Troisième partie
La morale quotidienne et le▶ climat ◀de▶ culture ou comment on vit dans une fédération
Cette beauté bien drue ◀d’▶énergie pure et neuve, aux matins luisants ◀de▶ rosée, quand ◀le▶ pays entier émerge ◀de▶ ◀la▶ brume, repeint durant ◀la▶ nuit comme un banc vert auprès du lac précieux où trempent des parois à peine moins translucides que ◀le▶ ciel, ce temps ◀de▶ création du monde juste avant ◀l’▶homme et ses malheurs, c’est ma Suisse, telle que je ◀la▶ vois ◀de▶ très loin dans mon souvenir.
J’y reviens. (◀Le▶ retour au pays est un des thèmes constants ◀de▶ notre littérature.) ◀Les▶ gros plans tout ◀d’▶un coup, aux approches ◀de▶ ◀la▶ gare, anéantissent ◀l’▶exaltant panorama. Des maisons sages, un peu scolaires, des gens en gris, des gens en brun défilent, des visages s’immobilisent le long du quai, qui vais-je reconnaître ? Et plus rien n’est étrange ni beau, tout rejoint ◀l’▶habituel indifférent, ◀le▶ rôle exact et ◀le▶ compartiment.
Compartiment, c’est ◀le▶ mot-clé ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Géographiques ou sociaux, historiques ou sentimentaux, réglementaires ou initiatiques, se touchant tous et si bien clos. ◀Le▶ mystère suisse est là, sans aucun doute. À chacun ◀de▶ mes retours, je me promets ◀d’▶y aller voir, mais je ◀le▶ sentais mieux ◀de▶ loin. Me voici repris, reclassé. Compartiments, esprit ◀de▶ groupe et sociétés, mais petits groupes ◀de▶ gens qui ne se connaissent que trop, et sociétés solides si leur but est restreint. Une vague angoisse me saisit : tout est un peu trop près et trop bien agencé. Comment bouger dans ce complexe ◀de▶ fins rouages si bien réglés ? Et comment retrouver ◀la▶ vision fraîche, ◀le▶ pouvoir ◀d’▶étonnements, et cette distance surtout, qui excitent à ◀la▶ découverte ? Vais-je repartir pour ◀l’▶Amérique ou ◀l’▶Inde, afin de mieux voir mon pays ? Mais je m’avise que ◀l’▶horlogerie, qui est ◀l’▶art suisse par excellence, est un art des petits mouvements réglant ◀les▶ grands.
En Suisse, ◀le▶ moindre déplacement peut vous faire changer ◀de▶ monde en un clin d’œil, comme il arrive quand on traverse ◀le▶ tunnel ◀de▶ Chexbres en vingt secondes : il se ferme sur un paysage ◀de▶ plateaux nordiques et rhénans — collines où montent ◀les▶ sapins en bataillons noirs et pensifs s’arrêtant au sommet d’un seul coup — et s’ouvre à l’autre bout dans ◀l’▶espace doré ◀d’▶un ciel méridional que double un lac immense.
J’irai redécouvrir ◀la▶ Suisse réelle dans ◀l’▶usage ◀de▶ ses trains locaux, me disais-je en rentrant ◀d’▶Amérique, au lendemain ◀de▶ la dernière guerre. Voici ce que j’écrivais alors.
Petits trajets portés sur ◀les▶ axes du monde
◀Les▶ trains suisses, bien qu’ils vous conduisent en moins ◀d’▶une heure ◀d’▶un monde à l’autre, ne servent cependant qu’aux petits déplacements, qui sont des voyages concentrés et plus émouvants que ◀les▶ vrais, parce que entre ◀le▶ départ et ◀l’▶arrivée ne s’établit jamais cette monotonie des heures ◀de▶ plaine et ◀d’▶Océan ◀de▶ nuit où rien ne bouge. Comme il n’y a pas ◀de▶ place en Suisse pour un véritable voyage, on s’en tire en coupant ◀le▶ milieu, ce remplissage ◀de▶ kilomètres, ces deux mesures ◀de▶ musique russe indéfiniment répétées, pour ne garder que ◀le▶ meilleur, ◀le▶ plus actif et ◀le▶ plus déchirant, ◀la▶ rupture et ◀la▶ découverte, ◀l’▶évasion qui se mue en invasion, tandis qu’entre ◀les▶ deux s’opère en quelques secondes ◀la▶ silencieuse révolution du centre où se confondent ◀les▶ extrêmes ◀les▶ plus touchants du souvenir et ◀de▶ ◀l’▶espoir, quand ◀les▶ portes du cœur, un instant, sont à la fois ouvertes et fermées. Ainsi ◀la▶ Suisse est ◀la▶ patrie des romantiques contraints par ◀les▶ dimensions mêmes ◀de▶ leur État au classicisme véritable, celui qui exprime ◀le▶ plus en disant ◀le▶ moins, et qui témoigne ◀de▶ ◀l’▶inspiration par ◀le▶ signal ◀d’▶un raccourci métaphorique. J’idéalise, mais pourquoi pas ? S’il me fallait décrire nos petits déplacements du point de vue ◀de▶ ◀l’▶usager moyen, je dirais que je ◀les▶ trouve divisés en trois classes, pour ◀la▶ commodité ◀de▶ ◀l’▶exposé.
◀De▶ mon temps ◀les▶ gens bien voyageaient en troisième, ◀les▶ gens chic parfois en seconde, et je ne savais rien des premières sinon qu’un morceau ◀de▶ dentelle ornait ◀le▶ haut ◀de▶ leurs sièges ◀de▶ velours rouge, pour quelque usage ignoré du commun. Presque toujours elles étaient vides.
En troisième on retrouvait, comme j’ai dit, ◀les▶ gens bien, gracieusement mêlés au peuple souverain ◀de▶ ◀la▶ région, dans cette égalité scolaire que créent en Suisse ◀les▶ bancs ◀de▶ bois peints en faux bois jaune clair. On s’attendait à être interrogé dans ◀les▶ trois langues nationales. À mi-chemin entre ◀l’▶instituteur et ◀le▶ gendarme, un personnage vêtu ◀d’▶un sévère uniforme au col bordé ◀de▶ perles blanches mordant sur ◀l’▶encolure bien rasée entrait, claquait ◀la▶ porte étroite, et annonçait avec une emphatique autorité des noms ◀de▶ villages que tout le monde connaissait, mais cela faisait partie du jeu. En bons élèves, ◀les▶ voyageurs préparaient leurs billets pour ◀l’▶inspection. Tout se passait d’ailleurs sans angoisse. On était sûr ◀de▶ son affaire, on était parfaitement « en règle », il fallait simplement « ne pas faire attendre », en vertu de cette discipline spontanée, voire prévenante, qui fait ◀la▶ force principale ◀de▶ notre régime fédéral.
Revenant en Suisse après ◀la▶ longue absence ◀de▶ mes années américaines, et plus que jamais frappé par ce trait national — ◀le▶ seul sans doute, chez nous, qui mérite ◀l’▶adjectif — je me dis : C’est notre force, oui, et ce sera peut-être un jour, au dernier jour — car ◀les▶ plus belles histoires du monde ont une fin — ◀la▶ fatale faiblesse ◀de▶ notre État : cette habitude ◀de▶ nous sentir « en règle », et donc ◀de▶ nous croire protégés par toutes ◀les▶ lois divines et humaines, comme si ◀le▶ monde où nous vivons était fait à notre mesure, comme si ◀l’▶humanité où nous plongeons se conformait aux règles ◀de▶ ◀la▶ bonne conduite. ◀L’▶aspect ◀d’▶un wagon suisse ◀de▶ troisième classe, tant il respire naturellement ◀l’▶honnêteté, tendrait à nous faire oublier que ◀la▶ correction, ◀la▶ décence, et ◀la▶ sécurité des citoyens sont ◀de▶ purs et simples miracles ; que ◀le▶ monde est une jungle atomique, ◀l’▶humanité dans sa très grande majorité une espèce animale désordonnée, lubrique, rapace, irresponsable et affamée ; et notre âme un cloaque ◀de▶ crimes potentiels, comme ◀l’▶ont dit Freud, Shakespeare et ◀les▶ Pères de l’Église…
Ici pourtant, s’il faut que j’en croie mes yeux, ◀la▶ confiance règne. Mais ce miracle est si bien déguisé en exacte banalité que ◀les▶ Suisses ◀le▶ prennent pour banal. Ils pensent mener ◀la▶ vie normale du genre humain, ◀l’▶anarchie et ◀la▶ guerre, ◀la▶ misère et ◀la▶ faim étant des exceptions, des accidents. Ainsi pensent, du climat tempéré dont ils jouissent à peu près seuls au monde, ◀les▶ Français, tandis que ◀les▶ déserts, ◀les▶ volcans, ◀les▶ avalanches, ◀les▶ raz ◀de▶ marée, ◀les▶ ouragans et ◀les▶ températures extravagantes menacent quotidiennement depuis des millénaires ◀l’▶existence même ◀de▶ la plupart des autres hommes. En dépit du langage courant, c’est ◀le▶ normal qui est exceptionnel. Ce sont ◀les▶ cas ◀d’▶ordre, ◀de▶ paix et ◀de▶ raison qui doivent nous étonner quand ils paraissent, phénomènes hautement improbables, très rarement observés sur ◀la▶ planète, et que ◀la▶ presse devrait mettre en vedette, au lieu de nous rebattre ◀les▶ oreilles du train-train du désordre universel.
Donc ◀les▶ Suisses que je vois en troisième classe offrent ◀l’▶image ◀de▶ ◀l’▶homme sûr ◀de▶ son monde. ◀D’▶où vient alors cette espèce ◀de▶ malaise qu’éprouvent ◀les▶ étrangers sensibles lorsqu’ils prennent place dans nos trains locaux ? ◀L’▶expérience ◀de▶ ◀la▶ vie new-yorkaise, où personne ne vous voit jamais, me propose par contraste une réponse. C’est qu’en Suisse on se sent regardé, examiné, jugé, jaugé, plus que nulle part ailleurs au monde. Tout se passe en somme, inconsciemment, comme si notre système ◀de▶ sécurité devait être à chaque instant vérifié, mis au point, méticuleusement nettoyé des moindres suggestions ◀de▶ bizarrerie ou ◀de▶ virtuelle indiscipline que peuvent représenter une cravate insolente, une conversation à voix trop haute, une semelle appuyée sur ◀le▶ banc, quelque geste imprévu, un air, un rien. ◀L’▶indiscrétion du regard suisse me surprend à chacun ◀de▶ mes retours. Comment décrire et comment justifier ◀l’▶espèce particulière ◀d’▶irritation que provoquent ces regards apparemment timides mais directs, sérieux et comme choqués par on ne sait quoi… ? Vous ◀les▶ soutenez d’abord avec curiosité, puis vous trouvez que cela suffit, mais eux, bien loin de se troubler, pèsent encore un temps infini, en vertu de quelque inertie, et finalement ne se détournent qu’avec cet air exaspérant ◀de▶ celui qui renonce à comprendre… Ah ! mais il faut y être pour sentir et pour réagir comme je ◀le▶ dis. Dès que je m’éloigne un peu, ◀l’▶indulgence me reprend. Tout compte fait je leur donne raison. Quand on possède ◀la▶ pax helvetica, on ne saurait se montrer trop vigilant, je veux dire trop méfiant et même intolérant. Qu’ils aient seulement ◀l’▶air étonnés suppose déjà beaucoup de retenue…
À propos de cette pax helvetica, si vous pensez que j’exagère, laissez-moi recopier un avis imprimé que j’ai pu lire il y a quelques semaines, punaisé près de ◀la▶ porte du balcon dans une chambre ◀d’▶hôtel des bords du lac Léman :
« Afin d’éviter tout bruit inutile, ◀la▶ direction ◀de▶ ◀l’▶hôtel prie sa clientèle ◀de▶ ne pas donner à manger aux mouettes. »
C’était ◀l’▶été des expériences ◀de▶ Bikini.
Dans ◀les▶ « secondes » règne ◀la▶ gravité du commerce et ◀de▶ ◀l’▶industrie. ◀L’▶authentique usager ◀de▶ cette classe n’est pas curieux, comme ◀les▶ gens des troisièmes, des menus incidents du trajet. On sent bien qu’il a ◀l’▶habitude. On dirait qu’il s’installe dans son bureau, et sa pensée ne vagabonde pas, reste enfermée dans sa serviette ◀de▶ cuir. Rien ◀d’▶étonnant si ◀le▶ contrôleur distingue à première vue ◀les▶ resquilleurs, ces jeunes gens excités qui prétendent ne pas payer ◀de▶ supplément parce qu’il n’y avait plus ◀de▶ place dans ◀les▶ troisièmes : ils ont l’air trop contents ◀d’▶être là, on ◀les▶ refoule. J’ai cru remarquer à ce propos que ◀le▶ peuple suisse paraît de plus en plus enclin à respecter ◀le▶ velours gris et dru des secondes : il a tort, c’est ◀la▶ classe vulgaire. Des jeunes femmes aux moues insolentes, vêtues comme des réclames ◀de▶ magazine, discutent avec un accent révoltant ◀le▶ prix ◀de▶ leurs nylons ou ◀de▶ cette Cadillac promise, affirment-elles, par ◀le▶ jeune mâle placide qui leur fait face, mi-flatté, mi-gêné. Je me sens devenir réactionnaire, mieux vaut regagner ◀les▶ troisièmes. Mais il faut traverser un couloir ◀de▶ premières. Et je m’arrête, fasciné.
Un vieux monsieur en noir, au col rond, dur et haut, ce doit être un évêque anglican, somnole. En face de lui, ◀la▶ beauté même, « ô toi que j’eusse aimée », sa fille sans doute, fume en feuilletant un magazine. Je croyais autrefois que les premières étaient vides. C’était vrai, ◀les▶ enfants voient juste. Ces gens traversent ◀le▶ pays comme s’il n’existait pas, ils vont plus loin. Ces passagers ◀de▶ première classe, en Suisse, je ◀les▶ nomme ◀les▶ Imperméables. Ils traversent et passent, et rien ne ◀les▶ touche. Ce sont aussi, et pour ◀la▶ même raison, des Transparents. (Avez-vous remarqué que ◀les▶ trains qui vous croisent sont transparents s’ils vont très vite ? On ne cesse ◀de▶ voir ◀le▶ paysage au travers.) Ils appartiennent au vaste monde dont je rêvais avec fièvre, à 12 ans, quand je lisais sur ◀les▶ longs wagons bruns qui s’engouffraient au tunnel du Gothard : Amsterdam-Köln-Olten-Venezia-Zagreb-Bucuresti.
Voilà ◀la▶ Suisse en raccourci, telle que je ◀l’▶aime : croisement des traditions locales ◀les▶ plus touchantes et des express européens, petits trajets portés sur ◀les▶ axes du monde. Quel ennui, ces secondes entre ◀les▶ deux !
Portrait du Suisse moyen
Eh bien, depuis que j’écrivais ces pages (en 1946, je crois) ce sont les secondes qui ont triomphé : elles sont devenues les premières, chassant mes rêves, tandis que ◀les▶ troisièmes étaient promues aux banquettes ◀de▶ cuir ou ◀de▶ reps. Il n’y a plus que deux classes en Suisse, celle des riches et celle des moins riches. On a supprimé celle des pauvres. Comme dans ◀les▶ autres trains ◀de▶ ◀l’▶Europe ? me dira-t-on. Mais ici, cela traduit ◀la▶ réalité sociale. Non seulement parce que ◀la▶ misère est en principe éliminée, mais parce que ◀les▶ Suisses sont plus réellement moyens que « ◀l’▶homme moyen » des autres peuples, support ou résultat fictif des statistiques.
Voilà qui surprendra, s’agissant ◀d’▶un pays exceptionnellement composite : vingt-cinq États distincts (quoique sans frontières sensibles), quatre langues, deux confessions majeures et trente-six sectes, je ne sais combien ◀de▶ races variablement mêlées et ◀de▶ dialectes jalousement cultivés — et cela fait beaucoup de combinaisons possibles. (J’en ai dénombré cinquante-deux actuellement existantes.) Que deviennent nos fameuses diversités dans cette moyenne qui semble ◀les▶ nier ? Réponse : cette moyenne n’est pas née ◀de▶ ◀la▶ fusion des diversités, encore moins ◀de▶ leur mélange dans chaque individu, mais ◀de▶ leur libre multiplicité, distribuée sur tout ◀le▶ territoire, et ◀d’▶une même attitude ◀d’▶intime approbation à l’égard d’un régime qui permet à chacun ◀de▶ rester soi-même où qu’il vive, à droits égaux mais à charge ◀de▶ respect pour ◀les▶ coutumes locales et leurs compartiments. ◀La▶ moyenne suisse est ◀l’▶expression ◀d’▶un contentement presque unanime, ◀d’▶une longue absence ◀de▶ conflits dramatiques et ◀de▶ ◀la▶ prospérité qui en a pu résulter. Pas ◀de▶ moyenne réelle dans ◀les▶ pays où une faction, une Église, une classe a tenté ◀d’▶imposer ses règles, provoquant ◀la▶ violence et fixant pour longtemps ◀d’▶irréductibles discordances et des disparités extrêmes dans ◀les▶ manières ◀de▶ vivre, ◀de▶ croire et ◀de▶ juger. ◀La▶ liberté ◀de▶ rester divers rapproche, ◀les▶ décrets ◀d’▶uniformité divisent. On parle toujours ◀de▶ ◀la▶ Suisse comme ◀d’▶une nation « une et diverse ». Il faut voir qu’elle est une parce qu’elle est diverse. ◀Le▶ goût du juste milieu, ◀le▶ sens du compromis, ◀l’▶attrait ◀de▶ ◀la▶ moyenne et son revers qui est ◀la▶ peur ◀de▶ différer, ◀le▶ conformisme, sont ◀les▶ vertus et ◀les▶ défauts typiques qu’appelle ◀la▶ tolérance fédéraliste.
Enquêtes sociologiques, études ◀d’▶opinion et analyse des votations se recoupent ◀d’▶une manière remarquable, et toutes nous donnent du Suisse moyen un portrait statistique qui ressemble à s’y méprendre aux Suisses parmi lesquels je vis, que je vois dans ◀la▶ rue, que j’entends dans ◀les▶ trains, avec lesquels j’ai fait mon service militaire ou que je rencontre à ◀l’▶étranger, livrés aux joies inépuisables ◀de▶ ◀la▶ comparaison des niveaux ◀de▶ vie.
Ce sont des réalistes sans cynisme. Ils acceptent leur condition, parce qu’ils en connaissent bien ◀les▶ données ◀de▶ faits et ◀les▶ impératifs concrets, et qu’ils ◀la▶ jugent au surplus satisfaisante. Une enquête conduite par ◀l’▶institut Gallup pendant ◀l’▶été ◀de▶ 1963, dans six pays ◀d’▶Europe et aux États-Unis, montre qu’ils sont « en tête des gens heureux », comme ◀l’▶écrit un journal français. Alors que 48 % seulement des Français se disent contents ◀de▶ leur niveau de vie, tandis que 38 % s’en plaignent et que 14 % n’en pensent rien, une majorité écrasante ◀de▶ 88 % des Suisses trouvent que cela va très bien ainsi.
Mais il y a mieux. À ◀la▶ question posée par un autre institut ◀de▶ sondage ◀de▶ ◀l’▶opinion publique : « ◀D’▶une manière générale, diriez-vous que vous êtes très heureux, plutôt heureux, pas très heureux ? » 42 % répondent très heureux, 51 % plutôt heureux, et 6 % seulement, pas très heureux. (Reste 1 % pour ◀les▶ désespérés ou ceux que ◀la▶ question laisse froids.)
Ce n’est pas que tout soit parfait dans ◀la▶ meilleure des Suisses possibles, mais ◀le▶ monde a changé, et ◀l’▶on s’adapte à ses changements, loin de s’accrocher aux recettes du passé (sauf en politique étrangère) ou ◀de▶ se battre pour une utopie. Rien ◀de▶ moins révolutionnaire, mais rien non plus ◀de▶ moins réactionnaire que ◀le▶ Suisse moyen. Réformiste conservateur, il évolue avec ténacité vers des formes ◀d’▶organisation ◀de▶ ◀l’▶économie et ◀de▶ ◀la▶ distribution des revenus que ◀les▶ socialistes ◀d’▶antan revendiquaient sans trop oser y croire, et que ◀les▶ patrons modernes négocient posément avec des chefs syndicalistes très avertis des conditions ◀de▶ ◀la▶ productivité.
◀Le▶ fonds commun sur lequel peuvent compter syndicalistes, patrons et gouvernants, c’est ◀le▶ goût du travail dont on a pu écrire qu’il est « ◀le▶ mode existentiel des Suisses », ◀la▶ base ◀de▶ leurs rapports sociaux et souvent ◀le▶ sens même ◀de▶ leur vie. Dans ◀le▶ canton ◀de▶ Neuchâtel ◀de▶ mon enfance, combien ◀de▶ fois n’ai-je pas lu cette devise gravée sur une pierre tombale ou imprimée au bas d’un faire-part ◀de▶ décès, en lieu et place de ◀l’▶habituel verset biblique : « ◀Le▶ travail fut sa vie. » C’est aussi « leur seul mode ◀de▶ promotion », dit-on80, et sans doute en va-t-il vraiment ainsi pour ◀l’▶immense majorité. ◀La▶ coutume patricienne n’a guère laissé ◀de▶ traces que dans quelques banques privées ; ◀le▶ parti radical a perdu ◀la▶ puissance qu’il exerçait jusqu’aux débuts ◀de▶ ce siècle sur ◀les▶ nominations dans ◀la▶ fonction publique, et nul autre parti ne ◀l’▶a remplacé ; peu ou point ◀de▶ grandes fortunes fondées sur un coup ◀de▶ chance ; et ◀les▶ fils à papa ne se contentent pas ◀de▶ poser comme ailleurs aux progressistes, mais travaillent dur et passent inaperçus.
Cette prédominance du travail sur toute autre valeur ou passion se marque par une grande stabilité professionnelle. ◀Le▶ Suisse s’expatrie facilement81 et passe sans nulle difficulté ◀d’▶une commune ou ◀d’▶un canton à l’autre, mais reste en général fidèle à son métier. Dire ◀d’▶un homme qu’il a fait beaucoup de métiers est un éloge banal en Amérique (où versatile veut dire habile, doué ◀de▶ nombreux talents, polyvalent) mais n’éveille guère en Suisse que ◀de▶ sérieux soupçons sur ◀la▶ valeur morale du personnage.
◀Les▶ loisirs eux-mêmes sont marqués par ◀l’▶esprit ◀d’▶efficacité qui fait du Suisse un type extrême ◀d’▶Occidental. « Toutes ◀les▶ activités culturelles du Suisse, très importantes, participent en une certaine manière du travail », observe encore ◀l’▶enquête déjà citée. Lire, aller au théâtre, écouter des conférences est un devoir avant ◀d’▶être un plaisir : devoir envers soi-même, car « il faut se cultiver », comme il faut se maintenir en forme en faisant du ski ou ◀de▶ ◀la▶ gymnastique. ◀Le▶ plaisir pur, ◀la▶ gratuité ne s’avouent guère, se cherchent des prétextes et en trouvent ◀d’▶excellents, mais il n’y a plus ◀de▶ gratuité. Dans ◀L’▶Annuaire statistique ◀de▶ ◀la▶ Suisse, publication très officielle, sous ◀la▶ rubrique « Budget ◀de▶ ménages », je trouve ce poste : « Instruction, distraction ». C’est « Culture et loisirs » en France, ◀la▶ nuance est significative.
Quant au goût ◀de▶ ◀la▶ simplicité, affiché jusqu’à ◀la▶ manie ou parfois au défi, il caractérisait ◀les▶ Suisses bien avant ◀l’▶ère industrielle utilitaire, et même bien avant ◀la▶ Réforme, mais il est en symbiose avec elles, et s’en nourrit autant qu’il explique leur succès dans ◀la▶ majorité ◀de▶ nos cantons. « Simplifions », « C’est plus simple ainsi », « Rassurez-vous, ce sera très simple » sont des mots ◀de▶ passe ◀de▶ ◀la▶ vie quotidienne du bourgeois et surtout ◀de▶ son épouse. Tout ce qui est compliqué est vaguement immoral : ◀l’▶art baroque en particulier, dont tant de chefs-d’œuvre pourtant, comme ◀l’▶immense abbaye princière ◀d’▶Einsiedeln, ◀la▶ cathédrale ◀de▶ Saint-Gall et ◀les▶ églises ◀de▶ ◀la▶ campagne lucernoise, Beromünster, Ettiswill ou Sursee, font une des gloires ◀de▶ ce pays. C’est ◀la▶ Suisse primitive qui a produit tout cela, pendant ◀l’▶époque patricienne, très mal vue. ◀La▶ Suisse moderne, puritaine et technique, ennemie ◀de▶ ◀la▶ dépense autant que ◀de▶ ◀l’▶apparat, et même des majuscules typographiques (voir ◀l’▶école graphique ◀de▶ Zurich), se sent complètement dépaysée dans ces sanctuaires où ◀l’▶or est gaspillé sur des stucs boursouflés et qui manquent ◀de▶ sérieux…
Et cela conduit à poser la question des critères moraux du Suisse moyen. Sont-ils encore ceux ◀de▶ sa religion, ou déjà ceux ◀de▶ ◀l’▶utilitarisme que certains jugent inhérent à ◀la▶ nouvelle civilisation ◀de▶ ◀l’▶Occident — celle que ◀le▶ monde entier lui attribue désormais, lui reproche vertueusement et s’empresse ◀d’▶imiter ?
◀La▶ tournure ◀d’▶esprit sociologique du xxe siècle multiplie ◀les▶ questions ◀de▶ ce genre. Il est peut-être encore plus difficile ◀d’▶y répondre dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ Suisse que dans celui des États-Unis par exemple82. Car ◀la▶ Suisse reste tributaire dans son ensemble ◀d’▶une certaine éthique protestante, qui ne sépare point ◀la▶ vertu ◀de▶ ◀l’▶effort ni ◀la▶ valeur ◀d’▶une action du mérite moral ◀de▶ son auteur. ◀D’▶où il résulte, par exemple, que ◀le▶ goût du travail correspond chez ◀le▶ Suisse moyen à une exigence morale plutôt qu’au seul désir ◀de▶ gagner davantage. ◀La▶ paresse est une déficience, et non ◀le▶ signe éventuel ◀d’▶une sagesse libérée des contingences. Je ne connais pas ◀d’▶autre pays où ◀l’▶on pourrait poser au citoyen moyen cette question qui figure dans ◀l’▶enquête intitulée Un jour en Suisse : « Estimez-vous qu’on peut être un bon Suisse et se lever à 9 heures ? » À ◀l’▶origine du devoir et du goût ◀de▶ se lever tôt pour travailler, il y a ◀la▶ Bible autant que ◀la▶ coutume paysanne et bien plus que ◀l’▶utilitarisme. Il y a d’abord ◀la▶ bonne conscience, bien plus que ◀le▶ sens du rendement objectif : car, ainsi que ◀l’▶a bien dit une mauvaise langue, ◀le▶ Suisse se lève tôt, mais il se réveille tard.
Mais qu’en est-il d’autres domaines critiques ◀de▶ ◀l’▶existence morale en Occident : ◀la▶ sexualité, ◀le▶ mariage ?
◀Les▶ anciens Suisses, au temps des Ligues, n’étaient pas moins connus pour ◀la▶ licence ◀de▶ leurs mœurs que pour ◀l’▶austérité patriarcale ◀de▶ leurs principes. ◀Les▶ chroniques illustrées ◀d’▶Urs Graf, ◀les▶ descriptions des bains ◀de▶ Bade, « jardin ◀de▶ volupté ◀de▶ ◀l’▶Europe », ◀les▶ récits ◀de▶ Casanova, ◀les▶ lettres ◀de▶ Rousseau, et plus tard ◀les▶ indignations ◀de▶ Jeremias Gotthelf contre ◀les▶ mœurs des paysans bernois (qui loin ◀d’▶exiger ◀d’▶une jeune fille ◀la▶ preuve ◀de▶ sa virginité attendaient au contraire, pour ◀l’▶épouser, ◀la▶ preuve qu’elle pouvait être mère), cent témoignages concordants décrivent une Suisse gaillarde, rustique et soldatesque, qui préfère ◀la▶ virtù à ◀la▶ vertu.
◀Le▶ réveil religieux succédant au piétisme, ◀l’▶avènement ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie et ◀l’▶école ont changé tout cela. Comme partout en Europe, pendant ◀le▶ xixe siècle, ◀la▶ notion ◀de▶ péché s’est vue assimilée avant tout à celle ◀de▶ luxure, ou, pour rester conforme au langage des pasteurs, à ◀l’▶« impureté », péril majeur pour ◀l’▶âme et parfois pour ◀le▶ corps. Cette préoccupation quelque peu obsédante assombrit ◀la▶ prédication pendant un siècle. Il est ◀d’▶autant plus remarquable que ◀le▶ Suisse moyen formé à cette école ne soit pas devenu ◀le▶ révolté qu’on serait tenté ◀d’▶imaginer, et que ◀les▶ Églises soient aujourd’hui plus vivantes qu’hier. ◀Les▶ nouvelles générations me paraissent tranquillement libérées ◀de▶ ◀la▶ hantise du « péché », et ◀les▶ pasteurs actuels aussi.
◀D’▶où ◀l’▶on pourrait déduire d’une part que ◀les▶ exigences ◀de▶ ◀la▶ chair étaient bien fortes en ce pays pour que ◀la▶ religion dût consacrer tant ◀d’▶efforts à ◀les▶ refréner ; d’autre part, que ◀la▶ religion devait exercer un empire bien puissant pour que ses disciplines et jugements fussent acceptés aussi communément et sans plus de rébellion que ◀de▶ désaffection. D’autres indices viennent-ils corroborer cette conclusion ? Nous en trouverons sans doute dans ◀les▶ enquêtes en cours sur ◀le▶ régime ◀de▶ ◀la▶ censure et ◀l’▶état du mariage en Suisse.
◀La▶ censure des publications n’est officiellement exercée qu’aux frontières du pays. ◀La▶ pudeur ◀de▶ ◀la▶ jeunesse suisse est ainsi protégée par ◀les▶ douaniers, fonctionnaires subalternes et militarisés. Quels peuvent bien être leurs critères du moral et ◀de▶ ◀l’▶immoral ? Je n’en ai découvert qu’un seul : « ◀La▶ discipline, un point c’est tout ! », me criait hier encore un ◀de▶ ces « gardiens du seuil », parce que j’avais dévié ◀de▶ quelques centimètres hors de ◀la▶ file des voitures qu’il lui avait plu ◀d’▶organiser devant ◀le▶ poste — souvenir ◀de▶ ◀l’▶école enfantine où il alignait des bâtonnets pendant des heures et il fallait surtout que rien ne dépasse. Ce qui dépasse aux yeux de ◀la▶ censure, ce sont ◀les▶ œuvres mises à ◀l’▶index par ◀le▶ ministère public fédéral, et dont chaque employé des douanes est censé connaître ◀la▶ liste (Sade, Henry Miller, etc.) Or, ◀les▶ critères ◀d’▶un tel office ne sauraient être, évidemment, que ceux ◀de▶ ◀la▶ banalité morale ◀la▶ plus plate et ◀la▶ plus résiduelle. On interdit ◀l’▶entrée ◀de▶ tout écrit, ◀de▶ toute image ou œuvre d’art « où un particulier non averti ne chercherait qu’une excitation pour ◀les▶ sens »83. Faut-il penser que ◀les▶ Suisses bénéficient vraiment ◀d’▶une sensualité si violente qu’un rien, ◀la▶ moindre négligence risquerait ◀de▶ ◀la▶ porter aux pires excès ? Comme ◀la▶ censure des films (cantonale ou locale), ces mesures restrictives ne provoquent plus ni sursauts ◀de▶ révolte ni farouches approbations ; on ◀les▶ considère pour ce qu’elles sont : résidus ◀de▶ préjugés sociaux ou religieux qui n’ont plus beaucoup ◀d’▶importance, ◀la▶ jeunesse étant suffisamment avertie pour excuser, voire pour « comprendre » ce genre ◀de▶ routines officielles que ◀les▶ vieux se croient obligés ◀de▶ cultiver, mais cela changera bientôt, « on n’arrête pas ◀le▶ progrès… »
Quant aux conceptions du mariage, quel est ◀le▶ sens général ◀de▶ leur évolution ? Autrefois, on se mariait dans ◀la▶ tribu : ◀la▶ commune, ◀le▶ milieu, « nos familles », et très rarement hors du canton, et dans ce cas plutôt hors de Suisse84. ◀L’▶humoriste George Mikes affirme qu’un habitant ◀de▶ ◀l’▶Obwald lui a dit : « Je préférerais donner ma fille à un homme ◀de▶ Winterthour plutôt qu’à quelqu’un du Nidwald » (demi-canton voisin). En revanche, raconte-t-il : « J’ai connu une dame de Schaffhouse dont ◀le▶ fils avait épousé une jeune fille ◀de▶ ◀la▶ ville ◀de▶ Winterthour, distante ◀d’▶une vingtaine ◀de▶ kilomètres. Elle en avait ◀le▶ cœur brisé, bien entendu, et m’expliqua en grande confidence qu’elle faisait ◀de▶ grands efforts pour traiter sa bru “comme si elle était l’une des nôtres”, tout en sachant fort bien que “ces mariages mixtes ne réussissent jamais”. Elle voyait dans son attitude un exemple miraculeux ◀de▶ sacrifice personnel et une manifestation presque surhumaine ◀de▶ contrôle ◀de▶ soi »85. Tout cela appartient au passé, mais ◀les▶ statistiques récentes sembleraient donner raison à cette dame : ◀la▶ Suisse tient l’un des premiers rangs (derrière ◀les▶ États-Unis, ◀le▶ Danemark, ◀la▶ Suède et ◀l’▶Autriche) pour ◀la▶ proportion des divorces, depuis que ◀la▶ mobilité ◀de▶ sa population ◀d’▶un canton à l’autre a entraîné un accroissement correspondant des mariages intercantonaux et interconfessionnels : « Ces mariages mixtes !… » En réalité, ◀le▶ divorce s’explique surtout par d’autres causes. Il n’est pas ◀le▶ signe ◀d’▶un quelconque « relâchement moral » (comparé à ◀la▶ Suisse patriarcale), mais au contraire, dirais-je, ◀d’▶une exigence accrue à l’égard du mariage, ◀de▶ ce qu’il peut représenter pour ◀le▶ développement personnel ◀de▶ chacun des conjoints et pour leur intégration en tant que couple dans ◀la▶ vie sociale86.
Au total, il ne semble pas que « ◀l’▶immoralité » progresse notablement dans ◀les▶ cantons, comme elle ◀le▶ fait dans ◀les▶ trop vastes sociétés mal structurées ou ◀les▶ grands ensembles urbains. Ce n’est pas ◀l’▶anarchie des mœurs qui menace ◀la▶ Suisse, c’est plutôt une espèce particulière ◀de▶ conformisme raisonné, adopté après mûr examen, et surtout : moralement assumé. ◀Le▶ niveau de vie, une fois qu’il est bien assuré, c’est ◀la▶ vie elle-même qui devient ◀le▶ danger, ses surprises que ◀le▶ poste « divers et imprévu » au budget ◀de▶ ◀la▶ petite famille ne suffira pas à couvrir, peut-être. Et certaines questions qu’on se pose sur ◀le▶ sens final ◀de▶ tout cela…
Ce portrait, garanti conforme aux mensurations scientifiques comme à ◀l’▶expérience quotidienne, montre ◀les▶ Suisses tels qu’ils sont et se veulent. Ceux qui refuseront ◀de▶ s’y reconnaître ne seront sans doute pas ◀les▶ derniers à y reconnaître leurs voisins.
C’est un portrait, ce n’est pas un éloge, ni une critique. Dire que ◀le▶ Suisse moyen est sérieux mais heureux (j’ajoute qu’il rit beaucoup et facilement), qu’il est réaliste sans cynisme, qu’il accepte sa condition comme il approuve son régime politique et acclame son niveau de vie neuf fois sur dix, qu’il n’est pas révolutionnaire mais résolument réformiste, et qu’il n’aime pas ◀les▶ jeux ◀d’▶idées ni ◀la▶ spéculation dans aucun ordre, enfin que ◀le▶ travail est sa vie, est-ce ◀le▶ vanter ou ◀le▶ dénigrer ? Il est clair que c’est l’un et l’autre, selon ◀le▶ signe dont on affecte ◀les▶ notions ◀de▶ révolte ou ◀d’▶intégration sociale, ◀de▶ contestation ou ◀de▶ coopération, ◀de▶ gratuité ou ◀d’▶efficacité, etc., et selon qu’on préfère ceux qui s’engagent dans ◀les▶ guerres ◀d’▶idéologies à ceux qui signent des contrats ◀de▶ « paix du travail ». (Il n’est pas interdit ◀de▶ se former des jugements plus nuancés ou dialectiques.)
Mais quoi qu’on pense ◀de▶ ce portrait du Suisse moyen, ce n’est pas encore un portrait ◀de▶ ◀la▶ Suisse. ◀L’▶enquête ◀la▶ plus intelligente et ◀la▶ statistique ◀la▶ plus fine peuvent montrer ◀les▶ traits acquis ◀de▶ ◀la▶ physionomie ◀d’▶un peuple, mais non ◀les▶ forces qui ◀l’▶ont configurée. Un Mozart, un Descartes, un Kipling n’auraient jamais été décelés par quelque sondage ◀d’▶opinion sur ◀les▶ « attitudes culturelles » ◀de▶ ◀l’▶Autrichien, du Français ou ◀de▶ ◀l’▶Anglais, et ce sont ◀de▶ tels hommes qui donnent à un pays son visage, bientôt « traditionnel ». On répète qu’ils expriment ◀l’▶âme ◀de▶ leur patrie, mais on oublie qu’ils ◀l’▶ont créée d’abord (bien que dans un langage donné, qui existait avant eux, qu’ils renouvellent seulement). Il y a dans une patrie, dans une nation, dans une communauté humaine bien plus ◀de▶ choses que nos instruments ◀d’▶analyse des consciences actuelles n’en peuvent compter et indexer : il y a des forces et des réalités longuement agissantes et soudain décisives, que ◀l’▶homme moyen ne peut pas exprimer bien qu’il en vive, — ou faut-il dire précisément parce qu’il en vit ? Et ce sont des hommes ◀d’▶exception qui ◀les▶ révèlent dans leurs œuvres, même s’ils croyaient y exprimer tout autre chose, ou peut-être précisément parce que ces forces et ces réalités étaient pour eux problèmes, contestation, conceptions idéales ou nostalgies.
Laissant ◀le▶ Suisse moyen à son contentement — nous ◀le▶ retrouverons un peu plus tard — voyons maintenant ◀les▶ Suisses exceptionnels.
Condition du « grand homme » en Suisse
Dans un film naguère célèbre, Orson Welles assurait que ◀la▶ Suisse n’a donné au monde que ◀la▶ pendule à coucou. J’imagine qu’il entendait dire que ◀la▶ Suisse n’a produit rien ◀de▶ grand, hommes, idées ou objets, comme ◀l’▶Italie a produit Dante, ◀la▶ France Pascal et ◀la▶ Révolution, ◀l’▶Allemagne Goethe et certains phénomènes moins humanistes, ◀la▶ Russie Tolstoï et Staline, ◀l’▶Espagne Cervantès, Colomb et ◀l’▶Amérique, cette dernière Orson Welles et ◀la▶ Bombe.
Il faut admettre que notre aurea mediocritas saute aux yeux du premier venu, tandis que ◀les▶ grandeurs éventuelles ◀de▶ ◀la▶ Suisse restent quelque peu mystérieuses, même aux yeux des Européens dotés ◀d’▶une bonne culture générale. ◀Le▶ statut du « grand homme » en Suisse ◀le▶ condamne à demeurer à peu près invisible. Comment veut-on qu’un étranger ◀le▶ voie ? Si cet étranger vient chez nous et cite l’un des Suisses qu’il connaît par sa réputation mondiale, il ne trouvera pas une personne sur mille, prise dans ◀la▶ rue, qui ait jamais entendu ce nom-là ; en revanche, ◀les▶ hommes importants qu’on lui indiquera sont inconnus hors du canton.
◀La▶ Suisse résulte, ◀l’▶ai-je assez dit, ◀de▶ ◀l’▶agrégation ◀d’▶innombrables compartiments. Si bien que ◀l’▶homme ◀de▶ poids y sera surtout local. Il sera ◀le▶ grand homme ◀d’▶une vallée, ◀d’▶une cité, plus rarement ◀d’▶un canton, presque jamais celui ◀de▶ ◀la▶ nation entière. D’autre part, ◀le▶ réflexe antihégémonique s’oppose à toute prédominance ◀d’▶un canton ou ◀d’▶un homme qui ◀le▶ représente. ◀D’▶où ◀les▶ conséquences qu’on a vues dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ vie publique : tout se ligue instantanément contre celui qui ferait mine ◀de▶ dépasser ◀la▶ mesure commune et ◀d’▶être un chef. Un Führer suisse est impensable, et même ◀l’▶essai ◀d’▶instituer un Landamman de Suisse échoua très vite, vers 1800. Un Collège peu voyant administre ◀l’▶État, on ne saurait dire qu’il gouverne ◀les▶ Suisses, et c’est très bien.
Mais dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ culture, cet égalitarisme jaloux et tatillon présente ◀les▶ plus sérieux inconvénients. Car pour qu’un grand art s’épanouisse, il faut un milieu, une école, un public alerté, un snobisme, ◀les▶ libéralités ◀d’▶un mécène ou ◀d’▶une cour. C’est tout cela qu’interdisent moralement nos principes, et physiquement nos petits compartiments. Que fera dans ces conditions ◀l’▶homme ◀de▶ talent ou ◀d’▶ambition ? Il a trois possibilités : essayer ◀de▶ se rendre invisible, tenter ◀de▶ se rendre utile, ou courir loin de ◀la▶ Suisse son aventure.
◀De▶ là peut-être certains traits communs aux Suisses qui se sont illustrés dans ◀les▶ domaines ◀les▶ plus divers. Sans prétendre à composer un portrait-robot du « grand homme suisse moyen » (expression en elle-même contradictoire), il me paraît intéressant ◀de▶ définir certaines conduites spécifiques que lui imposent ◀les▶ petites dimensions ◀de▶ notre État et ◀les▶ conditions ◀de▶ sa paix.
Se rendre invisible, passer inaperçu. — Il y a ceux qui ne laissent rien paraître que leur identité native et naturelle. Ce n’est pas se dissimuler, en vérité : simplement, ◀le▶ génie qui leur advient prend ◀les▶ couleurs du milieu.
Albert Bitzius était un jeune Bernois, épris ◀de▶ littérature et ◀d’▶idées libertaires. Il devint cependant pasteur à 25 ans et passa ◀le▶ reste ◀de▶ sa vie dans ◀la▶ cure du village ◀de▶ Lützelflüh. À quarante ans il se mit à écrire et, sous ◀le▶ nom ◀de▶ Jeremias Gotthelf (Jérémie : ◀le▶ prophète ; Gotthelf : « Dieu aide ! »), publia coup sur coup une quinzaine ◀de▶ romans tragiques, éducatifs, épiques et religieux, fantastiques à ◀la▶ fin (◀L’▶Araignée noire), que Thomas Mann qualifie ◀d’▶homériques. Toutes ◀les▶ familles ◀l’▶ont lu, en Suisse alémanique. Il s’était occupé sa vie durant ◀de▶ ◀l’▶administration locale, du secours des pauvres et ◀de▶ ◀la▶ commission scolaire. Moyennant quoi ◀l’▶on ignorait qu’il obtenait ◀de▶ ses éditeurs ◀les▶ droits ◀les▶ plus élevés ◀de▶ ◀l’▶époque.
Henri-Frédéric Amiel n’eut même pas à choisir un pseudonyme. Quelques recueils ◀de▶ poésies médiocres, un chant patriotique encore très populaire (« Roulez tambours, pour couvrir ◀la▶ frontière… Dans nos cantons, chaque enfant naît soldat ! ») et des cours ◀de▶ philosophie dont ◀l’▶ennui seul est resté mémorable ont camouflé ◀le▶ passage parmi nous du génie ◀de▶ ◀l’▶introspection. Dix-sept-mille pages ◀de▶ Journal furent écrites dans ◀l’▶ombre ◀d’▶une carrière assez terne pour être acceptée sans histoires. « En épousant Genève, j’ai épousé ◀la▶ mort — celle ◀de▶ mon talent et ◀de▶ ma joie. » Je crois que c’est Paul Bourget qui a dit que « Paris en eût fait un dieu ». Mais ce n’eût été qu’un dieu ◀de▶ salons, un dieu causeur.
Jacob Burckhardt à sa manière fut aussi un grand homme invisible : refusant ◀de▶ succéder à Ranke dans ◀la▶ chaire ◀d’▶histoire ◀de▶ Berlin, il se fit accepter dans sa cité natale selon son rang social et en tant que professeur. Un peu plus tard, Ferdinand de Saussure suit ◀la▶ même conduite à Genève, comme par instinct, s’il est un instinct patricien. (◀L’▶intellectuel du xxe siècle cherche au contraire à s’imposer en tant que différent ◀de▶ ses données natives et par une volonté ◀de▶ rupture. On ne saurait lui reprocher cette nouvelle tactique conformiste, puisque c’est elle qui se voit dorénavant « admise », comme ◀l’▶était ◀la▶ conduite inverse au dernier siècle.)
Se rendre utile. — Pays pauvre au départ et dont ◀les▶ seules richesses furent fabriquées par un travail humain bien concerté, ◀la▶ Suisse est née ◀de▶ ◀la▶ coopération. Un pour tous, tous pour un, c’est moins un idéal qu’une vitale obligation ◀de▶ solidarité pratique. Quand un Suisse entreprend ◀de▶ créer quelque chose, tout se passe comme s’il avait à se faire pardonner sa turbulence créatrice ou son génie individuel, en démontrant qu’il fait une œuvre utile au bien commun.
Et c’est pourquoi ◀les▶ Suisses qui ont excellé furent presque tous, à des titres divers, hommes utiles au sens ◀le▶ plus noble et penseurs engagés dans une communauté (qui souvent dépassait leur pays) plutôt que créateurs ◀d’▶art ou ◀de▶ pensée pure. Médecins praticiens, guérisseurs ◀d’▶âmes, mystiques intervenant pour sauver ◀la▶ cité, réformateurs politiques ou religieux, négociateurs ◀de▶ grandes affaires publiques à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀l’▶Europe et du monde, théologiens ou pédagogues, savants du premier rang mais qui restent soucieux ◀d’▶applications humanitaires ou techniques, nous ◀les▶ voyons tous assurer des devoirs sociaux ou civiques, éducatifs ou spirituels, comme si ◀le▶ fait ◀d’▶être utiles excusait leurs grands dons aux yeux de leur conscience helvétique et ◀de▶ leur peuple.
Nous n’avons pas en Suisse ◀de▶ poètes ◀de▶ génie, ni ◀de▶ peintres qui aient fait époque, ni ◀de▶ compositeurs du plus haut rang. Hölderlin ou Racine, Mozart ou Rubens, Shakespeare ou Dostoïevski seraient impensables en tant que Suisses. Une certaine démesure, un grand théâtre, un sens ◀de▶ ◀la▶ pompe et du style, libre ◀de▶ tout souci ◀d’▶application « morale », leur eussent été formellement refusés par nos coutumes ◀les▶ plus invétérées. En revanche, ◀les▶ grands noms qu’on citera dans ces pages ne seraient guère pensables hors du complexe suisse. Et c’est à eux que ◀la▶ Suisse, en retour, doit une densité ◀de▶ conscience communautaire, mais aussi ◀d’▶efficacité transformatrice dont on trouvera difficilement ◀l’▶équivalent dans une autre région du monde ◀d’▶étendue à peu près comparable.
S’expatrier. — ◀Les▶ acheteurs ◀de▶ pendules à coucou et ◀de▶ montres miniaturisées ignorent en général que ◀le▶ plus grand dôme du monde, Saint-Pierre de Rome, fut achevé par des architectes venus de Suisse ; qu’un autre Suisse bâtit des capitales en Inde ; qu’un troisième a donné à ◀l’▶Amérique ◀les▶ deux ponts ◀les▶ plus longs du monde, ◀le▶ Golden Gate et ◀le▶ Washington Bridge. ◀Les▶ Tessinois Maderno et Fontana, ◀le▶ Romand Le Corbusier, ◀l’▶Alémanique Othmar Ammann, autant ◀de▶ Suisses qui ont su voir grand — mais pas chez eux.
Lucien Febvre, admirable historien ◀de▶ ◀la▶ culture, écrivait à propos de ◀la▶ Suisse :
Pays ◀de▶ gens moyens, oui. Mais quand ils réussissent à se dégager ◀de▶ leur canton — alors pas ◀de▶ milieu, ils atteignent ◀l’▶universel. Au fond ◀de▶ son trou ◀l’▶homme ◀de▶ Disentis, ◀de▶ Gœschenen, ◀de▶ Viège, entre ◀les▶ hautes parois ◀de▶ sa prison. Mais s’il monte sur ◀la▶ montagne… Alors cette ivresse des sommets. ◀L’▶intuition ◀de▶ ◀la▶ grandeur. Et plus ◀d’▶obstacles devant ◀la▶ pensée. ◀Le▶ Suisse s’appelle Jean-Jacques. Il s’appelle Germaine de Staël. Il s’appelle Burckhardt ou, dans un autre domaine, Karl Barth. Son canton — ou ◀l’▶Europe.
Et il est vrai que nos meilleurs esprits, hors de ◀l’▶étroit compartiment natal, iront chercher dans ◀les▶ vertiges ◀de▶ ◀la▶ synthèse et dans ◀les▶ larges vues panoramiques ◀les▶ grandes dimensions qui leur manquent en Suisse : — Synthèse des sciences médicales et ◀d’▶une écologie européenne avant ◀la▶ lettre : Paracelse. Théorie générale des sociétés humaines, dont ◀le▶ Contrat social n’est qu’un fragment : Rousseau. « Vue générale du genre humain » : Jean de Müller. « Considérations sur ◀l’▶Histoire du Monde » : Jacob Burckhardt. Ethnographie sociologique : Bachofen. Linguistique générale : Ferdinand de Saussure. Psychologie ◀de▶ ◀l’▶inconscient collectif : C. G. Jung. Mais ce n’est pas en grimpant sur nos Alpes comme Horace-Bénédict de Saussure que ces hommes s’illustrèrent et apprirent à voir grand, c’est en s’expatriant pour se réaliser au sein d’une unité beaucoup plus vaste, impériale ou papale, réformée ou romaine, germanique ou latine, — européenne. Paracelse quitta très tôt son canton natal ◀de▶ Schwyz, Euler vécut dans ◀les▶ Allemagnes et à ◀la▶ cour ◀de▶ Russie, Jean de Müller à Vienne et à Berlin, Jean-Jacques, Mme de Staël et Constant à Paris. Quant à un Jung, à un Ramuz, à un Barth, qui, après ◀de▶ longs séjours loin du pays, ont fait ◀le▶ principal ◀de▶ leur carrière en Suisse, ce n’est pas ◀la▶ Suisse qui a découvert et propagé leur nom dans ◀le▶ monde ; c’est au contraire de ◀l’▶étranger, des grands pays voisins ou ◀de▶ ◀l’▶Amérique, que leur réputation nous est revenue, comme importée.
« Son canton — ou ◀l’▶Europe », c’est ◀la▶ formule parfaite.
Ainsi, pour ◀l’▶homme ◀de▶ culture en tant que tel, ◀le▶ stade national est sauté. Cas unique, dans ◀l’▶Europe moderne. J’ose y voir ◀le▶ plus grand privilège des Suisses : quelle que soit leur petite patrie locale, s’ils ◀la▶ dépassent c’est pour rejoindre immédiatement ◀les▶ grands courants continentaux ; parfois pour ◀les▶ déterminer. Condamnés à ◀l’▶Europe en quelque sorte ; non, bien plutôt libres pour elle… Mais ceci nous amène à ◀la▶ question centrale ◀de▶ ◀la▶ « situation suisse » dans ◀la▶ culture.
◀De▶ ◀la▶ culture dans une fédération, ou ◀la▶ pluralité des allégeances
Pour qu’il y ait culture en général — au sens occidental et moderne du terme —, il faut une variété aussi riche que possible ◀de▶ créations humaines, un foisonnement ◀d’▶œuvres et ◀de▶ langages, ◀de▶ moyens ◀d’▶expressions plastiques ou codes, ◀de▶ méthodes, ◀de▶ doctrines, ◀d’▶écoles, etc. — et il faut quelque chose qui lie toutes ces œuvres et leur offre une commune mesure ; sans quoi ◀l’▶on ne saurait parler ◀d’▶une culture cohérente et distincte au sein de ◀la▶ culture humaine. Il faut donc à la fois l’Un et ◀le▶ Divers, une très riche diversité se détachant sur un fond ◀d’▶unité essentielle.
Quelle est donc, pour nous autres Suisses, ◀l’▶unité ◀de▶ base, ◀d’▶origine et ◀de▶ but, à laquelle nous nous référons implicitement dans toutes nos œuvres, ◀le▶ fond commun sur lequel se détache notre individualité, et dont elle tire ses nourritures élémentaires ? Ce ne peut être que ◀l’▶Europe entière. ◀L’▶Europe est ◀la▶ seule unité ◀de▶ culture, organique et complète, à laquelle nous puissions nous rattacher directement, nous qui n’avons pas eu ◀la▶ chance, ou ◀le▶ malheur, ◀d’▶avoir une soi-disant « culture nationale », intermédiaire entre ◀l’▶Europe et nos cités.
Je bute ici sur un concept aussi néfaste qu’invétéré, et qui me paraît exemplairement incompatible avec ◀la▶ réalité fédéraliste.
On nous répète depuis un siècle que ◀les▶ Suisses, selon ◀la▶ langue qu’ils parlent et pour cette seule raison, se rattachent à l’une ou l’autre des trois grandes cultures nationales voisines. Pour que cela soit vrai, il faudrait tout d’abord que ◀le▶ concept ◀de▶ « culture nationale » corresponde à des réalités, et si possible culturelles. Or il correspond avant tout, et depuis ◀les▶ débuts du dernier siècle, à des prétentions politiques émises d’abord par ◀la▶ France et ◀l’▶Allemagne sur ◀la▶ foi ◀de▶ leurs penseurs romantiques. ◀L’▶idée qu’il y aurait en Europe un certain nombre ◀de▶ cultures nationales, bien distinctes et autonomes, dont ◀l’▶addition constituerait ◀la▶ culture européenne, est une simple illusion ◀d’▶optique scolaire. Elle se dissipe comme brume au soleil à la lumière de ◀l’▶Histoire. ◀La▶ culture européenne n’est pas et n’a jamais été une addition ◀de▶ cultures nationales. Elle est ◀l’▶œuvre ◀de▶ tous ◀les▶ Européens qui ont pensé et créé depuis trois-mille ans, indépendamment des États-nations qui divisent aujourd’hui ◀l’▶Europe, et dont la plupart (non des moindres) ont au plus cent ans ◀d’▶existence : il faut admettre au moins que ◀la▶ culture s’était constituée avant eux !
Je me contenterai, pour illustrer ce point, ◀d’▶un seul exemple : ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀la▶ musique en Europe. Elle naît avec ◀le▶ chant grégorien au vie siècle en Italie, s’enrichit au couvent de Saint-Gall avec ◀les▶ séquences et ◀les▶ tropes, se constitue ◀d’▶une manière autonome avec ◀les▶ troubadours du Languedoc, dès ◀le▶ xiie siècle, à Saint-Martial de Limoges, à Notre-Dame ◀de▶ Paris, puis plus tard en Champagne et dans ◀le▶ Nord — Philippe de Vitry, Guillaume de Machaut — et à Florence simultanément — laudi et madrigaux — enfin à ◀la▶ cour ◀de▶ Bourgogne et dans ◀les▶ Flandres. Entre ◀les▶ cités flamandes et ◀les▶ cités italiennes, le long du grand axe commercial ◀de▶ ◀la▶ Renaissance, celui qui relie Venise et Bruges, ◀les▶ échanges ◀de▶ compositeurs et ◀de▶ styles se multiplient au xve siècle : Guillaume Dufay en est ◀l’▶illustration. Une nouvelle école s’épanouit dans ◀les▶ Flandres avec Ockeghem et Josquin des Prés. Elle rayonne en Bourgogne, en France, et ◀de▶ ◀l’▶Espagne à ◀la▶ Bohême, et redescend vers ◀l’▶Italie qu’elle enrichit ◀de▶ ses nombreuses découvertes, jusqu’au xvie siècle, quand Roland de Lattre, né à Mons, devient Orlando Lasso à Rome et à Naples, puis Roland de Lassus à Paris et en Bavière. Plus tard, ◀les▶ Allemands comme Heinrich Schütz viennent s’initier auprès des maîtres vénitiens. Bach copie avec application des œuvres ◀de▶ Vivaldi. Au xixe siècle, ◀le▶ centre ◀de▶ gravité ◀de▶ ◀la▶ musique européenne se déplace vers ◀les▶ régions germaniques, Hanovre, ◀la▶ Saxe, Vienne, Bayreuth. C’est alors auprès des maîtres allemands que les premiers compositeurs ◀de▶ Moscou et ◀de▶ Saint-Pétersbourg apprennent leur métier. Au début du xxe siècle, plusieurs Russes, tels que Stravinsky, influenceront à leur tour ◀la▶ musique occidentale, en imposant leurs œuvres à Paris… ◀L’▶évolution ◀de▶ ◀la▶ peinture suit à peu de choses près ◀les▶ mêmes voies. Or ces voies, notons-◀le▶, traversent avec une glorieuse indifférence une bonne douzaine ◀de▶ nos frontières actuelles. Elles relient des cités, des foyers ◀de▶ création, des maîtres, et non pas des nations. Ce que ◀l’▶on nomme parfois, pendant ◀la▶ Renaissance, ◀la▶ « nation » ◀d’▶un musicien ou ◀d’▶un peintre, c’est simplement ◀l’▶école locale ou régionale dans laquelle il s’est formé.
◀D’▶où vient alors cette illusion ◀d’▶optique, cette croyance si rarement mise en doute depuis un siècle et demi, en ◀l’▶existence ◀de▶ cultures nationales ? C’est avant tout ◀le▶ fait ◀de▶ ◀la▶ langue qui ◀l’▶entretient. Quand on dit que ◀les▶ Suisses romands se rattachent à ◀la▶ « culture française », on ne pense qu’à ◀la▶ langue française. Or celle-ci n’est nullement une propriété ◀de▶ ◀la▶ nation française actuelle, à ◀l’▶ensemble ◀de▶ laquelle elle fut imposée par un décret ◀de▶ François Ier, daté ◀de▶ 1539. On parle encore dans ◀la▶ France ◀d’▶aujourd’hui sept ou huit langues différentes : ◀l’▶allemand, ◀le▶ flamand, ◀le▶ breton, ◀le▶ basque, ◀le▶ catalan, ◀le▶ provençal et au moins deux dialectes italiens, pour ne rien dire ◀de▶ ◀l’▶arabe hier encore. En revanche, on parle français dans des provinces ◀de▶ quatre autres nations. De même, ◀l’▶allemand ne saurait définir une « culture nationale », étant ◀la▶ langue maternelle ◀de▶ populations qui vivent dans sept ou huit États différents.
Il faut donc commencer par faire violence aux réalités linguistiques si ◀l’▶on veut ◀les▶ amener à coïncider approximativement avec ◀les▶ frontières ◀d’▶une ◀de▶ nos nations modernes. Mais il y a plus. ◀La▶ langue ne saurait à elle seule définir une culture : elle n’est guère qu’un des éléments ◀de▶ ◀la▶ culture en général, si essentiel soit-il. Tous ◀les▶ autres : religion, philosophie, morale, beaux-arts, folklore, sciences, technique et architecture, sont largement ou complètement indépendants des langues modernes, et ne sont, ◀de▶ toute évidence, pas réductibles à des cadres nationaux.
« Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » peut donc dire ◀la▶ culture européenne à chacun des vingt-cinq États-nations qui ont découpé et longtemps déchiré ◀le▶ corps ◀de▶ notre continent.
Or il se trouve que ◀les▶ Suisses sont préservés — ou devraient ◀l’▶être mieux que ◀les▶ autres — ◀de▶ ◀l’▶illusion des cultures nationales, du seul fait ◀de▶ ◀la▶ composition linguistique ◀de▶ leur État. Ils sont en mesure ◀de▶ savoir mieux que d’autres que ◀la▶ vie culturelle ◀de▶ leurs cités ne dépend pas ◀d’▶entités nationales en tant que telles, mais se rattache directement au complexe culturel européen ; de même que ◀les▶ villes libres du Moyen Âge et ◀les▶ trois cantons primitifs furent déclarés « immédiats à ◀l’▶Empire », et c’était là franchise et garantie ◀de▶ liberté contre ◀les▶ princes ◀de▶ ◀l’▶époque, — nous dirions aujourd’hui : contre ◀les▶ États-nations.
◀La▶ véritable unité ◀de▶ base ◀de▶ ◀la▶ culture étant ◀de▶ ◀la▶ sorte identifiée, ◀la▶ question qui se pose est ◀de▶ savoir comment certaines cités ou certaines régions parviennent alors à se différencier, à s’individualiser sur ce fond commun.
Si je cherche pourquoi et en quoi ◀les▶ Suisses romands, par exemple, se différencient ◀de▶ leurs voisins français — ou en tout cas du stéréotype ◀de▶ ◀la▶ culture française — bien que parlant (à peu près) ◀la▶ même langue, je trouve ceci :
1° ◀La▶ culture, dans nos cantons, n’est pas liée à ◀l’▶État, et n’a jamais été un moyen ◀de▶ puissance ◀de▶ ◀l’▶État87 ;
2° ◀La▶ culture vit chez nous dans ◀de▶ petits compartiments naturels ou historiques — cité ◀de▶ Genève, pays ◀de▶ Vaud, Neuchâtel ou ◀La▶ Chaux-de-Fonds, Jura bernois, Fribourg, moitié francophone du Valais —, qui n’ont jamais été unifiés, uniformisés par un pouvoir central, comme ce fut ◀le▶ cas des provinces françaises, sous plusieurs régimes ;
3° Nous sommes ◀de▶ vieilles républiques fondées sur une large autonomie des communes ;
4° ◀Le▶ protestantisme est majoritaire en Suisse romande ; il a déterminé une grande partie ◀de▶ nos mœurs, notre exigeant souci moral et notre méfiance pour ◀les▶ cérémonies, — à moins que son adoption n’ait résulté ◀de▶ notre tempérament particulier, mais cela revient au même ;
5° Nous ne sommes pas seulement voisins du monde germanique : nous sommes en osmose avec lui, bien davantage que beaucoup d’entre nous n’en ont conscience ou ne voudraient ◀l’▶admettre.
◀D’▶où résulte qu’un Suisse romand — et tout ce que je viens de dire, mutatis mutandis, vaut aussi pour ◀le▶ Suisse alémanique par rapport à ◀l’▶Allemagne — dépend ◀de▶ plusieurs entités indépendantes et ◀d’▶ordres divers, ◀les▶ unes plus petites que ◀la▶ Suisse et ◀les▶ autres beaucoup plus vastes. Par ses allégeances civiques, il se rattache à sa commune, à son canton, et à ◀la▶ Confédération ; par son allégeance religieuse, à ◀la▶ Réforme ou à ◀l’▶Église catholique, qui sont mondiales ; par sa langue, au domaine français ; par sa culture enfin, aux sources variées ◀de▶ ◀l’▶Europe antique, médiévale et moderne. Autant ◀de▶ réalités ou ◀d’▶entités qui n’ont pas ◀les▶ mêmes frontières, qui ne se couvrent que très partiellement, et qui permettent un très grand nombre ◀de▶ combinaisons originales. On ne saurait être moins conforme aux devises des États totalitaires. On ne saurait être plus libre ◀de▶ se choisir, j’entends ◀de▶ se faire homme à sa manière, et non point à celle ◀de▶ ◀l’▶État.
◀D’▶où ◀la▶ densité culturelle ◀de▶ ce petit coin ◀de▶ pays, — éducation aux trois degrés, lettres et arts, sciences et techniques. Densité sans nul doute supérieure à celle ◀d’▶une tranche quelconque ◀d’▶un million et demi ◀d’▶habitants, choisie dans l’une des grandes nations voisines. Et ce n’est pas un éloge ◀de▶ ◀la▶ petitesse en soi, ni des petites dimensions matérielles ou morales, mais au contraire de ◀la▶ pluralité des dimensions et ◀de▶ ◀la▶ variété des allégeances possibles, ◀les▶ unes locales ou régionales et ◀les▶ autres universelles, telles que ◀le▶ fédéralisme ◀les▶ implique et permet ◀de▶ ◀les▶ composer.
Il est vrai que ce régime peut conduire moralement à ◀la▶ médiocrité dorée, politiquement au neutralisme ◀de▶ ◀l’▶autruche, et dans ◀le▶ domaine culturel à préférer ◀les▶ moyennes rassurantes aux œuvres fortes. Offrant un jeu ◀de▶ petites et ◀de▶ grandes dimensions à composer diversement, il satisfait trop facilement, dit-on, ceux qui choisissent ◀de▶ s’installer dans ◀les▶ petites. Mais la plupart des hommes veulent, et méritent sans doute, ◀la▶ sécurité avant tout. Ce phénomène n’est pas particulier à ◀la▶ Suisse, mais peut-être ◀les▶ Suisses moyens trouvent-ils dans ◀les▶ structures fédérales ◀de▶ leur pays une protection plus efficace ◀de▶ leur vie culturelle et civique, comme ◀de▶ leur paix. On voit mal ce qu’ils gagneraient à échanger cette paix — que ◀l’▶on jalouse parfois, tout en ◀la▶ couvrant ◀de▶ sarcasmes — contre ◀les▶ régimes prestigieux, épris ◀de▶ grandeur et ◀d’▶idéologies, et qui aboutissent périodiquement à faire tuer des millions ◀d’▶hommes au nom de principes réputés immortels ou « millénaires » mais que ◀les▶ générations suivantes récusent.
Quant à ceux qui assument leurs plus grandes dimensions, on admettra qu’un régime pluraliste leur ouvre ◀de▶ belles perspectives : qu’ils y entrent et qu’ils ◀les▶ explorent, ils s’y sentiront vite chez eux, sans avoir à renier leur clocher. Définition ◀de▶ ◀la▶ liberté fédéraliste : ◀le▶ droit ◀d’▶appartenir à plusieurs clubs.
Nos meilleurs écrivains ◀de▶ Suisse romande (pour ne prendre que cet exemple, qui est ◀le▶ plus délicat, étant lié à ◀la▶ langue, laquelle ne pose pas ◀de▶ problèmes pour ◀le▶ savant, ◀l’▶architecte ou ◀le▶ musicien) ont été nos meilleurs Européens ; ◀de▶ Rousseau à Gonzague de Reynold, en passant par ◀le▶ groupe ◀de▶ Coppet dans ◀le▶ passé, et ◀de▶ nos jours par un Robert de Traz, ou un Charles-Albert Cingria, Européens ◀de▶ conviction sans doute et souhaitant ◀l’▶union du continent, mais plus authentiquement encore : dans ◀la▶ mesure où ils puisaient naturellement aux sources ◀les▶ plus variées ◀de▶ notre culture commune, germaniques et anglo-saxonnes autant que françaises et latines.
Et si ◀l’▶on cite C. F. Ramuz contre ma thèse, faut-il rappeler que ce grand écrivain s’est formé à ◀l’▶école ◀de▶ Paris, mais aussi à ◀l’▶école ◀de▶ Cézanne, puis des romanciers russes, enfin ◀de▶ Goethe ? Il se voulait un pur Vaudois, séparatiste. (Car c’était là ◀le▶ véritable sens ◀de▶ son fédéralisme étroit.) Cette erreur ◀l’▶a peut-être soutenu en tant qu’artiste, comme il arrive ; elle n’en fut pas moins responsable ◀de▶ certaines limitations ◀de▶ son œuvre.
◀D’▶un pays où ◀le▶ centre est partout
Donc point ◀de▶ capitale, point ◀de▶ bourse des valeurs nationales, point ◀de▶ centre unique et prestigieux, attirant tous ◀les▶ regards et toutes ◀les▶ ambitions. ◀La▶ vie ◀de▶ ◀la▶ culture en Suisse se passe dans une série ◀de▶ cercles qui se recoupent, ayant leur centre un peu partout dans ◀le▶ pays ou hors de lui, et point ◀de▶ circonférence domanière et douanière.
Cette situation bizarre en apparence est très conforme au génie ◀de▶ ◀la▶ culture occidentale, car celle-ci a toujours été faite par des foyers locaux et non par des nations ; par des écoles fermées puis internationales ; par des styles qui ne connaissaient ni péages ni frontières politiques ; et par des traditions communes à tous nos peuples, comme ◀la▶ grecque, ◀la▶ romaine, ◀la▶ judéo-chrétienne, ◀la▶ celte, ◀la▶ germanique, etc., bien antérieures aux découpages en couleurs plates ◀de▶ nos atlas. ◀La▶ multiplicité des foyers créateurs fournit à ◀la▶ culture ses meilleures chances, et c’est elle qui, dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ Suisse — compartimentée à ◀l’▶extrême mais liée par plusieurs réseaux ◀d’▶échanges spirituels avec ses voisins — constitue ◀la▶ raison suffisante du phénomène ◀de▶ rayonnement européen que je constatais tout à ◀l’▶heure.
Marquons maintenant ◀les▶ principales étapes ◀de▶ notre histoire culturelle, considérée comme celle ◀de▶ foyers ◀de▶ créations successifs et parfois simultanés.
Il y avait eu Saint-Gall. Son abbaye fondée au commencement du viiie siècle, sa bibliothèque célèbre, ◀les▶ séquences du moine musicien Notker le Bègue, ◀les▶ Chroniques du moine Ekkehard ; une première « civilisation », sur laquelle Charles-Albert Cingria a écrit un petit chef-d’œuvre ◀de▶ poétique érudition. Mais c’était bien avant ◀les▶ Ligues suisses.
Tout commence avec ◀l’▶humanisme ◀de▶ ◀la▶ Réforme. Bâle avec sa jeune université fondée en 1460 attire Érasme, Thomas Platter et Paracelse, Holbein et ◀les▶ peintres ◀de▶ ◀l’▶école rhénane, et ◀les▶ grands éditeurs humanistes, dont le premier est Frobenius. Zurich, avec ◀les▶ réformateurs Zwingli et Bullinger, auxquels se joignent ◀le▶ Saint-Gallois Vadian et ◀le▶ poète allemand Ulrich von Hutten, rayonne sur ◀la▶ Suisse et ◀les▶ Allemagnes, Genève enfin, avec Calvin et Théodore de Bèze, devient en peu ◀d’▶années l’un des pôles ◀de▶ ◀l’▶Europe.
À ces trois métropoles protestantes répondent dès ◀le▶ xviie siècle ◀les▶ centres jésuites ◀de▶ Lucerne, Soleure et Fribourg, qui favorisent ◀le▶ théâtre sacré et populaire, puis ◀le▶ grand style baroque, dont ◀l’▶abbaye bénédictine ◀d’▶Einsiedeln va devenir à la fois ◀l’▶illustration et ◀la▶ maison mère en Suisse.
Au xviiie siècle, il semble que ◀de▶ grands coups ◀de▶ vents européens raniment simultanément tous ◀les▶ foyers anciens, et même Berne, qui pour la première fois s’illustre aux yeux du monde par ◀le▶ génie ◀d’▶un ◀de▶ ses patriciens, Albert de Haller. Cet anatomiste, chirurgien, botaniste et poète national, président ◀de▶ ◀l’▶Académie des sciences ◀de▶ Göttingen et membre ◀de▶ vingt autres corps savants ◀d’▶Europe, n’obtint d’ailleurs ◀de▶ sa cité qu’une charge ◀de▶ scrutateur du Sénat.
◀De▶ Zurich, ◀l’▶« École suisse », initiée par J. J. Bodmer et J. J. Breitinger, étend rapidement son autorité à toute ◀la▶ littérature allemande, qu’elle dominera sans conteste jusqu’à ◀la▶ fin du siècle, et qu’elle a contribué à faire entrer dans ◀la▶ littérature universelle : Herder et Goethe vont découvrir par elle Homère, Dante et Milton, ◀les▶ Nibelungen et ◀les▶ minnesänger. ◀Les▶ célèbres « Idylles » ◀de▶ Salomon Gessner, ◀la▶ physiognomonie mystique ◀de▶ Lavater, ◀la▶ pédagogie ◀de▶ Pestalozzi et ◀la▶ peinture ◀de▶ Füssli sont nées dans ◀le▶ cercle ◀de▶ Bodmer.
Bâle dans ◀le▶ même temps voit naître, héritiers imprévus mais fidèles ◀de▶ ses traditions humanistes et piétistes, une pléiade ◀de▶ mathématiciens rivalisant ◀de▶ génie : Léonard Euler et ◀les▶ huit Bernoulli en font « ◀la▶ capitale des sciences exactes » ◀de▶ leur époque.
Et Genève ? Elle assiste aux combats homériques entre celui qui signe ses lettres « ◀le▶ Suisse Voltaire » et celui qui signe ses livres « Rousseau, citoyen ◀de▶ Genève ». Elle fait des sciences physiques et naturelles ; invente avec Saussure ◀l’▶alpinisme, développe des banques, prête Necker à ◀la▶ France et prépare ◀l’▶idéologie qu’adoptera ◀la▶ Révolution, dans sa première phase libérale.
Au tournant du xixe siècle, c’est par Coppet, château ◀de▶ Necker où Germaine de Staël tient sa cour, que vont passer ◀d’▶est en ouest ◀les▶ grands courants du romantisme et du libéralisme économique et politique : grâce à Schlegel, Sismondi et Constant.
Cinquante ans plus tard, c’est à Bâle que s’allume un nouveau foyer : Bachofen inaugure par son « Matriarcat » une conception sociologique ◀de▶ ◀l’▶ethnographie, Jacob Burckhardt restitue ◀la▶ virtù ◀de▶ ◀la▶ Renaissance des condottieri autant que des artistes, et toute ◀l’▶œuvre ◀de▶ Nietzsche, son fervent disciple et jeune collègue ◀de▶ faculté, est marquée par cet enseignement.
Plus discrets, des foyers ◀de▶ pensée confessionnelle sont entretenus à Lausanne (née à ◀l’▶indépendance avec ◀le▶ siècle seulement) par des moralistes et philosophes protestants tels qu’Alexandre Vinet et Charles Secrétan ; à Lucerne (après ◀la▶ défaite du Sonderbund dont cette ville avait été ◀la▶ capitale) par des historiens et penseurs politiques conservateurs tels que Aanton-Ph. von Segesser, qui tente ◀de▶ réinterpréter ◀le▶ fédéralisme en termes catholiques, et par un philosophe romantique et radical ◀d’▶une profonde originalité, Ignaz Vital Troxler.
Dans la première moitié ◀de▶ notre siècle, ◀le▶ tour ◀de▶ Genève revient une fois de plus : Ferdinand de Saussure fonde ◀la▶ linguistique générale, et ◀l’▶Institut Rousseau fonde ◀la▶ pédagogie moderne. Tandis qu’à Zurich, qui a vu revivre au milieu du xixe siècle une « école suisse » ◀de▶ romanciers et ◀de▶ poètes avec Gottfried Keller et C. F. Meyer, ◀le▶ génie paracelsien ◀de▶ C. G. Jung opère une révolution fondamentale dans ◀la▶ psychologie et ◀la▶ science des religions. Dans ◀la▶ même ville, Einstein fait ses études, devient citoyen suisse en 1901, puis après quelques années passées à Berne comme employé au Bureau général des Brevets, est nommé professeur à ◀l’▶Université : c’est ◀le▶ temps où il met au point sa théorie ◀de▶ ◀la▶ relativité restreinte. Zurich n’a pas su retenir ce jeune génie ◀d’▶allure tranquille mais peu professorale.
Il y eut ensuite ◀la▶ naissance ◀de▶ Dada au café Voltaire, à Zurich encore, et depuis lors cette ville est restée ◀le▶ centre des tentatives ◀d’▶avant-garde en Suisse : architecture, théâtre et opéra.
Il y eut une renaissance régionaliste ◀de▶ ◀la▶ Suisse romande sous ◀l’▶impulsion des Cahiers vaudois ◀de▶ Ramuz et ◀de▶ ses amis, et Lausanne est restée ◀le▶ centre ◀de▶ ce qu’il y a ◀de▶ vie littéraire dans ce pays : cafés, revues, coteries, prix, intrigues, éditeurs.
Il y eut enfin ◀l’▶essor ◀de▶ Genève au temps de ◀la▶ SDN, et ◀la▶ Genève des Nations unies est restée ◀le▶ centre ◀de▶ grandes organisations internationales, ◀de▶ rencontres, ◀de▶ revues, ◀d’▶instituts ◀de▶ recherches.
Ce tableau ◀de▶ foyers qui s’allument, s’éteignent et se rallument comme au hasard, tout indépendamment ◀les▶ uns des autres, nous révèle certes une densité remarquable ◀de▶ créations dont beaucoup firent époque, mais aucun dessein général. Toutes ces cités ont moins ◀de▶ relations entre elles qu’avec ◀les▶ grands ensembles européens. Comment sentir ce qui peut être suisse dans ◀le▶ rayonnement ◀d’▶énergie spirituelle qu’elles émettent tour à tour ? En outre, cette topographie n’indique guère que des points ◀de▶ concentrations ◀de▶ forces, laisse ◀de▶ côté beaucoup de régions où quelque génie peut surgir. Il faudrait y aller voir de plus près. J’irai donc me promener librement dans notre paysage culturel, prenant des notes comme on ◀le▶ fait parfois en parcourant une grande exposition et m’arrêtant seulement si quelque chose m’arrête : délibérément subjectif. Car je cherche à savoir ce qui me retient dans ce que des Suisses ont produit, et quel est ◀le▶ rapport, s’il existe, entre leurs œuvres et ce pays.
◀La▶ peinture : ◀de▶ Nicolas Manuel à Paul Klee
Elle prend en Suisse un beau départ avec Holbein et ◀l’▶école rhénane, centrée sur Bâle. Voici comment je ◀l’▶ai découverte, au mois ◀de▶ mars 1940, étant alors mobilisé à Berne. C’était encore ◀la▶ « drôle ◀de▶ guerre » : la plupart se refusaient à croire au pire, qui menaçait à bout portant, et ◀la▶ neutralité nous obligeait à ne pas dire un mot plus haut que l’autre. Une exposition ◀de▶ peintres suisses au xvie siècle me fit écrire sur ◀le▶ plus grand d’entre eux — ◀l’▶homme au poignard enguirlandé — ◀les▶ pages qui suivent.
Oui, je veux opposer ◀la▶ Suisse de Manuel à ◀l’▶Helvétie des manuels ! Et qu’importe ◀le▶ calembour, s’il fait hésiter ◀les▶ corrects dans un pays trop ajusté.
Ah ! Nicolas Manuel Deutsch, on ne s’embêtait pas ◀de▶ ton temps ! On allait faire ◀la▶ guerre en Italie pour ◀le▶ plaisir ◀d’▶un sang violent, et quand ◀les▶ lansquenets trichaient au jeu mortel, quand ◀les▶ canons détruisaient ◀l’▶art des armes, on rentrait écœuré mais libre, et ◀l’▶on exhalait sa colère dans un chant débordant ◀d’▶injures : « Tu mens plus largement que ta gueule n’est fendue !… Tu t’es creusé un trou en terre comme un cochon dans son fumier !… O toi mon doux petit faiseur ◀de▶ rimes, je te tire une crotte sur ◀le▶ nez, trois dans ◀la▶ barbe »88 Mais nous voici mieux muselés que ces ours du duc de Milan ramenés en laisse, après Novare, par-dessus ◀les▶ Alpes, jusqu’à Berne. Quant à quitter ◀la▶ guerre il n’y faut plus songer, ce serait quitter du même pas ◀la▶ planète…
Un vers du temps — ◀d’▶un peu plus tard, sans doute, mais c’est encore ◀le▶ même rythme ◀de▶ vie — vient mêler sa guirlande à mes images, comme ◀la▶ devise du tableau, tandis que je songe à ◀la▶ vie ◀de▶ Nicolas Manuel Deutsch. C’est un autre guerrier qui parle en ses Tragiques ◀d’▶une nuit
Par ◀le▶ pinceau, par ◀l’▶épée et ◀la▶ plume. Manuel n’a cessé ◀de▶ provoquer ◀la▶ mort. Dans toute son œuvre, au cœur ◀de▶ son lyrisme, elle tient ◀le▶ lieu ◀de▶ ◀la▶ passion ◀d’▶amour, et c’est elle qu’il invite à ◀la▶ danse avec une fougue adolescente, une peur naïve, un courage chrétien. Mort des martyrs et mort bourgeoise, mort soldatesque et mort ◀de▶ carnaval, vierge, paysanne ou fille à lansquenets, c’est toujours elle qui ◀le▶ rejoint ou qu’il poursuit dans ◀les▶ métamorphoses ◀de▶ sa vie : toujours vêtue aux couleurs ◀de▶ sa fièvre et ◀de▶ sa nouvelle aventure.
Pourquoi ◀les▶ hommes ◀les▶ plus vivants ◀de▶ cette époque, où ◀la▶ vie s’exaspère, ont-ils fait à ◀la▶ mort, dans leurs rêves, ◀la▶ part que nous fîmes à ◀l’▶amour ? Urs Graf, Holbein, Grünewald et tant d’autres, connus ou anonymes, dira-t-on que ce fut leur romantisme ? Mais non, ◀le▶ romantisme est littéraire, et ces hommes ont ◀le▶ regard net, accoutumé à taxer ◀le▶ réel avec une dure exactitude : face au danger. Leur Suisse est au sommet ◀de▶ son élan vers ◀la▶ conquête et ◀la▶ richesse, au comble ◀de▶ sa gloire et ◀de▶ son risque. Elle n’a jamais été moins neutre, moins confinée dans ses moyennes, ni moins en garde contre ◀les▶ tentations ◀de▶ ◀la▶ grandeur. Elle est sérieuse parce qu’elle est menacée et menaçante ; parce qu’elle est tout ◀le▶ contraire ◀d’▶un pays « ◀d’▶assurés ». Sérieuse et impétueuse comme ceux qui savent que ◀la▶ vie n’est pas ◀le▶ but ◀de▶ ◀la▶ vie, qu’elle ne mérite pas ◀de▶ majuscule, et qu’elle est quelque chose qui doit brûler, flamber, et non pas rapporter du trois pour cent. Sérieuse comme ce qui compte avec ◀la▶ mort, comme ce qui compte avec ◀l’▶esprit, — avec ◀la▶ profondeur et ◀la▶ hauteur sans quoi toute vie demeure plate et basse.
Quanto bella giovinezzaChe si fugge tuttavia !Chi vuol esser lieto, sia !Di doman non c’è certezza.
Ainsi chantait Laurent le Magnifique. Manuel et ses contemporains savent et disent à leur manière que « ◀de▶ demain rien n’est certain ». Mais ce qu’ils sentent menacé, ce n’est point ◀la▶ jeunesse et ◀l’▶amour, je ne sais quel printemps platonicien, c’est ◀la▶ vie savoureuse et forte qui figure à leurs yeux ◀le▶ train normal ◀de▶ ◀l’▶homme. Leur œuvre illustre ◀la▶ vision ◀de▶ ◀l’▶Ecclésiaste, ce grand maître du vrai réalisme : « Jette ton pain sur ◀la▶ face des eaux, car avec ◀le▶ temps tu ◀le▶ retrouveras : donnes-en une part à sept, et même à huit, car tu ne sais pas quel malheur peut arriver sur ◀la▶ terre. » ◀Le▶ secret ◀de▶ ◀la▶ vie généreuse est ◀la▶ conscience ◀de▶ sa brève vanité.
Dix-huit siècles ◀de▶ chrétienté ont prêché sur ◀le▶ thème du memento mori, mais nous préférons aujourd’hui ◀l’▶éloge ◀de▶ ◀la▶ vie au grand air. Et tout se passe comme si ◀le▶ souci ◀de▶ ◀l’▶hygiène et celui ◀de▶ ◀l’▶épargne dans tous ◀les▶ domaines tuaient en nous ◀le▶ sens métaphysique.
Sobre dans ◀la▶ plus libre fantaisie, mais énergique : je ne cesse ◀d’▶admirer chez Manuel la plupart des vertus qui nous manquent. Böcklin manque ◀de▶ sobriété, Hodler aussi. ◀D’▶où ◀l’▶espèce ◀de▶ niaiserie qui affecte essentiellement ◀les▶ solennelles démonstrations ◀d’▶art du premier, ◀le▶ gigantesque méthodique du second. Et quant à ◀l’▶élégance dans ◀le▶ style énergique, ou au contraire à ◀l’▶énergie dans ◀la▶ libre invention lyrique, ce sont là des secrets spirituels dont la plupart des artistes modernes paraissent ignorer même ◀l’▶existence, soit qu’ils rêvassent dans ◀la▶ couleur ou cernent brutalement des figures sans mystère.
Manuel est un nerveux, mais ◀de▶ ferme écriture : un imaginatif, mais sans excitation ; un homme qui prend ◀les▶ choses telles qu’elles sont, ni vulgaires, ni belles en soi, mais ◀les▶ compose avec une liberté puissamment significative. ◀Le▶ sens des fins dernières et une facture, ce qu’il faut pour faire du grand art, pour composer des hommes et des paysages dans une architecture théologique, c’est à peu près ce que nous avons perdu par une longue suite ◀de▶ « libérations » qui ne laissent enfin subsister que ◀la▶ plus discutable envie ◀de▶ peindre…
Son réalisme ne fait pas ◀d’▶histoires, parce qu’il n’est pas une polémique, mais une acceptation des choses, à toutes fins utiles ou spirituelles, à ◀la▶ volée ◀d’▶une imagination qui se soucie d’abord ◀de▶ composer. Entre une épaule et une arcade, vous découvrez un lac entouré ◀de▶ cultures, ◀de▶ beaux champs gras, des laboureurs et des bateaux, toute une nature à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶homme, portant ◀les▶ marques ◀de▶ ◀l’▶usage, et dominée par quelques Alpes qui sont des vagues à peine figées dans leur élan. Une Suisse réelle, et non pas un décor : non pas un état d’âme vaporeux, comme ◀les▶ idylles du xviiie siècle, non pas ◀l’▶opéra romantique, bien moins encore ces planches ◀de▶ minéralogie que nous bariolent ◀les▶ peintres ◀d’▶Alpe. Ce qu’il peint, lui, c’est ◀la▶ terre des hommes, vue par ◀les▶ yeux ◀de▶ qui ◀l’▶habite et ◀l’▶utilise, et non point des « paysages » ou des « vues » que ◀l’▶« Art » dissout en impressions, et que ◀la▶ photo durcit et fixe comme nul regard vivant n’a jamais rien perçu.
Mais je m’attarde à ces tableaux, et Manuel n’est pas un « artiste » au sens moderne et bien suspect du terme. Un beau jour, fatigué ◀de▶ signer ◀d’▶un poignard ses tumultueuses compositions, il se joint aux guerriers du chevalier ◀de▶ Stein, va combattre à Novare et pille ◀la▶ cité, assiste à ◀la▶ défaite ◀de▶ ◀la▶ Bicoque, crie son indignation dans un furieux poème, et s’en revient à Berne pour y faire ◀la▶ Réforme. Il écrira d’abord des jeux ◀de▶ carnaval qui sont en vérité bien plus que des satires « contre ◀le▶ pape et sa séquelle » : des catéchismes illustrés, tout comme sa Danse des Morts en était un. Le premier jeu se termine sur ce vers :
Et voilà qui résume toute sa vie. Car ce poignard, c’était déjà celui qu’il joignait à son monogramme, enguirlandé au coin ◀de▶ ses tableaux ; arme réelle du guerrier suisse, signe des vieilles libertés ; et maintenant sceau des poèmes qu’il dédie « à ◀la▶ gloire ◀de▶ Dieu ».
Quand on dit chez nous ◀de▶ quelqu’un « qu’il a fait un peu tous ◀les▶ métiers », ce n’est pas un éloge, il s’en faut, c’est plutôt une manière ◀de▶ lui refuser cette considération bourgeoise qui s’attache aux carrières monotones. Mais ◀la▶ grandeur ◀d’▶un Manuel, et ◀de▶ plusieurs à son époque, est ◀d’▶avoir su conduire leur vie vers un but qui transcende toutes nos activités. Fougueux et appliqué dans sa peinture, Manuel n’hésite pas un instant à planter là pinceaux et chevalet lorsque, ayant dominé son art, il entrevoit une action plus urgente. Poète satirique ou guerrier, architecte ou négociateur, à quelle passion maîtresse ordonna-t-il sa vie ? Peut-être à ◀la▶ recréation ◀d’▶une unité ◀de▶ rythme et ◀de▶ vision au sein d’un monde qui perdait ses mesures. Et quand ◀le▶ lieu du grand débat devient enfin ◀l’▶Église et sa réforme, courant toujours au plus pressé, au plus vivant, Manuel se fait théologien ; puis, après ◀la▶ victoire, homme d’État.
Je vois ainsi ◀l’▶unité ◀de▶ sa vie dans ◀la▶ recherche ◀d’▶une forme et ◀d’▶un sens. Si ◀l’▶art n’y suffit pas, c’est que ◀le▶ mal est profond : ◀d’▶où ◀la▶ nécessité ◀d’▶agir sur ◀la▶ cité. Si ◀la▶ cité n’a plus ◀de▶ vraies mesures, c’est ◀l’▶Église qui doit ◀les▶ refaire. Qu’elle s’y refuse, il faut ◀la▶ réformer. Après quoi ◀l’▶on pourra rebâtir un État…
◀La▶ sagesse des manuels a ◀le▶ don ◀de▶ stériliser ◀d’▶un seul mot ◀l’▶exemple ◀d’▶une vie trop ardente : « romantique » ou « aventurier » ou mieux encore « homme ◀de▶ ◀la▶ Renaissance ». Rappelons alors que ce guerrier fut bon époux, et bon père ◀de▶ six enfants ; que cet artiste, l’un des plus grands ◀de▶ son pays, fut aussi ◀le▶ plus raisonnable parmi ◀les▶ chefs ◀de▶ ◀la▶ Réformation. ◀L’▶année même où pour divertir Zwingli et ses savants collègues il leur envoie ◀le▶ manuscrit ◀d’▶une satire contre ◀la▶ messe, on vante à Berne ◀la▶ modération ◀de▶ ses discours lors des débats ◀de▶ religion. Ce dernier trait achève ◀de▶ peindre ◀le▶ sérieux ◀de▶ ce fantastique. Mais je m’aperçois un peu tard que j’oubliais ◀de▶ citer sa devise, inscrite au coin ◀de▶ quelques-uns ◀de▶ ses dessins : NKAW, ce qui veut dire : « Personne ne peut tout savoir » (Nieman kan ails wüssen, dans ◀l’▶allemand du temps). Comme pour s’excuser, comme s’il croyait au fond qu’on devrait tout savoir, et que pourtant… C’est ◀la▶ passion ◀de▶ ◀la▶ Renaissance, si ◀l’▶on veut. Je crois plutôt que c’est encore ◀l’▶angoisse avide ◀d’▶une unité ◀de▶ sens spirituel, inaccessible à tout « savoir » aussi vaste qu’on ◀l’▶imagine.
◀Le▶ 21 mars 1530, Manuel parut pour la dernière fois à ◀la▶ Diète ◀de▶ Baden. Du 1er au 12 avril, il assiste chaque jour aux séances du Conseil ◀de▶ Berne. ◀Le▶ 16, on signale son absence. ◀Le▶ 18, on ◀le▶ confirme dans sa charge ◀de▶ banneret. ◀Le▶ 20 avril, il n’est plus. « Pareil au cierge qui se consume ◀d’▶autant plus vite qu’il a mieux éclairé — écrit un chroniqueur du temps — notre banneret Manuel apparut parmi nous comme un flambeau brûlant et éclatant. Survint alors ◀la▶ maladie qui nous ◀l’▶arrache dans sa quarante-sixième année. »
◀Le▶ seul autoportrait qui subsiste ◀de▶ lui nous ◀le▶ montre à ◀la▶ fin ◀de▶ sa vie : un regard doux et perspicace, un visage aigu ◀de▶ malade, peint avec ◀la▶ véracité ◀d’▶un homme qui sait exactement ce que vaut une vie ◀d’▶homme devant Dieu.
Conrad Witz peint un Christ vêtu ◀de▶ rouge marchant sur ◀les▶ eaux vertes et transparentes ◀de▶ ◀la▶ rade ◀de▶ Genève, vers une barque chargée ◀d’▶apostoliques pêcheurs. Paysage ◀de▶ Préalpes dans ◀le▶ fond. C’est ◀le▶ plus beau tableau peint en Suisse et aussi ◀le▶ plus ancien, ◀de▶ ceux qui comptent. Urs Graf dessine des guerriers empanachés, sauvages et carrément obscènes, qu’il entoure parfois ◀de▶ graphismes baroques ◀d’▶une extrême élégance nerveuse. Hans Baldung Grien, Hans Leu, Hans Fries, réalistes du rêve eux aussi, bons artisans mais ◀d’▶imagination surexcitée. Max Ernst m’a dit un jour que c’étaient ses vrais maîtres.
Après eux, plus rien pour longtemps, jusqu’à Liotard au xviiie à Genève : petit maître précis, gracieux, gentiment sensuel, et qui peint ◀les▶ étoffes comme Chardin ◀les▶ fruits.
J. H. Füssli, jeune disciple ◀de▶ Lavater et ◀de▶ ◀l’▶École suisse ◀de▶ Bodmer à Zurich, met en peinture ◀le▶ Serment du Grütli, puis émigre à Londres où il dirigera ◀l’▶Académie royale des Arts. ◀Les▶ Anglais, qui ont fait sa gloire, ◀le▶ nomment Fuseli et ◀le▶ surnomment « the wild Swiss ». On ◀le▶ redécouvre aujourd’hui. Dans ses illustrations des comédies ◀de▶ Shakespeare et du Paradis ◀de▶ Milton (il a pris ◀le▶ parti du diable, comme Blake, Shelley et Bakounine), c’est un peintre ◀de▶ genre fantastique, dont ◀les▶ « sujets » sont pris au rêve. Une sorte ◀de▶ violence, ◀d’▶emportement, sauve ◀de▶ ◀l’▶académisme ses compositions traversées ◀de▶ grands gestes obliques. Il fut le premier surréaliste suisse.
Léopold Robert, Neuchâtelois, peint ◀de▶ belles Siciliennes au front grec, à ◀l’▶œil noir, sur un fond ◀de▶ mer romantique. C’est assez nervalien, et Baudelaire ◀l’▶aimait. Il s’ôte ◀la▶ vie à quarante ans, amoureux dédaigné ◀de▶ Charlotte Bonaparte.
Arnold Böcklin, Bâlois, fait en peinture ◀de▶ ◀la▶ littérature symboliste. Voilà une gloire — due à ◀l’▶Allemagne surtout — qui ne me paraît guère récupérable. (Mais « ◀L’▶Ile des morts » impressionnera longtemps encore ◀l’▶adolescent qui approche « ◀l’▶Art ».)
Mais tous ces petits maîtres isolés, délicieux ou extravagants, dont ◀le▶ succès nous est revenu ◀de▶ Paris, ◀de▶ Londres ou ◀de▶ Munich, cela ne fait pas encore une peinture suisse.
Quel est ◀le▶ plus grand poète français ? « Hugo, hélas ! », répondait André Gide. ◀Le▶ plus grand peintre suisse, c’est Ferdinand Hodler 90.
◀Les▶ critiques ◀d’▶art alémaniques et allemands ◀l’▶ont égalé naguère à Cézanne, à Van Gogh. Ils ne ◀le▶ diraient plus aujourd’hui. Et ◀les▶ critiques français ◀l’▶ont ignoré longtemps : je ne sais s’ils répareront jamais cette injustice. Reste qu’il touche ◀les▶ Suisses plus qu’aucun autre peintre, et qu’on ◀le▶ trouve partout dans ce pays, dans ◀les▶ trains et dans ◀les▶ bureaux, dans ◀les▶ salles ◀de▶ conseils ◀d’▶administration et dans ◀les▶ cafés, sur ◀les▶ billets ◀de▶ banque, ◀les▶ timbres, et tous ◀les▶ calendriers en couleur. Mais dans ◀la▶ nature aussi. Impossible après lui ◀de▶ voir ◀les▶ Alpes comme ◀les▶ voyaient nos romantiques — Calame, Diday, Meuron —, majestueuses et bien composées dans une distance brumeuse rose et dorée. Il nous ◀les▶ montre à bout portant, chaos ◀de▶ surfaces éclatantes et impérieusement stylisées par une sorte ◀de▶ lyrisme ◀de▶ ◀la▶ fatalité qu’eût aimé Nietzsche. (Je pense à quelques admirables lacs ◀de▶ Silvaplana ou ◀de▶ Sils-Maria, lieux où Nietzsche conçut en un éclair ◀l’▶idée du Retour éternel.) Toute ◀la▶ carrière ◀d’▶Hodler s’est faite en Suisse, et il a peint ◀la▶ Suisse dans toutes ses dimensions, physiques, humaines, épiques et légendaires. Très suisse aussi par ce style insistant, par cette manière ◀de▶ cerner ◀les▶ objets ◀d’▶un trait robuste, bleu ◀de▶ Prusse, par cette franchise brutale ◀de▶ ◀la▶ couleur, et enfin par son sens du mythe.
Son Guillaume Tell trapu surgit ◀d’▶un brouillard blanc qui s’écarte en volutes devant ◀le▶ pas puissant et ◀la▶ large paume dressée du héros à ◀la▶ lourde arbalète. C’est ◀le▶ vrai Tell, archétypique, force têtue sortant ◀de▶ ◀l’▶espace imaginaire et qui crée du réel en marchant.
Paul Klee : à tous égards, c’est ◀l’▶antithèse ◀d’▶Hodler. Petites toiles sans sujet, raffinement des couleurs, beaucoup de bonhomie dans ◀l’▶approche ◀de▶ ◀l’▶insolite, une allégresse fantasque dans ◀l’▶invention, et souvent une sorte ◀de▶ comique déroutant comme ◀l’▶enfance — c’est ◀le▶ seul trait qui me semble vraiment suisse (j’entends alémanique) dans son art. Pourtant son fils Félix écrivait récemment : « Il faut voir un caprice du destin dans ◀le▶ fait que Klee, si profondément suisse par ◀la▶ langue et ◀l’▶esprit, ait été ◀le▶ fils ◀d’▶un Allemand fixé à ◀l’▶étranger : jamais en effet il ne se sentit ◀d’▶affinités profondes avec ◀l’▶Allemagne. »91 Il était né près de Berne (en 1875) ◀d’▶une mère bâloise. Il y passa toute son enfance et sa jeunesse, puis il fut l’un des fondateurs du Bauhaus et vécut en Allemagne longtemps. Revenu en Suisse en 1933 (arrivée ◀d’▶Hitler au pouvoir), il fallut, dit son fils, « plusieurs années pour qu’il obtînt une autorisation ◀de▶ résidence, sans laquelle il ne pouvait demander ◀le▶ droit ◀de▶ bourgeoisie. Du fait ◀de▶ ◀la▶ guerre, ◀les▶ demandes ◀de▶ naturalisation étaient examinées beaucoup plus lentement que ◀d’▶ordinaire. Lorsqu’en mai 1940 mon père fut convoqué à Berne pour donner une signature, son état ◀de▶ santé ne lui permit pas ◀d’▶entreprendre ◀le▶ voyage — il se trouvait en clinique dans ◀le▶ Tessin. Et c’est ainsi qu’il garda jusqu’à sa mort ◀la▶ nationalité allemande. »
Enfin, un Suisse primitif, Hans Erni, Lucernois ◀de▶ vieille souche mais homme ◀de▶ gauche : plus près de Tell que ◀les▶ conservateurs qui s’en réclament et qui gouvernent ce canton depuis ◀le▶ Moyen Âge. ◀Le▶ type même ◀de▶ ◀l’▶homo alpinus : des cheveux bouclés ◀de▶ pâtre grec, un front ◀de▶ taurillon ◀d’▶Uri, ◀le▶ teint brun. Virtuosité du trait qui me rappelle Urs Graf, prédominance du graphisme baroque sur ◀la▶ couleur, rapidité ◀de▶ ◀l’▶exécution : fresques, affiches, illustrations, et toujours des taureaux, comme à Lascaux : ce plus vieux symbole ◀de▶ ◀l’▶Europe.
◀La▶ sculpture : Alberto Giacometti
◀Les▶ Grisons ont eu trois bons peintres : Segantini, berger dans sa jeunesse et paysagiste ◀de▶ ◀l’▶Engadine, Giovanni Giacometti, et son cousin Augusto, dont ◀les▶ vitraux se voient partout dans ◀les▶ églises du pays.
Alberto Giacometti est ◀le▶ fils ◀de▶ Giovanni. Il est né dans ◀la▶ haute maison ◀de▶ sa famille, au milieu d’un très vieux village préromain du Val Bregaglia, traversé par ◀la▶ route qui monte du lac ◀de▶ Côme vers Maloja et Sils-Maria. (Tout près de là, Soglio, dont j’ai parlé.)
◀L’▶an dernier, nous remontions ◀d’▶Italie vers ◀l’▶Engadine, et nous arrêtant à Stampa (altitude 1026 m) pour admirer une façade ornée ◀de▶ sgraffiti baroques, nous lûmes sur une maison voisine : « Ici est né Augusto Giacometti. » Un petit enfant, attaché à une longue corde, comme une chèvre, jouait dans un pré. « Où est ta mère ? » Il court à une fenêtre, appelle, une tête paraît et nous répond : « Pour Alberto, c’est ◀la▶ maison au-dessus ◀de▶ ◀la▶ poste ! »
Nous ◀l’▶avons surpris dans son atelier, en train de triturer une mince colonne ◀de▶ terre. « Comment donner à cette tête son volume normal ? Rien à faire, elle s’allonge et s’amincit. Pourquoi ? Je ne comprends pas, c’est plus fort que moi… »
Nous admirons un portrait ◀de▶ son père, fait ◀de▶ mémoire, quelques traits gravés sur une plaque absolument plane. Une tête ◀de▶ sa mère en bronze encore doré, presque plate elle aussi, côté gauche du visage beaucoup plus large que ◀le▶ droit, admirable ◀de▶ vie, ◀de▶ tendresse. Puis ◀le▶ « souvenir ◀d’▶un visage » : une plaque rectangulaire, très mince, deux carrés un peu arrondis et inégaux font ◀les▶ yeux. À partir de là commence son évolution vers des figures toujours plus élonguées comme par une poussée irrésistible ◀de▶ bas en haut, des pieds énormes à une tête sans épaisseur. « Je voudrais arriver à des sculptures de plus en plus ouvertes, qui changent… Comment trouver ◀le▶ point entre ◀les▶ proportions « normales » pour ainsi dire, ◀les▶ volumes (je n’y arrive plus) et ◀l’▶impression, ◀le▶ souvenir ◀d’▶une tête ? C’est terrible, c’est ◀l’▶enfer », ajoute-t-il en inclinant sa tête aux traits profonds.
À ◀la▶ terrasse ◀de▶ ◀l’▶auberge voisine, sur une petite place au soleil, il parle du pays ◀d’▶Appenzell où il a fait son service militaire (galon ◀de▶ bon tireur) et dont ◀les▶ maisons et ◀les▶ mœurs ne ressemblent à rien au monde ; aussi ◀d’▶Einsiedeln, et ◀de▶ ◀l’▶effarante diversité des pays suisses. Il a passé ◀les▶ quatorze premières années ◀de▶ sa vie à Stampa, puis ◀l’▶internat, puis Paris. Mais il revient souvent ici.
Clocher très aigu ◀de▶ Stampa, peupliers maigres, tourmentés, irréguliers, et tout au haut des pentes, au-dessus des arolles, des rochers effilés en aiguilles, Piz Duan, pics ◀de▶ ◀la▶ Sciora. « On dirait des formations volcaniques ? — Oui, ils sont sortis ◀d’▶une seule poussée, la dernière. » Son père ◀le▶ conduisait parfois là-haut, dans ce pays ◀de▶ hautes roches surgissantes, irrésistiblement allongées vers ◀le▶ haut… Émotion ◀de▶ pressentir derrière ◀l’▶œuvre, accident du génie humain, et dans ces accidents telluriques, une même poussée profonde, une même loi ◀de▶ violence formatrice.
On connaît moins dans ◀le▶ monde ◀les▶ autres sculpteurs suisses, dont ◀les▶ œuvres monumentales, métalliques, granitiques et abstraites jalonnaient ◀la▶ « Voie suisse » ◀de▶ ◀l’▶Exposition nationale ◀de▶ Lausanne en 1964 : plusieurs m’ont paru ◀d’▶une grande force et ◀d’▶une fantaisie jaillissante.
Quant à Jean Tinguely, Fribourgeois élevé à Bâle, chacun sait qu’il compose ◀de▶ grandes machines qui ne produisent rien ou qui se détruisent elles-mêmes. ◀L’▶humour noir ◀de▶ cette entreprise — qu’il conduit d’ailleurs en souriant — ne peut être apprécié à sa juste valeur que dans ◀la▶ patrie ◀de▶ ◀l’▶horlogerie et ◀de▶ ◀l’▶utilité patiente. Il y eut, au xviiie siècle, ◀les▶ fameux automates ◀de▶ Jaquet-Droz, qu’on voit au musée ◀de▶ Neuchâtel. ◀De▶ ces charmantes poupées qui ressemblent aux marionnettes ◀de▶ Salzbourg jouant Mozart, personne ne demande « ce qu’elles veulent dire » : elles ne calligraphient ou ne pianotent sur ◀l’▶épinette que des fadaises, toujours ◀les▶ mêmes à chaque visite guidée. ◀Les▶ enfants des écoles n’aiment pas ces bons élèves. Ils seraient sans doute fascinés par ◀les▶ « destructions » ◀de▶ Tinguely. Mais ◀l’▶énorme machine broyeuse ◀de▶ néant qu’il a montée pour ◀l’▶Exposition nationale ◀de▶ 1964 donne au contraire ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ stabilité dans une agitation répétitive, éperdument coordonnée. Métamécanique amusante, qui me rappelle Jules Verne autant que Marcel Duchamp.
◀L’▶architecture : des grands Baroques à ◀Le▶ Corbusier
J’ai mentionné ◀les▶ Tessinois des xvie et xviie siècles : ◀les▶ frères Giovanni et Domenico Fontana, et Carlo Maderno leur neveu, qui terminèrent ◀le▶ dôme et construisirent ◀la▶ nef et ◀la▶ façade ◀de▶ Saint-Pierre de Rome. Un peu plus tard, leur compatriote Francesco Borromini « baroquise » plusieurs grandes églises ◀de▶ Rome, dont Saint-Jean-de-Latran. Rien ◀de▶ suisse dans cette œuvre immense, me dira-t-on : ◀le▶ Tessin n’était à ◀l’▶époque qu’un bailliage des trois Waldstätten. Oui, mais rien de plus suisse que ◀de▶ bâtir ailleurs, si ◀l’▶on voit grand.
Il y eut ensuite ◀l’▶école du Vorarlberg, illustrée par ◀le▶ frère lai Caspar Moosbrugger qui rebâtit dès 1703 ◀l’▶ensemble majestueux ◀de▶ ◀l’▶abbaye ◀d’▶Einsieldeln, « Escorial de la Suisse » et centre alpin ◀de▶ ◀la▶ culture bénédictine.
◀Le▶ siècle suivant, comme partout, restaure et construit sans créer. Si ◀l’▶on trouvait un jour un moyen sélectif ◀d’▶exterminer tout ce qui date du xixe siècle, il n’y aurait presque rien à regretter en Suisse, mais ◀de▶ belles perspectives ouvertes à ◀l’▶imagination ◀de▶ ◀l’▶école nouvelle, celle qui prospère ◀de▶ nos jours sur ◀les▶ traces ◀d’▶un grand aîné.
Charles-Édouard Jeanneret, dit ◀Le▶ Corbusier, est né dans une vallée du Jura neuchâtelois occupée par ◀les▶ deux longs villages ◀de▶ ◀La▶ Chaux-de-Fonds et du Locle, villes aujourd’hui, mais que ◀l’▶on sent encore nées ◀de▶ grosses fermes et ◀de▶ maisons bourgeoises rectangulaires alignées dans ◀les▶ pâturages à 1000 m. ◀d’▶altitude. C’est patriarcal et abstrait, très nu, très prosaïque, non dépourvu ◀d’▶un sombre charme pour certains — Andersen écrivit au Locle ◀La▶ petite Sirène. Des bataillons ◀de▶ sapins noirs montent ◀la▶ garde sur ◀les▶ flancs ◀de▶ ◀la▶ vallée. Vers ◀la▶ fin du xixe siècle, ◀la▶ population est piétiste, austère, cultivée, et déjà socialiste. C’est ◀de▶ là que sont descendues, en 1848, vers Neuchâtel, ◀les▶ colonnes révolutionnaires qui allaient renverser ◀le▶ régime patricien et faire ◀de▶ ◀la▶ principauté un canton suisse. Rencontrant ◀Le▶ Corbusier dans ◀le▶ bureau ◀d’▶une jeune revue, à Paris, vers 1932, je lui dis que nous étions compatriotes. « Oui, me répondit-il, mais mes ancêtres ont mis les vôtres en prison ! » C’était exact.
Puritain révolutionnaire, ◀Le▶ Corbusier ◀l’▶est resté toute sa vie dans son style, ses idées et son comportement. ◀Les▶ bourgeois, en Suisse comme ailleurs, aiment ◀le▶ moderne à partir du moment où ils sont sûrs que « ça tiendra ». Ils ont donc laissé leur compatriote travailler à Paris, puis dans ◀le▶ monde entier, avant de lui passer une première commande92 à Zurich, en 1963, et ◀de▶ lui décerner, à Genève, ◀la▶ même année, un titre ◀de▶ docteur honoris causa. ◀Le▶ Corbusier ne veut plus entendre parler ◀d’▶eux. Il s’est fait citoyen français. Ses rares interviews ◀le▶ révèlent très amer : personne n’a voulu ◀le▶ croire d’abord, et ensuite tout le monde ◀l’▶a pillé. Une vue plus optimiste lui permettrait ◀de▶ dire, avec moins ◀d’▶exagération me semble-t-il, que la plupart des bâtiments modernes qu’on ne lui demanda pas ◀de▶ dessiner sont ◀les▶ œuvres ◀de▶ ses disciples, dans ◀le▶ monde entier. Il a construit en France ◀la▶ plus belle église du siècle, Ronchamp ; en Inde une capitale, Chandigarh, et une partie ◀d’▶Ahmedabad ; au Japon, en Allemagne, à Boston des musées « à croissance continue » ; à Bagdad un énorme stade ; à Brasilia une ambassade, des centres culturels, mais toute cette capitale est inspirée par lui, à travers ses élèves, dont Niemeyer.
Par son dépouillement, sa répugnance aux ornements, sa volonté fonctionnelle, ◀le▶ style ◀Le▶ Corbusier est très conforme à ◀l’▶idée synthétique que ◀l’▶on se fait ◀de▶ ◀l’▶esprit suisse, mais, en fait, il ne ressemble à rien ◀de▶ ce que ◀l’▶on voit dans ce pays et qui en compose depuis des siècles ◀le▶ décor. Je ne parle pas des cathédrales gothiques et des grandes abbayes romanes ou baroques, mais je passe en revue dans mon souvenir ◀l’▶extrême variété ◀de▶ nos styles régionaux, ces maisons aux façades entièrement couvertes ◀de▶ fresques, ◀d’▶allégories et ◀d’▶armoiries aux couleurs vives, qui donnent une grande animation aux rues ◀de▶ Schaffhouse et ◀d’▶Appenzell, aux places des bourgs ◀de▶ ◀la▶ Suisse centrale, ces sgraffiti aux larges traits gris et noirs, ou soudain ocre rouge, qui décorent ◀les▶ demeures grisonnes ; ces grands chalets ◀de▶ bois abondamment sculptés et chargés ◀d’▶inscriptions gothiques du canton ◀de▶ Berne, ces fontaines surmontées ◀de▶ statues peintes, ces arcades, ces enseignes en fer forgé, — toute cette effervescence ornementale qui est ◀l’▶éternel baroque populaire et qui est ◀le▶ contraire du fonctionnel puritain. Seule, peut-être, ◀l’▶église ◀de▶ Ronchamp avec ses alvéoles creusés dans ◀le▶ bloc nu à intervalles irréguliers n’est pas sans me rappeler, ◀de▶ loin, ◀le▶ style original des grandes demeures grisonnes, ◀la▶ chesa engiadinana, que ◀l’▶on pense dérivée du « style du Gothard ».
J’ajoute que toute ◀la▶ Suisse est en train de se couvrir ◀de▶ grands ensembles aux blocs rectangulaires luisants ◀de▶ verre et ◀de▶ métal, ◀d’▶usines blanches aux creux des collines, et ◀d’▶églises où ◀le▶ « mystère » gothico-romantique fait place à des abstractions symboliques en pleine lumière.
◀La▶ musique : Arthur Honegger
Des séquences et des tropes ◀de▶ Notker le Bègue et des autres moines ◀de▶ Saint-Gall au ixe siècle, jusqu’aux oratorios ◀d’▶Arthur Honegger, je ne trouve pas ◀de▶ vrais créateurs suisses dans ◀le▶ domaine musical. Cette lacune de plus ◀d’▶un millénaire est presque sans exemple dans ◀l’▶Europe du centre, délimitée par ◀les▶ écoles italiennes et flamandes, françaises et austro-allemandes, qui ont fait presque toute ◀la▶ grande musique du xiie au xixe siècle. ◀L’▶espace aujourd’hui nommé Suisse n’a donné quelque chose qui compte qu’au début et à ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶ère tonale.
Mais si ◀la▶ Suisse n’a pas créé ◀de▶ musique durant ces siècles, ◀la▶ musique a créé ◀la▶ Suisse du sentiment, peut-être autant que ◀l’▶ont fait ◀l’▶amour ◀de▶ ◀la▶ nature et ◀l’▶esprit militaire.
Toute ◀la▶ Suisse chante, depuis toujours. Jodels des Alpes, ces « acrobaties vocales », a-t-on dit. Chœurs villageois, moqués avec tendresse par ◀le▶ savoureux chansonnier vaudois Gilles. Chansons du service étranger, gracieuses et nostalgiques. Hymnes à ◀la▶ nature adoptés comme chants patriotiques. Et dans toutes ◀les▶ églises protestantes, psaumes ◀de▶ Goudimel ou ◀de▶ Bourgeois, cantiques dont ◀les▶ mélodies apportées du pays de Galles par ◀le▶ Réveil ◀de▶ 1830 nous reviennent aujourd’hui ◀d’▶Amérique sous forme de negro spirituals. Mais ◀les▶ très rares compositeurs qu’on peut nommer, ◀de▶ ◀la▶ Réforme à nos jours, n’ont guère qu’un intérêt archéologique ou patriotique. Faut-il leur ajouter Rousseau ? Un air du Devin du Village est carillonné chaque soir au clocher ◀de▶ ◀la▶ cathédrale ◀de▶ Genève, comme un « indicatif » ◀de▶ ◀la▶ cité.
Au xixe siècle, ◀la▶ vie musicale des villes s’organise sous ◀la▶ direction compétente ◀de▶ chefs allemands, tous très barbus sauf Wagner, chef ◀d’▶orchestre à Zurich, et Liszt, professeur au conservatoire ◀de▶ Genève.
Aujourd’hui, ◀les▶ chœurs mixtes ◀d’▶amateurs ◀de▶ nos petites villes, surtout vaudoises, sont capables ◀d’▶exécuter passions, cantates, messes ou oratorios, et ◀de▶ ◀les▶ faire enregistrer avec honneur et prix par ◀les▶ plus grandes firmes ◀de▶ disques. Toutes ◀les▶ villes ◀de▶ quelque importance entretiennent un théâtre lyrique et un ou deux orchestres parfois très réputés, comme ceux que dirigent Ernest Ansermet à Genève et Paul Sacher à Bâle. À cette vie musicale intense durant toute ◀la▶ saison ◀d’▶hiver, s’ajoutent en été des festivals locaux ou régionaux chaque année plus nombreux, au premier rang desquels Zurich, qui monte des opéras nouveaux, et Lucerne, qui rassemble ◀les▶ chefs et ◀les▶ solistes ◀les▶ plus prestigieux des deux mondes, autour du souvenir ◀de▶ Wagner à Triebschen et ◀de▶ Toscanini ressuscitant ◀la▶ « Siegfried Idylle » aux lieux où elle était née.
Mais ◀la▶ création dans tout cela ? ◀Le▶ Festspiel (jeu ◀de▶ circonstance pour une occasion populaire) est une forme ◀de▶ théâtre musical proprement suisse. Lorsqu’on me demanda ◀d’▶en écrire un (ou quelque chose qui s’inspirât ◀de▶ cette formule) pour ◀la▶ Journée neuchâteloise ◀de▶ ◀l’▶Exposition nationale ◀de▶ 1939, je posai d’abord ◀la▶ question du compositeur. Il ◀le▶ fallait puissant et généreux, capable ◀de▶ toucher ◀les▶ masses, Suisse au surplus. C’était simple, il n’y en avait qu’un. J’allai voir Arthur Honegger dans son atelier ◀de▶ Montmartre. Il avait déclaré peu de temps avant : « ◀La▶ seule forme théâtrale à laquelle je crois pour ◀l’▶avenir, c’est celle qui arrive à grouper toute une population. » Avec mon projet, il était servi : Neuchâtel fournirait deux petits chœurs et une compagnie théâtrale ◀d’▶amateurs, ◀La▶ Chaux-de-Fonds une fanfare réputée (en guise d’orchestre) et un grand chœur, ◀le▶ reste du canton ◀les▶ 400 figurants, et partout on fabriquerait ◀les▶ costumes. ◀Le▶ sujet devait être national, et s’exposer sur une scène sans décors ni rideau, ◀de▶ 35 m ◀de▶ large, à trois étages et deux plateaux latéraux. Mon choix se porta sur ◀la▶ vie ◀de▶ Nicolas de Flue, héros et mystique du xve siècle qui s’était retiré dans un ermitage des Alpes, où il avait jeûné pendant vingt ans ; et chaque Suisse connaissait son intervention miraculeuse, rétablissant ◀la▶ paix parmi ◀les▶ Ligues, à ◀la▶ veille ◀d’▶une guerre civile. Loué par Luther et Zwingli, béatifié par Rome, il réunissait toutes ◀les▶ ferveurs. (Six ans plus tard, il fut canonisé et ◀l’▶on joua, en son honneur, au Vatican, ◀l’▶oratorio tiré ◀de▶ notre « légende dramatique » : deux auteurs protestants célébraient pour ◀le▶ pape ◀le▶ seul saint que possède ◀la▶ Suisse.)
Pendant ◀les▶ deux mois ◀d’▶une collaboration presque quotidienne avec Honegger, je m’amusai beaucoup à découvrir ◀les▶ traits alémaniques ◀de▶ sa nature, à la fois puissante et sensible : ses exclamations en schwyzerdütsch, si drôles chez un homme ◀de▶ fin parler français, cette connaissance intime des mœurs, des réflexes, ◀de▶ ◀la▶ Stimmung du peuple auquel ◀l’▶œuvre allait s’adresser, et cette simplicité bonhomme et gaie.
Il était né au Havre, ◀d’▶une famille ◀de▶ commerçants originaire ◀de▶ Zurich. À vingt ans, il opta pour ◀la▶ nationalité suisse, parce que sa mère lui avait dit : « En Suisse, tu n’auras que deux mois ◀de▶ service militaire, en France deux ans. » Après quoi toute sa vie se passe à Paris. Mais ce ne fut pas Paris, ce fut ◀la▶ Suisse qui lui donna ◀l’▶occasion ◀de▶ découvrir et ◀de▶ manifester sa vraie force. ◀Le▶ théâtre populaire ◀de▶ Mézières (près Lausanne) lui demanda ◀de▶ mettre en musique ◀Le▶ Roi David, pièce du Vaudois René Morax. Il avait alors 29 ans. Il écrivit sa partition en neuf semaines, et ce fut un triomphe mondial. ◀La▶ matière en était biblique, mais très suisse en cela que ◀la▶ Bible est notre véritable Antiquité, comme ◀l’▶a bien vu Ramuz. Avec « ◀La▶ Belle ◀de▶ Moudon », charmante comédie musicale et, si ◀l’▶on veut, ◀la▶ « Danse des Morts » inspirée à Claudel par des fresques ◀de▶ Holbein, Nicolas de Flue est ◀le▶ seul sujet vraiment suisse dans son œuvre. On y trouve ◀de▶ petits chœurs célestes qui sont ce que ◀l’▶on a écrit de plus alpestre, aérien et cristallin — ◀le▶ sommet ◀de▶ sa poésie.
Après lui, il y a Frank Martin, qui atteint ◀la▶ grandeur par ◀la▶ densité (« ◀Le▶ Vin herbé »), Rolf Liebermann et Heinrich Sutermeister, fêtés par toute ◀l’▶Allemagne pour leurs opéras, Wladimir Vogel, qui expérimente avec passion, et toute une jeune génération sérieusement adonnée aux techniques atonales.
◀Le▶ théâtre : du Festspiel à Friedrich Dürrenmatt
Né du peuple et non ◀de▶ ◀la▶ cour, et pour ◀l’▶espace civique ◀de▶ ◀la▶ place, non pour des scènes à rideau, ◀le▶ théâtre a été longtemps en Suisse une liturgie, au sens propre du mot : action du peuple, cérémonie publique. ◀D’▶où ◀le▶ Festspiel. Ce genre né en Suisse alémanique au xvie siècle, avec des Jeux ◀de▶ Tell ou ◀de▶ Nicolas de Flue, culmine dans ◀la▶ Fête des Vignerons, célébrée à Vevey depuis 1706. Ce spectacle en plein air est un prolongement agricole et vinicole des cortèges baroques, et des floralies romaines. Des chœurs immenses et costumés acclament Bacchus, Cérès et Palès sur des mélodies sans surprises, colorées par ◀l’▶accent vaudois. C’est un peu absurde et grandiose. ◀Le▶ scénario s’est fixé au cours des âges, mais chaque auteur y ajoute ses variations, un orage, un solo ◀de▶ chevrier, un groupe ◀de▶ Suisses, et ◀les▶ 25 000 spectateurs en sortent à coup sûr bouleversés. On verra dans une dizaine ◀d’▶années — car ◀la▶ Fête n’a lieu qu’à ◀de▶ longs intervalles — si cette forme ◀d’▶art populaire est épuisée, comme je ◀le▶ crains. Car ◀la▶ musique qui s’écrit aujourd’hui exclut et s’interdit par sa nature toute communion populaire. Il y avait dans ◀le▶ Festspiel une possibilité unique ◀d’▶art total et communautaire : ◀les▶ génies y ont manqué — musique, poème, décors et mise en scène — ou peut-être n’a-t-on pas voulu qu’ils s’en mêlent.
J’imagine ◀la▶ conjonction ◀d’▶un Honegger, ◀d’▶un Ramuz, ◀d’▶un Appia et ◀d’▶un Eberle… Tout le monde connaît ◀les▶ deux premiers. Mais on ignore en général qu’Adolphe Appia, Genevois, est ◀l’▶auteur du grand livre intitulé ◀La▶ Musique et ◀la▶ Mise en scène 93 et que ce livre a exercé — au moins autant que ceux ◀de▶ Gordon Craig — une influence décisive sur Meyerhold, Copeau, Wieland Wagner, et tous ◀les▶ rénovateurs du théâtre contemporain. Suppression du décor réaliste, grands espaces architecturaux suggérés par quelques lignes, quelques volumes simplifiés et surtout par ◀la▶ lumière toute-puissante, « active » et non plus diffuse. C’était bien ◀la▶ formule qu’attendait ◀le▶ théâtre à ciel ouvert ◀de▶ ◀la▶ tradition suisse. Quant à Oscar Eberle, Lucernois, on lui doit entre autres ◀les▶ admirables mises en scène du Théâtre du Monde ◀de▶ Calderón : cet auto sacramental est représenté chaque année sur ◀le▶ parvis et ◀les▶ vastes escaliers ◀de▶ ◀l’▶abbaye ◀d’▶Einsieldeln, et c’est un des plus hauts spectacles ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Mais cette conjonction n’a pas eu lieu. Notre théâtre est devenu ce qu’il est partout ailleurs en Occident : intellectuel et discuteur, s’adressant à ◀l’▶individu et non plus à ◀la▶ communauté.
Deux auteurs suisses ◀de▶ langue allemande ◀le▶ dominent : Friedrich Dürrenmatt et Max Frisch. Tous ◀les▶ deux romanciers, d’ailleurs. Le premier très lié au pays : fils ◀de▶ pasteur, soucieux ◀de▶ rigueur morale et ◀de▶ justice, rien ne ◀l’▶arrête dans ◀l’▶analyse des motifs inavouables ou bizarres du comportement helvétique. ◀La▶ Visite ◀de▶ ◀la▶ Vieille Dame et quatre romans pseudo-policiers ◀d’▶un réalisme fantastique révèlent une Suisse secrètement délirante et criminelle, reflet exact et inversé dans ◀le▶ réel des vertus qu’elle s’impose et croit vivre. ◀La▶ fantaisie ricanante, théologique en somme quoique un peu loufoque, ◀de▶ Dürrenmatt, ◀l’▶a fait comparer à Kafka et au théâtre du Grand-Guignol par des critiques qui ne se trompaient pas, mais qui sans doute ne connaissent guère ◀l’▶humour noir du romantisme allemand, ni Kierkegaard : toutes ◀les▶ grandes œuvres européennes ◀d’▶aujourd’hui relèvent peu ou prou ◀de▶ ces influences-là. Max Frisch est au contraire un scientifique, nullement théologien, architecte ◀de▶ métier et psychologue amer à ◀la▶ manière viennoise ou berlinoise. Beaucoup moins « suisse » que Dürrenmatt, plus sophistiqué, non moins prompt à dénoncer ◀l’▶hypocrisie sociale ◀de▶ son peuple : voir Andorra et Je ne suis pas Stiller, pièce et roman ◀d’▶une grande force critique, et non pas dissolvants mais astringents ◀de▶ ◀l’▶âme.
Littérature en général : ◀de▶ ◀l’▶helvétisme à Ramuz
◀L’▶homo alpinus se distingue dans ◀les▶ manuels ◀de▶ ◀la▶ préhistoire : se distinguera-t-il jamais en littérature ou en art ?
C. F. Ramuz.
Qu’il n’y ait pas ◀de▶ littérature suisse, du seul fait que ses écrivains font partie du domaine allemand, ou du français, ou ◀de▶ ◀l’▶italien, voilà qui me paraît réjouissant, et qui compense ◀les▶ désavantages culturels ◀d’▶un trop petit pays. (Rien de plus ennuyeux, avouons-◀le▶, que ces littératures nationales à ◀la▶ Herder, célébrées par ◀le▶ xixe siècle, où ◀les▶ vertus patriotiques ◀d’▶une œuvre priment sur toute autre qualité). Ce qui importe, c’est ◀la▶ densité ◀de▶ création littéraire en Suisse : or je ◀la▶ tiens pour ◀la▶ plus forte ◀de▶ ◀l’▶Europe.
◀Le▶ nombre des bons écrivains me paraît correspondre dans ◀l’▶ensemble à ◀l’▶importance des trois groupes linguistiques principaux.
Voici ◀la▶ statistique des langues parlées par ◀la▶ population résidente ◀de▶ ◀la▶ Suisse (étrangers compris)94 :
Allemand | Français | Italien | Rhéto-romanche | Autres langues | |
1880 | 71,3 % | 21,4 % | 5,7 % | 1,4 % | 0,2 % |
1920 | 70,9 % | 21,3 % | 6,1 % | 1,1 % | 0,6 % |
1960 | 69,3 % | 18,9 % | 9,5 % | 0,9 % | 1,4 % |
Donc, en dépit du brassage constant des populations cantonales et ◀de▶ ◀l’▶afflux des étrangers, une stabilité remarquable caractérise globalement ◀l’▶état linguistique ◀de▶ ◀la▶ Suisse.
Cependant, ◀de▶ grandes différences se manifestent à ◀l’▶examen des œuvres dans ◀le▶ statut des trois langues principales par rapport aux littératures dont elles sont parties intégrantes. Ici, ◀la▶ quantité joue un rôle indéniable.
◀L’▶Alémanie, avec ses quelque 4 ½ millions ◀d’▶habitants contre 1 ½ millions ◀de▶ Latins et divisés en trois espèces ◀de▶ langues, forme, seule ◀de▶ nos trois régions, un public suffisant pour des éditeurs et des revues. Et elle bénéficie du fait que ◀l’▶allemand n’est pas une langue centralisée et réglée par décrets ◀de▶ ◀l’▶État, comme en France95 : chaque province du domaine germanique parle un allemand à elle, et qui est « ◀le▶ bon » pour elle, sans éprouver ◀le▶ besoin qu’il soit aussi « ◀le▶ vrai » une fois pour toutes et pour toutes ◀les▶ autres. ◀L’▶écrivain suisse alémanique n’est pas ◀le▶ cousin provincial ◀de▶ celui ◀de▶ Berlin ou ◀de▶ Vienne. ◀L’▶école suisse ◀de▶ Bodmer et sa prédominance pendant une bonne partie du xviiie siècle ne fut nullement un phénomène bizarre comme ◀l’▶eût été dans ◀le▶ domaine français une école suisse centrée sur Genève ou Lausanne, dont ◀le▶ Coppet de Mme de Staël donna seul une idée fugitive. Certes, ◀l’▶écrivain ◀de▶ Schwyz, ◀de▶ Bâle ou ◀de▶ Glaris, quand il publie, doit écrire une langue qui n’est pas son dialecte, mais qui est un « allemand écrit » (Schriftdeutsch). Cependant, il pense et il parle dans une langue quotidienne dont il est sûr, qui est celle des siens, qui est la sienne, et qu’il possède autant qu’il se possède. ◀Le▶ cas du Suisse romand est différent. Il écrit lui aussi dans une langue convenue, ◀la▶ langue ◀de▶ ◀la▶ littérature française, qui se distingue depuis des siècles ◀de▶ celle ◀de▶ ◀l’▶usage quotidien ; mais il n’a pas, dans cet usage, ◀la▶ robuste franchise ◀de▶ son voisin. Il ne parle pas un dialecte bien coloré et plein ◀de▶ rythmes expressifs, il parle plutôt mal un français très courant. Il n’y a pas lieu ◀de▶ déplorer ses helvétismes ou celtismes parfois savoureux, ni ses fautes (pas plus nombreuses que celles des Parisiens, mais faites à d’autres endroits) ni son accent (qui est dur et sec à Neuchâtel, aimable dans ◀le▶ pays ◀de▶ Vaud, plutôt vulgaire à Genève) mais sa « conscience malheureuse » du langage, qui ◀l’▶empêche ◀de▶ finir ses phrases, et qui explique sans ◀le▶ justifier ◀le▶ style ◀de▶ ses journaux et ◀de▶ leurs titres. Franck Jotterand fait parfois dans ◀la▶ Gazette littéraire une amusante chronique du « suissois » ou « frallemand » dont ◀les▶ lignes suivantes donnent ◀le▶ ton : « Écoutez une conversation au hasard, en Suisse romande. Notre « pensée » se trouve souvent réduite à ◀l’▶état ◀de▶ velléités, ◀de▶ morceaux informes, ◀d’▶entreprises inachevées, comme si des frontières cantonales établissaient des barrières entre ◀les▶ divers membres ◀d’▶une proposition. « Ouais, enfin… tu comprends ? » On se quitte sans s’être compris. Deux rêvasseries se sont traversées sans se voir. »
J’ai toujours détesté ◀la▶ qualification ◀d’▶écrivain « ◀d’▶expression française » accolée aux auteurs nés en Suisse romande. On dirait qu’il s’agit ◀d’▶une espèce ◀d’▶animaux qui normalement penseraient et communiqueraient entre eux à ◀l’▶aide ◀d’▶une hypothétique langue suisse, mais choisiraient ◀de▶ s’exprimer en français quand ils écrivent un texte à publier. Personne en revanche n’aurait ◀l’▶idée ◀de▶ parler en Allemagne ◀d’▶un écrivain suisse ◀d’▶expression allemande. Mais pour vexante qu’elle soit, ◀la▶ discrimination n’est pas toujours injustifiée…
◀De▶ cette difficulté, non ◀d’▶être mais ◀de▶ dire, C. F. Ramuz voulut tirer vertu. Son esthétique ◀de▶ ◀la▶ rugosité, ◀de▶ ◀la▶ lenteur, ◀de▶ ◀la▶ chose brute et qui résiste, finalement ◀de▶ ◀l’▶élémentaire considéré comme ◀le▶ plus vrai, me paraît beaucoup moins « paysanne » qu’on ne ◀l’▶a dit. Bien sûr, il tente ◀de▶ ◀la▶ déduire ◀de▶ sa terre vaudoise et des rythmes qu’elle impose au vigneron travaillant sur ◀les▶ terrasses ◀de▶ Lavaux : « ◀D’▶où cette démarche qu’ils ont ; ◀d’▶où encore ◀la▶ nécessité quelquefois ◀de▶ refaire son pas, parce que ◀la▶ pente vous porte en arrière, parce qu’on ◀l’▶a mal calculé, et il faut d’abord qu’on ◀le▶ corrige. » Et Ramuz ajoute : « C’est comme moi. » Mais ◀le▶ défaut ◀de▶ liberté ◀d’▶expression du Romand a certainement d’autres motifs : il frappe bien davantage chez ◀le▶ bourgeois que chez ◀le▶ paysan vaudois. Il traduit surtout à mon sens une certaine attitude morale qui préfère ◀la▶ conduite « correcte » à ◀la▶ spontanéité, qui substitue ◀le▶ conforme à ◀l’▶authentique toujours un peu bizarre, qui se méfie profondément du beau parleur et soupçonne ◀d’▶insincérité tout discours simplement aisé et délié, et qui enfin, à force ◀d’▶inculquer ◀les▶ vertus « fédérales » ◀de▶ sérieux, ◀de▶ solidité, ◀de▶ tolérance et ◀de▶ neutralité, en vient à déprimer ◀l’▶élan verbal, ◀le▶ sens du jeu verbal, gratuit et inventif, mais aussi cet esprit ◀de▶ décision intime faute duquel ◀la▶ phrase s’embarrasse et ◀l’▶élocution s’alourdit. ◀L’▶école primaire entretient ces vertus96 et Ramuz n’a cessé ◀de▶ ◀la▶ blâmer : « Car ◀le▶ phénomène ◀de▶ ◀l’▶art est un phénomène ◀d’▶incarnation (ce que ◀l’▶école ne comprend pas). » Loin de demander qu’un bon enseignement ◀de▶ ◀la▶ rhétorique, à ◀la▶ française, délie ◀les▶ langues et ◀les▶ esprits, loin de se mettre à ◀l’▶école ◀de▶ Paris — où il a si longtemps vécu et qu’il a aimé —, on dirait qu’il décide ◀de▶ faire un style ◀de▶ ce qui n’est qu’embarras ◀de▶ langage pour la plupart de ses compatriotes. Ce n’est pas au-delà ◀de▶ ◀la▶ plate correction scolaire, dans un usage plus libre ou insolite ◀de▶ ◀la▶ langue littéraire qu’il va chercher sa formule ◀d’▶écriture, mais en deçà. À ◀l’▶économie tatillonne du verbe, il n’opposera pas ◀la▶ verve ou ◀l’▶invention baroque, mais au contraire une volonté ◀de▶ dénuement. Et ◀de▶ cette attitude (non exempte ◀d’▶une espèce ◀de▶ masochisme) il va tirer toute une morale — volonté ◀de▶ retour au concret, à ◀l’▶élément brut, aux formes nues, aux mythes primitifs, à ◀la▶ matière. « Je ne distingue ◀l’▶être qu’aux racines ◀de▶ ◀l’▶élémentaire », écrit-il dans Six Cahiers, ou encore :
« Authenticité, réalité, vérité, matière : autant ◀de▶ synonymes ou presque… »
Cette esthétique ◀de▶ ◀la▶ chose brute et lourde, substituée au concept trop maniable, correspond à une éthique ◀de▶ ◀l’▶effort contre ◀la▶ pente :
Certains hommes tiennent pour un gain tout ce qui leur rapporte une facilité ; moi je ne tiens pour un gain que ce qui m’apporte un exemple. J’ai ◀la▶ haine du confort. J’aime que ◀les▶ choses vous résistent et vous contredisent, comme par exemple un feu ◀de▶ bois vert qu’on s’ingénie à allumer dans une cheminée qui tire mal. J’aime ◀les▶ choses qui sont à leur façon tandis que je suis à la mienne.97
On sent bien que tout cela est écrit contre une certaine idée ◀de▶ ◀l’▶esprit suisse : moralisant et conformiste, préoccupé ◀de▶ confort et ◀de▶ correction, à la fois sentimental dans son naturisme et peu naturel dans ◀l’▶expression ◀de▶ ses sentiments. Ramuz refuse ◀la▶ Suisse fédérale, officielle, et choisit ◀de▶ n’être que vaudois ou rhodanien. Sollicité ◀de▶ s’exprimer sur ce pays pour un numéro spécial ◀de▶ ◀la▶ revue Esprit que je prépare en 1937, il m’écrit :
C’est une accablante entreprise que ◀d’▶expliquer un peuple, surtout quand il n’existe pas… Il faut ◀le▶ dire : ◀les▶ « Suisses » (si ◀le▶ mot a quelque sens, et j’entends seulement désigner par là ◀l’▶ensemble des individus qui appartiennent politiquement à ◀la▶ Suisse) sont sans doute proprets, soigneux, consciencieux, mais c’est aussi qu’ils sont mesquins. Ils sont actifs, mais au-dedans de leur territoire, ils se replient sur eux-mêmes par souci ◀de▶ leur tranquillité… Riches par en bas, pauvres par en haut, ◀les▶ « Suisses » (s’ils existent) seraient ◀de▶ braves gens qui ne s’occuperaient pas ◀d’▶autrui, à seule fin ◀d’▶éviter qu’autrui ne s’occupe ◀d’▶eux… Nous qui en sommes, nous savons bien que nous ne sommes pas « Suisses », mais Neuchâtelois, comme vous, ou Vaudois, comme moi, ou Valaisans, ou Zurichois, c’est-à-dire des ressortissants ◀de▶ petits pays véritables pourvus ◀de▶ toute espèce ◀de▶ caractéristiques authentiques… Ici, en Suisse, il n’y a que ◀les▶ boîtes aux lettres et ◀l’▶uniforme ◀de▶ nos milices qui présentent quelque uniformité.98
Il eût été facile ◀de▶ lui répondre : si ◀les▶ Suisses n’existent pas, s’il n’y a que des Vaudois, des Bernois, des Uranais, qui donc est « mesquin », « soigneux et propret », en Suisse ? Qui donc est « pauvre par en haut » ou incapable ◀de▶ s’exprimer ? Ramuz nomme « suisses » tous ◀les▶ défauts qu’il voit chez ◀les▶ gens ◀de▶ son canton, et « Vaudois, Bernois, Uranais » tout ce qu’il voit ◀de▶ bon chez ◀les▶ Suisses. Cette version bougonne du fédéralisme implique tout de même ce régime, et Ramuz eût fini par ◀l’▶admettre, devant trois « décis » ◀de▶ vin blanc, riant sous sa moustache, qui était très forte et noire et cachait son humour.
Car Ramuz, antisuisse, est plus suisse que nature dans sa philosophie et dans son art. À ◀la▶ dégradation des valeurs spécifiques ◀de▶ sa race, il n’oppose pas un système ◀de▶ valeurs différentes, empruntées ailleurs ; il redescend aux origines. Au matérialisme, il oppose ◀le▶ goût ◀de▶ ◀la▶ matière ; au terre-à-terre des préoccupations bourgeoises, ◀le▶ sens poétique ◀de▶ ◀la▶ terre ; à ◀la▶ lourdeur ◀d’▶esprit, ◀le▶ poids des choses, ◀la▶ « gravité » ; et aux clichés du réalisme, ◀la▶ découverte difficile ◀de▶ ◀l’▶authentique.
S’il y eut jamais une esthétique suisse, c’est dans Ramuz qu’on ◀la▶ trouvera.
Longtemps méconnu par les siens, auxquels il répétait : « N’imitez point Paris ! », Ramuz ne se vit accepté qu’une fois sa gloire faite à Paris. Mais bien avant cet ironique retour des choses, il avait su créer autour de lui tout un pays, plus vrai que ne ◀le▶ croyait son peuple, une commune ◀d’▶artistes avec ses clans, ses partis et ses brouilles féroces, très riche en œuvres.
◀La▶ venue de Stravinsky dans ce milieu féconda ◀l’▶œuvre brève et forte qui ◀l’▶exprime ◀de▶ ◀la▶ plus mémorable manière : c’est ◀l’▶Histoire du Soldat, composée et jouée en 1918. ◀La▶ prose raboteuse et rythmée ◀de▶ Ramuz, ◀les▶ mélodies brisées et ◀la▶ percussion diabolique ◀de▶ Stravinsky, ◀les▶ décors ◀de▶ René Auberjonois, maître raffiné du naïf, ◀la▶ direction ◀d’▶Ernest Ansermet qui venait de se révéler comme chef ◀d’▶orchestre des ballets ◀de▶ Diaghilev, ◀les▶ moyens ◀de▶ fortune rassemblés pour une exécution par des amateurs fervents et ingénieux, tout concourut à faire ◀de▶ ce petit drame pour tréteaux volants une des incontestables réussites ◀de▶ ◀l’▶art total — musique, peinture, poésie, danse — à la fois populaire et ◀d’▶allègre avant-garde. Qu’il ait fallu ◀l’▶intervention ◀d’▶un Russe pour qu’enfin se révèle un style original qui avait toujours manqué au Pays ◀de▶ Vaud, voilà qui me paraît illustrer avec une rare simplicité l’une des lois ◀de▶ ◀l’▶invention dans ◀les▶ arts et ◀les▶ sciences : Tout ce qui n’est pas répétition dans ◀la▶ culture naît ◀d’▶une graine ailée dans un terrain propice, dont se révèlent alors seulement ◀les▶ vraies richesses. Saint-Pétersbourg est née ◀d’▶architectes tessinois, comme Prague ◀de▶ maîtres bavarois, et ◀l’▶école ◀d’▶Avignon ◀de▶ peintres italiens, ◀l’▶opéra français ◀de▶ Lully, et ainsi ◀de▶ suite à ◀l’▶infini.
À Genève, Stravinsky n’eût rien fait naître, et il n’eût pas trouvé ce contact avec ◀la▶ terre, toujours un peu païenne, qui lui permit ◀d’▶écrire Noces dans ◀le▶ même temps que ◀l’▶Histoire du Soldat. C’est que Genève s’était « révélée » dès longtemps au contact ◀d’▶un génie étranger lui aussi : celui ◀de▶ Calvin le Picard. Genève est bien moins un pays qu’un carrefour, un lieu ◀de▶ rencontre et un foyer ◀de▶ rayonnement. ◀Les▶ Russes qui ont choisi ◀d’▶habiter cette ville n’y ont pas écrit ◀de▶ ◀la▶ musique ni des romans, mais des manifestes politiques : ainsi Lénine. Mais Dostoïevski ◀l’▶a détestée : « Tout ici est hideux, putréfié, hors de prix. » En 1868, il a fait inscrire à ◀l’▶état civil genevois ◀la▶ naissance (puis ◀la▶ mort après trois mois) ◀de▶ Sophie, « fille ◀de▶ Théodore von Dostoïevski, officier en retraite, âgé ◀de▶ 45 ans ». L’un des premiers incidents qui ◀l’▶a frappé, c’est un attroupement autour ◀d’▶un homme étrangement vêtu : Giuseppe Garibaldi haranguant ◀les▶ passants. Il va ◀l’▶entendre au Congrès ◀de▶ ◀la▶ paix. « Impossible, écrit-il, ◀d’▶imaginer ce que ces messieurs ◀les▶ socialistes et révolutionnaires — que je voyais pour la première fois en chair et en os et non dans ◀les▶ livres — ont pu débiter comme mensonges à cinq-mille auditeurs. » (Écœuré, il ira jouer au casino ◀de▶ Saxon, en Valais, et quittera Genève, ruiné une fois de plus.) Cette rencontre est typique ◀de▶ cette ville, ou pendant ce temps Amiel dans ◀l’▶ombre écrivait sa vie intérieure. (Et Tolstoï fera du Journal l’un ◀de▶ ses livres ◀de▶ chevet.)
◀La▶ littérature à Genève est en marge de ◀la▶ vie ◀de▶ ◀la▶ cité telle qu’on ◀la▶ voit du monde entier. Discrète, sentimentale, fantaisiste, dans ◀la▶ tradition des romans et nouvelles ◀de▶ Rodolphe Töpffer et ◀de▶ Philippe Monnier — si contraire à ◀l’▶idée convenue ◀de▶ ◀l’▶austérité calviniste —, elle est liée à ◀la▶ nature humanisée, aux « campagnes » qui entourent ◀la▶ ville, au lac animé des beaux jours reflétant ◀les▶ coteaux ◀de▶ Cologny, et aux tourments du cœur en tous ses âges, beaucoup plus qu’à ◀l’▶intrigue sociale ; et jamais à ◀l’▶agitation des grandes journées ◀de▶ ◀la▶ vie internationale99.
C’est dans ◀le▶ roman, pourtant, que ◀l’▶on pourra distinguer ◀les▶ éléments, sinon ◀d’▶une « culture suisse », du moins ◀d’▶une attitude ◀d’▶esprit qui fut longtemps commune aux créateurs issus ◀de▶ nos divers cantons. ◀La▶ Nouvelle Héloïse, premier roman suisse, Léonard et Gertrude de Pestalozzi, Adolphe, Henri le Vert de Gottfried Keller, ◀les▶ Uli et ◀L’▶Araignée noire ◀de▶ Jérémias Gotthelf, Imago ◀de▶ Spitteler et ◀les▶ romans romands, jusqu’à Ramuz, se distinguent des romans français, anglais ou russes des mêmes époques par ◀la▶ gravité du propos, ◀le▶ dédain ◀de▶ ◀l’▶invention romanesque, ◀la▶ rareté ou ◀l’▶absence ◀de▶ situations extrêmes ou perverses, et ◀l’▶intérêt presque exclusif porté au drame moral (même en amour) et à ◀la▶ formation ◀de▶ ◀la▶ personnalité. ◀Le▶ sentiment ◀de▶ ◀la▶ nature toujours présente, mélancolique, maternelle ou menaçante, y tient ◀la▶ place ◀de▶ ◀l’▶inquiétude métaphysique chez un Dostoïevski ou un Kafka, des passions dévastatrices chez ◀les▶ Brontë et chez Thomas Hardy, ou ◀de▶ ◀l’▶arrière-plan ◀de▶ fanatique compétition sociale chez un Balzac, un Stendhal ou un Proust. Ces traits ◀de▶ discrétion sont protestants, peut-être ? Mais ◀le▶ goût ◀de▶ ◀la▶ mesure, ◀de▶ ◀l’▶intériorité, du réalisme mitigé et ◀de▶ ◀la▶ psychologie moyenne expriment surtout ◀les▶ conditions dictées par ◀les▶ petites dimensions du pays et des communautés diverses qui s’y côtoient.
Il n’est pas sûr d’ailleurs que cette tradition suisse ait un avenir. J’en vois peu de repousses chez nos plus jeunes auteurs. ◀Le▶ roman, remis en question avec ◀les▶ modes de vie qu’il exprimait, fait place à d’autres formes ◀de▶ création écrite.
En Suisse romande, Genève mène ◀le▶ jeu. ◀L’▶ouvrage classique ◀de▶ Marcel Raymond sur ◀la▶ poésie moderne, ◀De▶ Baudelaire au surréalisme, a fondé cette école qu’on nomme déjà « ◀l’▶école ◀de▶ Genève », dont Jean Starobinski porte au loin ◀le▶ prestige. ◀La▶ Suisse alémanique, plus engagée, nous donne un pamphlétaire-poète en ◀la▶ personne du pasteur Kurt Marti, et ◀de▶ jeunes conteurs contestataires, tels que Walter Diggelmann et ◀le▶ subtil Peter Bichsel.
◀La▶ poésie : trois évadés célèbres
Un grand poète, un seul en six-cents ans, voilà pour ◀l’▶homo alpinus.
Je crois bien qu’Othon de Grandson, chevalier, troubadour tardif, tué en combat singulier en 1397, est ◀le▶ seul poète romand dont ◀la▶ réputation ait passé nos limites avant ◀le▶ xxe siècle : Chaucer ◀l’▶a traduit en anglais.
◀La▶ Suisse alémanique fait mieux : elle donne à ◀l’▶Europe préromantique « ◀Les▶ Alpes » ◀d’▶Albert de Haller et ◀les▶ « Idylles » ◀de▶ Salomon Gessner, puis à ◀l’▶Allemagne post-romantique ◀les▶ poésies ◀de▶ C. F. Meyer et ◀de▶ Gottfried Keller, qui ne valent pas ◀les▶ œuvres en prose ◀de▶ ces deux romanciers. Mais ce n’est qu’à ◀la▶ fin du xixe siècle qu’elle voit paraître dans son sein un créateur ◀de▶ haut rang.
Loué par Nietzsche et par Jacob Burckhardt, et plus tard par Romain Rolland qui ◀l’▶égalait à Goethe et à Milton et disait ◀de▶ lui : « C’est le premier grand homme que j’aie vu » ; à peu près ignoré dans son pays jusqu’au jour où il reçut ◀le▶ prix Nobel ; et dès lors écrivain national jusqu’à sa mort en 1924, Carl Spitteler a composé ◀d’▶immenses et presque monstrueux poèmes : Prométhée et Épiméthée, Prométhée souffrant, ◀Le▶ Printemps olympien, au cours desquels ◀les▶ dieux ◀de▶ ◀la▶ Grèce incarnent dans un paysage helvétique ◀le▶ conflit ◀de▶ ◀l’▶âme créatrice et ◀de▶ ◀la▶ conscience conformiste. « Je n’ai jamais été un poète suisse, ni un poète allemand, mais européen, international et ◀de▶ tous ◀les▶ temps », écrivait-il à son excellent traducteur français Charles Baudouin. Et de même, au critique hongrois Albert Gyergyai qui était venu ◀le▶ saluer comme « ◀le▶ chantre ◀de▶ sa nation », Spitteler, alors âgé ◀de▶ quatre-vingts ans, répondit : « Je ne suis pas ◀le▶ poète ◀de▶ ◀la▶ nation : chez nous, c’est encore et toujours Keller. Je ne me suis jamais senti un Suisse foncièrement autochtone. Il suffit que je sois poète ; chaque épithète rétrécirait ce fait et chaque étiquette m’est odieuse. Hellène ou Helvète, populaire ou cosmique, romantique ou bien classique — autant ◀de▶ mots d’ordre passager qui n’atteignent pas ◀le▶ fond ◀de▶ ◀la▶ poésie, puisque ◀la▶ poésie commence où ces limites disparaissent. Dès ma jeunesse j’ai choisi ma route et je ne m’en suis plus écarté ; et s’il y a, comme vous dites, un trait suisse en moi, c’est ce désir ◀d’▶être ailleurs, c’est cette soif inextinguible des grands espaces, ◀d’▶une vie plus large, ◀d’▶horizons plus lointains… ici même encore et aujourd’hui… »100
Hautain, fervent et hiératique, naturellement alpestre et volontairement grec, exilé dans ◀le▶ temps et ◀la▶ hauteur, Spitteler demeure un sommet que ◀l’▶on peut admirer ◀de▶ loin sans éprouver ◀l’▶envie ◀de▶ ◀le▶ gravir. (Ce qui n’ôte rien à sa taille.)
À côté de lui, quelques collines et ◀d’▶étranges accidents ◀de▶ terrain composent un paysage aux charmes plus secrets, plus pénétrants101.
Si ◀la▶ Suisse n’a pourtant rien produit, jusqu’ici, qui se compare aux purs poètes novateurs d’autres pays environnants, ce n’est pas faute ◀d’▶un sens lyrique profond, dont témoignent Ramuz, Honegger ou Paul Klee, mais en prose, en musique ou en peinture. Faut-il penser que ◀la▶ cité suisse est trop bien ordonnée pour un poète ? Ou que ◀l’▶auteur suisse se sent trop éloigné du cœur historique ◀de▶ sa langue pour ◀la▶ parler en poésie autoritaire, créant un style qui se propage du cénacle mallarméen ou géorgien à ◀la▶ petite édition populaire, gloire finale ? Mais ◀les▶ frontières, ◀les▶ marches, ◀les▶ passages sont toujours des lieux émouvants, et ◀de▶ cela ◀la▶ Suisse est riche.
◀La▶ poésie moderne n’a rien ◀de▶ grand chez nous, mais elle a pris en Suisse deux ◀de▶ ses sources avant de devenir européenne, comme ◀le▶ Rhône et ◀le▶ Rhin ne deviennent ◀de▶ grands fleuves qu’une fois nos frontières traversées.
Vers ◀la▶ fin du xixe siècle, un ancien professeur ◀de▶ mathématiques du canton ◀de▶ Berne devenu homme d’affaires, mythomane et génial — il avait « introduit ◀la▶ vente ◀de▶ ◀la▶ bière ◀de▶ Munich dans ◀le▶ bassin ◀de▶ ◀la▶ Méditerranée » et mécanisé ◀l’▶industrie des tapis ◀de▶ Smyrne, possédé successivement un palais et un yacht en Égypte, un château en Angleterre, une grande maison en Italie, une enfilade ◀de▶ pièces désertes à Paris, une petite villa à Montreux, enfin « des appartements avec, puis sans jardin » — vint s’installer à Neuchâtel. Il s’appelait Sauser-Hall, et il avait deux fils. L’un, Georges, devint professeur ◀de▶ droit à Neuchâtel et rédigea ◀le▶ Code civil ◀de▶ ◀la▶ Turquie. Et l’autre, nommé Fritz, s’échappa ◀de▶ ◀la▶ maison à ◀l’▶âge ◀de▶ 15 ans — dit-il — prit un train pour ◀l’▶Allemagne, puis pour Vladivostok, et devint ◀le▶ poète Blaise Cendrars 102.
À l’autre extrémité ◀de▶ ◀la▶ Suisse, dans ◀les▶ Grisons, une vieille famille originaire ◀de▶ ◀la▶ Bohême, et qui était établie depuis ◀le▶ xve siècle à San Murezzan (Saint-Moritz), pouvait se vanter ◀d’▶avoir fourni deux princes-évêques ◀de▶ Coire aux Ligues grises, des Landamman à ◀l’▶Engadine, des baillis à ◀la▶ Valteline, et quelques généraux. L’un ◀de▶ ces derniers, Nicolas Flugi d’Aspermunt, avait fait ◀les▶ guerres ◀de▶ Napoléon, suivi Murat à Naples, où il était resté après ◀le▶ retour des Bourbons, et avait terminé sa carrière comme maréchal du royaume. Son frère, Conradin, fonda ◀la▶ Société des Eaux ◀de▶ Saint-Moritz et fit ◀de▶ ce village ◀le▶ centre ◀de▶ tourisme que ◀l’▶on sait. On lui doit également un recueil ◀de▶ Rimas Romaunchas (Rimes Romanches). Il eut pour fils un poète ladin et un archiviste des Grisons.
Nicolas Flugi d’Aspermunt engendra quatre fils, dont deux nous intéressent. Emmanuel devint médecin, puis moine, administra ◀l’▶évêché ◀de▶ Monaco, et enfin fut élu général ◀de▶ ◀l’▶ordre des bénédictins, sous ◀le▶ nom ◀de▶ dom Romarino-Maria. ◀Le▶ cadet, Francesco, fut officier à Naples. À ◀la▶ chute du royaume des Deux-Siciles, il rejoignit à Rome son frère bénédictin, mais n’y mena point une existence monastique. Brillant et fougueux comme ses ancêtres, il enleva ◀la▶ fille ◀d’▶un émigré polonais, Angélique de Kostrowitsky. « ◀De▶ cette liaison naquit, ◀le▶ 18 avril 1880, à Rome, Guglielmo, Alberto, Wladimiro, Alessandro Appolinare, qui sera ◀le▶ poète. ◀Les▶ prénoms qu’il porte ne sont pas ceux des Flugi, qui ne reconnurent jamais ce bâtard. Il n’en eut pas moins leurs défauts, leurs vertus, et même leurs traits. »103
Aventuriers ou archivistes, prélats ou généraux, enfin poètes — dans un très vieux langage roman qui ressemble à celui des troubadours — ◀les▶ Flugi d’Aspermunt avaient pourtant motif ◀de▶ trouver en Guillaume Apollinaire des ressemblances ◀de▶ famille.
Quant aux critiques littéraires, ils se sont longtemps disputés pour savoir qui, ◀d’▶Apollinaire ou ◀de▶ Cendrars, avait pastiché l’autre ou ◀l’▶avait inspiré. Zone et ◀les▶ Pâques à New York ou ◀la▶ Prose du Transsibérien sont à peu près contemporaines104, et ◀les▶ ressemblances sont troublantes.
Ces deux poètes ont fait ◀la▶ guerre en France — tradition du service étranger. Cendrars y perdit son bras droit. Apollinaire eut son casque troué par un éclat ◀d’▶obus. « Une étoile ◀de▶ sang me couronne à jamais », écrivait-il peu de temps avant sa mort, ◀le▶ 9 novembre 1918.
◀La▶ philosophie et ◀la▶ métaphysique
De même qu’on ne trouve pas une seule femme parmi ◀les▶ grands compositeurs, on ne trouve pas un seul Suisse parmi ◀les▶ philosophes auteurs ◀de▶ grands systèmes et têtes métaphysiques. Personne n’a jamais expliqué le premier ◀de▶ ces deux faits incontestables. Quant au second… Je sens seulement qu’il y a dans ◀l’▶atmosphère suisse quelque chose qui interdit ◀l’▶activité gratuite — et ◀la▶ dépense qui ◀la▶ rendrait possible.
◀Le▶ philosophe en Suisse se trouve plus engagé qu’ailleurs dans une communauté proche et concrète : il lui doit ◀d’▶être intelligible (◀d’▶autant plus qu’il est professeur) et responsable des conclusions morales que ◀l’▶on pourrait tirer ◀de▶ son système. Il ne fera donc pas ◀de▶ système, ou seulement un système ◀de▶ ◀la▶ conciliation, s’il veut rester pur philosophe. Mais plus généralement il traduira ses intuitions métaphysiques dans ◀le▶ langage ◀de▶ son milieu, ◀la▶ théologie ◀de▶ son Église ; et s’il ne peut plus adhérer au dogme, il ira chercher ◀les▶ raisons et justifications ◀de▶ sa résistance dans une psychologie nouvelle (incluant ◀le▶ fait religieux) ou dans ◀l’▶étude des structures ◀de▶ ◀l’▶esprit.
◀Le▶ Vaudois Vinet illustre la première ◀de▶ ces écoles, ◀le▶ Genevois Flournoy la seconde.
◀Le▶ xixe siècle aurait pu voir (mais n’a guère aperçu, à part Sainte-Beuve) ◀la▶ naissance à Lausanne ◀d’▶une tradition discrète ◀de▶ philosophie existentielle et personnaliste avant ◀la▶ lettre, celle qu’initia Alexandre Vinet, théologien ◀de▶ ◀la▶ liberté ◀de▶ conscience et profond critique littéraire. Vinet me fait parfois songer à Kierkegaard : ◀le▶ parallèle reste à écrire. Ils ont dit dans ◀le▶ même temps (entre 1840 et 1850) et souvent dans ◀les▶ mêmes termes « qu’on ne naît pas chrétien, qu’on ◀le▶ devient », « qu’il n’y a pas ◀de▶ peuple chrétien » puisque chrétien ne saurait désigner que ◀l’▶individu « comme seul au monde » et voué à ◀l’▶« extraordinaire », et que « ◀la▶ foi est une passion ». ◀Le▶ Vaudois accorde un peu plus que ◀le▶ Danois à ◀la▶ communauté ou généralité, et à ◀la▶ « catholicité ◀de▶ ◀l’▶âme humaine ». Mais tous deux meurent en conflit déclaré avec leur Église établie, témoins ◀de▶ ◀l’▶absolu subjectif. Vinet écrit : « Liberté, ◀le▶ plus beau mot ◀de▶ toute langue, si celui ◀d’▶amour n’existait pas. » Et plus tard : « Quand tous ◀les▶ périls seraient dans ◀la▶ liberté, toute ◀la▶ tranquillité dans ◀la▶ servitude, je préférerais encore ◀la▶ liberté ; car ◀la▶ liberté, c’est ◀la▶ vie, et ◀la▶ servitude, c’est ◀la▶ mort. »105
Quant à Théodore Flournoy, auteur ◀de▶ ◀la▶ célèbre étude ◀d’▶un médium intitulée « Des Indes à ◀la▶ planète Mars » (1900), il ne fut pas seulement un précurseur ◀de▶ Freud dans ◀l’▶exploration du rêve considéré comme clef du subconscient, mais un profond psychologue ◀de▶ ◀la▶ religion dans « Métaphysique et Psychologie » (au titre caractéristique) et ◀le▶ fondateur ◀de▶ la première chaire et du premier laboratoire ◀de▶ psychophysiologie, à Genève.
◀La▶ théologie et ◀la▶ psychologie : deux grands maîtres incompatibles, Karl Barth et Carl Gustav Jung
Point ◀de▶ spéculation sur ◀l’▶Être en soi, mais seulement sur ◀les▶ relations entre Dieu et ◀l’▶individu, entre ◀l’▶individu et ◀la▶ communauté, entre ◀les▶ hommes, entre ◀les▶ peuples et nations, entre des entités moralement définies. ◀Le▶ salut ◀de▶ ◀l’▶homme ou sa santé, plutôt que sa définition, préoccupent ◀les▶ meilleurs esprits suisses.
Il est possible que ◀le▶ plus grand théologien et ◀le▶ plus grand psychologue ◀de▶ ce siècle, jusqu’ici, soient deux Suisses : Karl Barth et C. G. Jung. En eux ◀la▶ Suisse excelle et se dépasse, mais dans ◀le▶ seul sens qu’elle ait jamais voulu se permettre : celui ◀de▶ ◀la▶ cure ◀d’▶âme et ◀d’▶esprit, et non ◀de▶ ◀la▶ spéculation abstraite.
Tous deux fils ◀de▶ pasteurs bâlois, ◀de▶ haute taille et ◀de▶ robuste carrure, fumeurs ◀de▶ pipe et ◀d’▶humeur malicieuse, et pas du tout « intellectuels » ni par ◀l’▶allure ni dans ◀l’▶abord humain : à cela peut-être se résument leurs traits communs car par ailleurs tout ◀les▶ oppose.
Jeune pasteur en Argovie, et socialiste combatif, Karl Barth publie un commentaire sur ◀l’▶Épître aux Romains qui produit dans ◀les▶ milieux théologiques ◀de▶ langue allemande une révolution comparable à celle du freudisme ou du léninisme dans d’autres domaines. Il est nommé professeur en Allemagne.
Devant ◀les▶ prétentions nationales-socialistes, il dresse un manifeste ◀de▶ ◀l’▶« Église confessante », première affirmation, fondamentale, ◀de▶ ◀la▶ Résistance européenne. On lui fait un procès à Bonn. Il n’attaque pas ◀le▶ régime en soi, mais ses complices dans ◀l’▶Église. On ◀l’▶expulse. Et dès lors, revenu à Bâle, il édifie une Dogmatique ◀de▶ ◀l’▶Église qui est ◀le▶ monument théologique ◀le▶ plus hardi et dur ◀d’▶arêtes ◀de▶ ◀l’▶ère moderne. On n’avait pas été moins conformiste depuis Luther dans ◀la▶ réinvention ◀de▶ ◀l’▶orthodoxie. Jamais voix plus autoritaire après un siècle ◀de▶ libéralisme, plus humaine et plus réaliste après un siècle ◀de▶ formalisme puritain et sentimental, ne s’était élevée dans ◀les▶ Églises en retraite devant ◀le▶ « monde moderne ». En voulant ramener ◀les▶ protestants aux grandes options spirituelles ◀de▶ ◀la▶ Réforme, Karl Barth ne ◀les▶ a pas du tout éloignés ◀de▶ ◀l’▶époque présente, bien au contraire, il a même précédé, en fait, ◀la▶ tentative ◀d’▶aggiornamento ◀de▶ ◀l’▶Église initiée par ◀le▶ pape Jean XXIII. Ce n’est pas ◀le▶ moindre paradoxe ◀de▶ sa carrière, pleine ◀de▶ surprises pour ses disciples. Pendant ◀la▶ guerre, ce contempteur ◀de▶ toute espèce ◀de▶ « politique chrétienne » s’engage comme simple soldat dans ◀l’▶armée suisse : il faut résister à Hitler au nom de ◀la▶ foi, parce qu’il instaure une religion. Après ◀la▶ guerre, ce contempteur ◀de▶ ◀la▶ neutralité, « péché des Suisses », s’élève sans relâche contre ◀la▶ guerre froide, et se voit accusé ◀de▶ neutralisme par ◀les▶ bourgeois anticommunistes. Zwinglien par sa méfiance à l’égard des rites et ◀de▶ toute religion spontanée, luthérien par sa doctrine ◀de▶ ◀la▶ grâce mais aussi du péché radical détruisant toute « analogie ◀de▶ Dieu » en ◀l’▶homme, calviniste par son sens civique et communautaire, mais kierkegaardien par son affirmation ◀d’▶un Dieu totaliter aliter et sans commune mesure avec ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀la▶ tribu, essentiellement protestant par sa dialectique du oui et du non sans nuances, et par sa rhétorique du « tout cela et rien que cela » qu’il a puisée dans saint Paul, il est ◀le▶ seul théologien depuis Calvin qui ait influencé ◀l’▶ensemble des Églises protestantes, en Amérique comme en Europe, et que ◀les▶ docteurs ◀de▶ Rome respectent et commentent.
Carl Gustav Jung, dans ◀le▶ même temps (après sa rupture avec Freud), redécouvrait ◀le▶ phénomène religieux dans toutes ses dimensions psychologiques, ethnographiques, évolutives, en deçà et au-delà ◀de▶ toute dogmatique. Alors que Barth veut définir ce qui est vrai « en Dieu » selon ◀la▶ Parole ◀de▶ Dieu, Jung recherche ce qui se passe en ◀l’▶homme, selon ◀les▶ mythes universels. L’un veut amener ◀l’▶individu à ◀l’▶obéissance au Dieu biblique et transcendant du dogme, l’autre à ◀l’▶appropriation personnelle ◀de▶ réalités animiques, collectives, qu’on lui reproche ◀de▶ mal définir, et qu’il a détectées dans ◀la▶ grande nuit des âges. Autant Barth refuse ◀le▶ phénomène religieux, infiniment polyvalent, pour mieux affirmer ◀la▶ seule foi, autant Jung veut s’ouvrir aux messages chiffrés des religions ◀de▶ toute ◀la▶ terre. L’un procède par exclusion, l’autre par inclusion. À certains égards, Jung semblerait donc plus proche du comportement intellectuel et spirituel des Églises romaine et grecque — il connaît et il redécouvre ◀la▶ valeur des rites et des symboles et il est tout ◀le▶ contraire ◀d’▶un iconoclaste — mais quand il déclare, dans sa Réponse à Job, que ◀la▶ proclamation du dogme ◀de▶ ◀l’▶Assomption ◀de▶ ◀la▶ Vierge en 1950 marque ◀la▶ date ◀la▶ plus importante ◀de▶ ◀l’▶histoire religieuse depuis ◀la▶ Réforme, Pie XII n’a pas lieu ◀de▶ s’en réjouir : car ◀l’▶hommage ◀de▶ Jung est rendu à ◀la▶ Sophia aeterna ◀de▶ ◀la▶ mythologie gnostique. Barth se veut strictement « canonique » dans son interprétation ◀de▶ ◀la▶ Bible, mais Jung se réfère aux livres apocryphes, non moins qu’à ◀la▶ « shakti » hindoue ou à ◀l’▶Éternel féminin des mystiques hérétiques. Pour Barth, Dieu est ◀le▶ vis-à-vis de ◀l’▶homme, ◀le▶ Tout Autre. Pour Jung, Dieu est une réalité psychique. ◀Le▶ théologien n’a que faire ◀de▶ ◀la▶ psychologie, il ◀la▶ met entre parenthèses pour ne considérer que ◀la▶ totalité ◀de▶ ◀l’▶existence « en tant qu’objet soumis à ◀la▶ détermination ◀de▶ ◀la▶ Parole ◀de▶ Dieu »106. En revanche, ◀le▶ psychologue n’a que faire des dogmes, sauf s’ils sont ◀l’▶expression cristallisée ◀d’▶un mythe, ◀d’▶une situation archétypique, donc ◀d’▶une réalité ◀de▶ ◀l’▶âme, — et c’est précisément dans ◀la▶ mesure où ils seraient un mythe fixé que Barth ◀les▶ rejetterait.
◀Le▶ dialogue entre ces deux hommes n’était même pas concevable, et ◀de▶ fait il n’a pas eu lieu. Leurs disciples (pasteurs et théologiens ◀d’▶un côté, médecins psychiatres et philosophes des religions ◀de▶ l’autre) coexistent sans se rencontrer, et aucune tentative ◀d’▶intégration ou ◀de▶ synthèse même très partielle n’a été entreprise jusqu’ici, que je sache. (Un jour, peut-être, j’essaierai ◀de▶ me rendre compte ◀de▶ ce que je dois à l’un autant qu’à l’autre de ces maîtres incompatibles.)
« Helvetia mediatrix » : ◀de▶ Bodmer aux Burckhardt
Jeter des ponts est une activité à laquelle leur pluralisme culturel et religieux destine peut-être et en tout cas incite ◀les▶ Suisses. S’il est vrai que la première confédération des Waldstätten est née du Gothard, ce col n’est devenu viable et carrossable qu’au moment où ◀le▶ pont du diable a permis ◀de▶ franchir ◀les▶ gorges ◀de▶ ◀la▶ Reuss, et ◀de▶ relier ◀le▶ Midi au Nord du Saint-Empire. ◀D’▶Italie sont montées ◀les▶ idées puis ◀les▶ arts, tandis que ◀de▶ ◀la▶ Germanie et des Ligues suisses des armées descendaient vers ◀les▶ plaines lombardes. Ce double mouvement culturel et militaire se ralentit dès ◀le▶ milieu du xvie siècle, avec ◀la▶ fin des guerres ◀d’▶Italie, et bientôt s’exténue. Mais au xviiie siècle, c’est ◀l’▶école suisse ◀de▶ Bodmer qui révèle aux élites allemandes Dante et ◀la▶ latinité. Et au xixe siècle, c’est à partir de Bâle, ◀de▶ Zurich et ◀de▶ Genève que ◀l’▶Europe moderne va découvrir toute ◀la▶ virtù ◀de▶ ◀la▶ Renaissance italienne, grâce aux grands livres ◀de▶ Jacob Burckhardt, ◀de▶ H. Wölfflin et au « Quattrocento » ◀de▶ Philippe Monnier.
Dès ◀la▶ fin du xviiie siècle, un second axe ◀d’▶échanges se dessine, ou, plus précisément, un mouvement ◀de▶ pensée ◀d’▶est en ouest se prononce. Si Rousseau a fécondé ◀le▶ préromantisme allemand, c’est Germaine de Staël et c’est Benjamin Constant qui, par ◀la▶ « trouée ◀de▶ Coppet », révéleront à ◀la▶ France ◀les▶ génies ◀de▶ Weimar et ◀les▶ grands philosophes ◀de▶ ◀la▶ Souabe. Vers ◀le▶ milieu ◀de▶ notre siècle, c’est encore à des historiens, et à des critiques romands, tels Gonzague de Reynold ou Albert Béguin que ◀la▶ France devra ◀de▶ connaître, traduits non seulement dans sa langue mais dans une forme assimilable par ses catégories ◀de▶ pensée, ◀l’▶esprit du Saint-Empire médiéval, ou ◀le▶ romantisme allemand.
Des revues telles que ◀la▶ Neue Schweizer Rundschau à Zurich, animée par ◀le▶ grand critique Max Rychner, et plus encore ◀la▶ Revue ◀de▶ Genève , fondée par Robert de Traz, illustreront, entre deux guerres, cette fonction ◀d’▶intermédiaire culturel qui paraît dévolue à nos cités. Helvetia mediatrix est ◀le▶ titre ◀d’▶un petit ouvrage classique du comparatiste zurichois Fritz Ernst.
◀Les▶ mêmes raisons expliquent sans doute ◀le▶ don particulier des Suisses pour ◀l’▶interprétation critico-sympathique d’autres nations : et cela va des Lettres sur ◀les▶ Anglais et ◀les▶ Français de Béat de Muralt 107 jusqu’à ◀La▶ France à ◀l’▶heure ◀de▶ son clocher ◀d’▶Herbert Lüthy, en passant par ◀De▶ ◀l’▶Allemagne de Mme de Staël et ◀L’▶Italie de Sismondi.
◀L’▶ensemble des traits spécifiques que j’ai dénombrés jusqu’ici me paraît s’illustrer ◀d’▶une manière exemplaire dans ◀l’▶œuvre et ◀la▶ carrière ◀de▶ Carl J. Burckhardt. Lointain neveu ◀de▶ ◀l’▶historien ◀de▶ ◀la▶ Renaissance, je ne pense pas qu’il tienne ◀de▶ lui ce don ◀de▶ prévision ◀de▶ ◀l’▶avenir européen dont tous deux ont fait preuve dans leur correspondance108, mais qu’il faut plutôt ◀l’▶attribuer à leur commune formation bâloise ◀d’▶historiens scrupuleux mais sûrs artistes, héritiers ◀d’▶une tradition humaniste où se mêlent intimement germanisme et latinité, esprit ◀de▶ ◀la▶ cité et cosmopolitisme, et qui rend plus sensibles à ◀l’▶oreille intérieure ◀les▶ arythmies annonciatrices ◀d’▶accidents du cœur ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Peu de carrières ont connu tant ◀d’▶alternances ◀de▶ périodes ◀d’▶action et ◀de▶ méditation. Tantôt diplomate — attaché à Vienne dans sa jeunesse et chef ◀de▶ mission à Paris dans son âge mûr —, négociateur ou président ◀de▶ ◀la▶ Croix-Rouge internationale pendant ◀la▶ guerre, tantôt écrivain libre ou professeur ; tantôt historien des grandes têtes politiques du passé, ◀de▶ Charles Quint à Gentz en passant par Richelieu, tantôt mêlé à ◀l’▶histoire vivante, ainsi dans ◀le▶ cyclone ◀de▶ Dantzig qui devait mener à ◀la▶ guerre en dépit d’une ultime et dramatique intervention auprès ◀d’▶Hitler ; enfin mémorialiste ◀d’▶événements qu’il a vécus et qu’il avait prévus, Burckhardt est ◀le▶ type même ◀de▶ ◀l’▶écrivain qui ne peut séparer ◀la▶ pensée ◀de▶ ◀l’▶action, ni ◀la▶ passion ◀de▶ ◀la▶ lucidité. Son expérience des hommes et ◀de▶ ◀l’▶irrationnel qui conduit leurs affaires au pire a certes confirmé son pessimisme inné, et sa profonde méfiance à l’endroit de ce qui vient, ◀de▶ notre monde moderne en général, mais son goût puissant ◀de▶ ◀la▶ vie et son sens du service ◀de▶ ◀la▶ cité n’ont cessé ◀de▶ ◀le▶ ramener aux grands postes publics, quand un appel pressant du pays ◀l’▶y engageait.
Jeter des ponts, relier ◀l’▶action à ◀la▶ pensée, concilier ◀les▶ cultures ou ◀les▶ grands intérêts, juger sans illusions mais servir avec force en toute indépendance ◀d’▶esprit, peut-on dire que ces traits composent une personnalité typiquement suisse ? Je constate qu’on ◀les▶ trouve réunis chez quelques-uns des hommes ◀les▶ mieux liés par toutes leurs fibres aux traditions civiques et culturelles des Suisses. Voilà qui suffira peut-être à justifier ◀l’▶existence autonome ◀de▶ ce pays, dans une époque où ◀l’▶homme complet devient un phénomène tellement plus important, tellement plus rare, tellement plus exemplaire pour ◀l’▶humanité à venir que ◀le▶ dictateur « prestigieux »…
(Mais j’allais oublier ◀de▶ dire que « CJB » est aussi un conteur fascinant, un humoriste redoutable, et un grand chasseur ◀de▶ chamois.)
◀Les▶ sciences humaines : Ferdinand de Saussure
Comparer, opposer et rapprocher ; distinguer tout d’abord pour mieux relier ensuite ; rechercher ◀les▶ structures qui expliquent et légitiment ◀les▶ diversités ◀de▶ ◀l’▶Europe, mais aussi ◀le▶ principe général qui permette ◀de▶ ◀les▶ appréhender dans ◀l’▶unité : c’est un habitus ◀de▶ ◀l’▶esprit que favorise au plus haut point tout régime pluraliste concentré et strictement fédéraliste. Ajoutons à cela quelques données constantes ◀de▶ ◀la▶ Suisse : ◀la▶ pauvreté du sol contraignant à ◀l’▶ingéniosité fabricatrice, ◀le▶ moralisme, ◀le▶ civisme et ◀le▶ piétisme protestants inclinant ◀les▶ esprits ◀les▶ plus naturellement spéculatifs à se rabattre sur ◀le▶ vérifiable, ◀le▶ communicable et ◀l’▶utile. Une curiosité non bridée par ◀la▶ vanité nationale pour ce qui se fait ailleurs, dans ◀le▶ monde entier. Et nous aurons, me semble-t-il, un complexe ◀de▶ dispositions aussi favorables aux sciences qu’il ◀l’▶est peu à ◀la▶ poésie pure ou à ◀la▶ pure métaphysique.
C’est dans ◀les▶ sciences humaines, bien entendu, qu’il sera ◀le▶ plus facile ◀de▶ vérifier cette hypothèse descriptive.
En 1880, un jeune étudiant genevois se présente à un professeur ◀de▶ Leipzig. Il est candidat au doctorat. « Votre nom, monsieur ? — Saussure. — Êtes-vous parent du célèbre auteur du Mémoire sur ◀les▶ voyelles ? — C’est moi », dit ◀l’▶étudiant modeste (« beau comme un dieu », ajoutera ◀le▶ professeur dans son récit ◀de▶ ◀l’▶incident). Ferdinand de Saussure a 23 ans. Son mémoire a paru deux ans plus tôt, faisant ◀de▶ lui ◀le▶ fondateur des sciences humaines telles qu’on ◀les▶ comprend aujourd’hui.
On n’est pas plus Genevois, au sens traditionnel et patricien du terme (qui se perd) : racines profondes dans ◀le▶ pays, sens civique mais ouverture sur ◀le▶ monde, tournure ◀d’▶esprit scientifique (c’est plus « sérieux ») mais cosmopolitisme intellectuel et mondain. Arrière-petit-fils ◀d’▶Horace-Bénédict, ◀le▶ « vainqueur du Mont-Blanc », petit-fils ◀d’▶un éminent zoologiste et fils ◀d’▶un naturaliste, ayant pour oncles, cousins, neveux et fils une pléiade ◀d’▶hommes qui ont marqué dans ◀les▶ domaines ◀les▶ plus divers : physique, chimie, mathématique, égyptologie, littérature, théologie et psychanalyse, il avait hésité à se consacrer aux lettres. Mais son Mémoire décide ◀de▶ sa carrière. À 24 ans, il est professeur à ◀l’▶École des hautes études à Paris. À 34 ans, il refuse une chaire au Collège ◀de▶ France, préférant rester Suisse, et rentre à Genève où il enseigne, jusqu’à sa mort, à 57 ans, ◀la▶ science qu’il a créée : ◀la▶ linguistique générale.
◀La▶ précocité ◀de▶ son génie fait songer à celle des mathématiciens modernes et sa linguistique est fondée sur une science des signes (◀la▶ sémiologie) qui est en train de trouver ses applications dans ◀l’▶électronique, non moins d’ailleurs qu’en biologie.
Au plus profond ◀de▶ ◀la▶ cellule existent des phénomènes comparables à ceux que Saussure a décrits au niveau du langage. ◀La▶ vie des cellules s’exprime en codes. Voilà qui est tout à fait copernicien : au début, il y a Saussure qui propose une méthode permettant ◀d’▶espérer que ◀les▶ sciences humaines pourront un jour imiter ◀les▶ sciences naturelles et, cinquante ans plus tard, on découvre que ◀la▶ nature elle-même fait ◀de▶ ◀la▶ linguistique… Saussure a révolutionné ◀l’▶ensemble des sciences ◀de▶ ◀l’▶homme. Je considère qu’il est à lui seul un moment capital ◀de▶ ◀la▶ pensée européenne.109
Dans un autre domaine des sciences ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀la▶ psychologie génétique ◀de▶ Jean Piaget représente elle aussi un apport décisif, et qui, indépendamment ◀de▶ sa valeur intrinsèque, me paraît se rattacher profondément au complexe « suisse » et fédéraliste110. Ici encore, c’est à un non-Suisse qu’il me plaît ◀de▶ laisser ◀la▶ parole :
Piaget a minutieusement décrit ◀le▶ passage ◀de▶ ◀la▶ conscience diffuse, en participation avec ◀l’▶environnement, puis centrée sur sa propre subjectivité, à ◀la▶ pensée cohérente et autonome, devenue maîtresse ◀d’▶elle-même dans ◀la▶ mesure où elle découvre ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀la▶ coexistence entre ◀les▶ individus égaux en droit. ◀L’▶égocentrisme enfantin prendrait fin, entre 8 et 12 ans, grâce à ◀la▶ fréquentation scolaire qui introduit ◀l’▶enfant dans un nouveau milieu où il fait ◀l’▶apprentissage ◀de▶ ◀la▶ coopération. Alors s’affirme, grâce au décentrement nécessaire, ◀la▶ personnalité, qui n’est autre qu’une « coordination ◀de▶ ◀l’▶individualité avec ◀l’▶universel » ; « chacun prend conscience ◀de▶ son point de vue particulier, tout en ◀le▶ situant dans une totalité cohérente »…
… S’il est vrai que ◀la▶ coopération est ◀la▶ « réciprocité entre individus autonomes », il faut reconnaître dans ◀l’▶école primaire ◀le▶ lieu privilégié où s’accomplit ◀la▶ promotion ◀de▶ ◀l’▶enfant à cette liberté qui fait ◀de▶ lui un citoyen conscient et organisé.111
◀Les▶ sciences physiques : ◀de▶ Paracelse à ◀l’▶indice Nobel
J’ai marqué, à diverses reprises, ◀la▶ constance ◀de▶ certaines préoccupations éthiques chez ceux qui ont illustré ◀les▶ lettres et ◀les▶ sciences en Suisse : éduquer ou guérir, réformer, relier, être utile au plus haut sens du terme, connaître ◀l’▶homme pour ◀le▶ rendre plus libre et par là même plus apte à tenir son rôle dans ◀la▶ vie ◀de▶ sa communauté : « Je veux ◀l’▶homme maître ◀de▶ lui-même afin qu’il soit mieux ◀le▶ serviteur ◀de▶ tous », écrivait Alexandre Vinet, et il est significatif que cette parole soit si souvent citée dans ce pays.
À ◀l’▶aube ◀de▶ ◀l’▶histoire des sciences en Suisse, nous avons trouvé Paracelse 112, fondateur ◀d’▶une médecine à la fois expérimentale et intuitive, attentive aux propriétés chimiques des remèdes mais aussi au psychisme des malades, à ◀l’▶écologie ◀de▶ leur région natale mais aussi à leur thème astrologique. Ce précurseur des méthodes psychosomatiques et homéopathiques, cet aventurier ◀de▶ ◀l’▶esprit qu’une insatiable curiosité des diversités naturelles et humaines entraîna dans toutes ◀les▶ villes et ◀les▶ campagnes ◀de▶ ◀l’▶Europe ; dans ◀les▶ universités comme dans ◀les▶ mines, et jusque chez ◀les▶ chamans ◀de▶ Russie, ce « mage alpestre » m’apparaît comme ◀l’▶ancêtre direct ◀de▶ C. G. Jung, — qui lui aussi n’hésita pas à s’initier à ◀la▶ sorcellerie, en partageant durant des mois ◀la▶ vie ◀d’▶une tribu ◀de▶ ◀l’▶Afrique noire, ou celle des Indiens ◀de▶ ◀l’▶Arizona.
◀La▶ Suisse orientale, notamment ◀le▶ canton ◀d’▶Appenzell où Paracelse avait séjourné et pratiqué son art, est restée ◀la▶ terre ◀d’▶élection des guérisseurs hétérodoxes, mais on trouve dans tous ◀les▶ cantons quantité ◀de▶ praticiens et ◀de▶ chercheurs ◀d’▶avant-garde qui ont des titres plus sérieux à se réclamer ◀de▶ ◀la▶ tradition paracelsienne : homéopathes, diététiciens, hygiénistes ou psychothérapeutes, explorateurs ◀de▶ toutes ◀les▶ dimensions ◀de▶ ◀l’▶être humain que ◀la▶ science des spécialistes néglige parfois. ◀La▶ médecine officielle n’en demeure pas moins florissante en ce pays, et ◀la▶ réputation ◀de▶ ses « patrons » est mondiale : sur trois-cent-quarante-deux diplômes ◀de▶ doctorat décernés en 1962 par ◀les▶ cinq facultés ◀de▶ médecine que compte ◀la▶ Suisse, près du tiers ont été conquis par des étudiants étrangers.
Si ◀l’▶on examinait ◀la▶ tradition des sciences physiques, mathématiques et naturelles, on y retrouverait sans peine des caractéristiques analogues : j’en ai donné quelques exemples, à propos de Léonard Euler et ◀de▶ ◀l’▶étonnante dynastie des Bernoulli à Bâle113, d’Albert de Haller à Berne, ◀d’▶Horace-Bénédict de Saussure et ◀de▶ son illustre descendance à Genève.
Quant à ◀l’▶époque contemporaine, il faut admettre que ◀les▶ critères ◀d’▶évaluation ◀de▶ ◀la▶ productivité savante ◀d’▶un pays ont été révolutionnés, depuis ◀les▶ environs ◀de▶ 1900. Si ◀l’▶on garde en mémoire ◀le▶ fait souvent cité qu’environ 85 % des scientifiques ◀de▶ tous ◀les▶ temps vivent parmi nous, hommes du milieu du xxe siècle, il est facile ◀d’▶imaginer que ◀la▶ tradition des quelques-uns, qui faisaient partie du 15 % et qui appartinrent jadis à tel petit pays, risque fort ◀d’▶être noyée dans un flot ◀d’▶influences tout internationales. Que reste-t-il aux Suisses des vertus que j’ai dites, et que j’ai montrées liées ◀de▶ diverses manières à leur régime ? ◀Les▶ chiffres seuls peuvent nous donner une réponse provisoire, qu’il appartient aux sociologues ◀d’▶interpréter. L’un ◀d’▶eux, Léo Moulin, a nommé « indice Nobel » ◀le▶ nombre des prix Nobel ◀de▶ sciences (médecine, chimie et physique) par million ◀d’▶habitants ◀d’▶un pays. Voici un extrait du tableau, calculé ◀de▶ 1901 — date ◀de▶ ◀la▶ fondation du prix — à 1960114 :
1. Suisse | 2,62 | 7. Royaume-Uni | 0,67 |
2. Danemark | 1,43 | 8. États-Unis | 0,41 |
3. Autriche | 1,19 | 9. France | 0,40 |
4. Pays-Bas | 1,15 | … | … |
5. Suède | 1,13 | … | … |
6. Allemagne | 0,71 | Russie et URSS | 0,03 |
Il est permis ◀de▶ lire dans ce tableau ◀les▶ avantages du petit pays en général, et, parmi ◀les▶ petits pays, ◀les▶ avantages exceptionnels ◀d’▶une fédération pluraliste, microcosme ◀de▶ ◀la▶ culture européenne.
Mais cette situation privilégiée pourra-t-elle se maintenir longtemps ? ◀L’▶inclusion des dernières années dans ◀les▶ calculs cités se traduirait déjà par un net fléchissement ◀de▶ ◀l’▶index suisse et par une remontée ◀de▶ ◀l’▶index anglais et ◀de▶ ◀l’▶américain. Pendant la première moitié du siècle, ◀la▶ Suisse bénéficiait encore des traditions plusieurs fois séculaires que j’ai tenté ◀de▶ caractériser. Toute ◀la▶ question est ◀de▶ savoir si elle saura ◀les▶ renouveler ou en trouver ◀l’▶équivalent futur, face à des exigences quantitatives tellement accrues que ◀la▶ nature même du problème en est changée.
◀Les▶ universités
Une partie décisive ◀de▶ ◀l’▶avenir du pays dépend ◀de▶ ses universités, puisque ◀les▶ atouts ◀de▶ ◀la▶ Suisse sont presque exclusivement qualitatifs. ◀Les▶ Suisses peuvent se vanter ◀de▶ posséder une dizaine ◀d’▶établissements ◀d’▶enseignement supérieur115, ce qui ◀les▶ met encore une fois au premier rang pour ◀l’▶index universitaire. C’est vrai, mais il ne faut pas oublier que c’était encore plus vrai il y a cent ans, et que ce ◀l’▶est chaque jour un peu moins, car depuis 1848 ◀la▶ population a plus que doublé ; elle aura quadruplé dans quarante ans, cependant que ◀les▶ élites sociales, qui avaient fourni pendant des siècles presque tous ◀les▶ savants ◀de▶ nos cantons, se voient déjà réduites à peu de chose, en nombre relatif et vertus créatrices. Toute ◀la▶ question est donc ◀d’▶assurer dès maintenant une relève des élites anciennes sur une base populaire fortement élargie, et cela au rythme sans cesse accéléré qu’exigent ◀l’▶accroissement démographique, et celui, beaucoup plus vertigineux, du nombre des connaissances qu’il s’agit ◀d’▶acquérir dans ◀les▶ diverses branches des sciences.
Or, ◀le▶ total des étudiants inscrits dans nos dix établissements supérieurs était à peine de 26 000 en 1962-1963, parmi lesquels 17 500 Suisses. ◀La▶ même année, en Russie soviétique, 1 800 000 étudiants se faisaient immatriculer. ◀L’▶URSS ayant quarante fois plus ◀d’▶habitants que ◀la▶ Suisse, c’est donc, en proportion égale, 45 000 Suisses qui devraient étudier aujourd’hui dans ◀l’▶ensemble ◀de▶ nos hautes écoles.
◀L’▶expansion des universités, telle qu’on ◀la▶ voit requise en cette seconde moitié du siècle, impliquerait deux à trois fois plus ◀d’▶étudiants, des professeurs beaucoup mieux rémunérés, des bâtiments beaucoup plus vastes, des laboratoires beaucoup mieux équipés, des chercheurs mieux dotés et, selon ◀l’▶étude récente du professeur Kneschaurek, ◀de▶ Saint-Gall, une dépense ◀d’▶un milliard ◀de▶ francs pour couvrir ce programme d’ici à 1970.
Question : ◀L’▶organisation fédérale du pays permet-elle un effort ◀de▶ cette ampleur ?
Toutes nos universités et hautes écoles, sauf deux, relèvent ◀d’▶un canton. ◀La▶ Constitution ◀de▶ 1848 autorisait ◀la▶ Confédération à « établir une université et une école polytechnique ».
II est remarquable que seule la seconde ait été créée.
Cette allégeance à ◀la▶ « petite patrie » ménage aux universités une autonomie morale aussi large que possible. Elles ne sont pas soumises à une doctrine ◀d’▶État, mais reflètent ◀le▶ genius loci et ◀les▶ diversités linguistiques et religieuses. Celles ◀de▶ Genève, Lausanne et Neuchâtel sont françaises et marquées par ◀l’▶esprit protestant ; celle ◀de▶ Fribourg, catholique et bilingue ; celles ◀de▶ Bâle, Zurich et Berne, ◀d’▶origine humaniste et réformée et ◀de▶ langue allemande, mais on y donne ◀de▶ nombreux cours en français et en italien. (Lucerne annonce son intention ◀de▶ créer une huitième université, qui représenterait ◀l’▶élément catholique dominant dans ◀la▶ Suisse centrale.) Si, dans ces conditions, ◀la▶ Confédération avait jugé bon ◀d’▶établir ◀l’▶université suisse prévue, ◀l’▶on eût assisté à ◀la▶ naissance ◀d’▶un premier modèle en réduction ◀d’▶université européenne. Il faut croire que ◀le▶ besoin ne s’en est pas fait sentir assez fortement pour surmonter ◀les▶ tendances particularistes, qui demeurent extrêmement vivaces à ce niveau. ◀L’▶idée même ◀de▶ créer une université romande unique, qui engloberait celles ◀de▶ Genève, Lausanne et Neuchâtel, ne resurgit périodiquement que pour se voir aussitôt repoussée avec une sorte ◀d’▶indignation par ◀l’▶opinion publique des trois cantons. Il est caractéristique que ◀la▶ seule haute école qui dépende ◀de▶ ◀l’▶État fédéral, ◀le▶ Polytechnicum de Zurich, soit un institut ◀de▶ recherches et ◀de▶ préparation technique et professionnelle au premier chef : une hypothétique idéologie officielle ne pourrait y jouer ◀de▶ rôle notable. Quelques-uns des plus grands mathématiciens et physiciens modernes, dont Einstein et Pauli, y ont étudié et professé, mais ◀la▶ science pure y demeure en contact étroit avec ◀les▶ applications industrielles, ◀les▶ instituts fédéraux, ◀les▶ banques et ◀les▶ établissements techniques ◀de▶ tout ◀le▶ pays. Là encore, on vérifiera que ◀la▶ fédéralisation répond en Suisse aux exigences ◀de▶ ◀l’▶efficacité, non à celles ◀d’▶une doctrine politique.
◀Les▶ avantages du régime cantonal sont évidents. ◀Le▶ nombre élevé des établissements supérieurs qui en a résulté dans un si petit pays, et leurs solides traditions locales, ont eu longtemps pour effet ◀de▶ rendre plus étroites ◀les▶ relations entre professeurs et étudiants. ◀Les▶ uns et ◀les▶ autres, pour une large proportion, se recrutaient dans ◀la▶ même ville ou ◀le▶ même canton, parlaient avec ◀le▶ même accent, et appartenaient aux mêmes milieux sociaux ◀de▶ ◀la▶ petite à ◀la▶ grande bourgeoisie (ouvriers et paysans non pas exclus mais rares). Aucune des sept universités ne se considérait comme « provinciale », chacune formant ◀le▶ centre intellectuel ◀d’▶un pays, et se jugeant à cet égard ◀l’▶égale ◀de▶ ses voisines.
Mais ◀les▶ tâches ◀d’▶aujourd’hui, déjà, débordent ce régime si sympathique. ◀L’▶idéal secrètement autarcique ◀d’▶universités fondées dans un milieu municipal ou cantonal qui ◀les▶ soutiendrait seul, apparaît chaque année moins défendable. Chacune se veut complète et suffisante, aucune ne ◀l’▶est ou ne pourra ◀le▶ rester longtemps. Elles invoquent ◀le▶ fédéralisme à l’appui de leurs prétentions. Mais ◀le▶ fédéralisme bien compris ne consiste pas à juxtaposer des monades. Il implique au contraire ◀la▶ mise en commun des efforts lorsque ◀la▶ dimension des tâches ◀l’▶exige, qu’elles soient pédagogiques ou budgétaires. ◀Le▶ vrai fédéralisme ne veut pas que chacun fasse tout pour son compte et tant bien que mal ; il suppose ◀la▶ coopération et ◀la▶ mise en commun des faiblesses, ◀d’▶où naîtra seule ◀la▶ force requise — en dépit de ◀l’▶arithmétique tout illusoire que ◀l’▶esprit unitaire croit pouvoir appliquer au domaine des qualités.
◀Les▶ universités suisses, et romandes d’abord, se devraient donc ◀d’▶envisager ◀d’▶urgence une nouvelle division du travail, un regroupement des facultés à ◀l’▶échelle intercantonale, et des concentrations ◀de▶ chercheurs dotés ◀d’▶instruments adéquats, bien trop chers pour un seul canton. Quitte à multiplier parallèlement des instituts para- et postuniversitaires, ◀les▶ uns hautement spécialisés, ◀les▶ autres consacrés à des types ◀de▶ formation interdisciplinaires.
Mais tout cela suppose une politique, et ◀la▶ Suisse me paraît plus lente que d’autres à en reconnaître ◀l’▶urgence. C’est ◀la▶ rançon ◀de▶ sa prospérité. On tend à continuer ce qui a si bien marché. Et ◀l’▶imagination s’alourdit ou s’empâte, faute de défis qui ◀la▶ réveillent et ◀l’▶excitent, et faute de rappels dramatiques à ◀l’▶ampleur, à ◀l’▶urgence des dilemmes.
◀Le▶ Fonds national ◀de▶ ◀la▶ recherche scientifique disposait en 1963 ◀de▶ 23 millions ◀de▶ francs. ◀La▶ même année, ◀le▶ Conseil fédéral proposait et ◀les▶ Chambres votaient un budget militaire s’élevant à 1264 millions, dont une bonne part pour ◀l’▶achat ◀de▶ « Mirages ». On n’hésitait donc pas à « saigner ◀le▶ pays » pour acheter à ◀l’▶étranger des objets dont ◀l’▶utilité même militaire n’était pas démontrable (et ne ◀le▶ sera jamais, espérons-◀le▶). Tandis qu’il me souvient ◀d’▶une subvention ◀de▶ ◀l’▶État dont ◀le▶ montant proposé s’élevait environ à un cinquante-millième du prix ◀de▶ ces Mirages116, et qui motiva trois navettes entre ◀les▶ deux Conseils du parlement : il s’agissait ◀d’▶un objet culturel, on ◀l’▶a deviné.
◀Le▶ cas des universités illustre un fait patent : ◀la▶ Suisse actuelle n’a pas ◀la▶ politique ◀de▶ son propre fédéralisme. Elle ne pourra ◀le▶ sauver qu’en ◀le▶ repensant à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀l’▶Europe et des techniques nouvelles. Mais ce n’est pas au seul niveau des hautes écoles qu’il faudrait essayer ◀d’▶intervenir. C’est dans ◀l’▶enseignement primaire et secondaire que ◀les▶ agents stérilisants ◀de▶ ◀l’▶imagination sévissent ; c’est là aussi que ◀le▶ sens ◀d’▶une vocation pourrait « nouer », comme on ◀le▶ dit ◀d’▶un fruit.
« Tout Suisse est pédagogue »
◀Le▶ souci éducatif est diffus dans toute ◀l’▶atmosphère suisse, famille, sociétés, syndicats, armée, écoles. « Tout Suisse est pédagogue », répètent ◀les▶ auteurs suisses. Et cela s’explique aisément, sinon par une cause unique.
Dans un petit pays composé ◀de▶ vingt-cinq patries minuscules, ◀la▶ tolérance est une nécessité vitale. Mais s’il n’est pas question ◀d’▶éliminer ◀le▶ voisin qui diffère par ◀la▶ langue ou ◀la▶ foi, on se rattrape sur ◀le▶ frère et ◀l’▶ami. Faute ◀de▶ pouvoir se livrer comme leurs ancêtres à une lutte ouverte ◀de▶ principes et ◀de▶ convictions, ◀les▶ Suisses se bornent à un échange insistant ◀de▶ bons conseils, ◀d’▶avis moraux, ◀de▶ recettes ◀d’▶hygiène et ◀d’▶admonestations religieuses. ◀Le▶ civisme helvétique ◀de▶ nos jours repose essentiellement sur cette propension à ◀l’▶éducation mutuelle, qui semble assez typique des pays dominés par ◀l’▶influence protestante. Aux petites dimensions des communautés, il convient ◀d’▶ajouter un second facteur ◀de▶ didactisme : ◀le▶ goût ◀de▶ ◀la▶ technique, ◀l’▶orgueil du savoir-faire. On a vu que ◀les▶ données naturelles du pays exigeaient ◀de▶ ses habitants une ingéniosité peu commune dans ◀la▶ mise en œuvre ◀la▶ plus efficace ◀de▶ ce qu’ils arrivent à se procurer. Or ◀le▶ tour ◀de▶ main, ◀le▶ métier, est une affaire ◀de▶ tradition, ◀de▶ transmission ◀de▶ père en fils, ◀de▶ maître ◀d’▶atelier en apprenti : il est fait ◀de▶ mille conseils et ◀d’▶exemples pratiques.
Ces dispositions psychologiques, innées ou acquises, ont produit deux attitudes humaines assez différentes dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀l’▶éducation et ◀de▶ ◀la▶ pédagogie.
La première est celle qui régit ◀l’▶enseignement primaire. Elle pourrait être caractérisée par ◀les▶ traits suivants : un égalitarisme à base de méfiance pour tout ce qui dépasse ◀l’▶ordinaire et menace ◀de▶ déranger ◀l’▶alignement ; ◀la▶ volonté ◀de▶ rejoindre lentement des moyennes, plutôt que ◀de▶ pousser quelques individus117 ; un respect ◀de▶ ◀la▶ discipline qui tourne au fétichisme quand on ◀l’▶élève au rang ◀de▶ vertu civique, ou qu’on lui confère un mérite vaguement réminiscent ◀de▶ valeurs religieuses, d’ailleurs vidées ◀de▶ leur sens originel. Certes, Calvin disait déjà : « ◀La▶ république est au collège. » Mais son collège était une école du chrétien, sa discipline celle ◀de▶ ◀la▶ Vérité, à la fois transcendante et révélée. ◀L’▶école primaire n’est plus guère inspirée que par quelques principes ◀de▶ « bonne conduite ». Et elle se borne à inculquer des « connaissances » conventionnelles.
J’ai débuté dans ◀la▶ littérature engagée — bien avant ◀d’▶avoir inventé cette expression — par un pamphlet contre ◀l’▶école primaire : ◀Les▶ Méfaits ◀de▶ ◀l’▶instruction publique 118, dont le premier chapitre, souvenirs ◀d’▶élève, s’intitulait simplement « Mes Prisons ». Je dénonçais ◀le▶ régime qui fait ◀de▶ ◀l’▶instituteur un bon élève prolongé, jamais sorti ◀de▶ ◀l’▶école pour vivre un peu ; ◀l’▶horaire des leçons ; ◀la▶ conception pénitentiaire des disciplines imposées : « ◀L’▶École veut que partout ◀la▶ valeur cède ◀le▶ pas à ◀la▶ règle » ; ◀les▶ intentions politiques ◀de▶ ◀la▶ méthode : « ◀La▶ machine scolaire dévore des enfants tout vifs et rend des citoyens à ◀l’▶œil torve » ; ◀le▶ lavage ◀de▶ cerveau des petits ◀d’▶homme : « Regardez un écolier préparer ses devoirs : il apprend ◀les▶ questions aussi bien que ◀les▶ réponses. J’avoue que je trouve ça très fort : obtenir un conformisme ◀de▶ ◀la▶ curiosité. » Je demandais que ◀l’▶on remplace ◀l’▶enseignement primaire par une espèce ◀de▶ yoga, ◀d’▶entraînement des facultés volontaires, imaginatives, physiques et poétiques.
Je proposais une instruction non pas même privée mais secrète. Je nageais en pleine utopie, je ◀le▶ savais, et j’écrivais ◀de▶ ◀l’▶utopiste : « Sans lui, ◀l’▶humanité s’avachirait totalement. Mais il est dans ◀l’▶ordre qu’elle beugle longuement tout en ◀le▶ suivant. » Il est certain qu’on ne m’a pas suivi, et donc probable que ◀l’▶école primaire, en Suisse comme ailleurs, en est restée — dans son esprit sinon dans ses méthodes résolument progressistes — au point que je marquais.
Dès 1897, à ◀l’▶aula ◀de▶ ◀l’▶Université ◀de▶ Genève, Théodore Flournoy n’avait pas craint ◀de▶ déclarer : « Nous aurions cherché un moyen ◀d’▶abrutir nos enfants que nous n’aurions pas pu trouver quelque chose qui répondît mieux à ce but que notre système scolaire actuel. » Hélas, en 1942, Edmond Gilliard (qui avait été ◀l’▶éditeur ◀de▶ mon pamphlet dans ses « Petites Lettres ◀de▶ Lausanne ») ne voyait ◀d’▶autre remède au marasme scolaire que dans une « révolte » allant jusqu’au « droit au chahut » et à celui « ◀d’▶exécuter » ◀le▶ maître incapable. Mais il ne se faisait point ◀d’▶illusions : « On ne renversera ◀l’▶école qu’en soulevant et retournant ◀le▶ monde. » Ainsi posé, ◀le▶ problème dépasse quelque peu ◀la▶ Suisse et ses autorités scolaires : il met en cause ◀l’▶Occident tout entier119.
L’autre attitude ou tradition pédagogique, qui se développe parallèlement à la première, est celle ◀de▶ ◀l’▶école nouvelle. Elle se réclame ◀de▶ deux grands ancêtres suisses, Rousseau et Pestalozzi. Dans cette lignée se placent ◀les▶ pédagogues qui ont fondé à Genève l’Institut Rousseau, ou qui ont œuvré dans ◀le▶ même esprit : Claparède, Pierre Bovet, Ferrière, Jean Piaget. Ils cherchaient avant tout à cultiver ◀de▶ libres personnalités, à ménager ◀la▶ spontanéité nécessaire à leur éclosion, à sauvegarder dans ◀le▶ processus ◀de▶ ◀l’▶instruction et ◀de▶ ◀l’▶éducation ◀la▶ part du jeu et des instincts fondamentaux. Ils se fondaient sur une psychologie ◀de▶ ◀l’▶enfance beaucoup plus avertie et scientifique que celle qui règne sur ◀l’▶école primaire et ses routines positivistes. C’est à ces novateurs, anciens et modernes, que ◀l’▶on doit attribuer ◀la▶ réputation universelle des pédagogues suisses et ◀de▶ leurs établissements privés.
Certes, on a pu ◀les▶ accuser ◀de▶ placer une confiance excessive dans ◀la▶ bonté naturelle ◀de▶ ◀l’▶enfant, et ◀de▶ négliger ◀la▶ formation intellectuelle ou ◀la▶ discipline dans ◀le▶ travail, sous prétexte de favoriser « un développement harmonieux des facultés ». On s’est gaussé ◀de▶ leurs expériences et ◀de▶ ◀l’▶apparente anarchie qui régnait dans leurs classes ◀d’▶essai. Mais ils pouvaient répondre qu’ils visaient au contraire à éveiller chez ◀l’▶enfant et ◀l’▶élève ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ responsabilité personnelle et sociale. Quels qu’aient pu être ◀les▶ excès ◀de▶ ◀l’▶« école nouvelle » à ses débuts, ou ◀les▶ conséquences extrêmes qui en furent parfois tirées par ◀l’▶Amérique, il est incontestable que ◀l’▶avant-garde pédagogique ◀de▶ Genève a contribué à assouplir et humaniser ◀les▶ méthodes ◀de▶ ◀l’▶enseignement primaire dans plus ◀d’▶un pays, et même parfois en Suisse.
Si ◀l’▶on prend pour points ◀de▶ comparaison ◀l’▶éducation américaine et ◀la▶ française, il apparaît que ◀la▶ Suisse, ici comme ailleurs, suit ◀la▶ voie médiane. ◀La▶ musique, ◀la▶ rythmique ◀de▶ Jaques-Dalcroze, ◀la▶ gymnastique, ◀les▶ travaux manuels tiennent beaucoup plus ◀de▶ place dans ◀les▶ programmes suisses que ce n’est ◀le▶ cas en France, mais ◀les▶ sports y sont moins envahissants qu’en Amérique120. En général, ◀l’▶élève suisse acquiert plus ◀de▶ connaissances précises que ◀l’▶américain, et ne souffre pas du « gavage intellectuel » dont se plaint ◀le▶ français. Moins libre et turbulent que le premier, moins brillant et délié ◀d’▶esprit que le second, il tend à se conformer à cette « honorable moyenne » qui fait ◀la▶ force principale des petites démocraties modernes.
Si variés que soient ◀les▶ types ◀d’▶écoles primaires ou secondaires, partout adaptés aux circonstances locales121, ils baignent néanmoins dans un climat ◀d’▶helvétisme très sensible. Cette unité dans ◀la▶ diversité résulte peut-être moins ◀d’▶une histoire commune que ◀d’▶un enseignement uniforme ◀de▶ cette histoire ; et moins ◀d’▶une similitude ◀de▶ mœurs que ◀de▶ ◀l’▶empreinte laissée par ◀les▶ leçons ◀d’▶instruction civique, qui jouent ◀le▶ rôle ◀d’▶une sorte ◀de▶ catéchisme laïque.
Ce n’est donc pas à un défaut ◀de▶ démocratisation ◀de▶ ◀l’▶école primaire qu’il s’agirait ◀de▶ remédier, mais au contraire à un esprit ◀d’▶égalitarisme intellectuel, à ◀la▶ stérilisation jalouse des meilleurs, ◀de▶ ceux qui se « distinguent », et dont ◀le▶ maître entend rabattre ◀le▶ caquet. ◀La▶ phrase typique ◀de▶ ◀l’▶agent suisse à ◀l’▶automobiliste en faute : « Vous pouvez pas faire comme tout le monde ? » où s’exprime une hargneuse réprobation morale, traduit une mentalité très générale dans nos écoles primaires. Un milliard par an aux universités ne suffira pas, je ◀le▶ crains, à réparer ◀les▶ ravages intimes causés par cette morale déprimante.
◀La▶ vie religieuse : catholiques et protestants côte à côte
Sur ◀les▶ origines du christianisme en Suisse, ◀l’▶historien ne dispose que ◀de▶ récits légendaires. Il semble que dès ◀le▶ iiie siècle, ◀la▶ nouvelle doctrine s’introduisit dans ◀la▶ partie occidentale du pays, apportée par des artisans et des légionnaires venus de ◀la▶ vallée inférieure du Rhône. Au ive siècle, une communauté chrétienne est établie à Genève, Bâle est déjà ◀le▶ siège ◀d’▶un évêché, de même que Martigny en Valais. Au ve siècle, ces territoires romanisés sont envahis par ◀les▶ Burgondes, Germains professant ◀l’▶arianisme et qui ne se mêleront avec ◀la▶ population celte et ◀les▶ colons romains que lorsqu’ils auront adopté ◀la▶ religion catholique, au vie siècle.
Cependant, ◀le▶ paganisme fait un retour en force avec ◀la▶ poussée des Alamans, venus du Nord-Est et qui ne tardent pas à coloniser toute ◀l’▶actuelle Suisse alémanique. Nombre ◀de▶ traits typiques ◀de▶ ◀la▶ démocratie suisse, tels que ◀le▶ particularisme, ◀la▶ répugnance à subir ◀l’▶autorité civile mais ◀le▶ goût du service militaire, ◀les▶ assemblées populaires souveraines apparaissent à certains historiens modernes comme des survivances du passé alémanique122. Lorsque ◀les▶ missionnaires Colomban et Gall, venus ◀d’▶Irlande, visitent vers 610 ◀les▶ environs du lac ◀de▶ Constance, ils trouvent des idoles ◀de▶ Wotan dans ◀les▶ anciennes églises romaines. Mais grâce à ces moines pérégrins, ◀le▶ christianisme renaîtra ◀de▶ ses vestiges. Par-dessous ◀les▶ coutumes alémaniques-païennes, ◀les▶ apôtres irlandais retrouvent non seulement ◀le▶ catholicisme ◀de▶ Rome, mais un fond celtique plus ancien qui leur est congénital, et sur lequel ils appuieront leur effort ◀d’▶évangélisation, en sorte que ◀le▶ christianisme, en Suisse, sera le dernier rejeton ◀de▶ ◀la▶ « civilisation ◀de▶ Iona », comme dirait Arnold Toynbee.
Sur ◀la▶ tombe ◀de▶ Gall s’édifie au viiie siècle un monastère qui va devenir ◀le▶ grand foyer ◀de▶ prospérité matérielle autant que spirituelle ◀de▶ ◀la▶ Suisse orientale, avec son hôtellerie et ses fermes, ses écoles, ses œuvres d’art et sa bibliothèque ◀de▶ volumes enluminés. ◀Les▶ couvents se multiplient dans tout ◀le▶ pays, et bientôt rivalisent ◀de▶ puissance temporelle avec ◀les▶ grands féodaux : ◀les▶ cantons primitifs devront s’armer contre eux aussi souvent que contre ◀les▶ Habsbourg. L’un des plus fameux est celui ◀d’▶Einsieldeln, situé en plein cœur ◀de▶ ◀la▶ Suisse primitive, et d’ailleurs continuellement attaqué par ◀les▶ Schwyzois.
Or, c’est précisément à Einsiedeln que Zwingli, jeune abbé passionné ◀d’▶humanisme et « chapelain acolyte » du pape, apprend en 1517 ce qui vient de se passer à Wittenberg : ◀l’▶affichage des thèses ◀de▶ Luther.
À cette époque, ◀la▶ Suisse alémanique détenait pour ◀la▶ curie romaine une importance politique et militaire très spéciale, et elle en profitait pour se faire accorder une foule ◀de▶ droits et grâces ecclésiastiques, ce qui peut expliquer en partie ◀la▶ tolérance montrée par Rome, dans ◀les▶ débuts, à l’égard des innovations religieuses ◀de▶ Zurich. ◀L’▶esprit clérical était prononcé, et ses abus non moins criants qu’en Allemagne. ◀La▶ vie intellectuelle ne s’était éveillée que tardivement, au xve siècle, ◀l’▶Université ◀de▶ Bâle, fondée en 1460, devenait un foyer ◀d’▶humanisme avec Érasme. D’autre part, ◀la▶ mystique allemande du sud travaillait ◀les▶ consciences avides ◀d’▶une religion plus intérieure : c’est ainsi que ◀la▶ secte des Amis ◀de▶ Dieu, dont ◀le▶ centre était à Strasbourg, comptait beaucoup de disciples chez ◀les▶ Suisses : Nicolas de Flue, qui venait de mourir, avait résumé dans sa personne toutes ◀les▶ vertus et ◀les▶ épreuves spirituelles des légendaires « ermites du Haut Pays » vénérés par ◀la▶ secte alsacienne123. Il avait d’autre part montré aux Suisses ◀la▶ voie ◀de▶ cette politique ◀de▶ neutralité dans laquelle Zwingli allait conduire ses compatriotes, en dépit de ◀l’▶opposition des catholiques, toujours prêts à conclure des alliances étrangères avec Rome, ◀l’▶empereur, ou ◀la▶ France, pour assurer ◀les▶ droits ◀de▶ leur minorité.
C’est Zwingli qui a donné sa forme et son esprit au protestantisme suisse. ◀Les▶ débuts ◀de▶ sa réforme, à Zurich, datent ◀de▶ 1518, lorsqu’il déclare, du haut ◀de▶ ◀la▶ chaire, qu’il se propose ◀d’▶expliquer ◀la▶ doctrine chrétienne en se basant sur ◀les▶ documents originaux ◀de▶ ◀la▶ Révélation, ◀la▶ Bible et ◀les▶ évangiles. Calvin ne publiera son Institution qu’en 1536, et ne s’installera définitivement à Genève qu’en 1540. Or Genève n’est liée aux Suisses que par quelques traités ◀de▶ combourgeoisie. Elle ne fait pas partie ◀de▶ ◀la▶ Confédération des treize cantons. Et ◀l’▶œuvre du réformateur français, qu’elle adopte, va rayonner dans toute ◀l’▶Europe, et plus tard en Amérique, bien plus qu’elle ne ◀le▶ fera jamais en Suisse. C’est Zwingli qui conduit ◀les▶ protestants lors des premières guerres civiles religieuses. Et ce sont ◀les▶ deux villes soumises à son influence, Zurich et Berne, qui prendront ◀la▶ tête du parti réformé et soutiendront ◀la▶ lutte, souvent sanglante, contre ◀les▶ cantons catholiques du centre, jusqu’aux débuts du xviiie siècle.
Dès ◀l’▶époque ◀de▶ Zwingli, ◀le▶ partage ◀de▶ ◀la▶ Suisse entre ◀les▶ deux confessions s’est opéré dans ses grandes lignes. ◀La▶ proportion ◀d’▶un peu plus ◀de▶ 2/5 ◀de▶ catholiques pour un peu moins ◀de▶ 3/5 ◀de▶ protestants dans ◀l’▶ensemble du pays n’a guère varié depuis ◀la▶ Réforme124. Mais ◀d’▶importantes modifications se sont manifestées dans ◀la▶ répartition géographique des deux principales confessions. Jusqu’en 1848 légalement, et plus tard encore pratiquement, ◀le▶ droit ◀d’▶établissement était refusé par ◀les▶ cantons aux Suisses ◀d’▶une confession différente ◀de▶ celle ◀de▶ ◀la▶ majorité. ◀La▶ Constitution fédérale, conçue dans un esprit ◀de▶ réconciliation au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre du Sonderbund, supprima ◀les▶ entraves confessionnelles au libre établissement. Il en a résulté un mélange des confessions tel qu’on ne peut plus parler proprement ◀de▶ cantons protestants ou catholiques, mais seulement ◀de▶ cantons à majorité protestante ou catholique125. En général, ◀le▶ nombre des catholiques augmente plus rapidement dans ◀les▶ cantons naguère protestants que celui des protestants dans ◀les▶ cantons demeurés presque entièrement catholiques. Cela s’explique par ◀l’▶attraction qu’exercent ◀les▶ plus grandes villes, autrefois toutes protestantes, cependant que ◀les▶ petits cantons ruraux du centre offrent peu de possibilités à ◀l’▶immigration.
◀L’▶interpénétration géographique des confessions, à elle seule, suffirait pour rendre impossible une nouvelle guerre du Sonderbund dans notre siècle.
Cet apaisement, cette paix officielle traduisent-ils une compréhension mutuelle plus profonde ? On pouvait en douter jusqu’à ces dernières années. Chacun restait sur ses positions et s’y retranchait, attentif à ne pas vexer ◀le▶ voisin, mais peu désireux ◀de▶ s’en rapprocher, ou même ◀de▶ perdre des préjugés hérités à son endroit. En 1937, un curé fribourgeois écrivait : « Un zèle un peu amer et ambitieux risquerait ◀de▶ troubler ◀la▶ paix, et ◀l’▶on est prudent. On ne rayonne donc pas. On se respecte à distance et même on s’estime comme des clans. ◀L’▶esprit contraire, ◀le▶ meilleur, ◀le▶ plus compréhensif, existe aussi, plus répandu peut-être que l’autre et en progrès, mais pourquoi a-t-il tant de peine à s’exprimer ? » ◀Le▶ prêtre ajoutait d’ailleurs aussitôt : « Toutes ◀les▶ constatations moins réconfortantes que ◀l’▶on peut faire ne doivent pas laisser oublier ◀le▶ fait déjà remarquable que ◀le▶ peuple suisse est acquis au respect effectif des consciences, il ne comprend plus ◀les▶ moyens ◀de▶ pression et ◀de▶ violence en matière de religion. »126
Et certes, aujourd’hui encore, ◀l’▶ignorance mutuelle dans laquelle vivent ◀les▶ différents groupes, tant linguistiques que religieux, ne paraît guère frapper ◀les▶ Suisses. Bien qu’ils se coudoient journellement, et qu’il existe dans presque chaque bourg ◀de▶ quelque importance des églises des deux cultes, ◀le▶ protestant moyen continue à penser que ◀le▶ catholicisme consiste à mettre des cierges sur un autel et à cultiver toutes sortes ◀de▶ superstitions, tandis que ◀le▶ catholique moyen tient ◀le▶ protestant pour un demi-incrédule, prisonnier ◀d’▶une morale ennuyeuse.
Toutefois, ◀l’▶influence du mouvement œcuménique se fait sentir dans ◀les▶ deux Églises, au niveau populaire non moins qu’à ◀l’▶étage des docteurs. En voici deux exemples :
À Zurich, en 1963, un référendum est organisé sur ◀la▶ reconnaissance par ◀l’▶État de l’Église romaine. ◀Les▶ deux tiers ◀de▶ ◀la▶ population sont protestants. Or ce sont ◀les▶ milieux dirigeants ◀de▶ cette majorité qui ont recommandé ◀d’▶accorder ◀l’▶égalité ◀de▶ droits à ◀la▶ minorité. ◀La▶ loi est acceptée par 68 % des votants.
À Glaris, une vaste église, depuis ◀de▶ nombreuses années, est commune aux deux cultes. Elle s’orne ◀de▶ deux tours jumelles, qui portent chacune une horloge : c’est superflu et ce n’est pas beau, mais il se peut que ce soit symbolique. ◀La▶ nef est totalement dépourvue ◀d’▶ornements. ◀L’▶autel consacré à Marie — en retrait sur ◀la▶ gauche — est caché par ◀la▶ chaire : ◀les▶ protestants ne peuvent ◀le▶ voir pendant ◀le▶ sermon, mais seulement s’ils s’avancent vers ◀le▶ chœur pour communier. Dans ce chœur, un autel très sobre, qui pourrait être luthérien ou anglican aussi bien que romain. ◀La▶ froide nudité protestante domine, éliminant ◀le▶ mauvais goût sulpicien. Si ◀les▶ défauts se neutralisent, ◀les▶ vertus ne s’additionnent pas encore. ◀De▶ cette coexistence physique au minimum, une inter-communion en esprit naîtra-t-elle ? C’eût été inconcevable avant Vatican II…
Mais d’autres convergences, plus profondes, se dessinent. Longtemps interdite aux fidèles romains, ◀la▶ libre lecture ◀de▶ ◀la▶ Bible leur est dorénavant recommandée, et ◀la▶ messe est de plus en plus commentée, car dite en langue moderne désormais. En retour, un mouvement liturgique se développe chez ◀les▶ réformés. ◀Les▶ paroisses où il s’est implanté voient aussitôt affluer ◀la▶ jeunesse, ◀les▶ couleurs et ◀les▶ rythmes s’avivent, ◀la▶ table sainte a retrouvé sa place centrale et tous y communient au moins une fois par mois.
Existe-t-il un esprit protestant et un esprit catholique ◀de▶ nuance proprement helvétique ? ◀La▶ question n’est pas sans intérêt, car elle soulève celle des rapports entre ◀le▶ régime fédéraliste et ◀la▶ religion.
Dans ◀l’▶ensemble, ◀le▶ protestantisme suisse est resté beaucoup plus zwinglien que calviniste. Non point qu’on lise encore ◀les▶ œuvres du réformateur ◀de▶ Zurich, ni même que ses doctrines soient enseignées. Mais il a proposé aux Suisses ◀la▶ forme ◀de▶ religion qui convenait ◀le▶ mieux au tempérament du plus grand nombre d’entre eux. Calvin, dès son arrivée à Genève, s’est heurté à des résistances populaires et ne ◀les▶ a pas toutes surmontées. ◀Les▶ formes liturgiques qu’il préconisait n’ont pas été adoptées. Sa rigueur doctrinale, toute latine, est restée étrangère à un peuple qui se méfie des positions tranchées, des antithèses irréductibles. ◀Le▶ culte zwinglien, au contraire, correspond au démocratisme profond et inné dont nous avons vu qu’il se manifeste, en Suisse, par une résistance instinctive à l’égard des titres, des formes et des autorités trop affirmées. Réduit à ◀la▶ prière improvisée, dite « ◀d’▶abondance », et au sermon (◀le▶ choral luthérien et ◀le▶ psaume calviniste n’y sont entrés que plus tard), ce culte paraît à ses fidèles ◀d’▶autant plus pur qu’il est plus dépouillé. ◀Les▶ cérémonies pompeuses, ◀les▶ vêtements ecclésiastiques, ◀les▶ fêtes, ◀les▶ symboles, ◀les▶ hiérarchies sont taxés ◀d’▶hypocrisie127. ◀L’▶extrême appauvrissement des formes cultuelles, chez ◀les▶ protestants suisses, ne saurait être attribué à ◀la▶ seule influence ◀de▶ Zwingli. Il traduit d’une part une tournure ◀d’▶esprit positive et volontiers simpliste, une horreur congénitale ◀de▶ ◀la▶ rhétorique sous toutes ses formes, et aussi une pudeur profonde. ◀Le▶ Suisse est plus naturellement porté qu’aucun autre Européen à traiter ◀de▶ « singerie » toute expression tant soit peu spontanée ◀de▶ ◀la▶ ferveur religieuse, et toute dévotion publique lui paraît théâtrale. Ce n’est pas que ◀le▶ sentiment, ni même ◀le▶ sentimentalisme, soit absent des cérémonies ◀les▶ plus dépouillées qu’il tolère : ◀le▶ mouvement du Réveil, dans la première moitié du xixe siècle, a doté ◀les▶ églises suisses ◀de▶ cantiques anglo-saxons aux rythmes tantôt allègres, tantôt traînants et nostalgiques, et ◀d’▶un vocabulaire mystique (« patois ◀de▶ Canaan ») dont ◀l’▶habitude seule fait oublier ◀le▶ manque ◀de▶ sobriété.
◀L’▶organisation des Églises protestantes est calquée sur ◀la▶ structure fédéraliste du pays. Liées à ◀l’▶État, ou libres et vivant des dons des fidèles ou ◀d’▶un impôt ecclésiastique facultatif, ◀les▶ Églises forment des unités cantonales, gouvernées par des synodes régionaux. ◀L’▶autonomie ◀de▶ ◀la▶ paroisse reste considérable, sous ◀la▶ direction du pasteur assisté par un « conseil ◀d’▶église ». Il en résulte que ◀l’▶Église suisse comme telle n’existe guère, n’est qu’une fédération assez lâche ◀d’▶Églises cantonales, et pourrait difficilement prendre une décision qui ◀l’▶engage tout entière. On comprendra dès lors qu’il n’y ait pas, à ◀l’▶échelle nationale, ◀de▶ parti politique protestant.
Il existe au contraire un parti catholique, nombreux et discipliné, ◀de▶ tendance conservatrice, et qui défend ◀la▶ traditionnelle liberté des cantons contre ◀les▶ empiètements éventuels du pouvoir central, institué en 1848 par ◀la▶ majorité protestante. Toutefois, ◀l’▶attitude des théoriciens du parti catholique n’est pas seulement inspirée par ◀le▶ statut minoritaire ◀de▶ leur confession. Il existe une doctrine catholique spécifiquement suisse ◀de▶ ◀l’▶État et du fédéralisme, illustrée dès ◀le▶ Moyen Âge par ◀les▶ grands ordres religieux, surtout bénédictins128, puis dans ◀l’▶époque moderne par ◀les▶ œuvres ◀de▶ A.-Ph. ◀de▶ Segesser et ◀de▶ Gonzague de Reynold : elle rejoint sur des points essentiels ◀la▶ pensée éthico-politique des auteurs protestants ◀les▶ plus influents des xixe et xxe siècles. ◀Les▶ uns et ◀les▶ autres s’accordent sur une définition ◀de▶ ◀l’▶homme à la fois libre et solidaire, sur une conception ◀de▶ ◀la▶ liberté ◀d’▶obéissance, aussi éloignée ◀de▶ ◀l’▶individualisme sans frein que des fausses disciplines totalitaires, et sur une doctrine ◀de▶ ◀l’▶État qui prévient ◀l’▶extension illimitée ◀de▶ ses pouvoirs et sauvegarde ◀la▶ pleine autonomie ◀de▶ ◀l’▶Église. Ils s’accordent aussi pour préférer à ◀l’▶idéologie démocratique des libertés concrètes du citoyen, inséparables ◀de▶ ses responsabilités sociales et spirituelles.
◀Le▶ fédéralisme, au sens complet du terme cette fois-ci, constitue donc ◀le▶ commun dénominateur ◀de▶ ◀la▶ pensée catholique et ◀de▶ ◀la▶ pensée réformée dans ◀le▶ domaine politique, si bien qu’il n’existe pas en Suisse ◀d’▶antagonismes profonds et essentiels quant à ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀l’▶État, ni ◀d’▶écoles ou ◀de▶ fractions irréductibles, comme celles dont ◀les▶ luttes séculaires ont déchiré tant d’autres nations européennes.
Toutefois, en dépit de ◀la▶ quasi-unanimité des penseurs chrétiens du pays, ◀l’▶État et ◀la▶ vie politique depuis un siècle n’ont cessé ◀de▶ se séculariser. Aux causes générales ◀de▶ ce phénomène, qui agissent dans toute ◀la▶ civilisation occidentale, s’ajoute en Suisse une cause historique très précise. ◀Les▶ fondateurs ◀de▶ ◀la▶ Confédération moderne, ◀les▶ radicaux, ont été conduits par ◀le▶ souci ◀d’▶éliminer ◀le▶ plus possible ◀l’▶influence politique des confessions : souci bien compréhensible, puisqu’ils sortaient ◀d’▶une guerre civile ◀d’▶origine religieuse, et que ◀le▶ conflit religieux, depuis des siècles, par ◀les▶ prétextes qu’il offrait à ◀l’▶intervention étrangère, constituait une menace permanente pour ◀la▶ solidité du lien confédéral.
◀Les▶ Suisses ne sont pas anticléricaux, pour ◀la▶ raison que ◀le▶ cléricalisme a depuis longtemps disparu ◀de▶ leur vie publique. Mais dans ◀la▶ partie protestante ◀de▶ ◀la▶ population subsiste une certaine répugnance à ◀l’▶endroit des interventions spectaculaires ◀de▶ ◀l’▶Église ou ◀de▶ ses ministres, qui a pour effet ◀de▶ rendre ◀la▶ religion très peu visible dans ◀les▶ manifestations publiques, et fort timide dans ses revendications politiques ou sociales. Cependant, bien que ◀l’▶État demeure officiellement laïque, ce n’est jamais ◀d’▶une manière agressive. ◀L’▶action individuelle ◀d’▶hommes politiques chrétiens, sensible dans plus ◀d’▶un domaine, n’est pas entravée par ◀l’▶opinion publique ou ◀les▶ partis, bien au contraire. Et si ◀la▶ religion n’est présente dans ◀les▶ discours officiels que sous ◀l’▶espèce ◀de▶ clichés, elle ne cesse ◀d’▶inspirer, consciemment ou non, ◀la▶ morale civique, ◀l’▶activité philanthropique, ◀les▶ lois sociales, et ◀de▶ brider par des scrupules sincères ◀le▶ matérialisme assez épais qui menace ◀les▶ Suisses dans leur prospérité.
Seule exception à ◀la▶ règle laïque, gage ◀de▶ ◀la▶ paix confessionnelle : ◀l’▶institution du Jeûne fédéral, jour fixé pour ◀la▶ repentance et ◀l’▶action ◀de▶ grâce nationale, et que ◀l’▶on célèbre par ◀la▶ publication et ◀la▶ lecture ◀de▶ « mandements » officiels, rédigés par ◀les▶ Églises. Cette occasion est devenue prétexte à des « menus du Jeûne » fort abondants qu’annoncent ◀les▶ meilleurs restaurants.
Mais, Dieu merci, ◀la▶ religion des Suisses ne saurait être mesurée à ces manifestations extérieures. Plus morale que rituelle, et plus théologique que mystique, c’est dans une œuvre comme ◀la▶ Croix-Rouge ou dans ◀le▶ rayonnement ◀de▶ ◀la▶ pensée ◀d’▶un Karl Barth qu’elle témoigne ◀de▶ sa véritable nature ; ou encore, ◀d’▶une manière plus diffuse et collective, par un certain sens ◀de▶ ◀la▶ solidarité humaine, par ◀l’▶équilibre des institutions qui en résultent, mais aussi et peut-être surtout par une sourde insatisfaction ◀de▶ soi-même et ◀de▶ ◀la▶ « paix helvétique », qui trahit ◀la▶ présence, ici ou là, ◀d’▶une recherche spirituelle, c’est-à-dire ◀d’▶une vie ◀de▶ ◀l’▶esprit, par quoi seule ◀la▶ cité vaudra ◀de▶ subsister, en fin de compte.
◀Le▶ malaise suisse
Au premier rang des peuples qui se disent heureux, selon ◀les▶ sondages ◀d’▶opinion, ◀les▶ Suisses n’en sont pas moins inquiets. Réfléchissant aux motifs spécifiques ◀de▶ ce comportement paradoxal (mais qui est en somme celui des riches et ◀de▶ ◀l’▶Occident en général), il m’a semblé que ◀l’▶inquiétude suisse s’expliquait par trois groupes ◀de▶ raisons, fort inégalement légitimes.
Inquiétude du nanti, « spectateur ◀de▶ ◀l’▶Histoire » ; est-ce que ça va durer, est-ce qu’on va nous laisser longtemps encore tranquilles dans notre coin ? (Motif accessoire : faisons-nous ce qu’il faut pour garder notre rang ?)
Inquiétude du patriote : dans ◀le▶ monde des technocrates, des grands marchés, des grands ensembles politiques en formation, est-ce que nos libertés, et ◀la▶ Suisse elle-même, en tant qu’État, gardent encore un sens et pourront subsister ?
Inquiétude spirituelle et morale enfin : est-ce que tant de paix et ◀de▶ prospérité n’ont pas été gagnées au prix de notre âme ? Au prix de nos vraies raisons ◀d’▶être ?
◀L’▶autocritique est devenue, au cours des dernières décennies, l’une des tendances ◀les▶ plus typiques ◀de▶ ◀l’▶esprit suisse en tant qu’il s’exprime par ◀le▶ livre, ◀le▶ théâtre, ◀l’▶enquête sociologique et ◀les▶ éditoriaux des grands journaux romands. Depuis 1962, date ◀de▶ ◀la▶ demande ◀d’▶association ◀de▶ ◀la▶ Suisse au Marché commun, s’interroger sur ◀l’▶avenir suisse est devenu notre sport national, et je ne vois pas ◀d’▶autre pays qui puisse nous battre sur ce terrain-là. (C’est ◀le▶ seul record qui nous reste, d’ailleurs.)
Il paraîtrait que ◀les▶ Suisses ne cessent ◀de▶ répéter : « Y en a point comme nous ! » Je n’ai jamais entendu cette fameuse phrase que dans ◀la▶ bouche ◀de▶ ceux qui ◀la▶ raillaient, et je ne ◀l’▶ai jamais lue que sous la plume de Suisses qui affirmaient que ◀les▶ autres Suisses pensent ainsi et qu’ils ont tort. Au bout du compte, c’est une propension à ◀l’▶anxiété, voire à ◀l’▶autodénigrement, plutôt qu’à ◀la▶ vanité nationale ou à ◀la▶ simple et naïve complaisance, qui frappe ◀l’▶observateur ◀de▶ ce pays.
Quand un homme d’État français dit ◀d’▶une œuvre, ◀d’▶un produit, ◀d’▶une doctrine : « Voilà qui est bien français ! » on entend : Voilà qui est excellent, typique du premier pays du monde, et bien digne ◀d’▶être approuvé par tous ses citoyens. Mais quand on dit en Suisse (romande surtout) : « Ça, c’est bien suisse ! » il y a beaucoup de chances pour que cela signifie : Voilà bien notre manière mesquine ◀d’▶envisager ◀les▶ choses.
◀L’▶intellectuel français approuve en principe tout ce qui est français, sauf ◀le▶ régime au pouvoir (quel qu’il soit). ◀L’▶intellectuel suisse, c’est à peu près ◀le▶ contraire. ◀Les▶ motifs spécifiques du « malaise suisse » ont sans nul doute une tout autre origine que ◀la▶ traditionnelle rouspétance latine, si bien formulée par ◀le▶ titre ◀d’▶un ouvrage ◀d’▶Alain : ◀Le▶ Citoyen contre ◀les▶ Pouvoirs. Ce ne sont pas ◀les▶ Pouvoirs que ◀le▶ Suisse inquiet met en cause, mais plutôt ses concitoyens. Sont-ils à ◀la▶ hauteur ◀de▶ leurs institutions ? Méritent-ils leurs privilèges ? Ne sont-ils pas en train de s’enliser dans un épais matérialisme, et dans un égoïsme qui dément leurs grands idéaux officiels ?
Cette réaction fondamentale — et plus générale qu’on ne ◀le▶ pense — provient du vieux fond religieux, et ◀les▶ jeunes intellectuels détachés ◀de▶ toute croyance ne se distinguent ◀de▶ leurs aînés que par une virulence particulière sur ◀le▶ chapitre des indignations morales qu’ils opposent au moralisme « embourgeoisé » et « hypocrite » des « soi-disant chrétiens ». Toutefois, ces motivations spirituelles ou civiques, puritaines ou progressistes, éveilleraient peu ◀d’▶échos populaires si elles ne se trouvaient coïncider avec un sentiment diffus, presque inconscient, qui tourmente ◀la▶ Suisse du xxe siècle : une sorte ◀de▶ complexe ◀de▶ culpabilité. Il s’est noué pendant la Première Guerre mondiale. « Neutres, mais non pas pleutres ! », déclaraient fièrement nos publicistes, qui surcompensaient ◀le▶ reproche qu’ils devinaient chez ◀le▶ voisin français par des outrances verbales contre ◀l’▶Allemand, ou vice versa. C’est alors que Cari Spitteler prononça son fameux discours sur « Notre point de vue suisse », dont voici un passage très significatif :
Par notre modestie, nous témoignons aux grandes puissances notre reconnaissance ◀de▶ ce qu’elles nous dispensent ◀de▶ nous mêler à leurs sanglants différends. Par notre modestie, nous payons à ◀l’▶Europe blessée ◀le▶ tribut qu’il convient ◀de▶ payer à ◀la▶ douleur : ◀le▶ respect. Enfin, par notre modestie, nous nous excusons. « S’excuser ◀de▶ quoi ? » Quiconque s’est jamais trouvé au chevet ◀d’▶un malade sait ce que je veux dire. Un homme ◀de▶ cœur a besoin qu’on lui pardonne ◀de▶ jouir ◀de▶ son bien-être pendant que d’autres souffrent.
Culpabilité irraisonnée ◀de▶ ◀l’▶homme en bonne santé devant ◀le▶ malade, du riche devant ◀le▶ pauvre, ◀de▶ celui qui échappe à ◀l’▶Histoire devant celui qui ◀la▶ subit.
Pendant ◀l’▶entre-deux-guerres, en 1936, Karl Barth interrogé par des étudiants hongrois sur ◀l’▶attitude du croyant dans ◀la▶ vie politique, a cette réponse courageuse mais en même temps révélatrice ◀de▶ ◀la▶ manière dont ◀le▶ « complexe suisse » est prompt à se couler dans ◀les▶ tournures du langage théologique129 :
◀Le▶ péché des Suisses pourrait bien avoir son expression particulière dans ◀la▶ neutralité suisse. ◀Les▶ Suisses, depuis 400 ans, ne sont en réalité que ◀les▶ hôtes et ◀les▶ spectateurs ◀de▶ ◀l’▶Histoire. Considérant ◀les▶ autres peuples, ils se réjouissent ◀de▶ leur liberté et ◀de▶ leur sagesse. Ce sont, par nature, des pharisiens ◀de▶ ◀la▶ politique, qui remercient Dieu ◀de▶ ce qu’ils ne sont pas comme ◀les▶ autres. ◀Le▶ Suisse est assis dans sa petite maison, et il regarde par sa petite fenêtre, et se réjouit ◀de▶ voir ◀les▶ étrangers venir chez lui pour admirer ◀la▶ belle et libre Helvétie. Peut-être lui plaît-il aussi ◀d’▶entreprendre quelque œuvre ◀de▶ secours, ◀d’▶adopter en temps ◀de▶ guerre un enfant allemand, un enfant français, et ◀de▶ devenir ainsi, par-dessus ◀le▶ marché, un bienfaiteur ◀de▶ ◀l’▶humanité. Il ne connaît et n’aime aucun problème extrême, et par suite, aucun parti extrémiste. ◀La▶ politique suisse vit ◀de▶ compromis. ◀Le▶ Suisse est un bourgeois qui place au premier rang ◀de▶ ses préoccupations son repos et sa sécurité.
Tel pourrait être, à peu près, ◀le▶ péché propre des Suisses. C’est dans ◀la▶ conscience nationale que ◀le▶ jugement ◀de▶ Dieu qui pèse sur ◀le▶ monde nous devient clair. Ceci ne nous dispense nullement ◀de▶ notre double devoir ◀de▶ reconnaissance et ◀de▶ responsabilité [à l’égard de notre patrie], mais ce devoir est celui ◀d’▶un accusé et ◀d’▶un coupable. Helveticus sum, homo sum, peccator sum.
Péché et culpabilité sont des concepts théologiques130 dont je ne vois pas qu’ils trouvent dans ◀le▶ cas du « malaise suisse » une application pertinente. ◀La▶ neutralité ne pourrait être péché que chez ceux qui s’en font une vertu, mais pas en soi.
Elle est une mesure politique — expédient rendu nécessaire par ◀l’▶absence ◀de▶ pouvoir unifié dans ◀les▶ Ligues, puis élément ◀de▶ « ◀l’▶équilibre européen », puis moyen ◀d’▶empêcher ◀l’▶éclatement ◀de▶ ◀la▶ Suisse en 1914, enfin doctrine ◀d’▶État ces derniers temps, et là-dessus ◀l’▶on peut et ◀l’▶on doit discuter —, mais ◀la▶ traiter ◀de▶ péché n’est pas une solution et empêche même ◀d’▶en trouver une, car si elle est un péché, il faut ◀le▶ révoquer, ou si elle nous fait tomber dans ◀le▶ péché, il faut « ◀l’▶arracher et ◀la▶ jeter loin de nous », sur-le-champ, sans demi-mesure : il faut participer aux guerres. Il eût fallu se battre contre Hitler, ou voler au secours ◀de▶ Budapest, — ◀de▶ cette ville justement où Barth, vingt ans plus tôt, accusait ses compatriotes ◀d’▶être « spectateurs ◀de▶ ◀l’▶Histoire » ! S’il s’avère au contraire que ◀la▶ neutralité peut se justifier dans bien des cas, on en prendra trop facilement prétexte pour nier que Barth ait raison ◀de▶ ◀la▶ refuser en tant que vertu générale.
Essayons ◀de▶ prendre une vue globale, et objective au moins par ◀l’▶intention, ◀de▶ ◀la▶ manière dont ◀les▶ Suisses s’examinent : mettons que ce soit ◀de▶ ◀l’▶autocritique au second degré. ◀Les▶ exemples cités au cours de cet ouvrage me semblent révéler une tendance générale — et pour ◀le▶ coup, « bien Suisse » — à juger ◀d’▶un problème moins sur son mérite propre (ou contenu) que sur ◀les▶ mérites moraux ◀de▶ ceux qui ont à ◀le▶ résoudre, ou qui ◀l’▶auraient déjà tranché à leur manière. Que ◀la▶ critique ◀de▶ ◀l’▶utilitarisme, du neutralisme, du moralisme suisses s’exprime par ◀les▶ « Questions » sans espoir ◀de▶ Ramuz, par ◀les▶ virulentes satires ◀de▶ Dürrenmatt, ou par ◀les▶ innombrables essais sur ◀le▶ malaise suisse dus à ◀de▶ jeunes auteurs progressistes, on ne peut que lui donner raison, et puis ◀les▶ vrais problèmes se posent, ou plutôt : ils sont encore là, attendant qu’on ◀les▶ examine une fois passés nos examens ◀de▶ conscience.
« Quels problèmes ? », me demande ◀l’▶Européen qui venait admirer notre libre Helvétie et qui est un peu déconcerté… Eh bien, lisez nos quotidiens : on y parle à longueur ◀d’▶éditoriaux ◀de▶ ◀la▶ surchauffe et du manque ◀de▶ main-d’œuvre, ◀de▶ ◀la▶ pollution ◀de▶ ◀l’▶air, des eaux et des paysages, ◀de▶ ◀la▶ laideur des petites maisons neuves, qui poussent partout sans ◀le▶ moindre plan, ou ◀de▶ beaucoup de grands ensembles à bon marché qui détruisent ◀le▶ plaisir ◀de▶ vivre, ◀de▶ ◀l’▶insuffisante éducation ◀de▶ base et des impasses ◀de▶ ◀l’▶enseignement supérieur, du vieux duel ◀de▶ ◀la▶ commune et ◀de▶ ◀l’▶État, ◀de▶ ◀la▶ montée ◀d’▶un « matérialisme jouisseur, calculateur, éludant ◀le▶ problème du sens ◀de▶ ◀la▶ vie »131, ◀d’▶une existence amortie comme une dette, ◀d’▶un bonheur à tempérament, et ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀de▶ nivellement universel, père ◀de▶ ◀l’▶ennui égal pour tous. — Mais quoi ! nous connaissons tout cela et c’est bien pire chez nous ! s’écrie ◀l’▶Européen de Düsseldorf, ◀d’▶Anvers, ◀de▶ Lyon, ◀de▶ Manchester, ◀de▶ Malmö ou ◀de▶ Livourne. On pensait que tous ces problèmes étaient moins difficiles chez vous, dans vos petits États fédérés. — Oui, disent ◀les▶ Suisses ◀d’▶un air soucieux, mais rien ne prouve que ça va durer. ◀Le▶ Marché commun nous menace. Notre neutralité n’est pas toujours comprise. Notre fédéralisme est compromis, et ce qu’il en reste freine ◀l’▶élan des entreprises. Est-ce qu’il y aura une place pour nous dans ◀le▶ monde qui vient ?
Satiriques, vengeurs ou navrés, ◀les▶ sermons que j’ai cités ne changeront rien à ◀l’▶évolution qu’ils dénoncent, tant qu’ils n’ouvriront pas ◀les▶ voies ◀d’▶un dépassement ◀de▶ nos petitesses. « Besoin ◀de▶ grandeur », gémit Ramuz, crispé. Mais démontrer aux hommes qu’ils voient trop court n’est pas ◀le▶ meilleur moyen ◀de▶ ◀les▶ libérer. Il faudrait leur montrer des horizons plus vastes, qui soient ◀les▶ leurs.
Mieux vaudrait donc, me semble-t-il, proposer que ◀les▶ Suisses s’élèvent à ◀la▶ hauteur ◀de▶ leur régime fédéraliste, dont pas un seul ◀de▶ leurs censeurs n’a jamais suggéré qu’ils ◀l’▶échangent contre un régime totalement différent, communiste ou fasciste, dictatorial, présidentiel ou monarchique.
◀La▶ vraie chance ◀de▶ grandeur des Suisses, je ne ◀la▶ vois pas ailleurs que dans ◀les▶ raisons ◀d’▶être ◀de▶ leur communauté peu croyable mais vraie — ce miracle qu’il faut traduire en formules désormais communicables, et qu’il faut assumer dans toutes ses dimensions non seulement morales mais politiques, et non seulement économiques mais spirituelles. Fédéralisme, seul régime possible ◀d’▶un avenir humain ◀de▶ ◀l’▶Europe ! Il est menacé, nous dit-on ? Rien ◀de▶ tel pour tirer un homme ◀de▶ ses doutes brumeux et ◀de▶ son anxiété qu’un défi bien concret, venant ◀de▶ ◀l’▶extérieur.
Et de même que ◀l’▶Europe a mieux à faire que ◀d’▶offrir au tiers-monde ◀le▶ masochisme ◀de▶ certains écrivains auxquels leur ignorance des conditions réelles du progrès permet seule ◀de▶ se dire progressistes, j’ose penser que ◀la▶ Suisse a mieux à faire qu’à cultiver ses inquiétudes locales. Qu’elle prenne conscience ◀de▶ ◀l’▶avenir qu’elle représente pour une Europe qui n’en sait rien encore ! Je ne conçois pas ◀d’▶autre remède à ses névroses ◀de▶ prospérité. C’est dans une modestie trop commode, un peu lâche, que réside sa pire tentation et vraiment son péché virtuel — qui est ◀la▶ peur ◀d’▶assumer sa vocation.