Ce « petit peuple pacifique… »
S’il est juste d’▶attribuer après coup ◀la▶ naissance ◀de▶ ◀la▶ Suisse à un pacte secret, c’est une bataille ◀d’▶une rare brutalité qui révèle pour la première fois ◀l’▶existence distincte ◀de▶ ce petit pays, aujourd’hui synonyme ◀de▶ refuge ◀de▶ ◀la▶ paix.
◀Les▶ Schwyzois ne cessaient ◀d’▶attaquer ◀l’▶abbaye ◀d’▶Ensiedeln, avouerie impériale confiée aux Habsbourg, et à plusieurs reprises ils ◀la▶ mirent à sac, brutalisèrent ses moines et pillèrent son trésor. Si bien qu’ils furent frappés deux fois ◀d’▶excommunication collective et ◀d’▶interdit, et enfin mis au ban ◀de▶ ◀l’▶Empire. D’autre part, ◀les▶ trois Waldstätten étaient en conflit permanent avec leurs voisins immédiats, Lucerne et Zurich notamment, qui menaient contre eux une guerre douanière pour ◀le▶ compte des Habsbourg d’Argovie, ◀l’▶enjeu étant ◀le▶ trafic du Gothard.
À bout de patience et sûr ◀de▶ sa victoire, Léopold de Habsbourg — landgrave ◀d’▶Alsace et petit-fils ◀de▶ Rodolphe Ier — lève une armée et marche contre Schwyz, ◀le▶ 15 novembre 1315. Une colonne ◀de▶ deux-mille chevaliers cuirassés, suivie ◀d’▶une nombreuse infanterie recrutée dans ◀les▶ villes du Plateau, longe ◀le▶ petit lac ◀d’▶Ägeri, atteint ◀le▶ défilé du Morgarten, au sud du lac, à ◀la▶ frontière du territoire ◀de▶ Schwyz, et s’y engage sans méfiance. Tout ◀d’▶un coup, sa tête et son arrière-garde sont clouées sur place par des avalanches ◀de▶ pierre et ◀de▶ troncs ◀d’▶arbre. ◀La▶ Panzerdivision embouteillée ne peut se déployer au fond du défilé17. Sur ◀les▶ crêtes dominant son flanc gauche apparaissent ◀les▶ terribles Schwyzois. ◀Les▶ pieds munis ◀de▶ crampons ◀de▶ fer, ils dévalent ◀les▶ pentes herbues, s’agrippent au sol juste au-dessus des cavaliers qu’ils démontent à grands coups ◀de▶ hallebardes. Culbutés, rejetés vers ◀les▶ marais et vers ◀le▶ lac où ils s’enfoncent avec leurs lourdes armures, mille-cinq-cents gentilshommes sont massacrés, tandis que ◀l’▶infanterie prend ◀la▶ fuite. « Ce ne fut pas une bataille, mais comme une boucherie des gens du duc Léopold », dit ◀la▶ chronique contemporaine du moine Jean de Winterthur.
Trois semaines plus tard, ◀l’▶alliance des Waldstätten, révélée par ce coup ◀d’▶éclat, est publiquement annoncée à Brunnen. Désormais, vassaux et clients des Habsbourg, ◀de▶ Constance à Lucerne et à Zoug, vont se rallier l’un après l’autre aux Waldstätten qui ont détruit d’un seul coup ◀les▶ trois quarts ◀de▶ ◀la▶ noblesse du pays. (Car il faut préciser que ◀l’▶armée du duc n’était pas composée ◀d’▶« Autrichiens », mais ◀de▶ seigneurs et ◀de▶ bourgeois des régions et des villes voisines, tous ancêtres des Suisses ◀d’▶aujourd’hui !)
◀Les▶ deux siècles suivants verront se développer ◀la▶ réputation militaire des Ligues, au cours ◀d’▶une série stupéfiante ◀de▶ campagnes victorieuses. ◀Les▶ Habsbourg sont chassés du pays à ◀la▶ suite des batailles ◀de▶ Sempach et ◀de▶ Næfels, Charles le Téméraire, délibérément provoqué à ◀l’▶instigation ◀de▶ Louis XI et du duc Sigismond d’Autriche, est battu à Grandson et à Morat, tué à Nancy. Enfin ◀l’▶empereur Maximilien qui avait prétendu, non sans justes raisons, que ◀les▶ Suisses, ses sujets « immédiats », paient ◀les▶ impôts et reconnaissent ◀les▶ tribunaux impériaux, est vaincu lors des guerres ◀de▶ Souabe.
Ayant ainsi rejeté (dès 1499) leurs obligations légales envers ◀le▶ Saint-Empire — pourtant premier garant ◀de▶ leurs libertés — ◀les▶ Confédérés se voient tentés ◀d’▶agir comme une puissance indépendante et conquérante. Et certes, leurs triomphes répétés sur ◀la▶ Bourgogne, dont ◀la▶ France et ◀l’▶Autriche n’avaient pu venir à bout, puis sur ◀l’▶empereur lui-même et sur ◀le▶ roi de France, ont fait ◀d’▶eux la première puissance militaire ◀d’▶Europe : Svizzeri armatissimi e liberissimi ! peut alors écrire Machiavel, qui s’y connaît.
Berne a des ambitions à ◀l’▶ouest, Zurich au nord, ◀les▶ Waldstätten et leurs alliés Grisons au sud. En 1512, ◀les▶ Confédérés envahissent ◀la▶ Bourgogne, assiègent Dijon et imposent une paix désastreuse à Louis XII. ◀La▶ même année, alliés au pape et à Venise, ils envahissent ◀la▶ Lombardie, installent Maximilien Sforza sur ◀le▶ trône ◀de▶ Milan, et lui imposent leur protectorat, après avoir assujetti ◀les▶ vallées méridionales des Alpes. En 1513, ils remportent sur ◀les▶ Français soutenus par ◀les▶ lansquenets allemands ◀l’▶éclatante victoire ◀de▶ Novare. Rien ne paraît plus pouvoir contenir ◀l’▶expansion torrentueuse des Ligues. Leurs chefs au premier rang desquels Mathieu Schiner, ce fils ◀de▶ paysans valaisans devenu cardinal, diplomate et stratège, ont repris à leur compte ◀le▶ rêve du Téméraire : constituer au cœur du continent un grand État qui engloberait Lotharingie et Lombardie. ◀Les▶ gardiens du Gothard en détiendraient ◀les▶ clefs.
Ce qui va faire échouer ce grand dessein, c’est ◀l’▶absence ◀d’▶un pouvoir central capable ◀d’▶imposer aux treize cantons ◀l’▶unité ◀de▶ vues indispensable au succès ◀de▶ leurs ambitions. ◀La▶ puissance militaire est là, mais ◀l’▶État fédéral n’existe pas. ◀Les▶ Suisses n’ont pas ◀la▶ politique ◀de▶ leurs moyens.
Lorsque François Ier revient en Lombardie à ◀la▶ tête ◀d’▶une armée considérable, il ne trouve devant lui que ◀la▶ moitié des troupes suisses. Berne, Fribourg, Soleure, Bienne et ◀le▶ Valais, cantons occidentaux des Ligues, médiocrement intéressés par ◀la▶ politique milanaise que poursuit ◀la▶ Diète fédérale, ont retiré leurs contingents et signé ◀la▶ paix séparée ◀de▶ Gallarate. Dès ◀le▶ moment où s’engage, en fin ◀d’▶après-midi du 13 septembre ◀de▶ 1515, ◀la▶ « bataille ◀de▶ géants » ◀de▶ Marignan, ◀le▶ cardinal et prince d’Empire Mathieu Schiner, à cheval sur sa mule blanche, casqué et revêtu ◀de▶ son long manteau pourpre, a dû sentir qu’il assistait au crépuscule ◀de▶ ◀la▶ puissance européenne des Suisses. Et d’autres chefs ◀l’▶ont pressenti. « Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit ! Ici doit être notre cimetière ! » s’est écrié ◀le▶ landamman ◀de▶ Zoug bénissant ◀l’▶avant-garde à genoux ; puis il donne l’ordre ◀d’▶avancer contre ◀l’▶artillerie des Français, cependant que mugit lugubrement ◀le▶ cor ◀d’▶Uri.
◀La▶ retraite lente et solennelle des Suisses, emportant vers Milan leurs blessés, leur artillerie et leurs enseignes, après deux journées ◀de▶ bataille, marque ◀la▶ fin ◀d’▶une épopée.
Une année après Marignan, à Fribourg en 1516, ◀les▶ Ligues concluent avec François Ier un traité ◀de▶ paix perpétuelle qui sera respecté durant près de trois siècles. ◀Les▶ Suisses perdent Milan mais gardent ◀le▶ Tessin et plusieurs vallées italiennes. Ils reçoivent 400 000 couronnes en rachat du traité ◀de▶ Dijon, et 300 000 couronnes ◀d’▶indemnité pour ◀la▶ campagne ◀de▶ Marignan, sans compter ◀les▶ pensions accordées aux Ligues rhétiques, aux alliés et aux pays sujets. Ces dispositions surprenantes ne me paraissent pas avoir surpris outre mesure nos historiens. Ils y voient un hommage à ◀la▶ bravoure des Suisses, reconnue par François Ier, paraît-il. Pourtant, indemniser ◀l’▶ennemi, surtout battu, devrait à première vue choquer ◀l’▶esprit moderne. Car nos idées ◀de▶ ◀la▶ guerre, ◀de▶ ◀l’▶armée et ◀de▶ ◀l’▶ennemi ne sont plus celles du xvie siècle. ◀La▶ guerre, en ces temps reculés, n’était pas encore ◀l’▶explosion contrôlée et hautement organisée ◀de▶ ◀la▶ passion collective ◀d’▶une nation résolue à défendre jusqu’au bout ◀la▶ Justice ou ◀la▶ Liberté, ◀la▶ civilisation ou la dernière révolution. On y mêlait très peu de sentiment. On ne concevait pas encore ◀la▶ haine totale que mérite à coup sûr un ennemi criminel par essence et par position, collectivement et en chacun ◀de▶ ses citoyens, civils autant ou plus que militaires, tels que peuvent ◀l’▶être ◀les▶ fascistes, ◀les▶ communistes ou ◀les▶ capitalistes, selon ◀le▶ régime du pays où ◀le▶ hasard ◀les▶ a fait naître. ◀La▶ guerre n’était encore au xvie siècle qu’un sport brutal mais noble et même presque sacré, dont ◀la▶ tauromachie nous donne quelque idée. ◀L’▶ennemi n’était encore que ◀l’▶adversaire désigné par ◀les▶ conventions ◀d’▶un jeu complexe, celui des ambitions des grands dynastes et des « droits » qui en découlaient. Quant à ◀l’▶armée ennemie, c’était ◀l’▶équipe adverse, avec laquelle on allait disputer quelque trophée local ou régional, un fief ou une principauté, et dans ◀les▶ très grandes occasions, comme Marignan, ◀la▶ Coupe ◀d’▶Europe. ◀Les▶ contingents ◀de▶ nos cantons faisaient ◀la▶ guerre en partie pour servir ◀la▶ politique des Hautes Ligues, en partie pour ◀le▶ sport, mais comme professionnels. « Point ◀d’▶argent, point ◀de▶ Suisses », bien entendu. Mais après tout, ◀les▶ grands as du football qu’on engage aujourd’hui pour jouer dans un club rival ou même dans ◀l’▶équipe nationale ◀d’▶un pays qui n’est pas ◀le▶ leur, sont plus chers qu’un tableau ◀de▶ Picasso, qu’une création ◀de▶ Stravinsky, et personne ne crie au scandale.
◀La▶ paix ◀de▶ Fribourg et ◀l’▶alliance perpétuelle marquent ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ politique indépendante et conquérante initiée par ◀les▶ Ligues lors des guerres ◀de▶ Bourgogne, moins ◀d’▶un demi-siècle auparavant. Ce n’est pas ◀la▶ puissance militaire, nous ◀l’▶avons vu, qui a fait défaut aux grands desseins des Diesbach, des Waldmann, des Reding et des Schiner, mais bien cette unité ◀de▶ gouvernement, ce pouvoir national unifiant qu’interdisait, dès ◀le▶ principe, ◀la▶ formule même des liens confédéraux.
◀La▶ Réforme allait ajouter aux diversités primitives ◀de▶ nouvelles et plus graves occasions ◀de▶ discorde.
◀La▶ neutralité qui s’instaure au lendemain ◀de▶ ◀la▶ défaite ◀de▶ Marignan résulte donc nécessairement du système des alliances inégales, et ◀les▶ Ligues ◀l’▶ont d’abord subie, non sans rechigner. Car il est clair qu’elle va créer dans ce peuple guerrier une pénible dissociation du comportement collectif : ◀les▶ Suisses ne pourront plus se permettre ◀la▶ politique ◀de▶ leur tempérament. Dans un pays condamné à ◀la▶ paix, que faire ◀de▶ toute cette turbulence belliqueuse, ◀de▶ tous ces hallebardiers empanachés dont ◀les▶ peintres du temps, Urs Graf, Manuel, Holbein, nous ont laissé ◀l’▶image truculente et farouche ? Il va falloir ◀les▶ exporter, et, par gain ◀de▶ paix chez soi, nourrir ◀les▶ guerres des autres18 ! C’est ainsi qu’à ◀la▶ politique ◀de▶ compromis systématique qui sera désormais celle ◀d’▶une Suisse neutre, correspond ◀le▶ phénomène compensatoire du service étranger.
On voit qu’il serait bien insuffisant ◀de▶ ◀l’▶expliquer par des raisons purement économiques, ou par une singulière avidité des Suisses — encore qu’il ait rapporté aux cantons des sommes telles qu’un ◀de▶ nos historiens admet qu’elles sont « incalculables au cours actuel ◀de▶ ◀l’▶argent19 ». Il convient ◀d’▶ajouter que ◀les▶ sept-cents généraux et ◀les▶ milliers ◀d’▶officiers supérieurs que ◀la▶ Suisse procura aux armées ◀de▶ ◀l’▶Europe ne revinrent pas tous ◀les▶ mains vides. Beaucoup rapportaient ◀de▶ leurs campagnes ◀de▶ ◀l’▶or, ◀de▶ ◀l’▶argenterie, des vaisselles rares, des meubles, des tableaux et des bijoux. ◀De▶ considérables richesses s’accumulèrent ainsi dans ◀les▶ châteaux, ◀les▶ musées, ◀les▶ trésors municipaux.
Pour autant, ◀le▶ service étranger ne saurait être assimilé à un commerce, à une espèce ◀de▶ traite du sang. ◀Les▶ troupes suisses au « service ◀de▶ France » n’étaient nullement des corps ◀de▶ mercenaires. ◀La▶ Diète avait signé avec ◀le▶ roi une série ◀de▶ traités ◀d’▶alliance qu’on nommait « capitulations ». ◀Les▶ cantons ou certaines familles suisses étaient autorisés à lever des troupes dans ◀le▶ cadre ◀de▶ ces traités, et ces troupes servaient ◀les▶ souverains, mais sous ◀les▶ ordres ◀de▶ leurs propres officiers, ◀les▶ régiments portant ◀le▶ nom ◀de▶ leur colonel. Les premiers souverains alliés furent ◀les▶ rois ◀de▶ France. ◀Le▶ régiment Pfyffer, recruté à Lucerne, sauva Charles IX et sa cour lors de ◀la▶ retraite ◀de▶ Meaux (1567), et cela valut à tout héritier mâle des Pfyffer zu Altishofen ◀le▶ droit ◀de▶ garder son chapeau sur ◀la▶ tête en présence du monarque français20. ◀Les▶ Suisses formaient ◀la▶ garde personnelle des rois — comme d’ailleurs celle du pape, jusqu’aujourd’hui. Ils furent donc ◀les▶ derniers à protéger Louis XVI contre ◀l’▶émeute populaire, ◀le▶ 10 août 1792, et se firent massacrer sur ◀les▶ marches des Tuileries, ◀l’▶ordre royal leur ayant interdit ◀de▶ tirer sur ◀la▶ foule pour se défendre.
Et c’est pourtant à ce glorieux « service ◀de▶ France » que remonte ◀le▶ dicton : « Point ◀d’▶argent, point ◀de▶ Suisses. » Il apparaît au temps de ◀la▶ Fronde, dans un libelle rédigé par des soldats et des officiers suisses, qui se plaignaient ◀de▶ n’avoir pas reçu leur solde. « ◀Les▶ Suisses ne se paient pas ◀de▶ paroles ! » avait écrit déjà Biaise ◀de▶ Montluc. Et comme un prince royal ◀de▶ France disait un jour au général des Suisses : « Avec ◀l’▶or que nous vous avons déjà donné, ◀l’▶on pourrait paver une route allant ◀de▶ Paris à Bâle », ◀l’▶officier répliqua : « Avec ◀le▶ sang que nos hommes ont versé pour ◀la▶ France, on pourrait remplir un canal allant ◀de▶ Bâle à Paris. »
Mais on trouve bientôt des corps suisses au service ◀de▶ bien d’autres princes et nations : rois ◀de▶ Prusse, ◀d’▶Angleterre, ◀d’▶Espagne et des Deux-Siciles, états généraux ◀de▶ Hollande, ducs ◀de▶ Savoie, empereurs ◀d’▶Autriche. ◀Les▶ Suisses se battent dans toutes ◀les▶ guerres européennes21 mais aussi en Asie et en Afrique. ◀Le▶ régiment ◀de▶ Meuron, neuchâtelois, prend ◀d’▶assaut Seringapatam, ville des Indes, pour ◀le▶ compte des Anglais. D’autres combattent à Bornéo pour ◀la▶ Hollande22.
Cette dispersion ◀de▶ ◀l’▶énergie guerrière des Suisses dans ◀les▶ armées ◀de▶ princes étrangers, tantôt coalisées tantôt ennemies, devait provoquer des situations tragiques. On a vu que ◀les▶ Suisses de Milan s’étaient retirés devant ceux ◀de▶ Louis XII, et de même, à ◀la▶ veille ◀d’▶Ivry, en 1590, ◀les▶ corps suisses au service ◀d’▶Henri IV accordèrent une retraite honorable à ceux ◀de▶ leurs compatriotes qui s’étaient engagés dans ◀les▶ rangs ◀de▶ ◀la▶ Ligue. Mais déjà en 1709, à Malplaquet, deux régiments bernois aux parements jaune et bleu, couleur ◀de▶ ◀la▶ famille von May, l’un servant Louis XIV et l’autre ◀la▶ Hollande, se précipitent avec fureur l’un contre l’autre. Or ◀la▶ Diète fédérale n’intervient pas. ◀Les▶ Neuchâtelois combattent à Rossbach aux côtés des Français contre leur prince Frédéric II. En 1704, sur ◀la▶ place ◀de▶ Zoug, on voit ◀le▶ général de Zurlauben enrôler pour ◀la▶ France en même temps que ◀le▶ général de Reding proclame ◀les▶ offres du duc de Savoie. Ces scandales cent fois répétés et cette absence ◀de▶ réaction des Ligues constituent un symptôme frappant ◀de▶ ◀l’▶espèce ◀de▶ schizophrénie dont j’ai rappelé ◀les▶ origines : dissociation entre ◀la▶ politique ◀de▶ passive neutralité et ◀le▶ tempérament violent des Suisses.
Dès ◀la▶ fin du xviie siècle, ◀les▶ familles nobles des cantons et ◀les▶ ambassadeurs des pays étrangers éprouvent ◀de▶ croissantes difficultés à recruter ◀les▶ régiments « capitulés ». À mesure que ◀les▶ guerres deviennent plus politiques (et finalement plus « nationales »), ◀les▶ armées plus disciplinées et ◀l’▶obéissance plus mécanique, ◀la▶ passion batailleuse des Suisses y trouve ◀de▶ moins en moins son compte et leur réputation militaire se dégrade.
Dans la seconde moitié du xviie siècle, on voit se généraliser dans ◀les▶ armées des princes, désormais permanentes, une série ◀de▶ nouveautés qui répugnent aux descendants des « Schwyzer » à tête chaude, telles que ◀le▶ drill et ◀la▶ discipline formaliste des places ◀d’▶armes. Ces fiers-à-bras qu’Urs Graf a dessinés dans leurs costumes ◀d’▶une fantaisie exubérante — pas deux pareils ! — sont humiliés par ◀l’▶uniforme qui leur est imposé, livrée ◀de▶ valets. Ces anciens « libres » supportent mal ◀la▶ réglementation toujours plus tatillonne des hiérarchies qui séparent désormais officiers nobles et troupiers. ◀L’▶esprit ◀d’▶aventure est frustré. ◀La▶ bravoure et ◀l’▶exploit individuel sont portés au compte du « drapeau », qui est celui ◀d’▶une nation étrangère. ◀Le▶ butin personnel que ◀les▶ grands hallebardiers faisaient porter par leur valet, n’est plus qu’un vol. ◀Le▶ sport des armes est devenu routine sans gloire.
◀Le▶ coup ◀de▶ grâce sera donné par ◀la▶ Révolution française. Car, désormais, ce n’est plus ◀le▶ déchaînement ◀de▶ ◀l’▶instinct combatif qui sera ◀le▶ moteur ◀de▶ ◀la▶ guerre, ni ◀l’▶honneur sa seule justification morale. ◀Le▶ soldat sera censé combattre « pour ◀la▶ nation », et ◀le▶ « sentiment national », obligatoire et vertueux, sera sans cesse évoqué pour soutenir son moral. Que peuvent devenir ◀les▶ Suisses dans cette affaire ?
On ◀les▶ voit encore couvrir héroïquement ◀la▶ retraite ◀de▶ Napoléon, au passage ◀de▶ ◀la▶ Bérézina, et invoquer avant ce dernier fait ◀d’▶armes « ◀la▶ gloire et ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀la▶ patrie suisse », mais ils se font tuer au service ◀d’▶un despote qui, dans ◀le▶ même temps, opprime et humilie cette patrie laissée sans défense militaire. Ici éclate ◀l’▶absurdité finale à quoi devait mener ◀le▶ service étranger.
Cela se passait ◀le▶ 26 novembre 1812. Treize mois plus tard, ◀la▶ Suisse est occupée par ◀l’▶armée autrichienne du maréchal Bubna. ◀Le▶ régime imposé par Napoléon est abrogé, ◀l’▶ancienne confédération restaurée. En 1815, ◀les▶ régiments suisses au service ◀de▶ ◀la▶ France reçoivent ◀l’▶ordre ◀de▶ rentrer au pays. Et il est vrai que, dès 1816, ◀les▶ cantons s’empressent ◀de▶ signer ◀de▶ nouvelles capitulations militaires avec huit souverains, mais ◀le▶ noyau ◀d’▶une armée fédérale est créé : chaque canton doit fournir des effectifs égaux à 2 % ◀de▶ sa population. (◀Le▶ service étranger en absorbe à peu près ◀la▶ même proportion, à cette date.) Ce régime militaire, aussi boiteux et inefficace que ◀le▶ régime confédéral dont il émane, dure tant bien que mal jusqu’à ◀la▶ guerre confessionnelle du Sonderbund (1847), gagnée en quelques semaines par ◀les▶ cantons protestants. Un an plus tard, ◀l’▶État fédératif est proclamé.
◀La▶ Constitution ◀de▶ 1848, dans ses articles militaires, commence par déclarer : « Il ne peut être conclu ◀de▶ capitulations militaires » (art. 11). À cette exécution sommaire du service étranger correspond aussitôt ◀la▶ création ◀d’▶une armée fédérale dans ◀le▶ vrai sens du terme. Ce sera une force unifiée (condition ◀d’▶efficacité) mais formée ◀de▶ contingents fournis par ◀les▶ cantons (respect ◀de▶ ◀l’▶autonomie des États membres). Elle ne sera pas permanente, car on se méfie ◀d’▶une caste militaire et ◀l’▶on ne veut pas donner à ◀l’▶État fédéral un pouvoir dont il puisse abuser. Elle sera donc une armée ◀de▶ milices, formée ◀de▶ tous ◀les▶ citoyens en état ◀de▶ porter ◀les▶ armes, et chacun gardera son fusil23. Ainsi entend-on assurer ◀le▶ caractère démocratique et populaire ◀de▶ ◀la▶ défense du pays.
Car il ne peut s’agir que ◀de▶ défense. Il est intéressant ◀de▶ remarquer qu’en se donnant une armée unifiée, garantissant ◀la▶ cohésion des cantons désormais hors ◀d’▶état ◀de▶ nouer des alliances séparées, ◀la▶ Suisse ◀de▶ 1848 se donnait aussi, et pour la première fois, ◀les▶ moyens ◀d’▶une politique étrangère cohérente et suivie. Pour la première fois, depuis Marignan, ◀la▶ neutralité n’était plus pour elle une nécessité imposée par ◀l’▶absence ◀de▶ cohésion des États membres. Pourtant, ◀l’▶état d’esprit des Suisses, ◀le▶ tonus général ◀de▶ ◀la▶ population et des élites dirigeantes avaient changé ◀de▶ telle manière que, désormais, c’est à défendre ◀la▶ neutralité que ◀l’▶armée allait être destinée !
Situation inverse ◀de▶ celle que nous avons vue résulter ◀de▶ ◀la▶ défaite ◀de▶ 1515. Aussi ◀l’▶armée ◀de▶ milices prendra-t-elle rapidement des caractères bien différents ◀de▶ ceux que ◀l’▶on a décrits plus haut en parlant des guerres ◀d’▶Italie. Elle ne sera plus ◀la▶ parade héroïque, ◀la▶ fête et ◀l’▶aventure, ◀le▶ déchaînement des violences primitives et ◀l’▶occasion ◀de▶ hauts faits individuels, mais, en contraste radical avec tout cela, elle sera d’abord une école : école ◀de▶ discipline, ◀de▶ service uniformisant, et ◀de▶ bonne tenue civique, c’est-à-dire ◀d’▶égalitarisme.
C’est depuis que ◀la▶ Suisse a une armée unique au service ◀d’▶un État solidement fédéré, que ◀les▶ Suisses sont devenus ce que ◀l’▶on croit à tort qu’ils ont toujours été : ◀le▶ peuple pacifique par excellence.
En fait, ils n’ont plus combattu dans une seule guerre, civile ou étrangère, depuis 1848.
Au lieu d’exporter leurs têtes chaudes par régiments entiers dans toute ◀l’▶Europe, ils se sont mis à exporter des idées pacifiantes et humanitaires, des arbitres, des négociateurs ◀de▶ bons offices, et ◀la▶ Croix-Rouge — née à Genève. Jusqu’au xixe siècle, « servir » hors du pays signifiait pour ◀les▶ Suisses aller faire toutes ◀les▶ guerres ; aujourd’hui : soigner ◀les▶ victimes ◀de▶ toutes ◀les▶ guerres. ◀Les▶ agents ◀de▶ ◀l’▶étranger ne viennent plus recruter chez eux des officiers et des soldats mais des ingénieurs et des techniciens. ◀Les▶ armées des pays voisins n’empruntent plus leur territoire pour s’y battre, mais pour y déposer ◀les▶ armes : ainsi ◀de▶ ◀l’▶armée Bourbaki en 1871, du IVe C.A. français et ◀d’▶une division polonaise en 1940, et ◀de▶ plusieurs milliers ◀de▶ combattants, américains, russes, italiens, internés en Suisse pendant la dernière guerre mondiale.
Quant aux hallebardiers ◀de▶ ◀la▶ Renaissance, ils ont été rassemblés au musée ◀de▶ Bâle : ◀le▶ Suisse moyen ne ◀les▶ y regarde pas sans quelque gêne. À Berne et à Lucerne, debout sur des fontaines peintes ◀de▶ pourpre, ◀de▶ bleu-vert et ◀d’▶or, cuirassés et bannière au poing, quelques-uns regardent encore passer ◀la▶ foule où déambulent des recrues en gris-vert : ils ne reconnaissent plus ◀les▶ Suisses.