« Ce petit peuple égalitaire… »
Les▶ hommes des premières Ligues, leurs descendants et leurs alliés qui allaient former ◀la▶ Confédération des treize cantons, s’unirent bel et bien pour défendre leurs libertés traditionnelles, mais c’étaient autant ◀de▶ « privilèges ».
◀Le▶ trait ◀le▶ plus démocratique au sens moderne que ◀l’▶on relève dans leur conduite et dans leurs pactes, c’est ◀l’▶esprit des communes médiévales. Esprit corporatif mais non collectiviste, esprit ◀de▶ ◀la▶ cité grecque mais re-tribalisée par ◀l’▶Allmend, propriété coopérative. Et ◀la▶ structure sociale n’a rien ◀d’▶égalitaire. S’il est vrai que ◀les▶ trois classes participent à ◀la▶ Landsgemeinde, chacune garde ses droits et allégeances.
C’est à ◀l’▶instinct républicain et collégial (c’est-à-dire antimonarchique, antiunitaire, antidictatorial) des anciens Suisses, que ◀l’▶on pourrait à ◀la▶ rigueur faire remonter ◀l’▶égalitarisme actuel, qui en est peut-être ◀la▶ dégradation inévitable au sein d’une société moins structurée.
Dans une commune et plus encore dans une fédération ◀de▶ communes, ce que ◀l’▶on redoute avant tout, c’est ◀le▶ pouvoir excessif ◀d’▶un des membres, État, corporation, famille ou individu.
On veut bien que ◀les▶ barons ◀d’▶Attinghausen jouent un rôle décisif dans ◀la▶ défense ◀d’▶Uri contre ◀les▶ prétentions des Habsbourg. Mais dès qu’ils prennent trop ◀d’▶importance dans ◀la▶ communauté et s’en distinguent par une fortune trop voyante, on met ◀le▶ feu à leurs châteaux, ◀la▶ dynastie virtuelle est écrasée.
Toutes ◀les▶ têtes qui se sont élevées un peu trop haut, chez ◀les▶ confédérés, ont été bientôt abattues : Waldmann, Zwingli, Schiner, Jenatsch, cent autres moins fameux mais dont ◀l’▶autorité n’en fut pas moins brutalement rabaissée, pour avoir été plus sensible dans leur petite communauté. Certes, Calvin a pu dominer Genève — non sans provoquer des révoltes —, mais il était Français, chef ◀d’▶Église en Europe, et Genève en ce temps n’était pas encore suisse.
Ainsi tout au long ◀de▶ notre histoire joue ce réflexe qui est l’une des composantes essentielles ◀d’▶une structure fédéraliste, et cette méfiance qui ne pardonne pas à ◀l’▶endroit des familles ou des hommes qui n’ont pas su dissimuler leurs ambitions ou simplement qui se « distinguent ». Cela dit, ◀la▶ vie ◀de▶ ◀la▶ cité ne va pas sans gouvernement. Mais ◀la▶ passion ◀de▶ ◀l’▶égalité interdisant que ◀l’▶on obéisse à un égal qui prétendrait donner ◀les▶ ordres, exige en fait des supérieurs incontestés — désignés par ◀les▶ astres, nés dans une certaine caste, ou tenant leur pouvoir ◀d’▶un verdict absolu, devant lequel ◀l’▶individu s’incline sans discussion. (C’était jadis ◀le▶ droit divin des rois, c’est aujourd’hui ◀le▶ suffrage universel.) ◀Le▶ phénomène est bien connu des ethnographes, qui ◀l’▶étudient ◀de▶ préférence dans ◀les▶ îles ◀de▶ ◀l’▶Océanie. Au Moyen Âge, il a donné naissance à ◀la▶ noblesse, et plus tard à cette caste patricienne qui allait gouverner nos cantons jusqu’aux débuts du siècle dernier.
On a vu ◀le▶ rôle historique des dynasties féodales avant ◀le▶ Pacte. Ces grandes familles sont toutes éteintes, sauf une, qui a compris, dès avant Morgarten, que ◀la▶ Suisse n’offrait pas un théâtre idéal pour ses talents : il lui fallait ◀l’▶Empire, et elle ◀l’▶a eu. Et très peu de noms ◀de▶ moindres dynastes ◀de▶ cette époque subsistent encore parmi nous. Quelles sont alors ◀les▶ origines ◀de▶ ◀la▶ noblesse qui gouverna la plupart des cantons durant ◀la▶ période patricienne, du xve au xixe siècle ? Je n’ai pas trouvé ◀d’▶études bien valables ou ◀d’▶ensemble permettant ◀de▶ répondre à cette question, curieusement négligée jusqu’ici. Quelques « prises » dans ◀la▶ petite histoire ◀de▶ nos villes et ◀de▶ nos cantons permettront tout au moins ◀de▶ se former une idée ◀de▶ ◀la▶ variété des origines, des statuts et du rôle historique ◀d’▶une classe dont beaucoup ◀d’▶étrangers répètent — comme Keyserling — qu’elle n’existe pas, « qu’il n’y a pas ◀de▶ noblesse en Suisse »…
Il est vrai qu’en un certain sens il n’y a pas ◀de▶ noblesse « suisse », créée ou confirmée par un souverain autochtone. Faute ◀d’▶un tel souverain, tous ◀les▶ titres portés par des familles actuellement suisses ont été conférés par des princes étrangers, surtout français, allemands et autrichiens. Mais, contrairement à ◀la▶ croyance devenue courante, ◀les▶ titres ne font pas ◀la▶ noblesse, loin de là. Jusqu’au milieu du xive siècle24, ils étaient ◀le▶ nom ◀d’▶une fonction, puis ◀d’▶un fief. Sous ◀les▶ royautés absolues, ils ne seront plus guère que des distinctions distribuées à la manière des ◀croix▶ et rubans ◀de▶ nos jours ; et ◀l’▶on se contentera, en général, ◀de▶ ◀les▶ ajouter simplement au patronyme ◀de▶ ◀la▶ famille. C’est ainsi que ◀la▶ grande majorité des titres ◀de▶ barons, comtes et marquis qu’on trouve en Suisse proviennent du service étranger : c’est dire qu’ils furent donnés à des officiers déjà nobles, ou en tout cas, appartenant à des familles aptes à gouverner dans leur canton, car celles-là seules pouvaient lever des régiments.
Dans ◀l’▶Annuaire généalogique des familles suisses dites « qualifiées », c’est ◀la▶ date ◀d’▶entrée au Petit Conseil (ou Sénat) ◀d’▶une ville ou ◀d’▶un canton que ◀l’▶on indique d’abord, en tête ◀de▶ chaque notice, marquant ainsi que ◀l’▶aristocratie dont il s’agit est avant tout un patriciat, qu’elle est donc définie par ◀le▶ rôle effectif qu’une famille a joué dans sa cité. Or, ce rôle fut aussi considérable en Suisse qu’ailleurs, quoique ◀d’▶une manière souvent très différente : moins ◀de▶ faste et plus ◀de▶ civisme, comme il convient à un pays qui n’a jamais connu ◀de▶ cour, mais en revanche quantité ◀de▶ conseils exerçant ◀le▶ pouvoir réel dans des États ◀de▶ dimensions réduites. Rien ◀de▶ comparable chez nous pour ◀le▶ prestige et ◀la▶ puissance aux Albe, aux Colonna ou aux Montmorency. C’est moyenne et petite noblesse, mais dense et socialement active. (Et de même aujourd’hui, dans un autre ordre, rien ◀de▶ comparable chez nous aux Rothschild, Rockefeller ou Nuffield, mais en revanche un pourcentage ◀de▶ millionnaires supérieur à celui des pays voisins.) Ensuite, ce rôle ◀de▶ ◀la▶ noblesse fut très variable selon ◀les▶ cantons et ◀les▶ villes.
Dans ◀les▶ Grisons, à Schwyz ou en Valais, dès ◀le▶ xive siècle, quelques familles dominent ◀les▶ vallées. Leurs chefs sont ceux ◀de▶ ◀la▶ commune, ils président aux assemblées et aux conseils, commandent ◀les▶ troupes locales et plus tard ◀les▶ régiments qu’ils lèvent pour ◀le▶ service étranger, négocient ◀les▶ traités, voyagent, et reviennent se construire des châteaux.
À Berne, Lucerne, Soleure, Fribourg, quelques anciennes lignées ◀de▶ petits seigneurs des campagnes environnantes s’unissent très tôt aux hommes nouveaux issus ◀de▶ ◀la▶ classe des marchands et artisans, prévôts ◀de▶ corporations à privilèges, et forment avec eux ◀le▶ groupe des familles dites « régnantes » ou « du Petit Conseil ». Cette oligarchie fournit ◀les▶ avoyers (chefs ◀de▶ ◀la▶ république), ◀les▶ hauts magistrats, ◀les▶ bannerets ou capitaines des milices, ainsi que ◀les▶ baillis gouvernant ◀les▶ pays sujets. Dans ces quatre républiques, ◀le▶ gouvernement est donc dès ◀les▶ débuts rigoureusement aristocratique, en ce sens qu’il est ◀l’▶apanage de plus en plus héréditaire ◀d’▶un petit nombre ◀de▶ familles, nobles ou non.
Neuchâtel est un cas spécial, à cause des princes. ◀Le▶ château qui domine ◀la▶ petite ville en pierre jaune fut celui des rois ◀de▶ Bourgogne transjurane, au xe siècle, puis des comtes dont ◀les▶ statues ornent encore un cénotaphe, dans ◀la▶ très fine et haute église collégiale. ◀Les▶ Orléans-Longueville qui en furent ◀les▶ souverains dès 1529, s’étant éteints en 1707, quinze prétendants à ◀la▶ succession se présentent. ◀Les▶ Neuchâtelois choisissent celui qui leur paraît ◀le▶ moins dangereux pour leur indépendance, ◀le▶ plus lointain : un Brandebourg, qui vient de fonder ◀le▶ trône ◀de▶ Prusse. Dans ◀le▶ gouvernement curieusement compliqué ◀de▶ ce minuscule pays souverain, ◀le▶ Conseil ◀d’▶État formait ◀l’▶exécutif. Ses membres étaient choisis dans une vingtaine ◀de▶ familles presque toutes « reconnues » ou anoblies par ◀les▶ Longueville puis par ◀les▶ rois ◀de▶ Prusse. Ce régime très particulier ◀de▶ monarchie républicaine ne fut renversé qu’en 1848.
À Genève, Zurich et Bâle, anciennes villes libres et impériales, ◀les▶ bourgeois, sous ◀le▶ nom ◀de▶ parti populaire, saisirent très tôt ◀le▶ pouvoir. Mais ◀l’▶absence ◀de▶ noblesse autochtone, ou son exclusion des conseils, comme à Bâle, n’entraînèrent pas ◀de▶ différences fondamentales entre ◀les▶ formes ◀de▶ gouvernement ◀de▶ ces républiques et celles des villes aristocratiques : mêmes dispositions restrictives pour ◀l’▶appartenance aux conseils, mêmes discriminations entre ◀les▶ citoyens (capables ◀de▶ faire partie du Sénat ou Petit Conseil), ◀les▶ bourgeois (admis au Grand Conseil) et ◀les▶ simples habitants (sans droits politiques). Dans ces trois villes, d’ailleurs, un patriciat fermé se constitue dès ◀l’▶époque ◀de▶ ◀la▶ Réforme. Il intègre, à Genève surtout, plusieurs familles ◀de▶ ◀la▶ noblesse italienne ou française devenues protestantes et chassées ◀de▶ leurs pays.
Enfin, dans ◀le▶ pays ◀de▶ Vaud, démembré du royaume ◀de▶ Bourgogne lui aussi, puis domaine des Savoie, finalement assujetti par « Leurs Excellences ◀de▶ Berne », des familles très anciennes conserveront longtemps leurs châteaux forts flanqués ◀de▶ quatre tours, Grandson, Champvent, Vufflens, Lucens, ◀La▶ Sarraz ou Blonay25.
Mais c’est dans ◀les▶ Grisons que ◀l’▶on peut voir, ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus frappante et immédiate, à quel point ◀la▶ noblesse a modelé ◀le▶ visage ◀de▶ ◀l’▶ancienne Suisse, et marqué ses mœurs et coutumes. Lorsque vous remontez en direction des Alpes ◀la▶ route qui longe ◀le▶ lac ◀de▶ Côme et que vous atteignez ◀l’▶entrée ◀de▶ ◀la▶ petite ville ◀de▶ Chiavenna, tournez à droite : vous aurez devant vous deux parois hautes et sombres que divise une entaille immense, sans bavure, presque verticale. C’est l’une des portes ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Par elle ont pénétré ◀les▶ ancêtres des Rhètes, ◀les▶ légions romaines, et ◀les▶ armées du duc de Rohan pendant ◀la▶ guerre ◀de▶ Trente Ans ; par elle aussi ◀les▶ contingents grisons et suisses dévalaient vers ◀la▶ plaine lombarde, au temps où ◀les▶ Ligues s’acharnaient à conquérir ◀la▶ Valteline et à faire ◀les▶ chiens ◀de▶ garde dans tout ◀le▶ Milanais. Passez cette porte redoutable, entre deux rocs, remontez ◀le▶ Val Bregaglia dans ◀les▶ châtaigneraies échevelées, à ◀la▶ verdure dense et luisante. Arrivés à Castasegna, prenez à gauche une petite route qui grimpe par brefs lacets dans ◀la▶ forêt. Tout au haut ◀de▶ ◀la▶ pente paraît un fin clocher ajouré, puis ◀le▶ bord ◀d’▶un village aux maisons blanches et toits ◀d’▶ardoises : Soglio, altitude 1090 m. Engagez-vous dans ◀les▶ rues très étroites. Continuez à monter au plus raide, et subitement s’élèvent devant vous ◀les▶ façades blanches des palais. À gauche, un grand rectangle assez sévère, trois étages, double balcon baroque et lourdes armoiries sur ◀le▶ porche encadré ◀de▶ colonnes. En retrait, ◀les▶ écuries aux vantaux cloutés ◀de▶ masques ◀de▶ bronze. À droite, dans ◀l’▶alignement, deux autres bâtiments de même hauteur. ◀L’▶ensemble représente une centaine ◀de▶ mètres ◀de▶ façade. Casa Battista, Casa Max, Casa Antonio : était-ce entre gens ◀de▶ ◀la▶ famille qu’on donnait à chacune ◀le▶ prénom du cousin qui ◀l’▶avait construite, ou plutôt chez ◀les▶ gens du village ? Grande famille et familiarité vont bien ensemble. À ◀l’▶intérieur, car vous pouvez y entrer — celle ◀de▶ Battista est devenue un hôtel, celle ◀de▶ Max un musée ◀d’▶art populaire grison — vous serez saisi par ◀l’▶atmosphère à la fois fastueuse et rude des hautes salles carrées qui occupent ◀le▶ centre ◀de▶ chaque étage et autour desquelles sont disposées ◀les▶ chambres. Escalier aux marches ◀de▶ granit noir. Panoplies ◀d’▶armes et têtes ◀d’▶élans, portes sculptées et grands buffets en bois ◀d’▶arolle clair à gros nœuds sombres, lourdes ferrures, lits à colonnes, plafonds ornés ◀de▶ stucs bleus et blancs. Hauteur, ampleur, simplicité robuste, et quelque chose encore qui devait fasciner ◀l’▶auteur des Cahiers ◀de▶ Malte Laurids Brigge 26. Désormais, dans toutes ◀les▶ vallées grisonnes, ◀de▶ Sils-Maria jusqu’à Coire, vous retrouverez ◀les▶ armes des Salis au fronton ◀de▶ ces amples demeures qui tiennent toujours un peu de ◀la▶ maison forte paysanne, du palais Renaissance et ◀de▶ ◀la▶ folie baroque.
Mais ◀les▶ Salis eurent des rivaux puissants dans ◀les▶ trois Ligues des Grisons. Chaque village ◀de▶ ◀l’▶Engadine semble être né du groupe des grandes demeures portant ◀les▶ armes ◀d’▶une même famille et qui entourent ◀la▶ place principale : ainsi Zuoz et Samedan sont dominés par ◀les▶ Planta ; ◀La▶ Punt par ◀les▶ Albertini ; Scanfs par ◀les▶ Perini, ◀les▶ Juvalta ; Zernez de nouveau par ◀les▶ Planta : ◀le▶ chevalier Rodolphe — frère de Pompée qui assassina Jürg Jenatsch et fut assassiné lui-même — y a fait construire une vaste église baroque sur ◀la▶ colline qui surplombe son château. Stucs bleu-vert et blancs couvrant ◀la▶ voûte unique, baptistère ◀de▶ marbre noir et rose tenant ◀la▶ place ◀de▶ ◀l’▶autel, boiseries sculptées ; et par ◀les▶ hautes fenêtres sans vitraux, on voit des pentes ◀d’▶herbe rase, des pans ◀de▶ forêts, des rochers sur ◀le▶ ciel.
Ces noms mêmes et ◀l’▶histoire ◀de▶ ces familles — à la fois patriarcales et cosmopolites — révèlent une convergence rare ◀d’▶influences italiennes, autrichiennes et françaises, dans un petit pays ◀d’▶une grande violence ◀de▶ mœurs. Et ◀l’▶admirable est bien qu’il en soit né un style unique ◀d’▶architecture, commun aux fermes et aux palais, qui n’a rien ◀de▶ composite et ne ressemble à rien, et qui domine toute ◀l’▶Engadine27.
Mais une fois sensibilisés par ◀la▶ découverte ◀de▶ Soglio et des Grisons, vous retrouverez des phénomènes analogues dans bien d’autres régions ◀de▶ ◀la▶ Suisse : dans ◀le▶ Valais, tout couvert des demeures des Courten, seigneurs locaux, comtes du Saint-Empire et généraux en France, en Espagne, en Sardaigne ; à Schwyz, où toutes ◀les▶ grandes maisons à toits ◀de▶ fermes ornés ◀de▶ pignons baroques sont à coup sûr celles des comtes ◀de▶ Reding, dynastie ◀de▶ Landamman 28 ◀de▶ cette commune ◀d’▶Empire et chefs du peuple au temps de Morgarten comme au temps de ◀la▶ résistance contre ◀l’▶occupation française ; en Appenzell enfin, où ◀les▶ cinq grandes maisons bourgeoises des Zellweger forment avec ◀l’▶église baroque ◀la▶ place somptueuse ◀de▶ Trogen, — petit village au cœur ◀d’▶un haut pays ◀de▶ collines chauves semées ◀de▶ chalets aux toits pointus, aux fenêtres minuscules en rangs serrés, et dont ◀les▶ paysans trapus se fixent à ◀l’▶oreille un disque plat ◀de▶ cuivre ou ◀d’▶or.
Quant à nos villes, toutes leurs plus belles demeures et rues — leurs caractères distinctifs — remontent à ◀la▶ période patricienne. ◀Le▶ xixe siècle « fédéral » n’a produit, en architecture, que ◀d’▶énormes bâtiments ◀de▶ postes et ◀d’▶administration, ◀d’▶un uniforme ennui scolaire. ◀Le▶ Palais fédéral, siège du gouvernement et des Chambres à Berne, symbolise, avec Saint-Moritz, ce que ◀la▶ Suisse des temps modernes a sans doute de plus grave à se faire pardonner dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀l’▶esthétique. Et cependant, si ◀l’▶on compare ◀le▶ régime patricien des Ligues à ◀l’▶actuel régime démocratique, tout ◀l’▶avantage moral appartient sans conteste au second. ◀La▶ corruption, ◀la▶ tyrannie mesquine, ◀l’▶esprit ◀de▶ caste allié à ◀la▶ vénalité des familles dirigeantes du xviiie siècle, sont bien connus, tandis que ◀les▶ bienfaits du régime fédéral instauré par ◀les▶ radicaux ◀de▶ 1848 sont indéniables. Faut-il penser que ◀l’▶art et ◀l’▶honnêteté civique, ◀le▶ goût et ◀l’▶efficacité, ne feront jamais bon ménage ? Ou que ◀le▶ style ◀d’▶une époque dépend moins qu’on ne ◀le▶ pense des circonstances politiques et sociales, et bien plus des écoles, des artistes, qui viennent d’ailleurs et ne se soucient pas ◀d’▶exprimer ◀l’▶esprit ◀d’▶un régime ?
Mais, dira-t-on, que devient dans tout cela cette fameuse « démocratie directe » qui a fait ◀la▶ gloire, tout au moins littéraire, des cantons primitifs ◀de▶ ◀la▶ Suisse, gouvernés par une Landsgemeinde ? Eh bien, durant ◀l’▶époque dite patricienne ◀de▶ notre histoire — du xvie au xixe siècle — elle coexiste avec ◀les▶ aristocraties ◀le▶ plus naturellement du monde. Nul ne cherche à convertir l’autre à sa pratique car : 1° ce n’est qu’une pratique, précisément, on n’en tire aucune théorie ; 2° ◀le▶ principe même des Ligues est ◀l’▶autonomie ◀de▶ chacun. ◀Les▶ jacobins n’y ont rien compris : cette absence ◀de▶ système ◀les▶ eût épouvantés. Ils admiraient ◀les▶ Suisses mythiques ◀de▶ Jean-Jacques et ◀de▶ Schiller. Mais un Anglais qui voyageait en Suisse vers ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶époque dont je parle, et qui avait étudié ◀de▶ près ◀la▶ constitution ◀de▶ chaque canton, a cette remarque judicieuse : « Si ◀l’▶on considérait théoriquement ◀la▶ nature ◀de▶ ◀l’▶Aristocratie et ◀de▶ ◀la▶ Démocratie, on croirait à peine possible ◀de▶ diviser ces deux formes ◀de▶ gouvernement en autant ◀d’▶espèces que ◀la▶ Suisse en présente. Car dans ce pays, il n’est pas une seule République qui ne se soit modifiée de manière à ne pouvoir être confondue avec aucune ◀de▶ celles du même genre29. »
Gardons-nous donc ◀de▶ confondre ◀la▶ démocratie des cantons à Landsgemeinde avec aucun autre régime, ou aucune idéologie qui se réclame aujourd’hui du même nom. ◀L’▶assemblée annuelle ◀de▶ tous ◀les▶ citoyens portant leur épée à ◀la▶ main en signe ◀de▶ ◀l’▶antique liberté — dans l’autre main, un parapluie —, ◀la▶ présence visible et tangible, et littéralement majestueuse sur ◀la▶ grande place ◀d’▶une bourgade, ◀de▶ celui qu’on appelle toujours en Suisse « ◀le▶ souverain », voilà bien ◀le▶ seul exemple, depuis ◀la▶ Grèce antique, ◀d’▶une démocratie véritable — « gouvernement du peuple par ◀le▶ peuple et pour ◀le▶ peuple », selon ◀la▶ formule ◀de▶ Lincoln. Mais ◀la▶ Landsgemeinde est une action sacrée, non moins qu’une pratique raisonnable tant que ◀les▶ dimensions ◀de▶ ◀la▶ commune s’y prêtent. Entre cela et ce qu’on appelle démocratie au xxe siècle, qu’il s’agisse ◀de▶ démocraties populaires — ce mensonge déguisé en pléonasme — ou du système occidental des parlements, partis, presse et groupes ◀de▶ pression, ◀le▶ tout manipulé par ◀la▶ télévision, quoi ◀de▶ commun ?
Landsgemeinde à part, que ◀l’▶univers acclame30, cette ancienne Suisse a eu très mauvaise presse pendant tout ◀le▶ xixe siècle, dans nos manuels ◀d’▶histoire notamment : c’est qu’elle controuvait ◀la▶ légende ◀de▶ ◀l’▶égalitarisme foncier des Suisses, — concept auquel nous revenons après quelques détours, mais nous voici mieux informés.
Résumons-nous. ◀Le▶ refus ◀de▶ se laisser gouverner par autrui est sans doute à ◀la▶ base des Ligues. Nous avons vu qu’il signifiait ◀la▶ volonté ◀de▶ sauvegarder ◀les▶ franchises impériales. Ce réflexe est antiégalitaire. Chacun veut rester comme il est, et c’est bien pour cela qu’on entre en ligue.
Mais voici ◀le▶ paradoxe inévitable : ◀la▶ ligue des autonomes ne peut souffrir que l’un ◀de▶ ses membres devienne trop puissant ou trop voyant, car il en profiterait bientôt pour unifier ◀les▶ conditions ◀de▶ tous, ruinant ainsi ◀la▶ raison ◀d’▶être ◀de▶ ◀la▶ Ligue. Or ce second réflexe joue dans un sens égalisant.
◀Les▶ deux tendances fondamentales, contradictoires mais étroitement liées et jumelées, s’observent tout au long ◀de▶ notre histoire. Parfois l’une, parfois l’autre prévaut, mais elles sont toujours là, simultanées.
Pendant ◀les▶ guerres ◀de▶ Souabe et ◀d’▶Italie, ◀l’▶individualisme impétueux ◀l’▶emporte sur ◀le▶ sens des solidarités. Pendant ◀la▶ période patricienne, ◀les▶ inégalités politiques et sociales sont codifiées et respectées avec un sérieux unanime, qui peut sembler ridicule aujourd’hui. Mais il faut voir aussi que, par là même, ◀la▶ société s’efforce ◀de▶ mettre un frein aux ambitions aventurières qui pourraient bouleverser ◀l’▶équilibre social considéré comme garantie des libertés. Et cela se vérifie aussi bien dans ◀les▶ aristocraties urbaines que dans ◀les▶ petits cantons du centre. J’en donnerai deux exemples typiques, empruntés à des observateurs étrangers, témoins directs et objectifs ◀de▶ ◀l’▶état de choses qui règne en Suisse à ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ période patricienne.
À Bâle, note ◀l’▶Anglais William Coxe31, « tout citoyen noble et qui, par choix, veut conserver son titre ◀de▶ noblesse, est exclu sans retour du nombre des éligibles au Conseil souverain ». C’est sans doute à ces mesures contre ◀la▶ noblesse prises par ◀le▶ patriciat ◀de▶ Bâle et plus tard par celui ◀de▶ Fribourg que se référait Pascal, généralisant un peu trop, lorsqu’il écrivait : « ◀Les▶ Suisses s’offensent ◀d’▶être dits gentilshommes, et prouvent leur roture ◀de▶ race pour être jugés dignes des grands emplois. »
◀De▶ son côté, Ramond, traducteur ◀de▶ Coxe, rapporte ◀le▶ trait suivant, à propos d’une Landsgemeinde :
Rien de plus critique dans ces temps ◀de▶ Comices, que ◀l’▶état ◀d’▶un magistrat que ◀l’▶on soupçonne ◀d’▶avoir abusé ◀de▶ son autorité ou ◀d’▶un citoyen dont on craint ◀l’▶ascendant. Il risque ◀d’▶être jugé sur ◀l’▶heure avec toute ◀la▶ précipitation qui caractérise ◀les▶ jugements du peuple irrité, et ◀de▶ succomber aussitôt à ◀la▶ fureur ◀de▶ ses adversaires. On en a des exemples terribles ; mais pour ne point affliger par ◀le▶ récit ◀de▶ quelques aventures tragiques, je ne citerai qu’une procédure singulière ◀de▶ ce genre sommaire. C’est ◀le▶ canton ◀de▶ Zoug qui en a donné le dernier exemple. Un paysan offusquoit ses concitoyens par une richesse disproportionnée, qui sans augmenter ◀le▶ nombre ◀de▶ ses jouissances, pouvoit lui donner sur eux un ascendant funeste à ◀la▶ liberté ; ◀l’▶assemblée générale lui ordonna ◀d’▶apporter une déclaration ◀de▶ ses biens ; on ◀les▶ divisa en deux parties, dont l’une lui resta et ◀le▶ rendit encore l’un des plus riches hommes du canton, l’autre partie fut distribuée par têtes.
Exemples curieusement révélateurs des diversités ◀de▶ nos coutumes : chez ◀les▶ démocrates tout purs des petits cantons à Landsgemeinde, c’est ◀la▶ richesse qu’on paraît craindre et non pas ◀la▶ noblesse (des Reding et des Attinghausen très souvent sont élus landamman, et même parfois ◀de▶ père en fils), tandis qu’à Bâle, ◀le▶ régime aristocratique mitigé se méfie ◀de▶ ◀la▶ noblesse mais non des grandes fortunes. C’est qu’à Zoug, à Schwyz, en Uri, on est propriétaire paysan, tandis qu’à Bâle on est bourgeois et commerçant. Bâle, qui a chassé son prince-évêque à ◀la▶ Réforme, ne confère pas ◀de▶ titres ◀de▶ noblesse : ceux-ci viennent donc d’ailleurs, récompenses suspectes décernées à ◀de▶ virtuels agents ◀de▶ ◀l’▶étranger32. Cette méfiance des bourgeois au pouvoir s’est traduite dans ◀la▶ Constitution ◀de▶ ◀la▶ Suisse actuelle par un article ainsi conçu :
Art. 12. — ◀Les▶ membres des autorités fédérales, ◀les▶ fonctionnaires civils et militaires ◀de▶ ◀la▶ Confédération et ◀les▶ représentants ou ◀les▶ commissaires fédéraux ne peuvent recevoir ◀d’▶un gouvernement étranger ni pensions, ni traitements, ni titres, présents ou décorations.
S’ils sont déjà en possession ◀de▶ pensions, ◀de▶ titres ou ◀de▶ décorations, ils devront renoncer à jouir ◀de▶ leurs pensions et à porter leurs titres et leurs décorations pendant ◀la▶ durée ◀de▶ leurs fonctions. Toutefois ◀les▶ employés inférieurs peuvent être autorisés par ◀le▶ Conseil fédéral à recevoir leurs pensions.
Si ◀la▶ crainte des influences étrangères fournit un prétexte valable pour interdire ◀les▶ « distinctions », elle ne peut expliquer d’autres traits bien curieux ◀d’▶égalitarisme social qui se manifestent dès 1848. Jusqu’à nos jours, ◀le▶ commandant ◀d’▶une brigade, ◀d’▶une division, ◀d’▶un corps ◀d’▶armée, ne porte que ◀le▶ grade ◀de▶ colonel ; celui ◀de▶ général n’étant décerné qu’en cas ◀de▶ guerre, et au seul commandant en chef ◀de▶ ◀l’▶armée. Si bien que ◀les▶ recrues inspectées par un officier supérieur doivent apprendre à lui répondre : « À vos ordres, mon colonel divisionnaire ! » ou : « Oui, mon colonel commandant ◀de▶ corps ! » ce qui est ◀d’▶un effet singulier. De même, jusqu’en 1955, nos chefs ◀de▶ mission diplomatique ne portaient que ◀le▶ titre ◀de▶ ministre, qui leur valait partout des places en bout ◀de▶ table. Dans certains cantons, ◀la▶ réaction démocratique a été jusqu’à supprimer ◀la▶ particule nobiliaire dans ◀les▶ registres ◀d’▶état civil.
Et partout dans nos villes et nos villages, ◀la▶ revendication égalitaire — ◀le▶ devoir pour chacun ◀d’▶être comme tous — a remplacé ◀l’▶ancien réflexe confédéral ◀de▶ ◀la▶ défense des « libertés » traditionnelles, — du droit ◀d’▶être chacun à sa manière. ◀Le▶ péché, désormais, c’est ◀de▶ se distinguer.
Ce renversement radical des coutumes ◀d’▶une ancienne Suisse toute fourmillante ◀de▶ privilèges, toute colorée des signes extérieurs des dignités consulaires et bourgeoises, corporatives et militaires, — ce n’est pas ◀le▶ produit ◀d’▶une brusque subversion mais ◀d’▶une longue évolution interne, accroissement ◀de▶ ◀l’▶entropie sociale. Au sein de ◀l’▶État fédéral constitué en 1848, ◀le▶ vieux réflexe antihégémonique devait ◀l’▶emporter finalement sur ◀le▶ réflexe particulariste, ◀l’▶esprit des communes urbaines sur ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀la▶ paysannerie, ◀l’▶hostilité zwinglienne à toutes cérémonies sur ◀l’▶attachement catholique aux symboles. Ces tendances désormais dominantes vont se composer pour créer un égalitarisme vigilant, voire agressif et tatillon, tout à fait sui generis et que nos visiteurs tiennent pour « typiquement suisse », non sans quelque raison mais il convient ◀de▶ s’entendre. Certes, il plonge des racines profondes dans ◀l’▶ancienne Confédération, mais il faut bien avouer qu’il ◀l’▶a couverte ◀d’▶un badigeon universel gris-vert, couleur ◀de▶ ◀l’▶uniforme ◀de▶ nos troupes et des bâtiments fédéraux. Il est typique ◀d’▶une certaine Suisse moderne, celle qu’un ◀de▶ mes instituteurs illustrait on ne peut mieux lorsqu’il commençait sa première leçon ◀d’▶instruction civique en ces termes : « En Suisse, on est tous égaux. C’est pas parce qu’il y en a qui s’amusent à mettre un ◀de▶ devant leur nom qu’il faut qu’ils se croient plus que ◀les▶ autres ! » Leçon comprise par mes vingt petits camarades et qui me valut au sortir de ◀la▶ classe une mémorable raclée. Je perdis ce jour-là mon innocence sociale33.