoire des protestants à Villmergen, révèle un aspect très curieux ◀de▶ ◀l’▶ancienne Suisse : au fond, ◀les▶ cantons primitifs ne se montrèrent jamais favorables à ◀la▶ formation progressive ◀d’▶une plus vaste union politique englobant une pluralité ◀de▶ confessions, ◀de▶ langues et ◀de▶ régimes alliés sur pied ◀d’▶égalité. C’est malgré eux que ◀la▶ Suisse une et diverse s’est constituée… à partir ◀d’▶eux et ◀de▶ leur pacte fondamental !
◀La▶ secousse imprimée par ◀la▶ Révolution à ◀l’▶édifice complexe et mal articulé des treize cantons va permettre une remise en ordre des morceaux du puzzle brouillé. ◀Le▶ décret du Directoire, en 1798, créant une « République helvétique », transforme en cantons libres ◀les▶ bailliages et pays sujets ◀d’▶Argovie, ◀de▶ Thurgovie, ◀de▶ Vaud et du Tessin.
Saint-Gall et ◀les▶ Grisons, qui avaient mené jusque-là des politiques indépendantes, se voient également rattachés au « corps helvétique ».
Enfin, ◀la▶ Restauration ◀de▶ 1815 amène ◀l’▶entrée ◀de▶ Genève, du Valais et ◀de▶ Neuchâtel dans une confédération renouvelée. Encore, le dernier ◀de▶ ces trois États, principauté dont ◀le▶ souverain est ◀le▶ roi de Prusse, ne deviendra-t-il tout à fait « suisse » qu’après une brève révolution instaurant ◀le▶ régime républicain ; et ce ne sera qu’en 1848, année qui vit ◀la▶ grande mutation des Ligues en État fédéral.
Ce processus ◀d’▶agrégation, assez bizarre et sans analogie dans ◀l’▶histoire des nations, révèle plusieurs des traits fondamentaux et spécifiques du mode suisse ◀d’▶exister comme État et ◀d’▶agir sur le plan politique.
◀L’▶inégalité des alliances, par exemple, paraît mal explicable ou même choquante tant que ◀l’▶on s’imagine que ◀les▶ petits États entraient en confédération pour créer une nation, voire un marché commun toujours plus large ; mais ses motifs et sa nécessité sont évidents dès que ◀l’▶on admet qu’au contraire ces États ne se liguaient que pour mieux assurer leurs libertés particulières. Ils s’unissaient, en somme, pour rester différents ! Leur solidarité avait pour raison ◀d’▶être non ◀la▶ puissance collective, mais ◀l’▶autonomie ◀de▶ chacun. ◀D’▶où ◀les▶ clauses communes aux pactes ◀les▶ plus variés, du xiiie au xixe siècle : assistance automatique ◀de▶ tous si l’un est attaqué ; garantie du régime interne ◀de▶ chaque membre ; arbitrage obligatoire « si quelque discorde vient à s’émouvoir entre ◀les▶ confédérés ». Cela dit — ou plutôt, cela juré devant Dieu —, pourquoi ne pas admettre qu’il y ait des différences, des droits laissés aux uns et refusés aux autres — comme celui ◀de▶ conclure des alliances étrangères, et ◀de▶ rester fidèle à certaines allégeances spirituelles ou temporelles —, puisque ◀le▶ but n’est pas ◀de▶ devenir uniformes, mais au contraire de demeurer chacun soi-même ?
En revanche, dans ◀la▶ vie des Ligues, il n’y a pas seulement cette inégalité des droits et des obligations. Il y a aussi — et ce n’est guère moins paradoxal — une tendance toujours plus prononcée vers ce qu’on a nommé ◀l’▶« égalité des inégaux », fondement ◀de▶ toute alliance en tant que fédérale. Quelles que soient ◀l’▶étendue ◀d’▶un État, sa richesse, sa population et sa puissance militaire, il est tenu pour ◀l’▶égal en qualité ◀de▶ tout autre État dans ◀l’▶alliance. Il en résulte deux séries ◀de▶ conséquences, qu’illustre abondamment ◀l’▶histoire des Ligues.
◀L’▶assistance collective promise aux victimes ◀d’▶une agression, et ◀la▶ procédure ◀d’▶arbitrage, tenue pour sacrée, jouent dans ◀le▶ même sens : elles favorisent ◀les▶ plus petits et dépriment systématiquement toute tentative ◀d’▶hégémonie. Qu’un « grand » État tel que Zurich entre en conflit avec l’un ◀de▶ ses petits voisins tel que Schwyz, aussitôt tous ◀les▶ autres s’unissent contre Zurich, qui devient ◀de▶ ce fait ◀le▶ plus faible. Si bien que ◀l’▶arbitrage qui termine ◀la▶ guerre s’applique à sauver ◀la▶ face du vaincu, après avoir réduit ses prétentions16. Et à chaque fois, ◀l’▶alliance confédérale sort renforcée ◀de▶ ces querelles, même très sanglantes.
Cette même procédure, d’autre part, tend à réduire progressivement ◀les▶ disparités ◀de▶ régime entre ◀les▶ membres, dans ◀la▶ mesure où elles nuiraient à ◀la▶ « concorde » ou à « ◀l’▶utilité commune ». Certes, ◀l’▶union a pour motif premier ◀de▶ permettre à chacun ◀de▶ rester comme il veut, mais il y a des manières ◀d’▶être qui se révèlent à la longue incompatibles avec ◀les▶ conditions ◀de▶ toute union : ainsi ◀le▶ fait pour Neuchâtel ◀de▶ rester ◀la▶ seule monarchie au sein de ◀la▶ Confédération. Vient un moment où il faut choisir. ◀L’▶égalité des inégaux agit alors, en fin de compte, dans un sens unificateur.
Il n’en reste pas moins que dans ◀l’▶évolution des Ligues suisses vers ◀l’▶État que nous connaissons, tout ne s’est pas opéré en vertu d’une impeccable dialectique interne, exemplairement fédéraliste. C’est ◀la▶ Révolution française qui a forcé ◀la▶ libération des bailliages communs et des pays sujets que ◀les▶ « libres Helvètes » faisaient bénéficier ◀de▶ leur autorité paternelle. (C’était un tiers du territoire des Ligues, à ◀la▶ fin du xviiie siècle !)
On voit encore à Bellinzone, chef-lieu du seul canton « italien » ◀de▶ ◀la▶ Suisse, trois forteresses crénelées dominant ◀la▶ petite cité. ◀Les▶ Visconti et ◀les▶ Sforza ◀les▶ ont construites, mais Uri, Schwyz et Unterwald y ont logé pendant trois siècles leurs baillis, et rien ne porte à croire que ces baillis se soient montrés beaucoup moins durs que ◀le▶ Gessler ◀de▶ ◀la▶ légende ◀de▶ Tell — légende qui s’est formée d’ailleurs à ◀l’▶époque même où ◀les▶ « Schwyzer » conquéraient ◀le▶ Tessin et se préparaient à faire en réalité ce qu’ils accusaient ◀les▶ Habsbourg ◀d’▶avoir fait contre leurs ancêtres. ◀Le▶ canton ◀de▶ Vaud conserve discrètement ◀les▶ nombreuses demeures seigneuriales bâties ou occupées dès ◀la▶ Réforme par ◀les▶ représentants ◀de▶ Leurs Excellences ◀de▶ Berne. « Ils nous ont tout volé sauf ◀les▶ hirondelles ! », me disait un fermier vaudois.
Finalement, ◀la▶ libre adhésion ◀de▶ vingt-cinq États à ◀la▶ Constitution ◀de▶ 1848 fut préparée par une série ◀de▶ petites révolutions locales qui unifièrent quelque peu ◀les▶ régimes cantonaux, en renversant ◀les▶ aristocraties et patriciats au profit des bourgeois radicaux, lesquels se réclamaient du grand exemple des pâtres du Grütli et ◀de▶ Guillaume Tell, — ancêtres apocryphes mais non moins efficaces.
Une conclusion ◀d’▶intérêt très actuel se dégage ◀de▶ cette brève analyse. On répète qu’une fédération ne saurait se former que par ◀l’▶action ◀d’▶un chef ou ◀d’▶un État fédérateur, — ou bien pour résister à un ennemi commun. Mais ◀l’▶histoire suisse qui est, après tout, celle ◀de▶ ◀la▶ seule fédération réussie jusqu’ici en Europe, réfute absolument ces thèses, ou ces clichés.
Aucun homme ni aucun État n’a provoqué ◀l’▶union ◀de▶ nos premières Ligues puis ◀la▶ fédération proprement dite qui leur a succédé en 1848. Au contraire, cette union a résulté ◀de▶ ◀la▶ convergence ◀d’▶intérêts ◀d’▶un certain nombre ◀de▶ communautés décidées à défendre leur autonomie et trouvant dans ◀l’▶alliance jurée, dans ◀l’▶assistance mutuelle et ◀l’▶arbitrage, ◀les▶ meilleures garanties pratiques ◀de▶ leurs diversités et souverainetés. Que ◀l’▶union devenue fédérale ait joué à la longue dans ◀le▶ sens ◀d’▶une égalisation des régimes et des droits, voilà qui est vrai, mais au départ on a pris ◀les▶ États tels qu’ils étaient. Point d’autres préalables à ◀l’▶union que ◀le▶ respect des libertés et circonstances particulières.
Quant à ◀l’▶ennemi commun, liguant tout contre lui, où ◀le▶ trouver dans notre histoire réelle ? On pourrait alléguer que ◀les▶ Habsbourg ont joué ce rôle négatif au xiiie siècle, mais c’est ◀le▶ rôle positif du col du Saint-Gothard qui explique ◀les▶ libertés des Waldstätten. Et ◀l’▶on vient de voir que ◀la▶ complexe évolution et ◀l’▶élargissement des Ligues suisses, dès ◀la▶ fin du xive siècle, sont entièrement indépendants du destin des Habsbourg devenus Autrichiens, et qui n’en seront pas moins alliés des Ligues à ◀la▶ veille des guerres ◀de▶ Bourgogne.
◀Le▶ seul agent fédérateur dont ◀l’▶histoire suisse permette ◀de▶ vérifier ◀l’▶action, dès ◀l’▶origine, c’est ◀la▶ passion ◀de▶ se gouverner soi-même. ◀D’▶où ◀les▶ ligues, conclues ou renouvelées, chaque fois que ◀l’▶autonomie locale est menacée par un plus grand, que ce soit un monarque, un État, ou même un frère confédéré. On cherche alors ◀l’▶appui des voisins autonomes, — ceux qui sont disposés à vous aider sans nul désir ◀de▶ vous assimiler, et à charge ◀de▶ revanche, ◀le▶ cas échéant. On défend en commun ◀le▶ droit ◀de▶ rester divers.
Cette passion fondamentale détermine deux conduites constantes :
— ◀l’▶arbitrage, parce qu’une guerre ou un conflit ◀de▶ droits ne doit pas se terminer par ◀l’▶oblitération ◀de▶ l’une des parties en présence, mise au pas ou absorbée par l’autre, mais au contraire par ◀la▶ composition des différences ;
— ◀la▶ méfiance vigilante à l’égard de toute velléité ◀d’▶hégémonie, parce que ◀le▶ pouvoir ◀d’▶un seul ne respecte jamais ni ◀les▶ diversités, ni ◀les▶ coutumes, ni ◀les▶ privilèges des groupes.
Certes, ces deux vertus fédéralistes ont leur revers : ◀les▶ compromis systématiques engendrent à la longue hypocrisies, rancunes, ou mollesse intellectuelle, tandis que ◀l’▶« égalité des inégaux » tourne souvent, dans ◀la▶ pratique, à ◀la▶ confusion des meilleurs, auxquels on préfère ◀les▶ médiocres par gain ◀de▶ paix.
Tout cela pour expliquer ◀la▶ genèse historique ◀de▶ certains traits ◀de▶ famille des Suisses modernes, que je me propose ◀de▶ commenter plus tard. Mais gardons-nous ◀de▶ ◀l’▶anachronisme qui nous ferait attribuer au seul goût ◀de▶ ◀la▶ paix ◀le▶ système ◀de▶ ligues et ◀de▶ pactes pratiqué par ◀les▶ confédérés. Car en fait, leur passion ◀de▶ ◀l’▶autonomie et des libertés politiques fut longtemps liée chez eux à ◀la▶ passion des armes, ou disons plus crûment : à ◀l’▶instinct combatif, au goût primitif ◀de▶ ◀la▶ lutte.