Troisième partie
La morale quotidienne et le climat de▶ culture ou comment on vit dans une fédération
Cette beauté bien drue ◀d’▶énergie pure et neuve, aux matins luisants ◀de▶ rosée, quand le pays entier émerge ◀de▶ la brume, repeint durant la nuit comme un banc vert auprès du lac précieux où trempent des parois à peine moins translucides que le ciel, ce temps ◀de▶ création du monde juste avant l’homme et ses malheurs, c’est ma Suisse, telle que je la vois ◀de▶ très loin dans mon souvenir.
J’y reviens. (Le retour au pays est un des thèmes constants ◀de▶ notre littérature.) Les gros plans tout ◀d’▶un coup, aux approches ◀de▶ la gare, anéantissent l’exaltant panorama. Des maisons sages, un peu scolaires, des gens en gris, des gens en brun défilent, des visages s’immobilisent le long du quai, qui vais-je reconnaître ? Et plus rien n’est étrange ni beau, tout rejoint l’habituel indifférent, le rôle exact et le compartiment.
Compartiment, c’est le mot-clé ◀de▶ la Suisse. Géographiques ou sociaux, historiques ou sentimentaux, réglementaires ou initiatiques, se touchant tous et si bien clos. Le mystère suisse est là, sans aucun doute. À chacun ◀de▶ mes retours, je me promets ◀d’▶y aller voir, mais je le sentais mieux ◀de▶ loin. Me voici repris, reclassé. Compartiments, esprit ◀de▶ groupe et sociétés, mais petits groupes ◀de▶ gens qui ne se connaissent que trop, et sociétés solides si leur but est restreint. Une vague angoisse me saisit : tout est un peu trop près et trop bien agencé. Comment bouger dans ce complexe ◀de▶ fins rouages si bien réglés ? Et comment retrouver la vision fraîche, le pouvoir ◀d’▶étonnements, et cette distance surtout, qui excitent à la découverte ? Vais-je repartir pour l’Amérique ou l’Inde, afin de mieux voir mon pays ? Mais je m’avise que l’horlogerie, qui est l’art suisse par excellence, est un art des petits mouvements réglant les grands.
En Suisse, le moindre déplacement peut vous faire changer ◀de▶ monde en un clin d’œil, comme il arrive quand on traverse le tunnel ◀de▶ Chexbres en vingt secondes : il se ferme sur un paysage ◀de▶ plateaux nordiques et rhénans — collines où montent les sapins en bataillons noirs et pensifs s’arrêtant au sommet d’un seul coup — et s’ouvre à l’autre bout dans l’espace doré ◀d’▶un ciel méridional que double un lac immense.
J’irai redécouvrir la Suisse réelle dans l’usage ◀de▶ ses trains locaux, me disais-je en rentrant ◀d’▶Amérique, au lendemain ◀de▶ la dernière guerre. Voici ce que j’écrivais alors.
Petits trajets portés sur les axes du monde
Les trains suisses, bien qu’ils vous conduisent en moins ◀d’▶une heure ◀d’▶un monde à l’autre, ne servent cependant qu’aux petits déplacements, qui sont des voyages concentrés et plus émouvants que les vrais, parce que entre le départ et l’arrivée ne s’établit jamais cette monotonie des heures ◀de▶ plaine et ◀d’▶Océan ◀de▶ nuit où rien ne bouge. Comme il n’y a pas ◀de▶ place en Suisse pour un véritable voyage, on s’en tire en coupant le milieu, ce remplissage ◀de▶ kilomètres, ces deux mesures ◀de▶ musique russe indéfiniment répétées, pour ne garder que le meilleur, le plus actif et le plus déchirant, la rupture et la découverte, l’évasion qui se mue en invasion, tandis qu’entre les deux s’opère en quelques secondes la silencieuse révolution du centre où se confondent les extrêmes les plus touchants du souvenir et ◀de▶ l’espoir, quand les portes du cœur, un instant, sont à la fois ouvertes et fermées. Ainsi la Suisse est la patrie des romantiques contraints par les dimensions mêmes ◀de▶ leur État au classicisme véritable, celui qui exprime le plus en disant le moins, et qui témoigne ◀de▶ l’inspiration par le signal ◀d’▶un raccourci métaphorique. J’idéalise, mais pourquoi pas ? S’il me fallait décrire nos petits déplacements du point de vue ◀de▶ l’usager moyen, je dirais que je les trouve divisés en trois classes, pour la commodité ◀de▶ l’exposé.
◀De▶ mon temps les gens bien voyageaient en troisième, les gens chic parfois en seconde, et je ne savais rien des premières sinon qu’un morceau ◀de▶ dentelle ornait le haut ◀de▶ leurs sièges ◀de▶ velours rouge, pour quelque usage ignoré du commun. Presque toujours elles étaient vides.
En troisième on retrouvait, comme j’ai dit, les gens bien, gracieusement mêlés au peuple souverain ◀de▶ la région, dans cette égalité scolaire que créent en Suisse les bancs ◀de▶ bois peints en faux bois jaune clair. On s’attendait à être interrogé dans les trois langues nationales. À mi-chemin entre l’instituteur et le gendarme, un personnage vêtu ◀d’▶un sévère uniforme au col bordé ◀de▶ perles blanches mordant sur l’encolure bien rasée entrait, claquait la porte étroite, et annonçait avec une emphatique autorité des noms ◀de▶ villages que tout le monde connaissait, mais cela faisait partie du jeu. En bons élèves, les voyageurs préparaient leurs billets pour l’inspection. Tout se passait d’ailleurs sans angoisse. On était sûr ◀de▶ son affaire, on était parfaitement « en règle », il fallait simplement « ne pas faire attendre », en vertu de cette discipline spontanée, voire prévenante, qui fait la force principale ◀de▶ notre régime fédéral.
Revenant en Suisse après la longue absence ◀de▶ mes années américaines, et plus que jamais frappé par ce trait national — le seul sans doute, chez nous, qui mérite l’adjectif — je me dis : C’est notre force, oui, et ce sera peut-être un jour, au dernier jour — car les plus belles histoires du monde ont une fin — la fatale faiblesse ◀de▶ notre État : cette habitude ◀de▶ nous sentir « en règle », et donc ◀de▶ nous croire protégés par toutes les lois divines et humaines, comme si le monde où nous vivons était fait à notre mesure, comme si l’humanité où nous plongeons se conformait aux règles ◀de▶ la bonne conduite. L’aspect ◀d’▶un wagon suisse ◀de▶ troisième classe, tant il respire naturellement l’honnêteté, tendrait à nous faire oublier que la correction, la décence, et la sécurité des citoyens sont ◀de▶ purs et simples miracles ; que le monde est une jungle atomique, l’humanité dans sa très grande majorité une espèce animale désordonnée, lubrique, rapace, irresponsable et affamée ; et notre âme un cloaque ◀de▶ crimes potentiels, comme l’ont dit Freud, Shakespeare et les Pères de l’Église…
Ici pourtant, s’il faut que j’en croie mes yeux, la confiance règne. Mais ce miracle est si bien déguisé en exacte banalité que les Suisses le prennent pour banal. Ils pensent mener la ◀vie▶ normale du genre humain, l’anarchie et la guerre, la misère et la faim étant des exceptions, des accidents. Ainsi pensent, du climat tempéré dont ils jouissent à peu près seuls au monde, les Français, tandis que les déserts, les volcans, les avalanches, les raz ◀de▶ marée, les ouragans et les températures extravagantes menacent quotidiennement depuis des millénaires l’existence même ◀de▶ la plupart des autres hommes. En dépit du langage courant, c’est le normal qui est exceptionnel. Ce sont les cas ◀d’▶ordre, ◀de▶ paix et ◀de▶ raison qui doivent nous étonner quand ils paraissent, phénomènes hautement improbables, très rarement observés sur la planète, et que la presse devrait mettre en vedette, au lieu de nous rebattre les oreilles du train-train du désordre universel.
Donc les Suisses que je vois en troisième classe offrent l’image ◀de▶ l’homme sûr ◀de▶ son monde. ◀D’▶où vient alors cette espèce ◀de▶ malaise qu’éprouvent les étrangers sensibles lorsqu’ils prennent place dans nos trains locaux ? L’expérience ◀de▶ la ◀vie▶ new-yorkaise, où personne ne vous voit jamais, me propose par contraste une réponse. C’est qu’en Suisse on se sent regardé, examiné, jugé, jaugé, plus que nulle part ailleurs au monde. Tout se passe en somme, inconsciemment, comme si notre système ◀de▶ sécurité devait être à chaque instant vérifié, mis au point, méticuleusement nettoyé des moindres suggestions ◀de▶ bizarrerie ou ◀de▶ virtuelle indiscipline que peuvent représenter une cravate insolente, une conversation à voix trop haute, une semelle appuyée sur le banc, quelque geste imprévu, un air, un rien. L’indiscrétion du regard suisse me surprend à chacun ◀de▶ mes retours. Comment décrire et comment justifier l’espèce particulière ◀d’▶irritation que provoquent ces regards apparemment timides mais directs, sérieux et comme choqués par on ne sait quoi… ? Vous les soutenez d’abord avec curiosité, puis vous trouvez que cela suffit, mais eux, bien loin de se troubler, pèsent encore un temps infini, en vertu de quelque inertie, et finalement ne se détournent qu’avec cet air exaspérant ◀de▶ celui qui renonce à comprendre… Ah ! mais il faut y être pour sentir et pour réagir comme je le dis. Dès que je m’éloigne un peu, l’indulgence me reprend. Tout compte fait je leur donne raison. Quand on possède la pax helvetica, on ne saurait se montrer trop vigilant, je veux dire trop méfiant et même intolérant. Qu’ils aient seulement l’air étonnés suppose déjà beaucoup de retenue…
À propos de cette pax helvetica, si vous pensez que j’exagère, laissez-moi recopier un avis imprimé que j’ai pu lire il y a quelques semaines, punaisé près de la porte du balcon dans une chambre ◀d’▶hôtel des bords du lac Léman :
« Afin d’éviter tout bruit inutile, la direction ◀de▶ l’hôtel prie sa clientèle ◀de▶ ne pas donner à manger aux mouettes. »
C’était l’été des expériences ◀de▶ Bikini.
Dans les « secondes » règne la gravité du commerce et ◀de▶ l’industrie. L’authentique usager ◀de▶ cette classe n’est pas curieux, comme les gens des troisièmes, des menus incidents du trajet. On sent bien qu’il a l’habitude. On dirait qu’il s’installe dans son bureau, et sa pensée ne vagabonde pas, reste enfermée dans sa serviette ◀de▶ cuir. Rien ◀d’▶étonnant si le contrôleur distingue à première vue les resquilleurs, ces jeunes gens excités qui prétendent ne pas payer ◀de▶ supplément parce qu’il n’y avait plus ◀de▶ place dans les troisièmes : ils ont l’air trop contents ◀d’▶être là, on les refoule. J’ai cru remarquer à ce propos que le peuple suisse paraît de plus en plus enclin à respecter le velours gris et dru des secondes : il a tort, c’est la classe vulgaire. Des jeunes femmes aux moues insolentes, vêtues comme des réclames ◀de▶ magazine, discutent avec un accent révoltant le prix ◀de▶ leurs nylons ou ◀de▶ cette Cadillac promise, affirment-elles, par le jeune mâle placide qui leur fait face, mi-flatté, mi-gêné. Je me sens devenir réactionnaire, mieux vaut regagner les troisièmes. Mais il faut traverser un couloir ◀de▶ premières. Et je m’arrête, fasciné.
Un vieux monsieur en noir, au col rond, dur et haut, ce doit être un évêque anglican, somnole. En face de lui, la beauté même, « ô toi que j’eusse aimée », sa fille sans doute, fume en feuilletant un magazine. Je croyais autrefois que les premières étaient vides. C’était vrai, les enfants voient juste. Ces gens traversent le pays comme s’il n’existait pas, ils vont plus loin. Ces passagers ◀de▶ première classe, en Suisse, je les nomme les Imperméables. Ils traversent et passent, et rien ne les touche. Ce sont aussi, et pour la même raison, des Transparents. (Avez-vous remarqué que les trains qui vous croisent sont transparents s’ils vont très vite ? On ne cesse ◀de▶ voir le paysage au travers.) Ils appartiennent au vaste monde dont je rêvais avec fièvre, à 12 ans, quand je lisais sur les longs wagons bruns qui s’engouffraient au tunnel du Gothard : Amsterdam-Köln-Olten-Venezia-Zagreb-Bucuresti.
Voilà la Suisse en raccourci, telle que je l’aime : croisement des traditions locales les plus touchantes et des express européens, petits trajets portés sur les axes du monde. Quel ennui, ces secondes entre les deux !
Portrait du Suisse moyen
Eh bien, depuis que j’écrivais ces pages (en 1946, je crois) ce sont les secondes qui ont triomphé : elles sont devenues les premières, chassant mes rêves, tandis que les troisièmes étaient promues aux banquettes ◀de▶ cuir ou ◀de▶ reps. Il n’y a plus que deux classes en Suisse, celle des riches et celle des moins riches. On a supprimé celle des pauvres. Comme dans les autres trains ◀de▶ l’Europe ? me dira-t-on. Mais ici, cela traduit la réalité sociale. Non seulement parce que la misère est en principe éliminée, mais parce que les Suisses sont plus réellement moyens que « l’homme moyen » des autres peuples, support ou résultat fictif des statistiques.
Voilà qui surprendra, s’agissant ◀d’▶un pays exceptionnellement composite : vingt-cinq États distincts (quoique sans frontières sensibles), quatre langues, deux confessions majeures et trente-six sectes, je ne sais combien ◀de▶ races variablement mêlées et ◀de▶ dialectes jalousement cultivés — et cela fait beaucoup de combinaisons possibles. (J’en ai dénombré cinquante-deux actuellement existantes.) Que deviennent nos fameuses diversités dans cette moyenne qui semble les nier ? Réponse : cette moyenne n’est pas née ◀de▶ la fusion des diversités, encore moins ◀de▶ leur mélange dans chaque individu, mais ◀de▶ leur libre multiplicité, distribuée sur tout le territoire, et ◀d’▶une même attitude ◀d’▶intime approbation à l’égard d’un régime qui permet à chacun ◀de▶ rester soi-même où qu’il vive, à droits égaux mais à charge ◀de▶ respect pour les coutumes locales et leurs compartiments. La moyenne suisse est l’expression ◀d’▶un contentement presque unanime, ◀d’▶une longue absence ◀de▶ conflits dramatiques et ◀de▶ la prospérité qui en a pu résulter. Pas ◀de▶ moyenne réelle dans les pays où une faction, une Église, une classe a tenté ◀d’▶imposer ses règles, provoquant la violence et fixant pour longtemps ◀d’▶irréductibles discordances et des disparités extrêmes dans les manières ◀de▶ vivre, ◀de▶ croire et ◀de▶ juger. La liberté ◀de▶ rester divers rapproche, les décrets ◀d’▶uniformité divisent. On parle toujours ◀de▶ la Suisse comme ◀d’▶une nation « une et diverse ». Il faut voir qu’elle est une parce qu’elle est diverse. Le goût du juste milieu, le sens du compromis, l’attrait ◀de▶ la moyenne et son revers qui est la peur ◀de▶ différer, le conformisme, sont les vertus et les défauts typiques qu’appelle la tolérance fédéraliste.
Enquêtes sociologiques, études ◀d’▶opinion et analyse des votations se recoupent ◀d’▶une manière remarquable, et toutes nous donnent du Suisse moyen un portrait statistique qui ressemble à s’y méprendre aux Suisses parmi lesquels je vis, que je vois dans la rue, que j’entends dans les trains, avec lesquels j’ai fait mon service militaire ou que je rencontre à l’étranger, livrés aux joies inépuisables ◀de▶ la comparaison des niveaux ◀de▶ ◀vie▶.
Ce sont des réalistes sans cynisme. Ils acceptent leur condition, parce qu’ils en connaissent bien les données ◀de▶ faits et les impératifs concrets, et qu’ils la jugent au surplus satisfaisante. Une enquête conduite par l’institut Gallup pendant l’été ◀de▶ 1963, dans six pays ◀d’▶Europe et aux États-Unis, montre qu’ils sont « en tête des gens heureux », comme l’écrit un journal français. Alors que 48 % seulement des Français se disent contents ◀de▶ leur niveau de vie, tandis que 38 % s’en plaignent et que 14 % n’en pensent rien, une majorité écrasante ◀de▶ 88 % des Suisses trouvent que cela va très bien ainsi.
Mais il y a mieux. À la question posée par un autre institut ◀de▶ sondage ◀de▶ l’opinion publique : « ◀D’▶une manière générale, diriez-vous que vous êtes très heureux, plutôt heureux, pas très heureux ? » 42 % répondent très heureux, 51 % plutôt heureux, et 6 % seulement, pas très heureux. (Reste 1 % pour les désespérés ou ceux que la question laisse froids.)
Ce n’est pas que tout soit parfait dans la meilleure des Suisses possibles, mais le monde a changé, et l’on s’adapte à ses changements, loin de s’accrocher aux recettes du passé (sauf en politique étrangère) ou ◀de▶ se battre pour une utopie. Rien ◀de▶ moins révolutionnaire, mais rien non plus ◀de▶ moins réactionnaire que le Suisse moyen. Réformiste conservateur, il évolue avec ténacité vers des formes ◀d’▶organisation ◀de▶ l’économie et ◀de▶ la distribution des revenus que les socialistes ◀d’▶antan revendiquaient sans trop oser y croire, et que les patrons modernes négocient posément avec des chefs syndicalistes très avertis des conditions ◀de▶ la productivité.
Le fonds commun sur lequel peuvent compter syndicalistes, patrons et gouvernants, c’est le goût du travail dont on a pu écrire qu’il est « le ◀mode▶ existentiel des Suisses », la base ◀de▶ leurs rapports sociaux et souvent le sens même ◀de▶ leur ◀vie▶. Dans le canton ◀de▶ Neuchâtel ◀de▶ mon enfance, combien ◀de▶ fois n’ai-je pas lu cette devise gravée sur une pierre tombale ou imprimée au bas d’un faire-part ◀de▶ décès, en lieu et place de l’habituel verset biblique : « Le travail fut sa ◀vie▶. » C’est aussi « leur seul ◀mode▶ ◀de▶ promotion », dit-on80, et sans doute en va-t-il vraiment ainsi pour l’immense majorité. La coutume patricienne n’a guère laissé ◀de▶ traces que dans quelques banques privées ; le parti radical a perdu la puissance qu’il exerçait jusqu’aux débuts ◀de▶ ce siècle sur les nominations dans la fonction publique, et nul autre parti ne l’a remplacé ; peu ou point ◀de▶ grandes fortunes fondées sur un coup ◀de▶ chance ; et les fils à papa ne se contentent pas ◀de▶ poser comme ailleurs aux progressistes, mais travaillent dur et passent inaperçus.
Cette prédominance du travail sur toute autre valeur ou passion se marque par une grande stabilité professionnelle. Le Suisse s’expatrie facilement81 et passe sans nulle difficulté ◀d’▶une commune ou ◀d’▶un canton à l’autre, mais reste en général fidèle à son métier. Dire ◀d’▶un homme qu’il a fait beaucoup de métiers est un éloge banal en Amérique (où versatile veut dire habile, doué ◀de▶ nombreux talents, polyvalent) mais n’éveille guère en Suisse que ◀de▶ sérieux soupçons sur la valeur morale du personnage.
Les loisirs eux-mêmes sont marqués par l’esprit ◀d’▶efficacité qui fait du Suisse un type extrême ◀d’▶Occidental. « Toutes les activités culturelles du Suisse, très importantes, participent en une certaine manière du travail », observe encore l’enquête déjà citée. Lire, aller au théâtre, écouter des conférences est un devoir avant ◀d’▶être un plaisir : devoir envers soi-même, car « il faut se cultiver », comme il faut se maintenir en forme en faisant du ski ou ◀de▶ la gymnastique. Le plaisir pur, la gratuité ne s’avouent guère, se cherchent des prétextes et en trouvent ◀d’▶excellents, mais il n’y a plus ◀de▶ gratuité. Dans L’Annuaire statistique ◀de▶ la Suisse, publication très officielle, sous la rubrique « Budget ◀de▶ ménages », je trouve ce poste : « Instruction, distraction ». C’est « Culture et loisirs » en France, la nuance est significative.
Quant au goût ◀de▶ la simplicité, affiché jusqu’à la manie ou parfois au défi, il caractérisait les Suisses bien avant l’ère industrielle utilitaire, et même bien avant la Réforme, mais il est en symbiose avec elles, et s’en nourrit autant qu’il explique leur succès dans la majorité ◀de▶ nos cantons. « Simplifions », « C’est plus simple ainsi », « Rassurez-vous, ce sera très simple » sont des mots ◀de▶ passe ◀de▶ la vie quotidienne du bourgeois et surtout ◀de▶ son épouse. Tout ce qui est compliqué est vaguement immoral : l’art baroque en particulier, dont tant de chefs-d’œuvre pourtant, comme l’immense abbaye princière ◀d’▶Einsiedeln, la cathédrale ◀de▶ Saint-Gall et les églises ◀de▶ la campagne lucernoise, Beromünster, Ettiswill ou Sursee, font une des gloires ◀de▶ ce pays. C’est la Suisse primitive qui a produit tout cela, pendant l’époque patricienne, très mal vue. La Suisse moderne, puritaine et technique, ennemie ◀de▶ la dépense autant que ◀de▶ l’apparat, et même des majuscules typographiques (voir l’école graphique ◀de▶ Zurich), se sent complètement dépaysée dans ces sanctuaires où l’or est gaspillé sur des stucs boursouflés et qui manquent ◀de▶ sérieux…
Et cela conduit à poser la question des critères moraux du Suisse moyen. Sont-ils encore ceux ◀de▶ sa religion, ou déjà ceux ◀de▶ l’utilitarisme que certains jugent inhérent à la nouvelle civilisation ◀de▶ l’Occident — celle que le monde entier lui attribue désormais, lui reproche vertueusement et s’empresse ◀d’▶imiter ?
La tournure ◀d’▶esprit sociologique du xxe siècle multiplie les questions ◀de▶ ce genre. Il est peut-être encore plus difficile ◀d’▶y répondre dans le cas ◀de▶ la Suisse que dans celui des États-Unis par exemple82. Car la Suisse reste tributaire dans son ensemble ◀d’▶une certaine éthique protestante, qui ne sépare point la vertu ◀de▶ l’effort ni la valeur ◀d’▶une action du mérite moral ◀de▶ son auteur. ◀D’▶où il résulte, par exemple, que le goût du travail correspond chez le Suisse moyen à une exigence morale plutôt qu’au seul désir ◀de▶ gagner davantage. La paresse est une déficience, et non le signe éventuel ◀d’▶une sagesse libérée des contingences. Je ne connais pas ◀d’▶autre pays où l’on pourrait poser au citoyen moyen cette question qui figure dans l’enquête intitulée Un jour en Suisse : « Estimez-vous qu’on peut être un bon Suisse et se lever à 9 heures ? » À l’origine du devoir et du goût ◀de▶ se lever tôt pour travailler, il y a la Bible autant que la coutume paysanne et bien plus que l’utilitarisme. Il y a d’abord la bonne conscience, bien plus que le sens du rendement objectif : car, ainsi que l’a bien dit une mauvaise langue, le Suisse se lève tôt, mais il se réveille tard.
Mais qu’en est-il d’autres domaines critiques ◀de▶ l’existence morale en Occident : la sexualité, le mariage ?
Les anciens Suisses, au temps des Ligues, n’étaient pas moins connus pour la licence ◀de▶ leurs mœurs que pour l’austérité patriarcale ◀de▶ leurs principes. Les chroniques illustrées ◀d’▶Urs Graf, les descriptions des bains ◀de▶ Bade, « jardin ◀de▶ volupté ◀de▶ l’Europe », les récits ◀de▶ Casanova, les lettres ◀de▶ Rousseau, et plus tard les indignations ◀de▶ Jeremias Gotthelf contre les mœurs des paysans bernois (qui loin ◀d’▶exiger ◀d’▶une jeune fille la preuve ◀de▶ sa virginité attendaient au contraire, pour l’épouser, la preuve qu’elle pouvait être mère), cent témoignages concordants décrivent une Suisse gaillarde, rustique et soldatesque, qui préfère la virtù à la vertu.
Le réveil religieux succédant au piétisme, l’avènement ◀de▶ la bourgeoisie et l’école ont changé tout cela. Comme partout en Europe, pendant le xixe siècle, la notion ◀de▶ péché s’est vue assimilée avant tout à celle ◀de▶ luxure, ou, pour rester conforme au langage des pasteurs, à l’« impureté », péril majeur pour l’âme et parfois pour le corps. Cette préoccupation quelque peu obsédante assombrit la prédication pendant un siècle. Il est ◀d’▶autant plus remarquable que le Suisse moyen formé à cette école ne soit pas devenu le révolté qu’on serait tenté ◀d’▶imaginer, et que les Églises soient aujourd’hui plus vivantes qu’hier. Les nouvelles générations me paraissent tranquillement libérées ◀de▶ la hantise du « péché », et les pasteurs actuels aussi.
◀D’▶où l’on pourrait déduire d’une part que les exigences ◀de▶ la chair étaient bien fortes en ce pays pour que la religion dût consacrer tant ◀d’▶efforts à les refréner ; d’autre part, que la religion devait exercer un empire bien puissant pour que ses disciplines et jugements fussent acceptés aussi communément et sans plus de rébellion que ◀de▶ désaffection. D’autres indices viennent-ils corroborer cette conclusion ? Nous en trouverons sans doute dans les enquêtes en cours sur le régime ◀de▶ la censure et l’état du mariage en Suisse.
La censure des publications n’est officiellement exercée qu’aux frontières du pays. La pudeur ◀de▶ la jeunesse suisse est ainsi protégée par les douaniers, fonctionnaires subalternes et militarisés. Quels peuvent bien être leurs critères du moral et ◀de▶ l’immoral ? Je n’en ai découvert qu’un seul : « La discipline, un point c’est tout ! », me criait hier encore un ◀de▶ ces « gardiens du seuil », parce que j’avais dévié ◀de▶ quelques centimètres hors de la file des voitures qu’il lui avait plu ◀d’▶organiser devant le poste — souvenir ◀de▶ l’école enfantine où il alignait des bâtonnets pendant des heures et il fallait surtout que rien ne dépasse. Ce qui dépasse aux yeux de la censure, ce sont les œuvres mises à l’index par le ministère public fédéral, et dont chaque employé des douanes est censé connaître la liste (Sade, Henry Miller, etc.) Or, les critères ◀d’▶un tel office ne sauraient être, évidemment, que ceux ◀de▶ la banalité morale la plus plate et la plus résiduelle. On interdit l’entrée ◀de▶ tout écrit, ◀de▶ toute image ou œuvre d’art « où un particulier non averti ne chercherait qu’une excitation pour les sens »83. Faut-il penser que les Suisses bénéficient vraiment ◀d’▶une sensualité si violente qu’un rien, la moindre négligence risquerait ◀de▶ la porter aux pires excès ? Comme la censure des films (cantonale ou locale), ces mesures restrictives ne provoquent plus ni sursauts ◀de▶ révolte ni farouches approbations ; on les considère pour ce qu’elles sont : résidus ◀de▶ préjugés sociaux ou religieux qui n’ont plus beaucoup ◀d’▶importance, la jeunesse étant suffisamment avertie pour excuser, voire pour « comprendre » ce genre ◀de▶ routines officielles que les vieux se croient obligés ◀de▶ cultiver, mais cela changera bientôt, « on n’arrête pas le progrès… »
Quant aux conceptions du mariage, quel est le sens général ◀de▶ leur évolution ? Autrefois, on se mariait dans la tribu : la commune, le milieu, « nos familles », et très rarement hors du canton, et dans ce cas plutôt hors de Suisse84. L’humoriste George Mikes affirme qu’un habitant ◀de▶ l’Obwald lui a dit : « Je préférerais donner ma fille à un homme ◀de▶ Winterthour plutôt qu’à quelqu’un du Nidwald » (demi-canton voisin). En revanche, raconte-t-il : « J’ai connu une dame de Schaffhouse dont le fils avait épousé une jeune fille ◀de▶ la ville ◀de▶ Winterthour, distante ◀d’▶une vingtaine ◀de▶ kilomètres. Elle en avait le cœur brisé, bien entendu, et m’expliqua en grande confidence qu’elle faisait ◀de▶ grands efforts pour traiter sa bru “comme si elle était l’une des nôtres”, tout en sachant fort bien que “ces mariages mixtes ne réussissent jamais”. Elle voyait dans son attitude un exemple miraculeux ◀de▶ sacrifice personnel et une manifestation presque surhumaine ◀de▶ contrôle ◀de▶ soi »85. Tout cela appartient au passé, mais les statistiques récentes sembleraient donner raison à cette dame : la Suisse tient l’un des premiers rangs (derrière les États-Unis, le Danemark, la Suède et l’Autriche) pour la proportion des divorces, depuis que la mobilité ◀de▶ sa population ◀d’▶un canton à l’autre a entraîné un accroissement correspondant des mariages intercantonaux et interconfessionnels : « Ces mariages mixtes !… » En réalité, le divorce s’explique surtout par d’autres causes. Il n’est pas le signe ◀d’▶un quelconque « relâchement moral » (comparé à la Suisse patriarcale), mais au contraire, dirais-je, ◀d’▶une exigence accrue à l’égard du mariage, ◀de▶ ce qu’il peut représenter pour le développement personnel ◀de▶ chacun des conjoints et pour leur intégration en tant que couple dans la ◀vie▶ sociale86.
Au total, il ne semble pas que « l’immoralité » progresse notablement dans les cantons, comme elle le fait dans les trop vastes sociétés mal structurées ou les grands ensembles urbains. Ce n’est pas l’anarchie des mœurs qui menace la Suisse, c’est plutôt une espèce particulière ◀de▶ conformisme raisonné, adopté après mûr examen, et surtout : moralement assumé. Le niveau de vie, une fois qu’il est bien assuré, c’est la ◀vie▶ elle-même qui devient le danger, ses surprises que le poste « divers et imprévu » au budget ◀de▶ la petite famille ne suffira pas à couvrir, peut-être. Et certaines questions qu’on se pose sur le sens final ◀de▶ tout cela…
Ce portrait, garanti conforme aux mensurations scientifiques comme à l’expérience quotidienne, montre les Suisses tels qu’ils sont et se veulent. Ceux qui refuseront ◀de▶ s’y reconnaître ne seront sans doute pas les derniers à y reconnaître leurs voisins.
C’est un portrait, ce n’est pas un éloge, ni une critique. Dire que le Suisse moyen est sérieux mais heureux (j’ajoute qu’il rit beaucoup et facilement), qu’il est réaliste sans cynisme, qu’il accepte sa condition comme il approuve son régime politique et acclame son niveau de vie neuf fois sur dix, qu’il n’est pas révolutionnaire mais résolument réformiste, et qu’il n’aime pas les jeux ◀d’▶idées ni la spéculation dans aucun ordre, enfin que le travail est sa ◀vie▶, est-ce le vanter ou le dénigrer ? Il est clair que c’est l’un et l’autre, selon le signe dont on affecte les notions ◀de▶ révolte ou ◀d’▶intégration sociale, ◀de▶ contestation ou ◀de▶ coopération, ◀de▶ gratuité ou ◀d’▶efficacité, etc., et selon qu’on préfère ceux qui s’engagent dans les guerres ◀d’▶idéologies à ceux qui signent des contrats ◀de▶ « paix du travail ». (Il n’est pas interdit ◀de▶ se former des jugements plus nuancés ou dialectiques.)
Mais quoi qu’on pense ◀de▶ ce portrait du Suisse moyen, ce n’est pas encore un portrait ◀de▶ la Suisse. L’enquête la plus intelligente et la statistique la plus fine peuvent montrer les traits acquis ◀de▶ la physionomie ◀d’▶un peuple, mais non les forces qui l’ont configurée. Un Mozart, un Descartes, un Kipling n’auraient jamais été décelés par quelque sondage ◀d’▶opinion sur les « attitudes culturelles » ◀de▶ l’Autrichien, du Français ou ◀de▶ l’Anglais, et ce sont ◀de▶ tels hommes qui donnent à un pays son visage, bientôt « traditionnel ». On répète qu’ils expriment l’âme ◀de▶ leur patrie, mais on oublie qu’ils l’ont créée d’abord (bien que dans un langage donné, qui existait avant eux, qu’ils renouvellent seulement). Il y a dans une patrie, dans une nation, dans une communauté humaine bien plus ◀de▶ choses que nos instruments ◀d’▶analyse des consciences actuelles n’en peuvent compter et indexer : il y a des forces et des réalités longuement agissantes et soudain décisives, que l’homme moyen ne peut pas exprimer bien qu’il en vive, — ou faut-il dire précisément parce qu’il en vit ? Et ce sont des hommes ◀d’▶exception qui les révèlent dans leurs œuvres, même s’ils croyaient y exprimer tout autre chose, ou peut-être précisément parce que ces forces et ces réalités étaient pour eux problèmes, contestation, conceptions idéales ou nostalgies.
Laissant le Suisse moyen à son contentement — nous le retrouverons un peu plus tard — voyons maintenant les Suisses exceptionnels.
Condition du « grand homme » en Suisse
Dans un film naguère célèbre, Orson Welles assurait que la Suisse n’a donné au monde que la pendule à coucou. J’imagine qu’il entendait dire que la Suisse n’a produit rien ◀de▶ grand, hommes, idées ou objets, comme l’Italie a produit Dante, la France Pascal et la Révolution, l’Allemagne Goethe et certains phénomènes moins humanistes, la Russie Tolstoï et Staline, l’Espagne Cervantès, Colomb et l’Amérique, cette dernière Orson Welles et la Bombe.
Il faut admettre que notre aurea mediocritas saute aux yeux du premier venu, tandis que les grandeurs éventuelles ◀de▶ la Suisse restent quelque peu mystérieuses, même aux yeux des Européens dotés ◀d’▶une bonne culture générale. Le statut du « grand homme » en Suisse le condamne à demeurer à peu près invisible. Comment veut-on qu’un étranger le voie ? Si cet étranger vient chez nous et cite l’un des Suisses qu’il connaît par sa réputation mondiale, il ne trouvera pas une personne sur mille, prise dans la rue, qui ait jamais entendu ce nom-là ; en revanche, les hommes importants qu’on lui indiquera sont inconnus hors du canton.
La Suisse résulte, l’ai-je assez dit, ◀de▶ l’agrégation ◀d’▶innombrables compartiments. Si bien que l’homme ◀de▶ poids y sera surtout local. Il sera le grand homme ◀d’▶une vallée, ◀d’▶une cité, plus rarement ◀d’▶un canton, presque jamais celui ◀de▶ la nation entière. D’autre part, le réflexe antihégémonique s’oppose à toute prédominance ◀d’▶un canton ou ◀d’▶un homme qui le représente. ◀D’▶où les conséquences qu’on a vues dans le domaine ◀de▶ la ◀vie▶ publique : tout se ligue instantanément contre celui qui ferait mine ◀de▶ dépasser la mesure commune et ◀d’▶être un chef. Un Führer suisse est impensable, et même l’essai ◀d’▶instituer un Landamman de Suisse échoua très vite, vers 1800. Un Collège peu voyant administre l’État, on ne saurait dire qu’il gouverne les Suisses, et c’est très bien.
Mais dans le domaine ◀de▶ la culture, cet égalitarisme jaloux et tatillon présente les plus sérieux inconvénients. Car pour qu’un grand art s’épanouisse, il faut un milieu, une école, un public alerté, un snobisme, les libéralités ◀d’▶un mécène ou ◀d’▶une cour. C’est tout cela qu’interdisent moralement nos principes, et physiquement nos petits compartiments. Que fera dans ces conditions l’homme ◀de▶ talent ou ◀d’▶ambition ? Il a trois possibilités : essayer ◀de▶ se rendre invisible, tenter ◀de▶ se rendre utile, ou courir loin de la Suisse son aventure.
◀De▶ là peut-être certains traits communs aux Suisses qui se sont illustrés dans les domaines les plus divers. Sans prétendre à composer un portrait-robot du « grand homme suisse moyen » (expression en elle-même contradictoire), il me paraît intéressant ◀de▶ définir certaines conduites spécifiques que lui imposent les petites dimensions ◀de▶ notre État et les conditions ◀de▶ sa paix.
Se rendre invisible, passer inaperçu. — Il y a ceux qui ne laissent rien paraître que leur identité native et naturelle. Ce n’est pas se dissimuler, en vérité : simplement, le génie qui leur advient prend les couleurs du milieu.
Albert Bitzius était un jeune Bernois, épris ◀de▶ littérature et ◀d’▶idées libertaires. Il devint cependant pasteur à 25 ans et passa le reste ◀de▶ sa ◀vie▶ dans la cure du village ◀de▶ Lützelflüh. À quarante ans il se mit à écrire et, sous le nom ◀de▶ Jeremias Gotthelf (Jérémie : le prophète ; Gotthelf : « Dieu aide ! »), publia coup sur coup une quinzaine ◀de▶ romans tragiques, éducatifs, épiques et religieux, fantastiques à la fin (L’Araignée noire), que Thomas Mann qualifie ◀d’▶homériques. Toutes les familles l’ont lu, en Suisse alémanique. Il s’était occupé sa ◀vie▶ durant ◀de▶ l’administration locale, du secours des pauvres et ◀de▶ la commission scolaire. Moyennant quoi l’on ignorait qu’il obtenait ◀de▶ ses éditeurs les droits les plus élevés ◀de▶ l’époque.
Henri-Frédéric Amiel n’eut même pas à choisir un pseudonyme. Quelques recueils ◀de▶ poésies médiocres, un chant patriotique encore très populaire (« Roulez tambours, pour couvrir la frontière… Dans nos cantons, chaque enfant naît soldat ! ») et des cours ◀de▶ philosophie dont l’ennui seul est resté mémorable ont camouflé le passage parmi nous du génie ◀de▶ l’introspection. Dix-sept-mille pages ◀de▶ Journal furent écrites dans l’ombre ◀d’▶une carrière assez terne pour être acceptée sans histoires. « En épousant Genève, j’ai épousé la mort — celle ◀de▶ mon talent et ◀de▶ ma joie. » Je crois que c’est Paul Bourget qui a dit que « Paris en eût fait un dieu ». Mais ce n’eût été qu’un dieu ◀de▶ salons, un dieu causeur.
Jacob Burckhardt à sa manière fut aussi un grand homme invisible : refusant ◀de▶ succéder à Ranke dans la chaire ◀d’▶histoire ◀de▶ Berlin, il se fit accepter dans sa cité natale selon son rang social et en tant que professeur. Un peu plus tard, Ferdinand de Saussure suit la même conduite à Genève, comme par instinct, s’il est un instinct patricien. (L’intellectuel du xxe siècle cherche au contraire à s’imposer en tant que différent ◀de▶ ses données natives et par une volonté ◀de▶ rupture. On ne saurait lui reprocher cette nouvelle tactique conformiste, puisque c’est elle qui se voit dorénavant « admise », comme l’était la conduite inverse au dernier siècle.)
Se rendre utile. — Pays pauvre au départ et dont les seules richesses furent fabriquées par un travail humain bien concerté, la Suisse est née ◀de▶ la coopération. Un pour tous, tous pour un, c’est moins un idéal qu’une vitale obligation ◀de▶ solidarité pratique. Quand un Suisse entreprend ◀de▶ créer quelque chose, tout se passe comme s’il avait à se faire pardonner sa turbulence créatrice ou son génie individuel, en démontrant qu’il fait une œuvre utile au bien commun.
Et c’est pourquoi les Suisses qui ont excellé furent presque tous, à des titres divers, hommes utiles au sens le plus noble et penseurs engagés dans une communauté (qui souvent dépassait leur pays) plutôt que créateurs ◀d’▶art ou ◀de▶ pensée pure. Médecins praticiens, guérisseurs ◀d’▶âmes, mystiques intervenant pour sauver la cité, réformateurs politiques ou religieux, négociateurs ◀de▶ grandes affaires publiques à l’échelle ◀de▶ l’Europe et du monde, théologiens ou pédagogues, savants du premier rang mais qui restent soucieux ◀d’▶applications humanitaires ou techniques, nous les voyons tous assurer des devoirs sociaux ou civiques, éducatifs ou spirituels, comme si le fait ◀d’▶être utiles excusait leurs grands dons aux yeux de leur conscience helvétique et ◀de▶ leur peuple.
Nous n’avons pas en Suisse ◀de▶ poètes ◀de▶ génie, ni ◀de▶ peintres qui aient fait époque, ni ◀de▶ compositeurs du plus haut rang. Hölderlin ou Racine, Mozart ou Rubens, Shakespeare ou Dostoïevski seraient impensables en tant que Suisses. Une certaine démesure, un grand théâtre, un sens ◀de▶ la pompe et du style, libre ◀de▶ tout souci ◀d’▶application « morale », leur eussent été formellement refusés par nos coutumes les plus invétérées. En revanche, les grands noms qu’on citera dans ces pages ne seraient guère pensables hors du complexe suisse. Et c’est à eux que la Suisse, en retour, doit une densité ◀de▶ conscience communautaire, mais aussi ◀d’▶efficacité transformatrice dont on trouvera difficilement l’équivalent dans une autre région du monde ◀d’▶étendue à peu près comparable.
S’expatrier. — Les acheteurs ◀de▶ pendules à coucou et ◀de▶ montres miniaturisées ignorent en général que le plus grand dôme du monde, Saint-Pierre de Rome, fut achevé par des architectes venus de Suisse ; qu’un autre Suisse bâtit des capitales en Inde ; qu’un troisième a donné à l’Amérique les deux ponts les plus longs du monde, le Golden Gate et le Washington Bridge. Les Tessinois Maderno et Fontana, le Romand Le Corbusier, l’Alémanique Othmar Ammann, autant ◀de▶ Suisses qui ont su voir grand — mais pas chez eux.
Lucien Febvre, admirable historien ◀de▶ la culture, écrivait à propos de la Suisse :
Pays ◀de▶ gens moyens, oui. Mais quand ils réussissent à se dégager ◀de▶ leur canton — alors pas ◀de▶ milieu, ils atteignent l’universel. Au fond ◀de▶ son trou l’homme ◀de▶ Disentis, ◀de▶ Gœschenen, ◀de▶ Viège, entre les hautes parois ◀de▶ sa prison. Mais s’il monte sur la montagne… Alors cette ivresse des sommets. L’intuition ◀de▶ la grandeur. Et plus ◀d’▶obstacles devant la pensée. Le Suisse s’appelle Jean-Jacques. Il s’appelle Germaine de Staël. Il s’appelle Burckhardt ou, dans un autre domaine, Karl Barth. Son canton — ou l’Europe.
Et il est vrai que nos meilleurs esprits, hors de l’étroit compartiment natal, iront chercher dans les vertiges ◀de▶ la synthèse et dans les larges vues panoramiques les grandes dimensions qui leur manquent en Suisse : — Synthèse des sciences médicales et ◀d’▶une écologie européenne avant la lettre : Paracelse. Théorie générale des sociétés humaines, dont le Contrat social n’est qu’un fragment : Rousseau. « Vue générale du genre humain » : Jean de Müller. « Considérations sur l’Histoire du Monde » : Jacob Burckhardt. Ethnographie sociologique : Bachofen. Linguistique générale : Ferdinand de Saussure. Psychologie ◀de▶ l’inconscient collectif : C. G. Jung. Mais ce n’est pas en grimpant sur nos Alpes comme Horace-Bénédict de Saussure que ces hommes s’illustrèrent et apprirent à voir grand, c’est en s’expatriant pour se réaliser au sein d’une unité beaucoup plus vaste, impériale ou papale, réformée ou romaine, germanique ou latine, — européenne. Paracelse quitta très tôt son canton natal ◀de▶ Schwyz, Euler vécut dans les Allemagnes et à la cour ◀de▶ Russie, Jean de Müller à Vienne et à Berlin, Jean-Jacques, Mme de Staël et Constant à Paris. Quant à un Jung, à un Ramuz, à un Barth, qui, après ◀de▶ longs séjours loin du pays, ont fait le principal ◀de▶ leur carrière en Suisse, ce n’est pas la Suisse qui a découvert et propagé leur nom dans le monde ; c’est au contraire de l’étranger, des grands pays voisins ou ◀de▶ l’Amérique, que leur réputation nous est revenue, comme importée.
« Son canton — ou l’Europe », c’est la formule parfaite.
Ainsi, pour l’homme ◀de▶ culture en tant que tel, le stade national est sauté. Cas unique, dans l’Europe moderne. J’ose y voir le plus grand privilège des Suisses : quelle que soit leur petite patrie locale, s’ils la dépassent c’est pour rejoindre immédiatement les grands courants continentaux ; parfois pour les déterminer. Condamnés à l’Europe en quelque sorte ; non, bien plutôt libres pour elle… Mais ceci nous amène à la question centrale ◀de▶ la « situation suisse » dans la culture.
◀De▶ la culture dans une fédération, ou la pluralité des allégeances
Pour qu’il y ait culture en général — au sens occidental et moderne du terme —, il faut une variété aussi riche que possible ◀de▶ créations humaines, un foisonnement ◀d’▶œuvres et ◀de▶ langages, ◀de▶ moyens ◀d’▶expressions plastiques ou codes, ◀de▶ méthodes, ◀de▶ doctrines, ◀d’▶écoles, etc. — et il faut quelque chose qui lie toutes ces œuvres et leur offre une commune mesure ; sans quoi l’on ne saurait parler ◀d’▶une culture cohérente et distincte au sein de la culture humaine. Il faut donc à la fois l’Un et le Divers, une très riche diversité se détachant sur un fond ◀d’▶unité essentielle.
Quelle est donc, pour nous autres Suisses, l’unité ◀de▶ base, ◀d’▶origine et ◀de▶ but, à laquelle nous nous référons implicitement dans toutes nos œuvres, le fond commun sur lequel se détache notre individualité, et dont elle tire ses nourritures élémentaires ? Ce ne peut être que l’Europe entière. L’Europe est la seule unité ◀de▶ culture, organique et complète, à laquelle nous puissions nous rattacher directement, nous qui n’avons pas eu la chance, ou le malheur, ◀d’▶avoir une soi-disant « culture nationale », intermédiaire entre l’Europe et nos cités.
Je bute ici sur un concept aussi néfaste qu’invétéré, et qui me paraît exemplairement incompatible avec la réalité fédéraliste.
On nous répète depuis un siècle que les Suisses, selon la langue qu’ils parlent et pour cette seule raison, se rattachent à l’une ou l’autre des trois grandes cultures nationales voisines. Pour que cela soit vrai, il faudrait tout d’abord que le concept ◀de▶ « culture nationale » corresponde à des réalités, et si possible culturelles. Or il correspond avant tout, et depuis les débuts du dernier siècle, à des prétentions politiques émises d’abord par la France et l’Allemagne sur la foi ◀de▶ leurs penseurs romantiques. L’idée qu’il y aurait en Europe un certain nombre ◀de▶ cultures nationales, bien distinctes et autonomes, dont l’addition constituerait la culture européenne, est une simple illusion ◀d’▶optique scolaire. Elle se dissipe comme brume au soleil à la lumière de l’Histoire. La culture européenne n’est pas et n’a jamais été une addition ◀de▶ cultures nationales. Elle est l’œuvre ◀de▶ tous les Européens qui ont pensé et créé depuis trois-mille ans, indépendamment des États-nations qui divisent aujourd’hui l’Europe, et dont la plupart (non des moindres) ont au plus cent ans ◀d’▶existence : il faut admettre au moins que la culture s’était constituée avant eux !
Je me contenterai, pour illustrer ce point, ◀d’▶un seul exemple : l’évolution ◀de▶ la musique en Europe. Elle naît avec le chant grégorien au vie siècle en Italie, s’enrichit au couvent de Saint-Gall avec les séquences et les tropes, se constitue ◀d’▶une manière autonome avec les troubadours du Languedoc, dès le xiie siècle, à Saint-Martial de Limoges, à Notre-Dame ◀de▶ Paris, puis plus tard en Champagne et dans le Nord — Philippe de Vitry, Guillaume de Machaut — et à Florence simultanément — laudi et madrigaux — enfin à la cour ◀de▶ Bourgogne et dans les Flandres. Entre les cités flamandes et les cités italiennes, le long du grand axe commercial ◀de▶ la Renaissance, celui qui relie Venise et Bruges, les échanges ◀de▶ compositeurs et ◀de▶ styles se multiplient au xve siècle : Guillaume Dufay en est l’illustration. Une nouvelle école s’épanouit dans les Flandres avec Ockeghem et Josquin des Prés. Elle rayonne en Bourgogne, en France, et ◀de▶ l’Espagne à la Bohême, et redescend vers l’Italie qu’elle enrichit ◀de▶ ses nombreuses découvertes, jusqu’au xvie siècle, quand Roland de Lattre, né à Mons, devient Orlando Lasso à Rome et à Naples, puis Roland de Lassus à Paris et en Bavière. Plus tard, les Allemands comme Heinrich Schütz viennent s’initier auprès des maîtres vénitiens. Bach copie avec application des œuvres ◀de▶ Vivaldi. Au xixe siècle, le centre ◀de▶ gravité ◀de▶ la musique européenne se déplace vers les régions germaniques, Hanovre, la Saxe, Vienne, Bayreuth. C’est alors auprès des maîtres allemands que les premiers compositeurs ◀de▶ Moscou et ◀de▶ Saint-Pétersbourg apprennent leur métier. Au début du xxe siècle, plusieurs Russes, tels que Stravinsky, influenceront à leur tour la musique occidentale, en imposant leurs œuvres à Paris… L’évolution ◀de▶ la peinture suit à peu de choses près les mêmes voies. Or ces voies, notons-le, traversent avec une glorieuse indifférence une bonne douzaine ◀de▶ nos frontières actuelles. Elles relient des cités, des foyers ◀de▶ création, des maîtres, et non pas des nations. Ce que l’on nomme parfois, pendant la Renaissance, la « nation » ◀d’▶un musicien ou ◀d’▶un peintre, c’est simplement l’école locale ou régionale dans laquelle il s’est formé.
◀D’▶où vient alors cette illusion ◀d’▶optique, cette croyance si rarement mise en doute depuis un siècle et demi, en l’existence ◀de▶ cultures nationales ? C’est avant tout le fait ◀de▶ la langue qui l’entretient. Quand on dit que les Suisses romands se rattachent à la « culture française », on ne pense qu’à la langue française. Or celle-ci n’est nullement une propriété ◀de▶ la nation française actuelle, à l’ensemble ◀de▶ laquelle elle fut imposée par un décret ◀de▶ François Ier, daté ◀de▶ 1539. On parle encore dans la France ◀d’▶aujourd’hui sept ou huit langues différentes : l’allemand, le flamand, le breton, le basque, le catalan, le provençal et au moins deux dialectes italiens, pour ne rien dire ◀de▶ l’arabe hier encore. En revanche, on parle français dans des provinces ◀de▶ quatre autres nations. De même, l’allemand ne saurait définir une « culture nationale », étant la langue maternelle ◀de▶ populations qui vivent dans sept ou huit États différents.
Il faut donc commencer par faire violence aux réalités linguistiques si l’on veut les amener à coïncider approximativement avec les frontières ◀d’▶une ◀de▶ nos nations modernes. Mais il y a plus. La langue ne saurait à elle seule définir une culture : elle n’est guère qu’un des éléments ◀de▶ la culture en général, si essentiel soit-il. Tous les autres : religion, philosophie, morale, beaux-arts, folklore, sciences, technique et architecture, sont largement ou complètement indépendants des langues modernes, et ne sont, ◀de▶ toute évidence, pas réductibles à des cadres nationaux.
« Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » peut donc dire la culture européenne à chacun des vingt-cinq États-nations qui ont découpé et longtemps déchiré le corps ◀de▶ notre continent.
Or il se trouve que les Suisses sont préservés — ou devraient l’être mieux que les autres — ◀de▶ l’illusion des cultures nationales, du seul fait ◀de▶ la composition linguistique ◀de▶ leur État. Ils sont en mesure ◀de▶ savoir mieux que d’autres que la ◀vie▶ culturelle ◀de▶ leurs cités ne dépend pas ◀d’▶entités nationales en tant que telles, mais se rattache directement au complexe culturel européen ; de même que les villes libres du Moyen Âge et les trois cantons primitifs furent déclarés « immédiats à l’Empire », et c’était là franchise et garantie ◀de▶ liberté contre les princes ◀de▶ l’époque, — nous dirions aujourd’hui : contre les États-nations.
La véritable unité ◀de▶ base ◀de▶ la culture étant ◀de▶ la sorte identifiée, la question qui se pose est ◀de▶ savoir comment certaines cités ou certaines régions parviennent alors à se différencier, à s’individualiser sur ce fond commun.
Si je cherche pourquoi et en quoi les Suisses romands, par exemple, se différencient ◀de▶ leurs voisins français — ou en tout cas du stéréotype ◀de▶ la culture française — bien que parlant (à peu près) la même langue, je trouve ceci :
1° La culture, dans nos cantons, n’est pas liée à l’État, et n’a jamais été un moyen ◀de▶ puissance ◀de▶ l’État87 ;
2° La culture vit chez nous dans ◀de▶ petits compartiments naturels ou historiques — cité ◀de▶ Genève, pays ◀de▶ Vaud, Neuchâtel ou La Chaux-de-Fonds, Jura bernois, Fribourg, moitié francophone du Valais —, qui n’ont jamais été unifiés, uniformisés par un pouvoir central, comme ce fut le cas des provinces françaises, sous plusieurs régimes ;
3° Nous sommes ◀de▶ vieilles républiques fondées sur une large autonomie des communes ;
4° Le protestantisme est majoritaire en Suisse romande ; il a déterminé une grande partie ◀de▶ nos mœurs, notre exigeant souci moral et notre méfiance pour les cérémonies, — à moins que son adoption n’ait résulté ◀de▶ notre tempérament particulier, mais cela revient au même ;
5° Nous ne sommes pas seulement voisins du monde germanique : nous sommes en osmose avec lui, bien davantage que beaucoup d’entre nous n’en ont conscience ou ne voudraient l’admettre.
◀D’▶où résulte qu’un Suisse romand — et tout ce que je viens de dire, mutatis mutandis, vaut aussi pour le Suisse alémanique par rapport à l’Allemagne — dépend ◀de▶ plusieurs entités indépendantes et ◀d’▶ordres divers, les unes plus petites que la Suisse et les autres beaucoup plus vastes. Par ses allégeances civiques, il se rattache à sa commune, à son canton, et à la Confédération ; par son allégeance religieuse, à la Réforme ou à l’Église catholique, qui sont mondiales ; par sa langue, au domaine français ; par sa culture enfin, aux sources variées ◀de▶ l’Europe antique, médiévale et moderne. Autant ◀de▶ réalités ou ◀d’▶entités qui n’ont pas les mêmes frontières, qui ne se couvrent que très partiellement, et qui permettent un très grand nombre ◀de▶ combinaisons originales. On ne saurait être moins conforme aux devises des États totalitaires. On ne saurait être plus libre ◀de▶ se choisir, j’entends ◀de▶ se faire homme à sa manière, et non point à celle ◀de▶ l’État.
◀D’▶où la densité culturelle ◀de▶ ce petit coin ◀de▶ pays, — éducation aux trois degrés, lettres et arts, sciences et techniques. Densité sans nul doute supérieure à celle ◀d’▶une tranche quelconque ◀d’▶un million et demi ◀d’▶habitants, choisie dans l’une des grandes nations voisines. Et ce n’est pas un éloge ◀de▶ la petitesse en soi, ni des petites dimensions matérielles ou morales, mais au contraire de la pluralité des dimensions et ◀de▶ la variété des allégeances possibles, les unes locales ou régionales et les autres universelles, telles que le fédéralisme les implique et permet ◀de▶ les composer.
Il est vrai que ce régime peut conduire moralement à la médiocrité dorée, politiquement au neutralisme ◀de▶ l’autruche, et dans le domaine culturel à préférer les moyennes rassurantes aux œuvres fortes. Offrant un jeu ◀de▶ petites et ◀de▶ grandes dimensions à composer diversement, il satisfait trop facilement, dit-on, ceux qui choisissent ◀de▶ s’installer dans les petites. Mais la plupart des hommes veulent, et méritent sans doute, la sécurité avant tout. Ce phénomène n’est pas particulier à la Suisse, mais peut-être les Suisses moyens trouvent-ils dans les structures fédérales ◀de▶ leur pays une protection plus efficace ◀de▶ leur ◀vie▶ culturelle et civique, comme ◀de▶ leur paix. On voit mal ce qu’ils gagneraient à échanger cette paix — que l’on jalouse parfois, tout en la couvrant ◀de▶ sarcasmes — contre les régimes prestigieux, épris ◀de▶ grandeur et ◀d’▶idéologies, et qui aboutissent périodiquement à faire tuer des millions ◀d’▶hommes au nom de principes réputés immortels ou « millénaires » mais que les générations suivantes récusent.
Quant à ceux qui assument leurs plus grandes dimensions, on admettra qu’un régime pluraliste leur ouvre ◀de▶ belles perspectives : qu’ils y entrent et qu’ils les explorent, ils s’y sentiront vite chez eux, sans avoir à renier leur clocher. Définition ◀de▶ la liberté fédéraliste : le droit ◀d’▶appartenir à plusieurs clubs.
Nos meilleurs écrivains ◀de▶ Suisse romande (pour ne prendre que cet exemple, qui est le plus délicat, étant lié à la langue, laquelle ne pose pas ◀de▶ problèmes pour le savant, l’architecte ou le musicien) ont été nos meilleurs Européens ; ◀de▶ Rousseau à Gonzague de Reynold, en passant par le groupe ◀de▶ Coppet dans le passé, et ◀de▶ nos jours par un Robert de Traz, ou un Charles-Albert Cingria, Européens ◀de▶ conviction sans doute et souhaitant l’union du continent, mais plus authentiquement encore : dans la mesure où ils puisaient naturellement aux sources les plus variées ◀de▶ notre culture commune, germaniques et anglo-saxonnes autant que françaises et latines.
Et si l’on cite C. F. Ramuz contre ma thèse, faut-il rappeler que ce grand écrivain s’est formé à l’école ◀de▶ Paris, mais aussi à l’école ◀de▶ Cézanne, puis des romanciers russes, enfin ◀de▶ Goethe ? Il se voulait un pur Vaudois, séparatiste. (Car c’était là le véritable sens ◀de▶ son fédéralisme étroit.) Cette erreur l’a peut-être soutenu en tant qu’artiste, comme il arrive ; elle n’en fut pas moins responsable ◀de▶ certaines limitations ◀de▶ son œuvre.
◀D’▶un pays où le centre est partout
Donc point ◀de▶ capitale, point ◀de▶ bourse des valeurs nationales, point ◀de▶ centre unique et prestigieux, attirant tous les regards et toutes les ambitions. La ◀vie▶ ◀de▶ la culture en Suisse se passe dans une série ◀de▶ cercles qui se recoupent, ayant leur centre un peu partout dans le pays ou hors de lui, et point ◀de▶ circonférence domanière et douanière.
Cette situation bizarre en apparence est très conforme au génie ◀de▶ la culture occidentale, car celle-ci a toujours été faite par des foyers locaux et non par des nations ; par des écoles fermées puis internationales ; par des styles qui ne connaissaient ni péages ni frontières politiques ; et par des traditions communes à tous nos peuples, comme la grecque, la romaine, la judéo-chrétienne, la celte, la germanique, etc., bien antérieures aux découpages en couleurs plates ◀de▶ nos atlas. La multiplicité des foyers créateurs fournit à la culture ses meilleures chances, et c’est elle qui, dans le cas ◀de▶ la Suisse — compartimentée à l’extrême mais liée par plusieurs réseaux ◀d’▶échanges spirituels avec ses voisins — constitue la raison suffisante du phénomène ◀de▶ rayonnement européen que je constatais tout à l’heure.
Marquons maintenant les principales étapes ◀de▶ notre histoire culturelle, considérée comme celle ◀de▶ foyers ◀de▶ créations successifs et parfois simultanés.
Il y avait eu Saint-Gall. Son abbaye fondée au commencement du viiie siècle, sa bibliothèque célèbre, les séquences du moine musicien Notker le Bègue, les Chroniques du moine Ekkehard ; une première « civilisation », sur laquelle Charles-Albert Cingria a écrit un petit chef-d’œuvre ◀de▶ poétique érudition. Mais c’était bien avant les Ligues suisses.
Tout commence avec l’humanisme ◀de▶ la Réforme. Bâle avec sa jeune université fondée en 1460 attire Érasme, Thomas Platter et Paracelse, Holbein et les peintres ◀de▶ l’école rhénane, et les grands éditeurs humanistes, dont le premier est Frobenius. Zurich, avec les réformateurs Zwingli et Bullinger, auxquels se joignent le Saint-Gallois Vadian et le poète allemand Ulrich von Hutten, rayonne sur la Suisse et les Allemagnes, Genève enfin, avec Calvin et Théodore de Bèze, devient en peu ◀d’▶années l’un des pôles ◀de▶ l’Europe.
À ces trois métropoles protestantes répondent dès le xviie siècle les centres jésuites ◀de▶ Lucerne, Soleure et Fribourg, qui favorisent le théâtre sacré et populaire, puis le grand style baroque, dont l’abbaye bénédictine ◀d’▶Einsiedeln va devenir à la fois l’illustration et la maison mère en Suisse.
Au xviiie siècle, il semble que ◀de▶ grands coups ◀de▶ vents européens raniment simultanément tous les foyers anciens, et même Berne, qui pour la première fois s’illustre aux yeux du monde par le génie ◀d’▶un ◀de▶ ses patriciens, Albert de Haller. Cet anatomiste, chirurgien, botaniste et poète national, président ◀de▶ l’Académie des sciences ◀de▶ Göttingen et membre ◀de▶ vingt autres corps savants ◀d’▶Europe, n’obtint d’ailleurs ◀de▶ sa cité qu’une charge ◀de▶ scrutateur du Sénat.
◀De▶ Zurich, l’« École suisse », initiée par J. J. Bodmer et J. J. Breitinger, étend rapidement son autorité à toute la littérature allemande, qu’elle dominera sans conteste jusqu’à la fin du siècle, et qu’elle a contribué à faire entrer dans la littérature universelle : Herder et Goethe vont découvrir par elle Homère, Dante et Milton, les Nibelungen et les minnesänger. Les célèbres « Idylles » ◀de▶ Salomon Gessner, la physiognomonie mystique ◀de▶ Lavater, la pédagogie ◀de▶ Pestalozzi et la peinture ◀de▶ Füssli sont nées dans le cercle ◀de▶ Bodmer.
Bâle dans le même temps voit naître, héritiers imprévus mais fidèles ◀de▶ ses traditions humanistes et piétistes, une pléiade ◀de▶ mathématiciens rivalisant ◀de▶ génie : Léonard Euler et les huit Bernoulli en font « la capitale des sciences exactes » ◀de▶ leur époque.
Et Genève ? Elle assiste aux combats homériques entre celui qui signe ses lettres « le Suisse Voltaire » et celui qui signe ses livres « Rousseau, citoyen ◀de▶ Genève ». Elle fait des sciences physiques et naturelles ; invente avec Saussure l’alpinisme, développe des banques, prête Necker à la France et prépare l’idéologie qu’adoptera la Révolution, dans sa première phase libérale.
Au tournant du xixe siècle, c’est par Coppet, château ◀de▶ Necker où Germaine de Staël tient sa cour, que vont passer ◀d’▶est en ouest les grands courants du romantisme et du libéralisme économique et politique : grâce à Schlegel, Sismondi et Constant.
Cinquante ans plus tard, c’est à Bâle que s’allume un nouveau foyer : Bachofen inaugure par son « Matriarcat » une conception sociologique ◀de▶ l’ethnographie, Jacob Burckhardt restitue la virtù ◀de▶ la Renaissance des condottieri autant que des artistes, et toute l’œuvre ◀de▶ Nietzsche, son fervent disciple et jeune collègue ◀de▶ faculté, est marquée par cet enseignement.
Plus discrets, des foyers ◀de▶ pensée confessionnelle sont entretenus à Lausanne (née à l’indépendance avec le siècle seulement) par des moralistes et philosophes protestants tels qu’Alexandre Vinet et Charles Secrétan ; à Lucerne (après la défaite du Sonderbund dont cette ville avait été la capitale) par des historiens et penseurs politiques conservateurs tels que Aanton-Ph. von Segesser, qui tente ◀de▶ réinterpréter le fédéralisme en termes catholiques, et par un philosophe romantique et radical ◀d’▶une profonde originalité, Ignaz Vital Troxler.
Dans la première moitié ◀de▶ notre siècle, le tour ◀de▶ Genève revient une fois de plus : Ferdinand de Saussure fonde la linguistique générale, et l’Institut Rousseau fonde la pédagogie moderne. Tandis qu’à Zurich, qui a vu revivre au milieu du xixe siècle une « école suisse » ◀de▶ romanciers et ◀de▶ poètes avec Gottfried Keller et C. F. Meyer, le génie paracelsien ◀de▶ C. G. Jung opère une révolution fondamentale dans la psychologie et la science des religions. Dans la même ville, Einstein fait ses études, devient citoyen suisse en 1901, puis après quelques années passées à Berne comme employé au Bureau général des Brevets, est nommé professeur à l’Université : c’est le temps où il met au point sa théorie ◀de▶ la relativité restreinte. Zurich n’a pas su retenir ce jeune génie ◀d’▶allure tranquille mais peu professorale.
Il y eut ensuite la naissance ◀de▶ Dada au café Voltaire, à Zurich encore, et depuis lors cette ville est restée le centre des tentatives ◀d’▶avant-garde en Suisse : architecture, théâtre et opéra.
Il y eut une renaissance régionaliste ◀de▶ la Suisse romande sous l’impulsion des Cahiers vaudois ◀de▶ Ramuz et ◀de▶ ses amis, et Lausanne est restée le centre ◀de▶ ce qu’il y a ◀de▶ ◀vie▶ littéraire dans ce pays : cafés, revues, coteries, prix, intrigues, éditeurs.
Il y eut enfin l’essor ◀de▶ Genève au temps de la SDN, et la Genève des Nations unies est restée le centre ◀de▶ grandes organisations internationales, ◀de▶ rencontres, ◀de▶ revues, ◀d’▶instituts ◀de▶ recherches.
Ce tableau ◀de▶ foyers qui s’allument, s’éteignent et se rallument comme au hasard, tout indépendamment les uns des autres, nous révèle certes une densité remarquable ◀de▶ créations dont beaucoup firent époque, mais aucun dessein général. Toutes ces cités ont moins ◀de▶ relations entre elles qu’avec les grands ensembles européens. Comment sentir ce qui peut être suisse dans le rayonnement ◀d’▶énergie spirituelle qu’elles émettent tour à tour ? En outre, cette topographie n’indique guère que des points ◀de▶ concentrations ◀de▶ forces, laisse ◀de▶ côté beaucoup de régions où quelque génie peut surgir. Il faudrait y aller voir de plus près. J’irai donc me promener librement dans notre paysage culturel, prenant des notes comme on le fait parfois en parcourant une grande exposition et m’arrêtant seulement si quelque chose m’arrête : délibérément subjectif. Car je cherche à savoir ce qui me retient dans ce que des Suisses ont produit, et quel est le rapport, s’il existe, entre leurs œuvres et ce pays.
La peinture : ◀de▶ Nicolas Manuel à Paul Klee
Elle prend en Suisse un beau départ avec Holbein et l’école rhénane, centrée sur Bâle. Voici comment je l’ai découverte, au mois ◀de▶ mars 1940, étant alors mobilisé à Berne. C’était encore la « drôle ◀de▶ guerre » : la plupart se refusaient à croire au pire, qui menaçait à bout portant, et la neutralité nous obligeait à ne pas dire un mot plus haut que l’autre. Une exposition ◀de▶ peintres suisses au xvie siècle me fit écrire sur le plus grand d’entre eux — l’homme au poignard enguirlandé — les pages qui suivent.
Oui, je veux opposer la Suisse de Manuel à l’Helvétie des manuels ! Et qu’importe le calembour, s’il fait hésiter les corrects dans un pays trop ajusté.
Ah ! Nicolas Manuel Deutsch, on ne s’embêtait pas ◀de▶ ton temps ! On allait faire la guerre en Italie pour le plaisir ◀d’▶un sang violent, et quand les lansquenets trichaient au jeu mortel, quand les canons détruisaient l’art des armes, on rentrait écœuré mais libre, et l’on exhalait sa colère dans un chant débordant ◀d’▶injures : « Tu mens plus largement que ta gueule n’est fendue !… Tu t’es creusé un trou en terre comme un cochon dans son fumier !… O toi mon doux petit faiseur ◀de▶ rimes, je te tire une crotte sur le nez, trois dans la barbe »88 Mais nous voici mieux muselés que ces ours du duc de Milan ramenés en laisse, après Novare, par-dessus les Alpes, jusqu’à Berne. Quant à quitter la guerre il n’y faut plus songer, ce serait quitter du même pas la planète…
Un vers du temps — ◀d’▶un peu plus tard, sans doute, mais c’est encore le même rythme ◀de▶ ◀vie▶ — vient mêler sa guirlande à mes images, comme la devise du tableau, tandis que je songe à la ◀vie▶ ◀de▶ Nicolas Manuel Deutsch. C’est un autre guerrier qui parle en ses Tragiques ◀d’▶une nuit
Par le pinceau, par l’épée et la plume. Manuel n’a cessé ◀de▶ provoquer la mort. Dans toute son œuvre, au cœur ◀de▶ son lyrisme, elle tient le lieu ◀de▶ la passion ◀d’▶amour, et c’est elle qu’il invite à la danse avec une fougue adolescente, une peur naïve, un courage chrétien. Mort des martyrs et mort bourgeoise, mort soldatesque et mort ◀de▶ carnaval, vierge, paysanne ou fille à lansquenets, c’est toujours elle qui le rejoint ou qu’il poursuit dans les métamorphoses ◀de▶ sa ◀vie▶ : toujours vêtue aux couleurs ◀de▶ sa fièvre et ◀de▶ sa nouvelle aventure.
Pourquoi les hommes les plus vivants ◀de▶ cette époque, où la ◀vie▶ s’exaspère, ont-ils fait à la mort, dans leurs rêves, la part que nous fîmes à l’amour ? Urs Graf, Holbein, Grünewald et tant d’autres, connus ou anonymes, dira-t-on que ce fut leur romantisme ? Mais non, le romantisme est littéraire, et ces hommes ont le regard net, accoutumé à taxer le réel avec une dure exactitude : face au danger. Leur Suisse est au sommet ◀de▶ son élan vers la conquête et la richesse, au comble ◀de▶ sa gloire et ◀de▶ son risque. Elle n’a jamais été moins neutre, moins confinée dans ses moyennes, ni moins en garde contre les tentations ◀de▶ la grandeur. Elle est sérieuse parce qu’elle est menacée et menaçante ; parce qu’elle est tout le contraire ◀d’▶un pays « ◀d’▶assurés ». Sérieuse et impétueuse comme ceux qui savent que la ◀vie▶ n’est pas le but ◀de▶ la ◀vie▶, qu’elle ne mérite pas ◀de▶ majuscule, et qu’elle est quelque chose qui doit brûler, flamber, et non pas rapporter du trois pour cent. Sérieuse comme ce qui compte avec la mort, comme ce qui compte avec l’esprit, — avec la profondeur et la hauteur sans quoi toute ◀vie▶ demeure plate et basse.
Quanto bella giovinezzaChe si fugge tuttavia !Chi vuol esser lieto, sia !Di doman non c’è certezza.
Ainsi chantait Laurent le Magnifique. Manuel et ses contemporains savent et disent à leur manière que « ◀de▶ demain rien n’est certain ». Mais ce qu’ils sentent menacé, ce n’est point la jeunesse et l’amour, je ne sais quel printemps platonicien, c’est la ◀vie▶ savoureuse et forte qui figure à leurs yeux le train normal ◀de▶ l’homme. Leur œuvre illustre la vision ◀de▶ l’Ecclésiaste, ce grand maître du vrai réalisme : « Jette ton pain sur la face des eaux, car avec le temps tu le retrouveras : donnes-en une part à sept, et même à huit, car tu ne sais pas quel malheur peut arriver sur la terre. » Le secret ◀de▶ la ◀vie▶ généreuse est la conscience ◀de▶ sa brève vanité.
Dix-huit siècles ◀de▶ chrétienté ont prêché sur le thème du memento mori, mais nous préférons aujourd’hui l’éloge ◀de▶ la ◀vie▶ au grand air. Et tout se passe comme si le souci ◀de▶ l’hygiène et celui ◀de▶ l’épargne dans tous les domaines tuaient en nous le sens métaphysique.
Sobre dans la plus libre fantaisie, mais énergique : je ne cesse ◀d’▶admirer chez Manuel la plupart des vertus qui nous manquent. Böcklin manque ◀de▶ sobriété, Hodler aussi. ◀D’▶où l’espèce ◀de▶ niaiserie qui affecte essentiellement les solennelles démonstrations ◀d’▶art du premier, le gigantesque méthodique du second. Et quant à l’élégance dans le style énergique, ou au contraire à l’énergie dans la libre invention lyrique, ce sont là des secrets spirituels dont la plupart des artistes modernes paraissent ignorer même l’existence, soit qu’ils rêvassent dans la couleur ou cernent brutalement des figures sans mystère.
Manuel est un nerveux, mais ◀de▶ ferme écriture : un imaginatif, mais sans excitation ; un homme qui prend les choses telles qu’elles sont, ni vulgaires, ni belles en soi, mais les compose avec une liberté puissamment significative. Le sens des fins dernières et une facture, ce qu’il faut pour faire du grand art, pour composer des hommes et des paysages dans une architecture théologique, c’est à peu près ce que nous avons perdu par une longue suite ◀de▶ « libérations » qui ne laissent enfin subsister que la plus discutable envie ◀de▶ peindre…
Son réalisme ne fait pas ◀d’▶histoires, parce qu’il n’est pas une polémique, mais une acceptation des choses, à toutes fins utiles ou spirituelles, à la volée ◀d’▶une imagination qui se soucie d’abord ◀de▶ composer. Entre une épaule et une arcade, vous découvrez un lac entouré ◀de▶ cultures, ◀de▶ beaux champs gras, des laboureurs et des bateaux, toute une nature à la mesure ◀de▶ l’homme, portant les marques ◀de▶ l’usage, et dominée par quelques Alpes qui sont des vagues à peine figées dans leur élan. Une Suisse réelle, et non pas un décor : non pas un état d’âme vaporeux, comme les idylles du xviiie siècle, non pas l’opéra romantique, bien moins encore ces planches ◀de▶ minéralogie que nous bariolent les peintres ◀d’▶Alpe. Ce qu’il peint, lui, c’est la terre des hommes, vue par les yeux ◀de▶ qui l’habite et l’utilise, et non point des « paysages » ou des « vues » que l’« Art » dissout en impressions, et que la photo durcit et fixe comme nul regard vivant n’a jamais rien perçu.
Mais je m’attarde à ces tableaux, et Manuel n’est pas un « artiste » au sens moderne et bien suspect du terme. Un beau jour, fatigué ◀de▶ signer ◀d’▶un poignard ses tumultueuses compositions, il se joint aux guerriers du chevalier ◀de▶ Stein, va combattre à Novare et pille la cité, assiste à la défaite ◀de▶ la Bicoque, crie son indignation dans un furieux poème, et s’en revient à Berne pour y faire la Réforme. Il écrira d’abord des jeux ◀de▶ carnaval qui sont en vérité bien plus que des satires « contre le pape et sa séquelle » : des catéchismes illustrés, tout comme sa Danse des Morts en était un. Le premier jeu se termine sur ce vers :
Amen. Scellé avec le poignard suisse.89
Et voilà qui résume toute sa ◀vie▶. Car ce poignard, c’était déjà celui qu’il joignait à son monogramme, enguirlandé au coin ◀de▶ ses tableaux ; arme réelle du guerrier suisse, signe des vieilles libertés ; et maintenant sceau des poèmes qu’il dédie « à la gloire ◀de▶ Dieu ».
Quand on dit chez nous ◀de▶ quelqu’un « qu’il a fait un peu tous les métiers », ce n’est pas un éloge, il s’en faut, c’est plutôt une manière ◀de▶ lui refuser cette considération bourgeoise qui s’attache aux carrières monotones. Mais la grandeur ◀d’▶un Manuel, et ◀de▶ plusieurs à son époque, est ◀d’▶avoir su conduire leur ◀vie▶ vers un but qui transcende toutes nos activités. Fougueux et appliqué dans sa peinture, Manuel n’hésite pas un instant à planter là pinceaux et chevalet lorsque, ayant dominé son art, il entrevoit une action plus urgente. Poète satirique ou guerrier, architecte ou négociateur, à quelle passion maîtresse ordonna-t-il sa ◀vie▶ ? Peut-être à la recréation ◀d’▶une unité ◀de▶ rythme et ◀de▶ vision au sein d’un monde qui perdait ses mesures. Et quand le lieu du grand débat devient enfin l’Église et sa réforme, courant toujours au plus pressé, au plus vivant, Manuel se fait théologien ; puis, après la victoire, homme d’État.
Je vois ainsi l’unité ◀de▶ sa ◀vie▶ dans la recherche ◀d’▶une forme et ◀d’▶un sens. Si l’art n’y suffit pas, c’est que le mal est profond : ◀d’▶où la nécessité ◀d’▶agir sur la cité. Si la cité n’a plus ◀de▶ vraies mesures, c’est l’Église qui doit les refaire. Qu’elle s’y refuse, il faut la réformer. Après quoi l’on pourra rebâtir un État…
La sagesse des manuels a le don ◀de▶ stériliser ◀d’▶un seul mot l’exemple ◀d’▶une ◀vie▶ trop ardente : « romantique » ou « aventurier » ou mieux encore « homme ◀de▶ la Renaissance ». Rappelons alors que ce guerrier fut bon époux, et bon père ◀de▶ six enfants ; que cet artiste, l’un des plus grands ◀de▶ son pays, fut aussi le plus raisonnable parmi les chefs ◀de▶ la Réformation. L’année même où pour divertir Zwingli et ses savants collègues il leur envoie le manuscrit ◀d’▶une satire contre la messe, on vante à Berne la modération ◀de▶ ses discours lors des débats ◀de▶ religion. Ce dernier trait achève ◀de▶ peindre le sérieux ◀de▶ ce fantastique. Mais je m’aperçois un peu tard que j’oubliais ◀de▶ citer sa devise, inscrite au coin ◀de▶ quelques-uns ◀de▶ ses dessins : NKAW, ce qui veut dire : « Personne ne peut tout savoir » (Nieman kan ails wüssen, dans l’allemand du temps). Comme pour s’excuser, comme s’il croyait au fond qu’on devrait tout savoir, et que pourtant… C’est la passion ◀de▶ la Renaissance, si l’on veut. Je crois plutôt que c’est encore l’angoisse avide ◀d’▶une unité ◀de▶ sens spirituel, inaccessible à tout « savoir » aussi vaste qu’on l’imagine.
Le 21 mars 1530, Manuel parut pour la dernière fois à la Diète ◀de▶ Baden. Du 1er au 12 avril, il assiste chaque jour aux séances du Conseil ◀de▶ Berne. Le 16, on signale son absence. Le 18, on le confirme dans sa charge ◀de▶ banneret. Le 20 avril, il n’est plus. « Pareil au cierge qui se consume ◀d’▶autant plus vite qu’il a mieux éclairé — écrit un chroniqueur du temps — notre banneret Manuel apparut parmi nous comme un flambeau brûlant et éclatant. Survint alors la maladie qui nous l’arrache dans sa quarante-sixième année. »
Le seul autoportrait qui subsiste ◀de▶ lui nous le montre à la fin ◀de▶ sa ◀vie▶ : un regard doux et perspicace, un visage aigu ◀de▶ malade, peint avec la véracité ◀d’▶un homme qui sait exactement ce que vaut une ◀vie▶ ◀d’▶homme devant Dieu.
Conrad Witz peint un Christ vêtu ◀de▶ rouge marchant sur les eaux vertes et transparentes ◀de▶ la rade ◀de▶ Genève, vers une barque chargée ◀d’▶apostoliques pêcheurs. Paysage ◀de▶ Préalpes dans le fond. C’est le plus beau tableau peint en Suisse et aussi le plus ancien, ◀de▶ ceux qui comptent. Urs Graf dessine des guerriers empanachés, sauvages et carrément obscènes, qu’il entoure parfois ◀de▶ graphismes baroques ◀d’▶une extrême élégance nerveuse. Hans Baldung Grien, Hans Leu, Hans Fries, réalistes du rêve eux aussi, bons artisans mais ◀d’▶imagination surexcitée. Max Ernst m’a dit un jour que c’étaient ses vrais maîtres.
Après eux, plus rien pour longtemps, jusqu’à Liotard au xviiie à Genève : petit maître précis, gracieux, gentiment sensuel, et qui peint les étoffes comme Chardin les fruits.
J. H. Füssli, jeune disciple ◀de▶ Lavater et ◀de▶ l’École suisse ◀de▶ Bodmer à Zurich, met en peinture le Serment du Grütli, puis émigre à Londres où il dirigera l’Académie royale des Arts. Les Anglais, qui ont fait sa gloire, le nomment Fuseli et le surnomment « the wild Swiss ». On le redécouvre aujourd’hui. Dans ses illustrations des comédies ◀de▶ Shakespeare et du Paradis ◀de▶ Milton (il a pris le parti du diable, comme Blake, Shelley et Bakounine), c’est un peintre ◀de▶ genre fantastique, dont les « sujets » sont pris au rêve. Une sorte ◀de▶ violence, ◀d’▶emportement, sauve ◀de▶ l’académisme ses compositions traversées ◀de▶ grands gestes obliques. Il fut le premier surréaliste suisse.
Léopold Robert, Neuchâtelois, peint ◀de▶ belles Siciliennes au front grec, à l’œil noir, sur un fond ◀de▶ mer romantique. C’est assez nervalien, et Baudelaire l’aimait. Il s’ôte la ◀vie▶ à quarante ans, amoureux dédaigné ◀de▶ Charlotte Bonaparte.
Arnold Böcklin, Bâlois, fait en peinture ◀de▶ la littérature symboliste. Voilà une gloire — due à l’Allemagne surtout — qui ne me paraît guère récupérable. (Mais « L’Ile des morts » impressionnera longtemps encore l’adolescent qui approche « l’Art ».)
Mais tous ces petits maîtres isolés, délicieux ou extravagants, dont le succès nous est revenu ◀de▶ Paris, ◀de▶ Londres ou ◀de▶ Munich, cela ne fait pas encore une peinture suisse.
Quel est le plus grand poète français ? « Hugo, hélas ! », répondait André Gide. Le plus grand peintre suisse, c’est Ferdinand Hodler 90.
Les critiques ◀d’▶art alémaniques et allemands l’ont égalé naguère à Cézanne, à Van Gogh. Ils ne le diraient plus aujourd’hui. Et les critiques français l’ont ignoré longtemps : je ne sais s’ils répareront jamais cette injustice. Reste qu’il touche les Suisses plus qu’aucun autre peintre, et qu’on le trouve partout dans ce pays, dans les trains et dans les bureaux, dans les salles ◀de▶ conseils ◀d’▶administration et dans les cafés, sur les billets ◀de▶ banque, les timbres, et tous les calendriers en couleur. Mais dans la nature aussi. Impossible après lui ◀de▶ voir les Alpes comme les voyaient nos romantiques — Calame, Diday, Meuron —, majestueuses et bien composées dans une distance brumeuse rose et dorée. Il nous les montre à bout portant, chaos ◀de▶ surfaces éclatantes et impérieusement stylisées par une sorte ◀de▶ lyrisme ◀de▶ la fatalité qu’eût aimé Nietzsche. (Je pense à quelques admirables lacs ◀de▶ Silvaplana ou ◀de▶ Sils-Maria, lieux où Nietzsche conçut en un éclair l’idée du Retour éternel.) Toute la carrière ◀d’▶Hodler s’est faite en Suisse, et il a peint la Suisse dans toutes ses dimensions, physiques, humaines, épiques et légendaires. Très suisse aussi par ce style insistant, par cette manière ◀de▶ cerner les objets ◀d’▶un trait robuste, bleu ◀de▶ Prusse, par cette franchise brutale ◀de▶ la couleur, et enfin par son sens du mythe.
Son Guillaume Tell trapu surgit ◀d’▶un brouillard blanc qui s’écarte en volutes devant le pas puissant et la large paume dressée du héros à la lourde arbalète. C’est le vrai Tell, archétypique, force têtue sortant ◀de▶ l’espace imaginaire et qui crée du réel en marchant.
Paul Klee : à tous égards, c’est l’antithèse ◀d’▶Hodler. Petites toiles sans sujet, raffinement des couleurs, beaucoup de bonhomie dans l’approche ◀de▶ l’insolite, une allégresse fantasque dans l’invention, et souvent une sorte ◀de▶ comique déroutant comme l’enfance — c’est le seul trait qui me semble vraiment suisse (j’entends alémanique) dans son art. Pourtant son fils Félix écrivait récemment : « Il faut voir un caprice du destin dans le fait que Klee, si profondément suisse par la langue et l’esprit, ait été le fils ◀d’▶un Allemand fixé à l’étranger : jamais en effet il ne se sentit ◀d’▶affinités profondes avec l’Allemagne. »91 Il était né près de Berne (en 1875) ◀d’▶une mère bâloise. Il y passa toute son enfance et sa jeunesse, puis il fut l’un des fondateurs du Bauhaus et vécut en Allemagne longtemps. Revenu en Suisse en 1933 (arrivée ◀d’▶Hitler au pouvoir), il fallut, dit son fils, « plusieurs années pour qu’il obtînt une autorisation ◀de▶ résidence, sans laquelle il ne pouvait demander le droit ◀de▶ bourgeoisie. Du fait ◀de▶ la guerre, les demandes ◀de▶ naturalisation étaient examinées beaucoup plus lentement que ◀d’▶ordinaire. Lorsqu’en mai 1940 mon père fut convoqué à Berne pour donner une signature, son état ◀de▶ santé ne lui permit pas ◀d’▶entreprendre le voyage — il se trouvait en clinique dans le Tessin. Et c’est ainsi qu’il garda jusqu’à sa mort la nationalité allemande. »
Enfin, un Suisse primitif, Hans Erni, Lucernois ◀de▶ vieille souche mais homme ◀de▶ gauche : plus près de Tell que les conservateurs qui s’en réclament et qui gouvernent ce canton depuis le Moyen Âge. Le type même ◀de▶ l’homo alpinus : des cheveux bouclés ◀de▶ pâtre grec, un front ◀de▶ taurillon ◀d’▶Uri, le teint brun. Virtuosité du trait qui me rappelle Urs Graf, prédominance du graphisme baroque sur la couleur, rapidité ◀de▶ l’exécution : fresques, affiches, illustrations, et toujours des taureaux, comme à Lascaux : ce plus vieux symbole ◀de▶ l’Europe.
La sculpture : Alberto Giacometti
Les Grisons ont eu trois bons peintres : Segantini, berger dans sa jeunesse et paysagiste ◀de▶ l’Engadine, Giovanni Giacometti, et son cousin Augusto, dont les vitraux se voient partout dans les églises du pays.
Alberto Giacometti est le fils ◀de▶ Giovanni. Il est né dans la haute maison ◀de▶ sa famille, au milieu d’un très vieux village préromain du Val Bregaglia, traversé par la route qui monte du lac ◀de▶ Côme vers Maloja et Sils-Maria. (Tout près de là, Soglio, dont j’ai parlé.)
L’an dernier, nous remontions ◀d’▶Italie vers l’Engadine, et nous arrêtant à Stampa (altitude 1026 m) pour admirer une façade ornée ◀de▶ sgraffiti baroques, nous lûmes sur une maison voisine : « Ici est né Augusto Giacometti. » Un petit enfant, attaché à une longue corde, comme une chèvre, jouait dans un pré. « Où est ta mère ? » Il court à une fenêtre, appelle, une tête paraît et nous répond : « Pour Alberto, c’est la maison au-dessus ◀de▶ la poste ! »
Nous l’avons surpris dans son atelier, en train de triturer une mince colonne ◀de▶ terre. « Comment donner à cette tête son volume normal ? Rien à faire, elle s’allonge et s’amincit. Pourquoi ? Je ne comprends pas, c’est plus fort que moi… »
Nous admirons un portrait ◀de▶ son père, fait ◀de▶ mémoire, quelques traits gravés sur une plaque absolument plane. Une tête ◀de▶ sa mère en bronze encore doré, presque plate elle aussi, côté gauche du visage beaucoup plus large que le droit, admirable ◀de▶ ◀vie▶, ◀de▶ tendresse. Puis le « souvenir ◀d’▶un visage » : une plaque rectangulaire, très mince, deux carrés un peu arrondis et inégaux font les yeux. À partir de là commence son évolution vers des figures toujours plus élonguées comme par une poussée irrésistible ◀de▶ bas en haut, des pieds énormes à une tête sans épaisseur. « Je voudrais arriver à des sculptures de plus en plus ouvertes, qui changent… Comment trouver le point entre les proportions « normales » pour ainsi dire, les volumes (je n’y arrive plus) et l’impression, le souvenir ◀d’▶une tête ? C’est terrible, c’est l’enfer », ajoute-t-il en inclinant sa tête aux traits profonds.
À la terrasse ◀de▶ l’auberge voisine, sur une petite place au soleil, il parle du pays ◀d’▶Appenzell où il a fait son service militaire (galon ◀de▶ bon tireur) et dont les maisons et les mœurs ne ressemblent à rien au monde ; aussi ◀d’▶Einsiedeln, et ◀de▶ l’effarante diversité des pays suisses. Il a passé les quatorze premières années ◀de▶ sa ◀vie▶ à Stampa, puis l’internat, puis Paris. Mais il revient souvent ici.
Clocher très aigu ◀de▶ Stampa, peupliers maigres, tourmentés, irréguliers, et tout au haut des pentes, au-dessus des arolles, des rochers effilés en aiguilles, Piz Duan, pics ◀de▶ la Sciora. « On dirait des formations volcaniques ? — Oui, ils sont sortis ◀d’▶une seule poussée, la dernière. » Son père le conduisait parfois là-haut, dans ce pays ◀de▶ hautes roches surgissantes, irrésistiblement allongées vers le haut… Émotion ◀de▶ pressentir derrière l’œuvre, accident du génie humain, et dans ces accidents telluriques, une même poussée profonde, une même loi ◀de▶ violence formatrice.
On connaît moins dans le monde les autres sculpteurs suisses, dont les œuvres monumentales, métalliques, granitiques et abstraites jalonnaient la « Voie suisse » ◀de▶ l’Exposition nationale ◀de▶ Lausanne en 1964 : plusieurs m’ont paru ◀d’▶une grande force et ◀d’▶une fantaisie jaillissante.
Quant à Jean Tinguely, Fribourgeois élevé à Bâle, chacun sait qu’il compose ◀de▶ grandes machines qui ne produisent rien ou qui se détruisent elles-mêmes. L’humour noir ◀de▶ cette entreprise — qu’il conduit d’ailleurs en souriant — ne peut être apprécié à sa juste valeur que dans la patrie ◀de▶ l’horlogerie et ◀de▶ l’utilité patiente. Il y eut, au xviiie siècle, les fameux automates ◀de▶ Jaquet-Droz, qu’on voit au musée ◀de▶ Neuchâtel. ◀De▶ ces charmantes poupées qui ressemblent aux marionnettes ◀de▶ Salzbourg jouant Mozart, personne ne demande « ce qu’elles veulent dire » : elles ne calligraphient ou ne pianotent sur l’épinette que des fadaises, toujours les mêmes à chaque visite guidée. Les enfants des écoles n’aiment pas ces bons élèves. Ils seraient sans doute fascinés par les « destructions » ◀de▶ Tinguely. Mais l’énorme machine broyeuse ◀de▶ néant qu’il a montée pour l’Exposition nationale ◀de▶ 1964 donne au contraire l’idée ◀de▶ la stabilité dans une agitation répétitive, éperdument coordonnée. Métamécanique amusante, qui me rappelle Jules Verne autant que Marcel Duchamp.
L’architecture : des grands Baroques à Le Corbusier
J’ai mentionné les Tessinois des xvie et xviie siècles : les frères Giovanni et Domenico Fontana, et Carlo Maderno leur neveu, qui terminèrent le dôme et construisirent la nef et la façade ◀de▶ Saint-Pierre de Rome. Un peu plus tard, leur compatriote Francesco Borromini « baroquise » plusieurs grandes églises ◀de▶ Rome, dont Saint-Jean-de-Latran. Rien ◀de▶ suisse dans cette œuvre immense, me dira-t-on : le Tessin n’était à l’époque qu’un bailliage des trois Waldstätten. Oui, mais rien de plus suisse que ◀de▶ bâtir ailleurs, si l’on voit grand.
Il y eut ensuite l’école du Vorarlberg, illustrée par le frère lai Caspar Moosbrugger qui rebâtit dès 1703 l’ensemble majestueux ◀de▶ l’abbaye ◀d’▶Einsieldeln, « Escorial de la Suisse » et centre alpin ◀de▶ la culture bénédictine.
Le siècle suivant, comme partout, restaure et construit sans créer. Si l’on trouvait un jour un moyen sélectif ◀d’▶exterminer tout ce qui date du xixe siècle, il n’y aurait presque rien à regretter en Suisse, mais ◀de▶ belles perspectives ouvertes à l’imagination ◀de▶ l’école nouvelle, celle qui prospère ◀de▶ nos jours sur les traces ◀d’▶un grand aîné.
Charles-Édouard Jeanneret, dit Le Corbusier, est né dans une vallée du Jura neuchâtelois occupée par les deux longs villages ◀de▶ La Chaux-de-Fonds et du Locle, villes aujourd’hui, mais que l’on sent encore nées ◀de▶ grosses fermes et ◀de▶ maisons bourgeoises rectangulaires alignées dans les pâturages à 1000 m. ◀d’▶altitude. C’est patriarcal et abstrait, très nu, très prosaïque, non dépourvu ◀d’▶un sombre charme pour certains — Andersen écrivit au Locle La petite Sirène. Des bataillons ◀de▶ sapins noirs montent la garde sur les flancs ◀de▶ la vallée. Vers la fin du xixe siècle, la population est piétiste, austère, cultivée, et déjà socialiste. C’est ◀de▶ là que sont descendues, en 1848, vers Neuchâtel, les colonnes révolutionnaires qui allaient renverser le régime patricien et faire ◀de▶ la principauté un canton suisse. Rencontrant Le Corbusier dans le bureau ◀d’▶une jeune revue, à Paris, vers 1932, je lui dis que nous étions compatriotes. « Oui, me répondit-il, mais mes ancêtres ont mis les vôtres en prison ! » C’était exact.
Puritain révolutionnaire, Le Corbusier l’est resté toute sa ◀vie▶ dans son style, ses idées et son comportement. Les bourgeois, en Suisse comme ailleurs, aiment le moderne à partir du moment où ils sont sûrs que « ça tiendra ». Ils ont donc laissé leur compatriote travailler à Paris, puis dans le monde entier, avant de lui passer une première commande92 à Zurich, en 1963, et ◀de▶ lui décerner, à Genève, la même année, un titre ◀de▶ docteur honoris causa. Le Corbusier ne veut plus entendre parler ◀d’▶eux. Il s’est fait citoyen français. Ses rares interviews le révèlent très amer : personne n’a voulu le croire d’abord, et ensuite tout le monde l’a pillé. Une vue plus optimiste lui permettrait ◀de▶ dire, avec moins ◀d’▶exagération me semble-t-il, que la plupart des bâtiments modernes qu’on ne lui demanda pas ◀de▶ dessiner sont les œuvres ◀de▶ ses disciples, dans le monde entier. Il a construit en France la plus belle église du siècle, Ronchamp ; en Inde une capitale, Chandigarh, et une partie ◀d’▶Ahmedabad ; au Japon, en Allemagne, à Boston des musées « à croissance continue » ; à Bagdad un énorme stade ; à Brasilia une ambassade, des centres culturels, mais toute cette capitale est inspirée par lui, à travers ses élèves, dont Niemeyer.
Par son dépouillement, sa répugnance aux ornements, sa volonté fonctionnelle, le style Le Corbusier est très conforme à l’idée synthétique que l’on se fait ◀de▶ l’esprit suisse, mais, en fait, il ne ressemble à rien ◀de▶ ce que l’on voit dans ce pays et qui en compose depuis des siècles le décor. Je ne parle pas des cathédrales gothiques et des grandes abbayes romanes ou baroques, mais je passe en revue dans mon souvenir l’extrême variété ◀de▶ nos styles régionaux, ces maisons aux façades entièrement couvertes ◀de▶ fresques, ◀d’▶allégories et ◀d’▶armoiries aux couleurs vives, qui donnent une grande animation aux rues ◀de▶ Schaffhouse et ◀d’▶Appenzell, aux places des bourgs ◀de▶ la Suisse centrale, ces sgraffiti aux larges traits gris et noirs, ou soudain ocre rouge, qui décorent les demeures grisonnes ; ces grands chalets ◀de▶ bois abondamment sculptés et chargés ◀d’▶inscriptions gothiques du canton ◀de▶ Berne, ces fontaines surmontées ◀de▶ statues peintes, ces arcades, ces enseignes en fer forgé, — toute cette effervescence ornementale qui est l’éternel baroque populaire et qui est le contraire du fonctionnel puritain. Seule, peut-être, l’église ◀de▶ Ronchamp avec ses alvéoles creusés dans le bloc nu à intervalles irréguliers n’est pas sans me rappeler, ◀de▶ loin, le style original des grandes demeures grisonnes, la chesa engiadinana, que l’on pense dérivée du « style du Gothard ».
J’ajoute que toute la Suisse est en train de se couvrir ◀de▶ grands ensembles aux blocs rectangulaires luisants ◀de▶ verre et ◀de▶ métal, ◀d’▶usines blanches aux creux des collines, et ◀d’▶églises où le « mystère » gothico-romantique fait place à des abstractions symboliques en pleine lumière.
La musique : Arthur Honegger
Des séquences et des tropes ◀de▶ Notker le Bègue et des autres moines ◀de▶ Saint-Gall au ixe siècle, jusqu’aux oratorios ◀d’▶Arthur Honegger, je ne trouve pas ◀de▶ vrais créateurs suisses dans le domaine musical. Cette lacune de plus ◀d’▶un millénaire est presque sans exemple dans l’Europe du centre, délimitée par les écoles italiennes et flamandes, françaises et austro-allemandes, qui ont fait presque toute la grande musique du xiie au xixe siècle. L’espace aujourd’hui nommé Suisse n’a donné quelque chose qui compte qu’au début et à la fin ◀de▶ l’ère tonale.
Mais si la Suisse n’a pas créé ◀de▶ musique durant ces siècles, la musique a créé la Suisse du sentiment, peut-être autant que l’ont fait l’amour ◀de▶ la nature et l’esprit militaire.
Toute la Suisse chante, depuis toujours. Jodels des Alpes, ces « acrobaties vocales », a-t-on dit. Chœurs villageois, moqués avec tendresse par le savoureux chansonnier vaudois Gilles. Chansons du service étranger, gracieuses et nostalgiques. Hymnes à la nature adoptés comme chants patriotiques. Et dans toutes les églises protestantes, psaumes ◀de▶ Goudimel ou ◀de▶ Bourgeois, cantiques dont les mélodies apportées du pays de Galles par le Réveil ◀de▶ 1830 nous reviennent aujourd’hui ◀d’▶Amérique sous forme de negro spirituals. Mais les très rares compositeurs qu’on peut nommer, ◀de▶ la Réforme à nos jours, n’ont guère qu’un intérêt archéologique ou patriotique. Faut-il leur ajouter Rousseau ? Un air du Devin du Village est carillonné chaque soir au clocher ◀de▶ la cathédrale ◀de▶ Genève, comme un « indicatif » ◀de▶ la cité.
Au xixe siècle, la ◀vie▶ musicale des villes s’organise sous la direction compétente ◀de▶ chefs allemands, tous très barbus sauf Wagner, chef ◀d’▶orchestre à Zurich, et Liszt, professeur au conservatoire ◀de▶ Genève.
Aujourd’hui, les chœurs mixtes ◀d’▶amateurs ◀de▶ nos petites villes, surtout vaudoises, sont capables ◀d’▶exécuter passions, cantates, messes ou oratorios, et ◀de▶ les faire enregistrer avec honneur et prix par les plus grandes firmes ◀de▶ disques. Toutes les villes ◀de▶ quelque importance entretiennent un théâtre lyrique et un ou deux orchestres parfois très réputés, comme ceux que dirigent Ernest Ansermet à Genève et Paul Sacher à Bâle. À cette ◀vie▶ musicale intense durant toute la saison ◀d’▶hiver, s’ajoutent en été des festivals locaux ou régionaux chaque année plus nombreux, au premier rang desquels Zurich, qui monte des opéras nouveaux, et Lucerne, qui rassemble les chefs et les solistes les plus prestigieux des deux mondes, autour du souvenir ◀de▶ Wagner à Triebschen et ◀de▶ Toscanini ressuscitant la « Siegfried Idylle » aux lieux où elle était née.
Mais la création dans tout cela ? Le Festspiel (jeu ◀de▶ circonstance pour une occasion populaire) est une forme ◀de▶ théâtre musical proprement suisse. Lorsqu’on me demanda ◀d’▶en écrire un (ou quelque chose qui s’inspirât ◀de▶ cette formule) pour la Journée neuchâteloise ◀de▶ l’Exposition nationale ◀de▶ 1939, je posai d’abord la question du compositeur. Il le fallait puissant et généreux, capable ◀de▶ toucher les masses, Suisse au surplus. C’était simple, il n’y en avait qu’un. J’allai voir Arthur Honegger dans son atelier ◀de▶ Montmartre. Il avait déclaré peu de temps avant : « La seule forme théâtrale à laquelle je crois pour l’avenir, c’est celle qui arrive à grouper toute une population. » Avec mon projet, il était servi : Neuchâtel fournirait deux petits chœurs et une compagnie théâtrale ◀d’▶amateurs, La Chaux-de-Fonds une fanfare réputée (en guise d’orchestre) et un grand chœur, le reste du canton les 400 figurants, et partout on fabriquerait les costumes. Le sujet devait être national, et s’exposer sur une scène sans décors ni rideau, ◀de▶ 35 m ◀de▶ large, à trois étages et deux plateaux latéraux. Mon choix se porta sur la ◀vie▶ ◀de▶ Nicolas de Flue, héros et mystique du xve siècle qui s’était retiré dans un ermitage des Alpes, où il avait jeûné pendant vingt ans ; et chaque Suisse connaissait son intervention miraculeuse, rétablissant la paix parmi les Ligues, à la veille ◀d’▶une guerre civile. Loué par Luther et Zwingli, béatifié par Rome, il réunissait toutes les ferveurs. (Six ans plus tard, il fut canonisé et l’on joua, en son honneur, au Vatican, l’oratorio tiré ◀de▶ notre « légende dramatique » : deux auteurs protestants célébraient pour le pape le seul saint que possède la Suisse.)
Pendant les deux mois ◀d’▶une collaboration presque quotidienne avec Honegger, je m’amusai beaucoup à découvrir les traits alémaniques ◀de▶ sa nature, à la fois puissante et sensible : ses exclamations en schwyzerdütsch, si drôles chez un homme ◀de▶ fin parler français, cette connaissance intime des mœurs, des réflexes, ◀de▶ la Stimmung du peuple auquel l’œuvre allait s’adresser, et cette simplicité bonhomme et gaie.
Il était né au Havre, ◀d’▶une famille ◀de▶ commerçants originaire ◀de▶ Zurich. À vingt ans, il opta pour la nationalité suisse, parce que sa mère lui avait dit : « En Suisse, tu n’auras que deux mois ◀de▶ service militaire, en France deux ans. » Après quoi toute sa ◀vie▶ se passe à Paris. Mais ce ne fut pas Paris, ce fut la Suisse qui lui donna l’occasion ◀de▶ découvrir et ◀de▶ manifester sa vraie force. Le théâtre populaire ◀de▶ Mézières (près Lausanne) lui demanda ◀de▶ mettre en musique Le Roi David, pièce du Vaudois René Morax. Il avait alors 29 ans. Il écrivit sa partition en neuf semaines, et ce fut un triomphe mondial. La matière en était biblique, mais très suisse en cela que la Bible est notre véritable Antiquité, comme l’a bien vu Ramuz. Avec « La Belle ◀de▶ Moudon », charmante comédie musicale et, si l’on veut, la « Danse des Morts » inspirée à Claudel par des fresques ◀de▶ Holbein, Nicolas de Flue est le seul sujet vraiment suisse dans son œuvre. On y trouve ◀de▶ petits chœurs célestes qui sont ce que l’on a écrit de plus alpestre, aérien et cristallin — le sommet ◀de▶ sa poésie.
Après lui, il y a Frank Martin, qui atteint la grandeur par la densité (« Le Vin herbé »), Rolf Liebermann et Heinrich Sutermeister, fêtés par toute l’Allemagne pour leurs opéras, Wladimir Vogel, qui expérimente avec passion, et toute une jeune génération sérieusement adonnée aux techniques atonales.
Le théâtre : du Festspiel à Friedrich Dürrenmatt
Né du peuple et non ◀de▶ la cour, et pour l’espace civique ◀de▶ la place, non pour des scènes à rideau, le théâtre a été longtemps en Suisse une liturgie, au sens propre du mot : action du peuple, cérémonie publique. ◀D’▶où le Festspiel. Ce genre né en Suisse alémanique au xvie siècle, avec des Jeux ◀de▶ Tell ou ◀de▶ Nicolas de Flue, culmine dans la Fête des Vignerons, célébrée à Vevey depuis 1706. Ce spectacle en plein air est un prolongement agricole et vinicole des cortèges baroques, et des floralies romaines. Des chœurs immenses et costumés acclament Bacchus, Cérès et Palès sur des mélodies sans surprises, colorées par l’accent vaudois. C’est un peu absurde et grandiose. Le scénario s’est fixé au cours des âges, mais chaque auteur y ajoute ses variations, un orage, un solo ◀de▶ chevrier, un groupe ◀de▶ Suisses, et les 25 000 spectateurs en sortent à coup sûr bouleversés. On verra dans une dizaine ◀d’▶années — car la Fête n’a lieu qu’à ◀de▶ longs intervalles — si cette forme ◀d’▶art populaire est épuisée, comme je le crains. Car la musique qui s’écrit aujourd’hui exclut et s’interdit par sa nature toute communion populaire. Il y avait dans le Festspiel une possibilité unique ◀d’▶art total et communautaire : les génies y ont manqué — musique, poème, décors et mise en scène — ou peut-être n’a-t-on pas voulu qu’ils s’en mêlent.
J’imagine la conjonction ◀d’▶un Honegger, ◀d’▶un Ramuz, ◀d’▶un Appia et ◀d’▶un Eberle… Tout le monde connaît les deux premiers. Mais on ignore en général qu’Adolphe Appia, Genevois, est l’auteur du grand livre intitulé La Musique et la Mise en scène 93 et que ce livre a exercé — au moins autant que ceux ◀de▶ Gordon Craig — une influence décisive sur Meyerhold, Copeau, Wieland Wagner, et tous les rénovateurs du théâtre contemporain. Suppression du décor réaliste, grands espaces architecturaux suggérés par quelques lignes, quelques volumes simplifiés et surtout par la lumière toute-puissante, « active » et non plus diffuse. C’était bien la formule qu’attendait le théâtre à ciel ouvert ◀de▶ la tradition suisse. Quant à Oscar Eberle, Lucernois, on lui doit entre autres les admirables mises en scène du Théâtre du Monde ◀de▶ Calderón : cet auto sacramental est représenté chaque année sur le parvis et les vastes escaliers ◀de▶ l’abbaye ◀d’▶Einsieldeln, et c’est un des plus hauts spectacles ◀de▶ l’Europe.
Mais cette conjonction n’a pas eu lieu. Notre théâtre est devenu ce qu’il est partout ailleurs en Occident : intellectuel et discuteur, s’adressant à l’individu et non plus à la communauté.
Deux auteurs suisses ◀de▶ langue allemande le dominent : Friedrich Dürrenmatt et Max Frisch. Tous les deux romanciers, d’ailleurs. Le premier très lié au pays : fils ◀de▶ pasteur, soucieux ◀de▶ rigueur morale et ◀de▶ justice, rien ne l’arrête dans l’analyse des motifs inavouables ou bizarres du comportement helvétique. La Visite ◀de▶ la Vieille Dame et quatre romans pseudo-policiers ◀d’▶un réalisme fantastique révèlent une Suisse secrètement délirante et criminelle, reflet exact et inversé dans le réel des vertus qu’elle s’impose et croit vivre. La fantaisie ricanante, théologique en somme quoique un peu loufoque, ◀de▶ Dürrenmatt, l’a fait comparer à Kafka et au théâtre du Grand-Guignol par des critiques qui ne se trompaient pas, mais qui sans doute ne connaissent guère l’humour noir du romantisme allemand, ni Kierkegaard : toutes les grandes œuvres européennes ◀d’▶aujourd’hui relèvent peu ou prou ◀de▶ ces influences-là. Max Frisch est au contraire un scientifique, nullement théologien, architecte ◀de▶ métier et psychologue amer à la manière viennoise ou berlinoise. Beaucoup moins « suisse » que Dürrenmatt, plus sophistiqué, non moins prompt à dénoncer l’hypocrisie sociale ◀de▶ son peuple : voir Andorra et Je ne suis pas Stiller, pièce et roman ◀d’▶une grande force critique, et non pas dissolvants mais astringents ◀de▶ l’âme.
Littérature en général : ◀de▶ l’helvétisme à Ramuz
L’homo alpinus se distingue dans les manuels ◀de▶ la préhistoire : se distinguera-t-il jamais en littérature ou en art ?
C. F. Ramuz.
Qu’il n’y ait pas ◀de▶ littérature suisse, du seul fait que ses écrivains font partie du domaine allemand, ou du français, ou ◀de▶ l’italien, voilà qui me paraît réjouissant, et qui compense les désavantages culturels ◀d’▶un trop petit pays. (Rien de plus ennuyeux, avouons-le, que ces littératures nationales à la Herder, célébrées par le xixe siècle, où les vertus patriotiques ◀d’▶une œuvre priment sur toute autre qualité). Ce qui importe, c’est la densité ◀de▶ création littéraire en Suisse : or je la tiens pour la plus forte ◀de▶ l’Europe.
Le nombre des bons écrivains me paraît correspondre dans l’ensemble à l’importance des trois groupes linguistiques principaux.
Voici la statistique des langues parlées par la population résidente ◀de▶ la Suisse (étrangers compris)94 :
Allemand | Français | Italien | Rhéto-romanche | Autres langues | |
1880 | 71,3 % | 21,4 % | 5,7 % | 1,4 % | 0,2 % |
1920 | 70,9 % | 21,3 % | 6,1 % | 1,1 % | 0,6 % |
1960 | 69,3 % | 18,9 % | 9,5 % | 0,9 % | 1,4 % |
Donc, en dépit du brassage constant des populations cantonales et ◀de▶ l’afflux des étrangers, une stabilité remarquable caractérise globalement l’état linguistique ◀de▶ la Suisse.
Cependant, ◀de▶ grandes différences se manifestent à l’examen des œuvres dans le statut des trois langues principales par rapport aux littératures dont elles sont parties intégrantes. Ici, la quantité joue un rôle indéniable.
L’Alémanie, avec ses quelque 4 ½ millions ◀d’▶habitants contre 1 ½ millions ◀de▶ Latins et divisés en trois espèces ◀de▶ langues, forme, seule ◀de▶ nos trois régions, un public suffisant pour des éditeurs et des revues. Et elle bénéficie du fait que l’allemand n’est pas une langue centralisée et réglée par décrets ◀de▶ l’État, comme en France95 : chaque province du domaine germanique parle un allemand à elle, et qui est « le bon » pour elle, sans éprouver le besoin qu’il soit aussi « le vrai » une fois pour toutes et pour toutes les autres. L’écrivain suisse alémanique n’est pas le cousin provincial ◀de▶ celui ◀de▶ Berlin ou ◀de▶ Vienne. L’école suisse ◀de▶ Bodmer et sa prédominance pendant une bonne partie du xviiie siècle ne fut nullement un phénomène bizarre comme l’eût été dans le domaine français une école suisse centrée sur Genève ou Lausanne, dont le Coppet de Mme de Staël donna seul une idée fugitive. Certes, l’écrivain ◀de▶ Schwyz, ◀de▶ Bâle ou ◀de▶ Glaris, quand il publie, doit écrire une langue qui n’est pas son dialecte, mais qui est un « allemand écrit » (Schriftdeutsch). Cependant, il pense et il parle dans une langue quotidienne dont il est sûr, qui est celle des siens, qui est la sienne, et qu’il possède autant qu’il se possède. Le cas du Suisse romand est différent. Il écrit lui aussi dans une langue convenue, la langue ◀de▶ la littérature française, qui se distingue depuis des siècles ◀de▶ celle ◀de▶ l’usage quotidien ; mais il n’a pas, dans cet usage, la robuste franchise ◀de▶ son voisin. Il ne parle pas un dialecte bien coloré et plein ◀de▶ rythmes expressifs, il parle plutôt mal un français très courant. Il n’y a pas lieu ◀de▶ déplorer ses helvétismes ou celtismes parfois savoureux, ni ses fautes (pas plus nombreuses que celles des Parisiens, mais faites à d’autres endroits) ni son accent (qui est dur et sec à Neuchâtel, aimable dans le pays ◀de▶ Vaud, plutôt vulgaire à Genève) mais sa « conscience malheureuse » du langage, qui l’empêche ◀de▶ finir ses phrases, et qui explique sans le justifier le style ◀de▶ ses journaux et ◀de▶ leurs titres. Franck Jotterand fait parfois dans la Gazette littéraire une amusante chronique du « suissois » ou « frallemand » dont les lignes suivantes donnent le ton : « Écoutez une conversation au hasard, en Suisse romande. Notre « pensée » se trouve souvent réduite à l’état ◀de▶ velléités, ◀de▶ morceaux informes, ◀d’▶entreprises inachevées, comme si des frontières cantonales établissaient des barrières entre les divers membres ◀d’▶une proposition. « Ouais, enfin… tu comprends ? » On se quitte sans s’être compris. Deux rêvasseries se sont traversées sans se voir. »
J’ai toujours détesté la qualification ◀d’▶écrivain « ◀d’▶expression française » accolée aux auteurs nés en Suisse romande. On dirait qu’il s’agit ◀d’▶une espèce ◀d’▶animaux qui normalement penseraient et communiqueraient entre eux à l’aide ◀d’▶une hypothétique langue suisse, mais choisiraient ◀de▶ s’exprimer en français quand ils écrivent un texte à publier. Personne en revanche n’aurait l’idée ◀de▶ parler en Allemagne ◀d’▶un écrivain suisse ◀d’▶expression allemande. Mais pour vexante qu’elle soit, la discrimination n’est pas toujours injustifiée…
◀De▶ cette difficulté, non ◀d’▶être mais ◀de▶ dire, C. F. Ramuz voulut tirer vertu. Son esthétique ◀de▶ la rugosité, ◀de▶ la lenteur, ◀de▶ la chose brute et qui résiste, finalement ◀de▶ l’élémentaire considéré comme le plus vrai, me paraît beaucoup moins « paysanne » qu’on ne l’a dit. Bien sûr, il tente ◀de▶ la déduire ◀de▶ sa terre vaudoise et des rythmes qu’elle impose au vigneron travaillant sur les terrasses ◀de▶ Lavaux : « ◀D’▶où cette démarche qu’ils ont ; ◀d’▶où encore la nécessité quelquefois ◀de▶ refaire son pas, parce que la pente vous porte en arrière, parce qu’on l’a mal calculé, et il faut d’abord qu’on le corrige. » Et Ramuz ajoute : « C’est comme moi. » Mais le défaut ◀de▶ liberté ◀d’▶expression du Romand a certainement d’autres motifs : il frappe bien davantage chez le bourgeois que chez le paysan vaudois. Il traduit surtout à mon sens une certaine attitude morale qui préfère la conduite « correcte » à la spontanéité, qui substitue le conforme à l’authentique toujours un peu bizarre, qui se méfie profondément du beau parleur et soupçonne ◀d’▶insincérité tout discours simplement aisé et délié, et qui enfin, à force ◀d’▶inculquer les vertus « fédérales » ◀de▶ sérieux, ◀de▶ solidité, ◀de▶ tolérance et ◀de▶ neutralité, en vient à déprimer l’élan verbal, le sens du jeu verbal, gratuit et inventif, mais aussi cet esprit ◀de▶ décision intime faute duquel la phrase s’embarrasse et l’élocution s’alourdit. L’école primaire entretient ces vertus96 et Ramuz n’a cessé ◀de▶ la blâmer : « Car le phénomène ◀de▶ l’art est un phénomène ◀d’▶incarnation (ce que l’école ne comprend pas). » Loin de demander qu’un bon enseignement ◀de▶ la rhétorique, à la française, délie les langues et les esprits, loin de se mettre à l’école ◀de▶ Paris — où il a si longtemps vécu et qu’il a aimé —, on dirait qu’il décide ◀de▶ faire un style ◀de▶ ce qui n’est qu’embarras ◀de▶ langage pour la plupart de ses compatriotes. Ce n’est pas au-delà ◀de▶ la plate correction scolaire, dans un usage plus libre ou insolite ◀de▶ la langue littéraire qu’il va chercher sa formule ◀d’▶écriture, mais en deçà. À l’économie tatillonne du verbe, il n’opposera pas la verve ou l’invention baroque, mais au contraire une volonté ◀de▶ dénuement. Et ◀de▶ cette attitude (non exempte ◀d’▶une espèce ◀de▶ masochisme) il va tirer toute une morale — volonté ◀de▶ retour au concret, à l’élément brut, aux formes nues, aux mythes primitifs, à la matière. « Je ne distingue l’être qu’aux racines ◀de▶ l’élémentaire », écrit-il dans Six Cahiers, ou encore :
« Authenticité, réalité, vérité, matière : autant ◀de▶ synonymes ou presque… »
Cette esthétique ◀de▶ la chose brute et lourde, substituée au concept trop maniable, correspond à une éthique ◀de▶ l’effort contre la pente :
Certains hommes tiennent pour un gain tout ce qui leur rapporte une facilité ; moi je ne tiens pour un gain que ce qui m’apporte un exemple. J’ai la haine du confort. J’aime que les choses vous résistent et vous contredisent, comme par exemple un feu ◀de▶ bois vert qu’on s’ingénie à allumer dans une cheminée qui tire mal. J’aime les choses qui sont à leur façon tandis que je suis à la mienne.97
On sent bien que tout cela est écrit contre une certaine idée ◀de▶ l’esprit suisse : moralisant et conformiste, préoccupé ◀de▶ confort et ◀de▶ correction, à la fois sentimental dans son naturisme et peu naturel dans l’expression ◀de▶ ses sentiments. Ramuz refuse la Suisse fédérale, officielle, et choisit ◀de▶ n’être que vaudois ou rhodanien. Sollicité ◀de▶ s’exprimer sur ce pays pour un numéro spécial ◀de▶ la revue Esprit que je prépare en 1937, il m’écrit :
C’est une accablante entreprise que ◀d’▶expliquer un peuple, surtout quand il n’existe pas… Il faut le dire : les « Suisses » (si le mot a quelque sens, et j’entends seulement désigner par là l’ensemble des individus qui appartiennent politiquement à la Suisse) sont sans doute proprets, soigneux, consciencieux, mais c’est aussi qu’ils sont mesquins. Ils sont actifs, mais au-dedans de leur territoire, ils se replient sur eux-mêmes par souci ◀de▶ leur tranquillité… Riches par en bas, pauvres par en haut, les « Suisses » (s’ils existent) seraient ◀de▶ braves gens qui ne s’occuperaient pas ◀d’▶autrui, à seule fin ◀d’▶éviter qu’autrui ne s’occupe ◀d’▶eux… Nous qui en sommes, nous savons bien que nous ne sommes pas « Suisses », mais Neuchâtelois, comme vous, ou Vaudois, comme moi, ou Valaisans, ou Zurichois, c’est-à-dire des ressortissants ◀de▶ petits pays véritables pourvus ◀de▶ toute espèce ◀de▶ caractéristiques authentiques… Ici, en Suisse, il n’y a que les boîtes aux lettres et l’uniforme ◀de▶ nos milices qui présentent quelque uniformité.98
Il eût été facile ◀de▶ lui répondre : si les Suisses n’existent pas, s’il n’y a que des Vaudois, des Bernois, des Uranais, qui donc est « mesquin », « soigneux et propret », en Suisse ? Qui donc est « pauvre par en haut » ou incapable ◀de▶ s’exprimer ? Ramuz nomme « suisses » tous les défauts qu’il voit chez les gens ◀de▶ son canton, et « Vaudois, Bernois, Uranais » tout ce qu’il voit ◀de▶ bon chez les Suisses. Cette version bougonne du fédéralisme implique tout de même ce régime, et Ramuz eût fini par l’admettre, devant trois « décis » ◀de▶ vin blanc, riant sous sa moustache, qui était très forte et noire et cachait son humour.
Car Ramuz, antisuisse, est plus suisse que nature dans sa philosophie et dans son art. À la dégradation des valeurs spécifiques ◀de▶ sa race, il n’oppose pas un système ◀de▶ valeurs différentes, empruntées ailleurs ; il redescend aux origines. Au matérialisme, il oppose le goût ◀de▶ la matière ; au terre-à-terre des préoccupations bourgeoises, le sens poétique ◀de▶ la terre ; à la lourdeur ◀d’▶esprit, le poids des choses, la « gravité » ; et aux clichés du réalisme, la découverte difficile ◀de▶ l’authentique.
S’il y eut jamais une esthétique suisse, c’est dans Ramuz qu’on la trouvera.
Longtemps méconnu par les siens, auxquels il répétait : « N’imitez point Paris ! », Ramuz ne se vit accepté qu’une fois sa gloire faite à Paris. Mais bien avant cet ironique retour des choses, il avait su créer autour de lui tout un pays, plus vrai que ne le croyait son peuple, une commune ◀d’▶artistes avec ses clans, ses partis et ses brouilles féroces, très riche en œuvres.
La venue de Stravinsky dans ce milieu féconda l’œuvre brève et forte qui l’exprime ◀de▶ la plus mémorable manière : c’est l’Histoire du Soldat, composée et jouée en 1918. La prose raboteuse et rythmée ◀de▶ Ramuz, les mélodies brisées et la percussion diabolique ◀de▶ Stravinsky, les décors ◀de▶ René Auberjonois, maître raffiné du naïf, la direction ◀d’▶Ernest Ansermet qui venait de se révéler comme chef ◀d’▶orchestre des ballets ◀de▶ Diaghilev, les moyens ◀de▶ fortune rassemblés pour une exécution par des amateurs fervents et ingénieux, tout concourut à faire ◀de▶ ce petit drame pour tréteaux volants une des incontestables réussites ◀de▶ l’art total — musique, peinture, poésie, danse — à la fois populaire et ◀d’▶allègre avant-garde. Qu’il ait fallu l’intervention ◀d’▶un Russe pour qu’enfin se révèle un style original qui avait toujours manqué au Pays ◀de▶ Vaud, voilà qui me paraît illustrer avec une rare simplicité l’une des lois ◀de▶ l’invention dans les arts et les sciences : Tout ce qui n’est pas répétition dans la culture naît ◀d’▶une graine ailée dans un terrain propice, dont se révèlent alors seulement les vraies richesses. Saint-Pétersbourg est née ◀d’▶architectes tessinois, comme Prague ◀de▶ maîtres bavarois, et l’école ◀d’▶Avignon ◀de▶ peintres italiens, l’opéra français ◀de▶ Lully, et ainsi ◀de▶ suite à l’infini.
À Genève, Stravinsky n’eût rien fait naître, et il n’eût pas trouvé ce contact avec la terre, toujours un peu païenne, qui lui permit ◀d’▶écrire Noces dans le même temps que l’Histoire du Soldat. C’est que Genève s’était « révélée » dès longtemps au contact ◀d’▶un génie étranger lui aussi : celui ◀de▶ Calvin le Picard. Genève est bien moins un pays qu’un carrefour, un lieu ◀de▶ rencontre et un foyer ◀de▶ rayonnement. Les Russes qui ont choisi ◀d’▶habiter cette ville n’y ont pas écrit ◀de▶ la musique ni des romans, mais des manifestes politiques : ainsi Lénine. Mais Dostoïevski l’a détestée : « Tout ici est hideux, putréfié, hors de prix. » En 1868, il a fait inscrire à l’état civil genevois la naissance (puis la mort après trois mois) ◀de▶ Sophie, « fille ◀de▶ Théodore von Dostoïevski, officier en retraite, âgé ◀de▶ 45 ans ». L’un des premiers incidents qui l’a frappé, c’est un attroupement autour ◀d’▶un homme étrangement vêtu : Giuseppe Garibaldi haranguant les passants. Il va l’entendre au Congrès ◀de▶ la paix. « Impossible, écrit-il, ◀d’▶imaginer ce que ces messieurs les socialistes et révolutionnaires — que je voyais pour la première fois en chair et en os et non dans les livres — ont pu débiter comme mensonges à cinq-mille auditeurs. » (Écœuré, il ira jouer au casino ◀de▶ Saxon, en Valais, et quittera Genève, ruiné une fois de plus.) Cette rencontre est typique ◀de▶ cette ville, ou pendant ce temps Amiel dans l’ombre écrivait sa ◀vie▶ intérieure. (Et Tolstoï fera du Journal l’un ◀de▶ ses livres ◀de▶ chevet.)
La littérature à Genève est en marge de la ◀vie▶ ◀de▶ la cité telle qu’on la voit du monde entier. Discrète, sentimentale, fantaisiste, dans la tradition des romans et nouvelles ◀de▶ Rodolphe Töpffer et ◀de▶ Philippe Monnier — si contraire à l’idée convenue ◀de▶ l’austérité calviniste —, elle est liée à la nature humanisée, aux « campagnes » qui entourent la ville, au lac animé des beaux jours reflétant les coteaux ◀de▶ Cologny, et aux tourments du cœur en tous ses âges, beaucoup plus qu’à l’intrigue sociale ; et jamais à l’agitation des grandes journées ◀de▶ la ◀vie▶ internationale99.
C’est dans le roman, pourtant, que l’on pourra distinguer les éléments, sinon ◀d’▶une « culture suisse », du moins ◀d’▶une attitude ◀d’▶esprit qui fut longtemps commune aux créateurs issus ◀de▶ nos divers cantons. La Nouvelle Héloïse, premier roman suisse, Léonard et Gertrude de Pestalozzi, Adolphe, Henri le Vert de Gottfried Keller, les Uli et L’Araignée noire ◀de▶ Jérémias Gotthelf, Imago ◀de▶ Spitteler et les romans romands, jusqu’à Ramuz, se distinguent des romans français, anglais ou russes des mêmes époques par la gravité du propos, le dédain ◀de▶ l’invention romanesque, la rareté ou l’absence ◀de▶ situations extrêmes ou perverses, et l’intérêt presque exclusif porté au drame moral (même en amour) et à la formation ◀de▶ la personnalité. Le sentiment ◀de▶ la nature toujours présente, mélancolique, maternelle ou menaçante, y tient la place ◀de▶ l’inquiétude métaphysique chez un Dostoïevski ou un Kafka, des passions dévastatrices chez les Brontë et chez Thomas Hardy, ou ◀de▶ l’arrière-plan ◀de▶ fanatique compétition sociale chez un Balzac, un Stendhal ou un Proust. Ces traits ◀de▶ discrétion sont protestants, peut-être ? Mais le goût ◀de▶ la mesure, ◀de▶ l’intériorité, du réalisme mitigé et ◀de▶ la psychologie moyenne expriment surtout les conditions dictées par les petites dimensions du pays et des communautés diverses qui s’y côtoient.
Il n’est pas sûr d’ailleurs que cette tradition suisse ait un avenir. J’en vois peu de repousses chez nos plus jeunes auteurs. Le roman, remis en question avec les modes de vie qu’il exprimait, fait place à d’autres formes ◀de▶ création écrite.
En Suisse romande, Genève mène le jeu. L’ouvrage classique ◀de▶ Marcel Raymond sur la poésie moderne, ◀De▶ Baudelaire au surréalisme, a fondé cette école qu’on nomme déjà « l’école ◀de▶ Genève », dont Jean Starobinski porte au loin le prestige. La Suisse alémanique, plus engagée, nous donne un pamphlétaire-poète en la personne du pasteur Kurt Marti, et ◀de▶ jeunes conteurs contestataires, tels que Walter Diggelmann et le subtil Peter Bichsel.
La poésie : trois évadés célèbres
Un grand poète, un seul en six-cents ans, voilà pour l’homo alpinus.
Je crois bien qu’Othon de Grandson, chevalier, troubadour tardif, tué en combat singulier en 1397, est le seul poète romand dont la réputation ait passé nos limites avant le xxe siècle : Chaucer l’a traduit en anglais.
La Suisse alémanique fait mieux : elle donne à l’Europe préromantique « Les Alpes » ◀d’▶Albert de Haller et les « Idylles » ◀de▶ Salomon Gessner, puis à l’Allemagne post-romantique les poésies ◀de▶ C. F. Meyer et ◀de▶ Gottfried Keller, qui ne valent pas les œuvres en prose ◀de▶ ces deux romanciers. Mais ce n’est qu’à la fin du xixe siècle qu’elle voit paraître dans son sein un créateur ◀de▶ haut rang.
Loué par Nietzsche et par Jacob Burckhardt, et plus tard par Romain Rolland qui l’égalait à Goethe et à Milton et disait ◀de▶ lui : « C’est le premier grand homme que j’aie vu » ; à peu près ignoré dans son pays jusqu’au jour où il reçut le prix Nobel ; et dès lors écrivain national jusqu’à sa mort en 1924, Carl Spitteler a composé ◀d’▶immenses et presque monstrueux poèmes : Prométhée et Épiméthée, Prométhée souffrant, Le Printemps olympien, au cours desquels les dieux ◀de▶ la Grèce incarnent dans un paysage helvétique le conflit ◀de▶ l’âme créatrice et ◀de▶ la conscience conformiste. « Je n’ai jamais été un poète suisse, ni un poète allemand, mais européen, international et ◀de▶ tous les temps », écrivait-il à son excellent traducteur français Charles Baudouin. Et de même, au critique hongrois Albert Gyergyai qui était venu le saluer comme « le chantre ◀de▶ sa nation », Spitteler, alors âgé ◀de▶ quatre-vingts ans, répondit : « Je ne suis pas le poète ◀de▶ la nation : chez nous, c’est encore et toujours Keller. Je ne me suis jamais senti un Suisse foncièrement autochtone. Il suffit que je sois poète ; chaque épithète rétrécirait ce fait et chaque étiquette m’est odieuse. Hellène ou Helvète, populaire ou cosmique, romantique ou bien classique — autant ◀de▶ mots d’ordre passager qui n’atteignent pas le fond ◀de▶ la poésie, puisque la poésie commence où ces limites disparaissent. Dès ma jeunesse j’ai choisi ma route et je ne m’en suis plus écarté ; et s’il y a, comme vous dites, un trait suisse en moi, c’est ce désir ◀d’▶être ailleurs, c’est cette soif inextinguible des grands espaces, ◀d’▶une ◀vie▶ plus large, ◀d’▶horizons plus lointains… ici même encore et aujourd’hui… »100
Hautain, fervent et hiératique, naturellement alpestre et volontairement grec, exilé dans le temps et la hauteur, Spitteler demeure un sommet que l’on peut admirer ◀de▶ loin sans éprouver l’envie ◀de▶ le gravir. (Ce qui n’ôte rien à sa taille.)
À côté de lui, quelques collines et ◀d’▶étranges accidents ◀de▶ terrain composent un paysage aux charmes plus secrets, plus pénétrants101.
Si la Suisse n’a pourtant rien produit, jusqu’ici, qui se compare aux purs poètes novateurs d’autres pays environnants, ce n’est pas faute ◀d’▶un sens lyrique profond, dont témoignent Ramuz, Honegger ou Paul Klee, mais en prose, en musique ou en peinture. Faut-il penser que la cité suisse est trop bien ordonnée pour un poète ? Ou que l’auteur suisse se sent trop éloigné du cœur historique ◀de▶ sa langue pour la parler en poésie autoritaire, créant un style qui se propage du cénacle mallarméen ou géorgien à la petite édition populaire, gloire finale ? Mais les frontières, les marches, les passages sont toujours des lieux émouvants, et ◀de▶ cela la Suisse est riche.
La poésie moderne n’a rien ◀de▶ grand chez nous, mais elle a pris en Suisse deux ◀de▶ ses sources avant de devenir européenne, comme le Rhône et le Rhin ne deviennent ◀de▶ grands fleuves qu’une fois nos frontières traversées.
Vers la fin du xixe siècle, un ancien professeur ◀de▶ mathématiques du canton ◀de▶ Berne devenu homme d’affaires, mythomane et génial — il avait « introduit la vente ◀de▶ la bière ◀de▶ Munich dans le bassin ◀de▶ la Méditerranée » et mécanisé l’industrie des tapis ◀de▶ Smyrne, possédé successivement un palais et un yacht en Égypte, un château en Angleterre, une grande maison en Italie, une enfilade ◀de▶ pièces désertes à Paris, une petite villa à Montreux, enfin « des appartements avec, puis sans jardin » — vint s’installer à Neuchâtel. Il s’appelait Sauser-Hall, et il avait deux fils. L’un, Georges, devint professeur ◀de▶ droit à Neuchâtel et rédigea le Code civil ◀de▶ la Turquie. Et l’autre, nommé Fritz, s’échappa ◀de▶ la maison à l’âge ◀de▶ 15 ans — dit-il — prit un train pour l’Allemagne, puis pour Vladivostok, et devint le poète Blaise Cendrars 102.
À l’autre extrémité ◀de▶ la Suisse, dans les Grisons, une vieille famille originaire ◀de▶ la Bohême, et qui était établie depuis le xve siècle à San Murezzan (Saint-Moritz), pouvait se vanter ◀d’▶avoir fourni deux princes-évêques ◀de▶ Coire aux Ligues grises, des Landamman à l’Engadine, des baillis à la Valteline, et quelques généraux. L’un ◀de▶ ces derniers, Nicolas Flugi d’Aspermunt, avait fait les guerres ◀de▶ Napoléon, suivi Murat à Naples, où il était resté après le retour des Bourbons, et avait terminé sa carrière comme maréchal du royaume. Son frère, Conradin, fonda la Société des Eaux ◀de▶ Saint-Moritz et fit ◀de▶ ce village le centre ◀de▶ tourisme que l’on sait. On lui doit également un recueil ◀de▶ Rimas Romaunchas (Rimes Romanches). Il eut pour fils un poète ladin et un archiviste des Grisons.
Nicolas Flugi d’Aspermunt engendra quatre fils, dont deux nous intéressent. Emmanuel devint médecin, puis moine, administra l’évêché ◀de▶ Monaco, et enfin fut élu général ◀de▶ l’ordre des bénédictins, sous le nom ◀de▶ dom Romarino-Maria. Le cadet, Francesco, fut officier à Naples. À la chute du royaume des Deux-Siciles, il rejoignit à Rome son frère bénédictin, mais n’y mena point une existence monastique. Brillant et fougueux comme ses ancêtres, il enleva la fille ◀d’▶un émigré polonais, Angélique de Kostrowitsky. « ◀De▶ cette liaison naquit, le 18 avril 1880, à Rome, Guglielmo, Alberto, Wladimiro, Alessandro Appolinare, qui sera le poète. Les prénoms qu’il porte ne sont pas ceux des Flugi, qui ne reconnurent jamais ce bâtard. Il n’en eut pas moins leurs défauts, leurs vertus, et même leurs traits. »103
Aventuriers ou archivistes, prélats ou généraux, enfin poètes — dans un très vieux langage roman qui ressemble à celui des troubadours — les Flugi d’Aspermunt avaient pourtant motif ◀de▶ trouver en Guillaume Apollinaire des ressemblances ◀de▶ famille.
Quant aux critiques littéraires, ils se sont longtemps disputés pour savoir qui, ◀d’▶Apollinaire ou ◀de▶ Cendrars, avait pastiché l’autre ou l’avait inspiré. Zone et les Pâques à New York ou la Prose du Transsibérien sont à peu près contemporaines104, et les ressemblances sont troublantes.
Ces deux poètes ont fait la guerre en France — tradition du service étranger. Cendrars y perdit son bras droit. Apollinaire eut son casque troué par un éclat ◀d’▶obus. « Une étoile ◀de▶ sang me couronne à jamais », écrivait-il peu de temps avant sa mort, le 9 novembre 1918.
La philosophie et la métaphysique
De même qu’on ne trouve pas une seule femme parmi les grands compositeurs, on ne trouve pas un seul Suisse parmi les philosophes auteurs ◀de▶ grands systèmes et têtes métaphysiques. Personne n’a jamais expliqué le premier ◀de▶ ces deux faits incontestables. Quant au second… Je sens seulement qu’il y a dans l’atmosphère suisse quelque chose qui interdit l’activité gratuite — et la dépense qui la rendrait possible.
Le philosophe en Suisse se trouve plus engagé qu’ailleurs dans une communauté proche et concrète : il lui doit ◀d’▶être intelligible (◀d’▶autant plus qu’il est professeur) et responsable des conclusions morales que l’on pourrait tirer ◀de▶ son système. Il ne fera donc pas ◀de▶ système, ou seulement un système ◀de▶ la conciliation, s’il veut rester pur philosophe. Mais plus généralement il traduira ses intuitions métaphysiques dans le langage ◀de▶ son milieu, la théologie ◀de▶ son Église ; et s’il ne peut plus adhérer au dogme, il ira chercher les raisons et justifications ◀de▶ sa résistance dans une psychologie nouvelle (incluant le fait religieux) ou dans l’étude des structures ◀de▶ l’esprit.
Le Vaudois Vinet illustre la première ◀de▶ ces écoles, le Genevois Flournoy la seconde.
Le xixe siècle aurait pu voir (mais n’a guère aperçu, à part Sainte-Beuve) la naissance à Lausanne ◀d’▶une tradition discrète ◀de▶ philosophie existentielle et personnaliste avant la lettre, celle qu’initia Alexandre Vinet, théologien ◀de▶ la liberté ◀de▶ conscience et profond critique littéraire. Vinet me fait parfois songer à Kierkegaard : le parallèle reste à écrire. Ils ont dit dans le même temps (entre 1840 et 1850) et souvent dans les mêmes termes « qu’on ne naît pas chrétien, qu’on le devient », « qu’il n’y a pas ◀de▶ peuple chrétien » puisque chrétien ne saurait désigner que l’individu « comme seul au monde » et voué à l’« extraordinaire », et que « la foi est une passion ». Le Vaudois accorde un peu plus que le Danois à la communauté ou généralité, et à la « catholicité ◀de▶ l’âme humaine ». Mais tous deux meurent en conflit déclaré avec leur Église établie, témoins ◀de▶ l’absolu subjectif. Vinet écrit : « Liberté, le plus beau mot ◀de▶ toute langue, si celui ◀d’▶amour n’existait pas. » Et plus tard : « Quand tous les périls seraient dans la liberté, toute la tranquillité dans la servitude, je préférerais encore la liberté ; car la liberté, c’est la ◀vie▶, et la servitude, c’est la mort. »105
Quant à Théodore Flournoy, auteur ◀de▶ la célèbre étude ◀d’▶un médium intitulée « Des Indes à la planète Mars » (1900), il ne fut pas seulement un précurseur ◀de▶ Freud dans l’exploration du rêve considéré comme clef du subconscient, mais un profond psychologue ◀de▶ la religion dans « Métaphysique et Psychologie » (au titre caractéristique) et le fondateur ◀de▶ la première chaire et du premier laboratoire ◀de▶ psychophysiologie, à Genève.
La théologie et la psychologie : deux grands maîtres incompatibles, Karl Barth et Carl Gustav Jung
Point ◀de▶ spéculation sur l’Être en soi, mais seulement sur les relations entre Dieu et l’individu, entre l’individu et la communauté, entre les hommes, entre les peuples et nations, entre des entités moralement définies. Le salut ◀de▶ l’homme ou sa santé, plutôt que sa définition, préoccupent les meilleurs esprits suisses.
Il est possible que le plus grand théologien et le plus grand psychologue ◀de▶ ce siècle, jusqu’ici, soient deux Suisses : Karl Barth et C. G. Jung. En eux la Suisse excelle et se dépasse, mais dans le seul sens qu’elle ait jamais voulu se permettre : celui ◀de▶ la cure ◀d’▶âme et ◀d’▶esprit, et non ◀de▶ la spéculation abstraite.
Tous deux fils ◀de▶ pasteurs bâlois, ◀de▶ haute taille et ◀de▶ robuste carrure, fumeurs ◀de▶ pipe et ◀d’▶humeur malicieuse, et pas du tout « intellectuels » ni par l’allure ni dans l’abord humain : à cela peut-être se résument leurs traits communs car par ailleurs tout les oppose.
Jeune pasteur en Argovie, et socialiste combatif, Karl Barth publie un commentaire sur l’Épître aux Romains qui produit dans les milieux théologiques ◀de▶ langue allemande une révolution comparable à celle du freudisme ou du léninisme dans d’autres domaines. Il est nommé professeur en Allemagne.
Devant les prétentions nationales-socialistes, il dresse un manifeste ◀de▶ l’« Église confessante », première affirmation, fondamentale, ◀de▶ la Résistance européenne. On lui fait un procès à Bonn. Il n’attaque pas le régime en soi, mais ses complices dans l’Église. On l’expulse. Et dès lors, revenu à Bâle, il édifie une Dogmatique ◀de▶ l’Église qui est le monument théologique le plus hardi et dur ◀d’▶arêtes ◀de▶ l’ère moderne. On n’avait pas été moins conformiste depuis Luther dans la réinvention ◀de▶ l’orthodoxie. Jamais voix plus autoritaire après un siècle ◀de▶ libéralisme, plus humaine et plus réaliste après un siècle ◀de▶ formalisme puritain et sentimental, ne s’était élevée dans les Églises en retraite devant le « monde moderne ». En voulant ramener les protestants aux grandes options spirituelles ◀de▶ la Réforme, Karl Barth ne les a pas du tout éloignés ◀de▶ l’époque présente, bien au contraire, il a même précédé, en fait, la tentative ◀d’▶aggiornamento ◀de▶ l’Église initiée par le pape Jean XXIII. Ce n’est pas le moindre paradoxe ◀de▶ sa carrière, pleine ◀de▶ surprises pour ses disciples. Pendant la guerre, ce contempteur ◀de▶ toute espèce ◀de▶ « politique chrétienne » s’engage comme simple soldat dans l’armée suisse : il faut résister à Hitler au nom de la foi, parce qu’il instaure une religion. Après la guerre, ce contempteur ◀de▶ la neutralité, « péché des Suisses », s’élève sans relâche contre la guerre froide, et se voit accusé ◀de▶ neutralisme par les bourgeois anticommunistes. Zwinglien par sa méfiance à l’égard des rites et ◀de▶ toute religion spontanée, luthérien par sa doctrine ◀de▶ la grâce mais aussi du péché radical détruisant toute « analogie ◀de▶ Dieu » en l’homme, calviniste par son sens civique et communautaire, mais kierkegaardien par son affirmation ◀d’▶un Dieu totaliter aliter et sans commune mesure avec les intérêts ◀de▶ la tribu, essentiellement protestant par sa dialectique du oui et du non sans nuances, et par sa rhétorique du « tout cela et rien que cela » qu’il a puisée dans saint Paul, il est le seul théologien depuis Calvin qui ait influencé l’ensemble des Églises protestantes, en Amérique comme en Europe, et que les docteurs ◀de▶ Rome respectent et commentent.
Carl Gustav Jung, dans le même temps (après sa rupture avec Freud), redécouvrait le phénomène religieux dans toutes ses dimensions psychologiques, ethnographiques, évolutives, en deçà et au-delà ◀de▶ toute dogmatique. Alors que Barth veut définir ce qui est vrai « en Dieu » selon la Parole ◀de▶ Dieu, Jung recherche ce qui se passe en l’homme, selon les mythes universels. L’un veut amener l’individu à l’obéissance au Dieu biblique et transcendant du dogme, l’autre à l’appropriation personnelle ◀de▶ réalités animiques, collectives, qu’on lui reproche ◀de▶ mal définir, et qu’il a détectées dans la grande nuit des âges. Autant Barth refuse le phénomène religieux, infiniment polyvalent, pour mieux affirmer la seule foi, autant Jung veut s’ouvrir aux messages chiffrés des religions ◀de▶ toute la terre. L’un procède par exclusion, l’autre par inclusion. À certains égards, Jung semblerait donc plus proche du comportement intellectuel et spirituel des Églises romaine et grecque — il connaît et il redécouvre la valeur des rites et des symboles et il est tout le contraire ◀d’▶un iconoclaste — mais quand il déclare, dans sa Réponse à Job, que la proclamation du dogme ◀de▶ l’Assomption ◀de▶ la Vierge en 1950 marque la date la plus importante ◀de▶ l’histoire religieuse depuis la Réforme, Pie XII n’a pas lieu ◀de▶ s’en réjouir : car l’hommage ◀de▶ Jung est rendu à la Sophia aeterna ◀de▶ la mythologie gnostique. Barth se veut strictement « canonique » dans son interprétation ◀de▶ la Bible, mais Jung se réfère aux livres apocryphes, non moins qu’à la « shakti » hindoue ou à l’Éternel féminin des mystiques hérétiques. Pour Barth, Dieu est le vis-à-vis de l’homme, le Tout Autre. Pour Jung, Dieu est une réalité psychique. Le théologien n’a que faire ◀de▶ la psychologie, il la met entre parenthèses pour ne considérer que la totalité ◀de▶ l’existence « en tant qu’objet soumis à la détermination ◀de▶ la Parole ◀de▶ Dieu »106. En revanche, le psychologue n’a que faire des dogmes, sauf s’ils sont l’expression cristallisée ◀d’▶un mythe, ◀d’▶une situation archétypique, donc ◀d’▶une réalité ◀de▶ l’âme, — et c’est précisément dans la mesure où ils seraient un mythe fixé que Barth les rejetterait.
Le dialogue entre ces deux hommes n’était même pas concevable, et ◀de▶ fait il n’a pas eu lieu. Leurs disciples (pasteurs et théologiens ◀d’▶un côté, médecins psychiatres et philosophes des religions ◀de▶ l’autre) coexistent sans se rencontrer, et aucune tentative ◀d’▶intégration ou ◀de▶ synthèse même très partielle n’a été entreprise jusqu’ici, que je sache. (Un jour, peut-être, j’essaierai ◀de▶ me rendre compte ◀de▶ ce que je dois à l’un autant qu’à l’autre de ces maîtres incompatibles.)
« Helvetia mediatrix » : ◀de▶ Bodmer aux Burckhardt
Jeter des ponts est une activité à laquelle leur pluralisme culturel et religieux destine peut-être et en tout cas incite les Suisses. S’il est vrai que la première confédération des Waldstätten est née du Gothard, ce col n’est devenu viable et carrossable qu’au moment où le pont du diable a permis ◀de▶ franchir les gorges ◀de▶ la Reuss, et ◀de▶ relier le Midi au Nord du Saint-Empire. ◀D’▶Italie sont montées les idées puis les arts, tandis que ◀de▶ la Germanie et des Ligues suisses des armées descendaient vers les plaines lombardes. Ce double mouvement culturel et militaire se ralentit dès le milieu du xvie siècle, avec la fin des guerres ◀d’▶Italie, et bientôt s’exténue. Mais au xviiie siècle, c’est l’école suisse ◀de▶ Bodmer qui révèle aux élites allemandes Dante et la latinité. Et au xixe siècle, c’est à partir de Bâle, ◀de▶ Zurich et ◀de▶ Genève que l’Europe moderne va découvrir toute la virtù ◀de▶ la Renaissance italienne, grâce aux grands livres ◀de▶ Jacob Burckhardt, ◀de▶ H. Wölfflin et au « Quattrocento » ◀de▶ Philippe Monnier.
Dès la fin du xviiie siècle, un second axe ◀d’▶échanges se dessine, ou, plus précisément, un mouvement ◀de▶ pensée ◀d’▶est en ouest se prononce. Si Rousseau a fécondé le préromantisme allemand, c’est Germaine de Staël et c’est Benjamin Constant qui, par la « trouée ◀de▶ Coppet », révéleront à la France les génies ◀de▶ Weimar et les grands philosophes ◀de▶ la Souabe. Vers le milieu ◀de▶ notre siècle, c’est encore à des historiens, et à des critiques romands, tels Gonzague de Reynold ou Albert Béguin que la France devra ◀de▶ connaître, traduits non seulement dans sa langue mais dans une forme assimilable par ses catégories ◀de▶ pensée, l’esprit du Saint-Empire médiéval, ou le romantisme allemand.
Des revues telles que la Neue Schweizer Rundschau à Zurich, animée par le grand critique Max Rychner, et plus encore la Revue ◀de▶ Genève , fondée par Robert de Traz, illustreront, entre deux guerres, cette fonction ◀d’▶intermédiaire culturel qui paraît dévolue à nos cités. Helvetia mediatrix est le titre ◀d’▶un petit ouvrage classique du comparatiste zurichois Fritz Ernst.
Les mêmes raisons expliquent sans doute le don particulier des Suisses pour l’interprétation critico-sympathique d’autres nations : et cela va des Lettres sur les Anglais et les Français de Béat de Muralt 107 jusqu’à La France à l’heure ◀de▶ son clocher ◀d’▶Herbert Lüthy, en passant par ◀De▶ l’Allemagne de Mme de Staël et L’Italie de Sismondi.
L’ensemble des traits spécifiques que j’ai dénombrés jusqu’ici me paraît s’illustrer ◀d’▶une manière exemplaire dans l’œuvre et la carrière ◀de▶ Carl J. Burckhardt. Lointain neveu ◀de▶ l’historien ◀de▶ la Renaissance, je ne pense pas qu’il tienne ◀de▶ lui ce don ◀de▶ prévision ◀de▶ l’avenir européen dont tous deux ont fait preuve dans leur correspondance108, mais qu’il faut plutôt l’attribuer à leur commune formation bâloise ◀d’▶historiens scrupuleux mais sûrs artistes, héritiers ◀d’▶une tradition humaniste où se mêlent intimement germanisme et latinité, esprit ◀de▶ la cité et cosmopolitisme, et qui rend plus sensibles à l’oreille intérieure les arythmies annonciatrices ◀d’▶accidents du cœur ◀de▶ l’Europe.
Peu de carrières ont connu tant ◀d’▶alternances ◀de▶ périodes ◀d’▶action et ◀de▶ méditation. Tantôt diplomate — attaché à Vienne dans sa jeunesse et chef ◀de▶ mission à Paris dans son âge mûr —, négociateur ou président ◀de▶ la Croix-Rouge internationale pendant la guerre, tantôt écrivain libre ou professeur ; tantôt historien des grandes têtes politiques du passé, ◀de▶ Charles Quint à Gentz en passant par Richelieu, tantôt mêlé à l’histoire vivante, ainsi dans le cyclone ◀de▶ Dantzig qui devait mener à la guerre en dépit d’une ultime et dramatique intervention auprès ◀d’▶Hitler ; enfin mémorialiste ◀d’▶événements qu’il a vécus et qu’il avait prévus, Burckhardt est le type même ◀de▶ l’écrivain qui ne peut séparer la pensée ◀de▶ l’action, ni la passion ◀de▶ la lucidité. Son expérience des hommes et ◀de▶ l’irrationnel qui conduit leurs affaires au pire a certes confirmé son pessimisme inné, et sa profonde méfiance à l’endroit de ce qui vient, ◀de▶ notre monde moderne en général, mais son goût puissant ◀de▶ la ◀vie▶ et son sens du service ◀de▶ la cité n’ont cessé ◀de▶ le ramener aux grands postes publics, quand un appel pressant du pays l’y engageait.
Jeter des ponts, relier l’action à la pensée, concilier les cultures ou les grands intérêts, juger sans illusions mais servir avec force en toute indépendance ◀d’▶esprit, peut-on dire que ces traits composent une personnalité typiquement suisse ? Je constate qu’on les trouve réunis chez quelques-uns des hommes les mieux liés par toutes leurs fibres aux traditions civiques et culturelles des Suisses. Voilà qui suffira peut-être à justifier l’existence autonome ◀de▶ ce pays, dans une époque où l’homme complet devient un phénomène tellement plus important, tellement plus rare, tellement plus exemplaire pour l’humanité à venir que le dictateur « prestigieux »…
(Mais j’allais oublier ◀de▶ dire que « CJB » est aussi un conteur fascinant, un humoriste redoutable, et un grand chasseur ◀de▶ chamois.)
Les sciences humaines : Ferdinand de Saussure
Comparer, opposer et rapprocher ; distinguer tout d’abord pour mieux relier ensuite ; rechercher les structures qui expliquent et légitiment les diversités ◀de▶ l’Europe, mais aussi le principe général qui permette ◀de▶ les appréhender dans l’unité : c’est un habitus ◀de▶ l’esprit que favorise au plus haut point tout régime pluraliste concentré et strictement fédéraliste. Ajoutons à cela quelques données constantes ◀de▶ la Suisse : la pauvreté du sol contraignant à l’ingéniosité fabricatrice, le moralisme, le civisme et le piétisme protestants inclinant les esprits les plus naturellement spéculatifs à se rabattre sur le vérifiable, le communicable et l’utile. Une curiosité non bridée par la vanité nationale pour ce qui se fait ailleurs, dans le monde entier. Et nous aurons, me semble-t-il, un complexe ◀de▶ dispositions aussi favorables aux sciences qu’il l’est peu à la poésie pure ou à la pure métaphysique.
C’est dans les sciences humaines, bien entendu, qu’il sera le plus facile ◀de▶ vérifier cette hypothèse descriptive.
En 1880, un jeune étudiant genevois se présente à un professeur ◀de▶ Leipzig. Il est candidat au doctorat. « Votre nom, monsieur ? — Saussure. — Êtes-vous parent du célèbre auteur du Mémoire sur les voyelles ? — C’est moi », dit l’étudiant modeste (« beau comme un dieu », ajoutera le professeur dans son récit ◀de▶ l’incident). Ferdinand de Saussure a 23 ans. Son mémoire a paru deux ans plus tôt, faisant ◀de▶ lui le fondateur des sciences humaines telles qu’on les comprend aujourd’hui.
On n’est pas plus Genevois, au sens traditionnel et patricien du terme (qui se perd) : racines profondes dans le pays, sens civique mais ouverture sur le monde, tournure ◀d’▶esprit scientifique (c’est plus « sérieux ») mais cosmopolitisme intellectuel et mondain. Arrière-petit-fils ◀d’▶Horace-Bénédict, le « vainqueur du Mont-Blanc », petit-fils ◀d’▶un éminent zoologiste et fils ◀d’▶un naturaliste, ayant pour oncles, cousins, neveux et fils une pléiade ◀d’▶hommes qui ont marqué dans les domaines les plus divers : physique, chimie, mathématique, égyptologie, littérature, théologie et psychanalyse, il avait hésité à se consacrer aux lettres. Mais son Mémoire décide ◀de▶ sa carrière. À 24 ans, il est professeur à l’École des hautes études à Paris. À 34 ans, il refuse une chaire au Collège ◀de▶ France, préférant rester Suisse, et rentre à Genève où il enseigne, jusqu’à sa mort, à 57 ans, la science qu’il a créée : la linguistique générale.
La précocité ◀de▶ son génie fait songer à celle des mathématiciens modernes et sa linguistique est fondée sur une science des signes (la sémiologie) qui est en train de trouver ses applications dans l’électronique, non moins d’ailleurs qu’en biologie.
Au plus profond ◀de▶ la cellule existent des phénomènes comparables à ceux que Saussure a décrits au niveau du langage. La ◀vie▶ des cellules s’exprime en codes. Voilà qui est tout à fait copernicien : au début, il y a Saussure qui propose une méthode permettant ◀d’▶espérer que les sciences humaines pourront un jour imiter les sciences naturelles et, cinquante ans plus tard, on découvre que la nature elle-même fait ◀de▶ la linguistique… Saussure a révolutionné l’ensemble des sciences ◀de▶ l’homme. Je considère qu’il est à lui seul un moment capital ◀de▶ la pensée européenne.109
Dans un autre domaine des sciences ◀de▶ l’homme, la psychologie génétique ◀de▶ Jean Piaget représente elle aussi un apport décisif, et qui, indépendamment ◀de▶ sa valeur intrinsèque, me paraît se rattacher profondément au complexe « suisse » et fédéraliste110. Ici encore, c’est à un non-Suisse qu’il me plaît ◀de▶ laisser la parole :
Piaget a minutieusement décrit le passage ◀de▶ la conscience diffuse, en participation avec l’environnement, puis centrée sur sa propre subjectivité, à la pensée cohérente et autonome, devenue maîtresse ◀d’▶elle-même dans la mesure où elle découvre l’ordre ◀de▶ la coexistence entre les individus égaux en droit. L’égocentrisme enfantin prendrait fin, entre 8 et 12 ans, grâce à la fréquentation scolaire qui introduit l’enfant dans un nouveau milieu où il fait l’apprentissage ◀de▶ la coopération. Alors s’affirme, grâce au décentrement nécessaire, la personnalité, qui n’est autre qu’une « coordination ◀de▶ l’individualité avec l’universel » ; « chacun prend conscience ◀de▶ son point de vue particulier, tout en le situant dans une totalité cohérente »…
… S’il est vrai que la coopération est la « réciprocité entre individus autonomes », il faut reconnaître dans l’école primaire le lieu privilégié où s’accomplit la promotion ◀de▶ l’enfant à cette liberté qui fait ◀de▶ lui un citoyen conscient et organisé.111
Les sciences physiques : ◀de▶ Paracelse à l’indice Nobel
J’ai marqué, à diverses reprises, la constance ◀de▶ certaines préoccupations éthiques chez ceux qui ont illustré les lettres et les sciences en Suisse : éduquer ou guérir, réformer, relier, être utile au plus haut sens du terme, connaître l’homme pour le rendre plus libre et par là même plus apte à tenir son rôle dans la ◀vie▶ ◀de▶ sa communauté : « Je veux l’homme maître ◀de▶ lui-même afin qu’il soit mieux le serviteur ◀de▶ tous », écrivait Alexandre Vinet, et il est significatif que cette parole soit si souvent citée dans ce pays.
À l’aube ◀de▶ l’histoire des sciences en Suisse, nous avons trouvé Paracelse 112, fondateur ◀d’▶une médecine à la fois expérimentale et intuitive, attentive aux propriétés chimiques des remèdes mais aussi au psychisme des malades, à l’écologie ◀de▶ leur région natale mais aussi à leur thème astrologique. Ce précurseur des méthodes psychosomatiques et homéopathiques, cet aventurier ◀de▶ l’esprit qu’une insatiable curiosité des diversités naturelles et humaines entraîna dans toutes les villes et les campagnes ◀de▶ l’Europe ; dans les universités comme dans les mines, et jusque chez les chamans ◀de▶ Russie, ce « mage alpestre » m’apparaît comme l’ancêtre direct ◀de▶ C. G. Jung, — qui lui aussi n’hésita pas à s’initier à la sorcellerie, en partageant durant des mois la ◀vie▶ ◀d’▶une tribu ◀de▶ l’Afrique noire, ou celle des Indiens ◀de▶ l’Arizona.
La Suisse orientale, notamment le canton ◀d’▶Appenzell où Paracelse avait séjourné et pratiqué son art, est restée la terre ◀d’▶élection des guérisseurs hétérodoxes, mais on trouve dans tous les cantons quantité ◀de▶ praticiens et ◀de▶ chercheurs ◀d’▶avant-garde qui ont des titres plus sérieux à se réclamer ◀de▶ la tradition paracelsienne : homéopathes, diététiciens, hygiénistes ou psychothérapeutes, explorateurs ◀de▶ toutes les dimensions ◀de▶ l’être humain que la science des spécialistes néglige parfois. La médecine officielle n’en demeure pas moins florissante en ce pays, et la réputation ◀de▶ ses « patrons » est mondiale : sur trois-cent-quarante-deux diplômes ◀de▶ doctorat décernés en 1962 par les cinq facultés ◀de▶ médecine que compte la Suisse, près du tiers ont été conquis par des étudiants étrangers.
Si l’on examinait la tradition des sciences physiques, mathématiques et naturelles, on y retrouverait sans peine des caractéristiques analogues : j’en ai donné quelques exemples, à propos de Léonard Euler et ◀de▶ l’étonnante dynastie des Bernoulli à Bâle113, d’Albert de Haller à Berne, ◀d’▶Horace-Bénédict de Saussure et ◀de▶ son illustre descendance à Genève.
Quant à l’époque contemporaine, il faut admettre que les critères ◀d’▶évaluation ◀de▶ la productivité savante ◀d’▶un pays ont été révolutionnés, depuis les environs ◀de▶ 1900. Si l’on garde en mémoire le fait souvent cité qu’environ 85 % des scientifiques ◀de▶ tous les temps vivent parmi nous, hommes du milieu du xxe siècle, il est facile ◀d’▶imaginer que la tradition des quelques-uns, qui faisaient partie du 15 % et qui appartinrent jadis à tel petit pays, risque fort ◀d’▶être noyée dans un flot ◀d’▶influences tout internationales. Que reste-t-il aux Suisses des vertus que j’ai dites, et que j’ai montrées liées ◀de▶ diverses manières à leur régime ? Les chiffres seuls peuvent nous donner une réponse provisoire, qu’il appartient aux sociologues ◀d’▶interpréter. L’un ◀d’▶eux, Léo Moulin, a nommé « indice Nobel » le nombre des prix Nobel ◀de▶ sciences (médecine, chimie et physique) par million ◀d’▶habitants ◀d’▶un pays. Voici un extrait du tableau, calculé ◀de▶ 1901 — date ◀de▶ la fondation du prix — à 1960114 :
1. Suisse | 2,62 | 7. Royaume-Uni | 0,67 |
2. Danemark | 1,43 | 8. États-Unis | 0,41 |
3. Autriche | 1,19 | 9. France | 0,40 |
4. Pays-Bas | 1,15 | … | … |
5. Suède | 1,13 | … | … |
6. Allemagne | 0,71 | Russie et URSS | 0,03 |
Il est permis ◀de▶ lire dans ce tableau les avantages du petit pays en général, et, parmi les petits pays, les avantages exceptionnels ◀d’▶une fédération pluraliste, microcosme ◀de▶ la culture européenne.
Mais cette situation privilégiée pourra-t-elle se maintenir longtemps ? L’inclusion des dernières années dans les calculs cités se traduirait déjà par un net fléchissement ◀de▶ l’index suisse et par une remontée ◀de▶ l’index anglais et ◀de▶ l’américain. Pendant la première moitié du siècle, la Suisse bénéficiait encore des traditions plusieurs fois séculaires que j’ai tenté ◀de▶ caractériser. Toute la question est ◀de▶ savoir si elle saura les renouveler ou en trouver l’équivalent futur, face à des exigences quantitatives tellement accrues que la nature même du problème en est changée.
Les universités
Une partie décisive ◀de▶ l’avenir du pays dépend ◀de▶ ses universités, puisque les atouts ◀de▶ la Suisse sont presque exclusivement qualitatifs. Les Suisses peuvent se vanter ◀de▶ posséder une dizaine ◀d’▶établissements ◀d’▶enseignement supérieur115, ce qui les met encore une fois au premier rang pour l’index universitaire. C’est vrai, mais il ne faut pas oublier que c’était encore plus vrai il y a cent ans, et que ce l’est chaque jour un peu moins, car depuis 1848 la population a plus que doublé ; elle aura quadruplé dans quarante ans, cependant que les élites sociales, qui avaient fourni pendant des siècles presque tous les savants ◀de▶ nos cantons, se voient déjà réduites à peu de chose, en nombre relatif et vertus créatrices. Toute la question est donc ◀d’▶assurer dès maintenant une relève des élites anciennes sur une base populaire fortement élargie, et cela au rythme sans cesse accéléré qu’exigent l’accroissement démographique, et celui, beaucoup plus vertigineux, du nombre des connaissances qu’il s’agit ◀d’▶acquérir dans les diverses branches des sciences.
Or, le total des étudiants inscrits dans nos dix établissements supérieurs était à peine de 26 000 en 1962-1963, parmi lesquels 17 500 Suisses. La même année, en Russie soviétique, 1 800 000 étudiants se faisaient immatriculer. L’URSS ayant quarante fois plus ◀d’▶habitants que la Suisse, c’est donc, en proportion égale, 45 000 Suisses qui devraient étudier aujourd’hui dans l’ensemble ◀de▶ nos hautes écoles.
L’expansion des universités, telle qu’on la voit requise en cette seconde moitié du siècle, impliquerait deux à trois fois plus ◀d’▶étudiants, des professeurs beaucoup mieux rémunérés, des bâtiments beaucoup plus vastes, des laboratoires beaucoup mieux équipés, des chercheurs mieux dotés et, selon l’étude récente du professeur Kneschaurek, ◀de▶ Saint-Gall, une dépense ◀d’▶un milliard ◀de▶ francs pour couvrir ce programme d’ici à 1970.
Question : L’organisation fédérale du pays permet-elle un effort ◀de▶ cette ampleur ?
Toutes nos universités et hautes écoles, sauf deux, relèvent ◀d’▶un canton. La Constitution ◀de▶ 1848 autorisait la Confédération à « établir une université et une école polytechnique ».
II est remarquable que seule la seconde ait été créée.
Cette allégeance à la « petite patrie » ménage aux universités une autonomie morale aussi large que possible. Elles ne sont pas soumises à une doctrine ◀d’▶État, mais reflètent le genius loci et les diversités linguistiques et religieuses. Celles ◀de▶ Genève, Lausanne et Neuchâtel sont françaises et marquées par l’esprit protestant ; celle ◀de▶ Fribourg, catholique et bilingue ; celles ◀de▶ Bâle, Zurich et Berne, ◀d’▶origine humaniste et réformée et ◀de▶ langue allemande, mais on y donne ◀de▶ nombreux cours en français et en italien. (Lucerne annonce son intention ◀de▶ créer une huitième université, qui représenterait l’élément catholique dominant dans la Suisse centrale.) Si, dans ces conditions, la Confédération avait jugé bon ◀d’▶établir l’université suisse prévue, l’on eût assisté à la naissance ◀d’▶un premier modèle en réduction ◀d’▶université européenne. Il faut croire que le besoin ne s’en est pas fait sentir assez fortement pour surmonter les tendances particularistes, qui demeurent extrêmement vivaces à ce niveau. L’idée même ◀de▶ créer une université romande unique, qui engloberait celles ◀de▶ Genève, Lausanne et Neuchâtel, ne resurgit périodiquement que pour se voir aussitôt repoussée avec une sorte ◀d’▶indignation par l’opinion publique des trois cantons. Il est caractéristique que la seule haute école qui dépende ◀de▶ l’État fédéral, le Polytechnicum de Zurich, soit un institut ◀de▶ recherches et ◀de▶ préparation technique et professionnelle au premier chef : une hypothétique idéologie officielle ne pourrait y jouer ◀de▶ rôle notable. Quelques-uns des plus grands mathématiciens et physiciens modernes, dont Einstein et Pauli, y ont étudié et professé, mais la science pure y demeure en contact étroit avec les applications industrielles, les instituts fédéraux, les banques et les établissements techniques ◀de▶ tout le pays. Là encore, on vérifiera que la fédéralisation répond en Suisse aux exigences ◀de▶ l’efficacité, non à celles ◀d’▶une doctrine politique.
Les avantages du régime cantonal sont évidents. Le nombre élevé des établissements supérieurs qui en a résulté dans un si petit pays, et leurs solides traditions locales, ont eu longtemps pour effet ◀de▶ rendre plus étroites les relations entre professeurs et étudiants. Les uns et les autres, pour une large proportion, se recrutaient dans la même ville ou le même canton, parlaient avec le même accent, et appartenaient aux mêmes milieux sociaux ◀de▶ la petite à la grande bourgeoisie (ouvriers et paysans non pas exclus mais rares). Aucune des sept universités ne se considérait comme « provinciale », chacune formant le centre intellectuel ◀d’▶un pays, et se jugeant à cet égard l’égale ◀de▶ ses voisines.
Mais les tâches ◀d’▶aujourd’hui, déjà, débordent ce régime si sympathique. L’idéal secrètement autarcique ◀d’▶universités fondées dans un milieu municipal ou cantonal qui les soutiendrait seul, apparaît chaque année moins défendable. Chacune se veut complète et suffisante, aucune ne l’est ou ne pourra le rester longtemps. Elles invoquent le fédéralisme à l’appui de leurs prétentions. Mais le fédéralisme bien compris ne consiste pas à juxtaposer des monades. Il implique au contraire la mise en commun des efforts lorsque la dimension des tâches l’exige, qu’elles soient pédagogiques ou budgétaires. Le vrai fédéralisme ne veut pas que chacun fasse tout pour son compte et tant bien que mal ; il suppose la coopération et la mise en commun des faiblesses, ◀d’▶où naîtra seule la force requise — en dépit de l’arithmétique tout illusoire que l’esprit unitaire croit pouvoir appliquer au domaine des qualités.
Les universités suisses, et romandes d’abord, se devraient donc ◀d’▶envisager ◀d’▶urgence une nouvelle division du travail, un regroupement des facultés à l’échelle intercantonale, et des concentrations ◀de▶ chercheurs dotés ◀d’▶instruments adéquats, bien trop chers pour un seul canton. Quitte à multiplier parallèlement des instituts para- et postuniversitaires, les uns hautement spécialisés, les autres consacrés à des types ◀de▶ formation interdisciplinaires.
Mais tout cela suppose une politique, et la Suisse me paraît plus lente que d’autres à en reconnaître l’urgence. C’est la rançon ◀de▶ sa prospérité. On tend à continuer ce qui a si bien marché. Et l’imagination s’alourdit ou s’empâte, faute de défis qui la réveillent et l’excitent, et faute de rappels dramatiques à l’ampleur, à l’urgence des dilemmes.
Le Fonds national ◀de▶ la recherche scientifique disposait en 1963 ◀de▶ 23 millions ◀de▶ francs. La même année, le Conseil fédéral proposait et les Chambres votaient un budget militaire s’élevant à 1264 millions, dont une bonne part pour l’achat ◀de▶ « Mirages ». On n’hésitait donc pas à « saigner le pays » pour acheter à l’étranger des objets dont l’utilité même militaire n’était pas démontrable (et ne le sera jamais, espérons-le). Tandis qu’il me souvient ◀d’▶une subvention ◀de▶ l’État dont le montant proposé s’élevait environ à un cinquante-millième du prix ◀de▶ ces Mirages116, et qui motiva trois navettes entre les deux Conseils du parlement : il s’agissait ◀d’▶un objet culturel, on l’a deviné.
Le cas des universités illustre un fait patent : la Suisse actuelle n’a pas la politique ◀de▶ son propre fédéralisme. Elle ne pourra le sauver qu’en le repensant à l’échelle ◀de▶ l’Europe et des techniques nouvelles. Mais ce n’est pas au seul niveau des hautes écoles qu’il faudrait essayer ◀d’▶intervenir. C’est dans l’enseignement primaire et secondaire que les agents stérilisants ◀de▶ l’imagination sévissent ; c’est là aussi que le sens ◀d’▶une vocation pourrait « nouer », comme on le dit ◀d’▶un fruit.
« Tout Suisse est pédagogue »
Le souci éducatif est diffus dans toute l’atmosphère suisse, famille, sociétés, syndicats, armée, écoles. « Tout Suisse est pédagogue », répètent les auteurs suisses. Et cela s’explique aisément, sinon par une cause unique.
Dans un petit pays composé ◀de▶ vingt-cinq patries minuscules, la tolérance est une nécessité vitale. Mais s’il n’est pas question ◀d’▶éliminer le voisin qui diffère par la langue ou la foi, on se rattrape sur le frère et l’ami. Faute ◀de▶ pouvoir se livrer comme leurs ancêtres à une lutte ouverte ◀de▶ principes et ◀de▶ convictions, les Suisses se bornent à un échange insistant ◀de▶ bons conseils, ◀d’▶avis moraux, ◀de▶ recettes ◀d’▶hygiène et ◀d’▶admonestations religieuses. Le civisme helvétique ◀de▶ nos jours repose essentiellement sur cette propension à l’éducation mutuelle, qui semble assez typique des pays dominés par l’influence protestante. Aux petites dimensions des communautés, il convient ◀d’▶ajouter un second facteur ◀de▶ didactisme : le goût ◀de▶ la technique, l’orgueil du savoir-faire. On a vu que les données naturelles du pays exigeaient ◀de▶ ses habitants une ingéniosité peu commune dans la mise en œuvre la plus efficace ◀de▶ ce qu’ils arrivent à se procurer. Or le tour ◀de▶ main, le métier, est une affaire ◀de▶ tradition, ◀de▶ transmission ◀de▶ père en fils, ◀de▶ maître ◀d’▶atelier en apprenti : il est fait ◀de▶ mille conseils et ◀d’▶exemples pratiques.
Ces dispositions psychologiques, innées ou acquises, ont produit deux attitudes humaines assez différentes dans le domaine ◀de▶ l’éducation et ◀de▶ la pédagogie.
La première est celle qui régit l’enseignement primaire. Elle pourrait être caractérisée par les traits suivants : un égalitarisme à base de méfiance pour tout ce qui dépasse l’ordinaire et menace ◀de▶ déranger l’alignement ; la volonté ◀de▶ rejoindre lentement des moyennes, plutôt que ◀de▶ pousser quelques individus117 ; un respect ◀de▶ la discipline qui tourne au fétichisme quand on l’élève au rang ◀de▶ vertu civique, ou qu’on lui confère un mérite vaguement réminiscent ◀de▶ valeurs religieuses, d’ailleurs vidées ◀de▶ leur sens originel. Certes, Calvin disait déjà : « La république est au collège. » Mais son collège était une école du chrétien, sa discipline celle ◀de▶ la Vérité, à la fois transcendante et révélée. L’école primaire n’est plus guère inspirée que par quelques principes ◀de▶ « bonne conduite ». Et elle se borne à inculquer des « connaissances » conventionnelles.
J’ai débuté dans la littérature engagée — bien avant ◀d’▶avoir inventé cette expression — par un pamphlet contre l’école primaire : Les Méfaits ◀de▶ l’instruction publique 118, dont le premier chapitre, souvenirs ◀d’▶élève, s’intitulait simplement « Mes Prisons ». Je dénonçais le régime qui fait ◀de▶ l’instituteur un bon élève prolongé, jamais sorti ◀de▶ l’école pour vivre un peu ; l’horaire des leçons ; la conception pénitentiaire des disciplines imposées : « L’École veut que partout la valeur cède le pas à la règle » ; les intentions politiques ◀de▶ la méthode : « La machine scolaire dévore des enfants tout vifs et rend des citoyens à l’œil torve » ; le lavage ◀de▶ cerveau des petits ◀d’▶homme : « Regardez un écolier préparer ses devoirs : il apprend les questions aussi bien que les réponses. J’avoue que je trouve ça très fort : obtenir un conformisme ◀de▶ la curiosité. » Je demandais que l’on remplace l’enseignement primaire par une espèce ◀de▶ yoga, ◀d’▶entraînement des facultés volontaires, imaginatives, physiques et poétiques.
Je proposais une instruction non pas même privée mais secrète. Je nageais en pleine utopie, je le savais, et j’écrivais ◀de▶ l’utopiste : « Sans lui, l’humanité s’avachirait totalement. Mais il est dans l’ordre qu’elle beugle longuement tout en le suivant. » Il est certain qu’on ne m’a pas suivi, et donc probable que l’école primaire, en Suisse comme ailleurs, en est restée — dans son esprit sinon dans ses méthodes résolument progressistes — au point que je marquais.
Dès 1897, à l’aula ◀de▶ l’Université ◀de▶ Genève, Théodore Flournoy n’avait pas craint ◀de▶ déclarer : « Nous aurions cherché un moyen ◀d’▶abrutir nos enfants que nous n’aurions pas pu trouver quelque chose qui répondît mieux à ce but que notre système scolaire actuel. » Hélas, en 1942, Edmond Gilliard (qui avait été l’éditeur ◀de▶ mon pamphlet dans ses « Petites Lettres ◀de▶ Lausanne ») ne voyait ◀d’▶autre remède au marasme scolaire que dans une « révolte » allant jusqu’au « droit au chahut » et à celui « ◀d’▶exécuter » le maître incapable. Mais il ne se faisait point ◀d’▶illusions : « On ne renversera l’école qu’en soulevant et retournant le monde. » Ainsi posé, le problème dépasse quelque peu la Suisse et ses autorités scolaires : il met en cause l’Occident tout entier119.
L’autre attitude ou tradition pédagogique, qui se développe parallèlement à la première, est celle ◀de▶ l’école nouvelle. Elle se réclame ◀de▶ deux grands ancêtres suisses, Rousseau et Pestalozzi. Dans cette lignée se placent les pédagogues qui ont fondé à Genève l’Institut Rousseau, ou qui ont œuvré dans le même esprit : Claparède, Pierre Bovet, Ferrière, Jean Piaget. Ils cherchaient avant tout à cultiver ◀de▶ libres personnalités, à ménager la spontanéité nécessaire à leur éclosion, à sauvegarder dans le processus ◀de▶ l’instruction et ◀de▶ l’éducation la part du jeu et des instincts fondamentaux. Ils se fondaient sur une psychologie ◀de▶ l’enfance beaucoup plus avertie et scientifique que celle qui règne sur l’école primaire et ses routines positivistes. C’est à ces novateurs, anciens et modernes, que l’on doit attribuer la réputation universelle des pédagogues suisses et ◀de▶ leurs établissements privés.
Certes, on a pu les accuser ◀de▶ placer une confiance excessive dans la bonté naturelle ◀de▶ l’enfant, et ◀de▶ négliger la formation intellectuelle ou la discipline dans le travail, sous prétexte de favoriser « un développement harmonieux des facultés ». On s’est gaussé ◀de▶ leurs expériences et ◀de▶ l’apparente anarchie qui régnait dans leurs classes ◀d’▶essai. Mais ils pouvaient répondre qu’ils visaient au contraire à éveiller chez l’enfant et l’élève le sens ◀de▶ la responsabilité personnelle et sociale. Quels qu’aient pu être les excès ◀de▶ l’« école nouvelle » à ses débuts, ou les conséquences extrêmes qui en furent parfois tirées par l’Amérique, il est incontestable que l’avant-garde pédagogique ◀de▶ Genève a contribué à assouplir et humaniser les méthodes ◀de▶ l’enseignement primaire dans plus ◀d’▶un pays, et même parfois en Suisse.
Si l’on prend pour points ◀de▶ comparaison l’éducation américaine et la française, il apparaît que la Suisse, ici comme ailleurs, suit la voie médiane. La musique, la rythmique ◀de▶ Jaques-Dalcroze, la gymnastique, les travaux manuels tiennent beaucoup plus ◀de▶ place dans les programmes suisses que ce n’est le cas en France, mais les sports y sont moins envahissants qu’en Amérique120. En général, l’élève suisse acquiert plus ◀de▶ connaissances précises que l’américain, et ne souffre pas du « gavage intellectuel » dont se plaint le français. Moins libre et turbulent que le premier, moins brillant et délié ◀d’▶esprit que le second, il tend à se conformer à cette « honorable moyenne » qui fait la force principale des petites démocraties modernes.
Si variés que soient les types ◀d’▶écoles primaires ou secondaires, partout adaptés aux circonstances locales121, ils baignent néanmoins dans un climat ◀d’▶helvétisme très sensible. Cette unité dans la diversité résulte peut-être moins ◀d’▶une histoire commune que ◀d’▶un enseignement uniforme ◀de▶ cette histoire ; et moins ◀d’▶une similitude ◀de▶ mœurs que ◀de▶ l’empreinte laissée par les leçons ◀d’▶instruction civique, qui jouent le rôle ◀d’▶une sorte ◀de▶ catéchisme laïque.
Ce n’est donc pas à un défaut ◀de▶ démocratisation ◀de▶ l’école primaire qu’il s’agirait ◀de▶ remédier, mais au contraire à un esprit ◀d’▶égalitarisme intellectuel, à la stérilisation jalouse des meilleurs, ◀de▶ ceux qui se « distinguent », et dont le maître entend rabattre le caquet. La phrase typique ◀de▶ l’agent suisse à l’automobiliste en faute : « Vous pouvez pas faire comme tout le monde ? » où s’exprime une hargneuse réprobation morale, traduit une mentalité très générale dans nos écoles primaires. Un milliard par an aux universités ne suffira pas, je le crains, à réparer les ravages intimes causés par cette morale déprimante.
La ◀vie▶ religieuse : catholiques et protestants côte à côte
Sur les origines du christianisme en Suisse, l’historien ne dispose que ◀de▶ récits légendaires. Il semble que dès le iiie siècle, la nouvelle doctrine s’introduisit dans la partie occidentale du pays, apportée par des artisans et des légionnaires venus de la vallée inférieure du Rhône. Au ive siècle, une communauté chrétienne est établie à Genève, Bâle est déjà le siège ◀d’▶un évêché, de même que Martigny en Valais. Au ve siècle, ces territoires romanisés sont envahis par les Burgondes, Germains professant l’arianisme et qui ne se mêleront avec la population celte et les colons romains que lorsqu’ils auront adopté la religion catholique, au vie siècle.
Cependant, le paganisme fait un retour en force avec la poussée des Alamans, venus du Nord-Est et qui ne tardent pas à coloniser toute l’actuelle Suisse alémanique. Nombre ◀de▶ traits typiques ◀de▶ la démocratie suisse, tels que le particularisme, la répugnance à subir l’autorité civile mais le goût du service militaire, les assemblées populaires souveraines apparaissent à certains historiens modernes comme des survivances du passé alémanique122. Lorsque les missionnaires Colomban et Gall, venus ◀d’▶Irlande, visitent vers 610 les environs du lac ◀de▶ Constance, ils trouvent des idoles ◀de▶ Wotan dans les anciennes églises romaines. Mais grâce à ces moines pérégrins, le christianisme renaîtra ◀de▶ ses vestiges. Par-dessous les coutumes alémaniques-païennes, les apôtres irlandais retrouvent non seulement le catholicisme ◀de▶ Rome, mais un fond celtique plus ancien qui leur est congénital, et sur lequel ils appuieront leur effort ◀d’▶évangélisation, en sorte que le christianisme, en Suisse, sera le dernier rejeton ◀de▶ la « civilisation ◀de▶ Iona », comme dirait Arnold Toynbee.
Sur la tombe ◀de▶ Gall s’édifie au viiie siècle un monastère qui va devenir le grand foyer ◀de▶ prospérité matérielle autant que spirituelle ◀de▶ la Suisse orientale, avec son hôtellerie et ses fermes, ses écoles, ses œuvres d’art et sa bibliothèque ◀de▶ volumes enluminés. Les couvents se multiplient dans tout le pays, et bientôt rivalisent ◀de▶ puissance temporelle avec les grands féodaux : les cantons primitifs devront s’armer contre eux aussi souvent que contre les Habsbourg. L’un des plus fameux est celui ◀d’▶Einsieldeln, situé en plein cœur ◀de▶ la Suisse primitive, et d’ailleurs continuellement attaqué par les Schwyzois.
Or, c’est précisément à Einsiedeln que Zwingli, jeune abbé passionné ◀d’▶humanisme et « chapelain acolyte » du pape, apprend en 1517 ce qui vient de se passer à Wittenberg : l’affichage des thèses ◀de▶ Luther.
À cette époque, la Suisse alémanique détenait pour la curie romaine une importance politique et militaire très spéciale, et elle en profitait pour se faire accorder une foule ◀de▶ droits et grâces ecclésiastiques, ce qui peut expliquer en partie la tolérance montrée par Rome, dans les débuts, à l’égard des innovations religieuses ◀de▶ Zurich. L’esprit clérical était prononcé, et ses abus non moins criants qu’en Allemagne. La ◀vie▶ intellectuelle ne s’était éveillée que tardivement, au xve siècle, l’Université ◀de▶ Bâle, fondée en 1460, devenait un foyer ◀d’▶humanisme avec Érasme. D’autre part, la mystique allemande du sud travaillait les consciences avides ◀d’▶une religion plus intérieure : c’est ainsi que la secte des Amis ◀de▶ Dieu, dont le centre était à Strasbourg, comptait beaucoup de disciples chez les Suisses : Nicolas de Flue, qui venait de mourir, avait résumé dans sa personne toutes les vertus et les épreuves spirituelles des légendaires « ermites du Haut Pays » vénérés par la secte alsacienne123. Il avait d’autre part montré aux Suisses la voie ◀de▶ cette politique ◀de▶ neutralité dans laquelle Zwingli allait conduire ses compatriotes, en dépit de l’opposition des catholiques, toujours prêts à conclure des alliances étrangères avec Rome, l’empereur, ou la France, pour assurer les droits ◀de▶ leur minorité.
C’est Zwingli qui a donné sa forme et son esprit au protestantisme suisse. Les débuts ◀de▶ sa réforme, à Zurich, datent ◀de▶ 1518, lorsqu’il déclare, du haut ◀de▶ la chaire, qu’il se propose ◀d’▶expliquer la doctrine chrétienne en se basant sur les documents originaux ◀de▶ la Révélation, la Bible et les évangiles. Calvin ne publiera son Institution qu’en 1536, et ne s’installera définitivement à Genève qu’en 1540. Or Genève n’est liée aux Suisses que par quelques traités ◀de▶ combourgeoisie. Elle ne fait pas partie ◀de▶ la Confédération des treize cantons. Et l’œuvre du réformateur français, qu’elle adopte, va rayonner dans toute l’Europe, et plus tard en Amérique, bien plus qu’elle ne le fera jamais en Suisse. C’est Zwingli qui conduit les protestants lors des premières guerres civiles religieuses. Et ce sont les deux villes soumises à son influence, Zurich et Berne, qui prendront la tête du parti réformé et soutiendront la lutte, souvent sanglante, contre les cantons catholiques du centre, jusqu’aux débuts du xviiie siècle.
Dès l’époque ◀de▶ Zwingli, le partage ◀de▶ la Suisse entre les deux confessions s’est opéré dans ses grandes lignes. La proportion ◀d’▶un peu plus ◀de▶ 2/5 ◀de▶ catholiques pour un peu moins ◀de▶ 3/5 ◀de▶ protestants dans l’ensemble du pays n’a guère varié depuis la Réforme124. Mais ◀d’▶importantes modifications se sont manifestées dans la répartition géographique des deux principales confessions. Jusqu’en 1848 légalement, et plus tard encore pratiquement, le droit ◀d’▶établissement était refusé par les cantons aux Suisses ◀d’▶une confession différente ◀de▶ celle ◀de▶ la majorité. La Constitution fédérale, conçue dans un esprit ◀de▶ réconciliation au lendemain ◀de▶ la guerre du Sonderbund, supprima les entraves confessionnelles au libre établissement. Il en a résulté un mélange des confessions tel qu’on ne peut plus parler proprement ◀de▶ cantons protestants ou catholiques, mais seulement ◀de▶ cantons à majorité protestante ou catholique125. En général, le nombre des catholiques augmente plus rapidement dans les cantons naguère protestants que celui des protestants dans les cantons demeurés presque entièrement catholiques. Cela s’explique par l’attraction qu’exercent les plus grandes villes, autrefois toutes protestantes, cependant que les petits cantons ruraux du centre offrent peu de possibilités à l’immigration.
L’interpénétration géographique des confessions, à elle seule, suffirait pour rendre impossible une nouvelle guerre du Sonderbund dans notre siècle.
Cet apaisement, cette paix officielle traduisent-ils une compréhension mutuelle plus profonde ? On pouvait en douter jusqu’à ces dernières années. Chacun restait sur ses positions et s’y retranchait, attentif à ne pas vexer le voisin, mais peu désireux ◀de▶ s’en rapprocher, ou même ◀de▶ perdre des préjugés hérités à son endroit. En 1937, un curé fribourgeois écrivait : « Un zèle un peu amer et ambitieux risquerait ◀de▶ troubler la paix, et l’on est prudent. On ne rayonne donc pas. On se respecte à distance et même on s’estime comme des clans. L’esprit contraire, le meilleur, le plus compréhensif, existe aussi, plus répandu peut-être que l’autre et en progrès, mais pourquoi a-t-il tant de peine à s’exprimer ? » Le prêtre ajoutait d’ailleurs aussitôt : « Toutes les constatations moins réconfortantes que l’on peut faire ne doivent pas laisser oublier le fait déjà remarquable que le peuple suisse est acquis au respect effectif des consciences, il ne comprend plus les moyens ◀de▶ pression et ◀de▶ violence en matière de religion. »126
Et certes, aujourd’hui encore, l’ignorance mutuelle dans laquelle vivent les différents groupes, tant linguistiques que religieux, ne paraît guère frapper les Suisses. Bien qu’ils se coudoient journellement, et qu’il existe dans presque chaque bourg ◀de▶ quelque importance des églises des deux cultes, le protestant moyen continue à penser que le catholicisme consiste à mettre des cierges sur un autel et à cultiver toutes sortes ◀de▶ superstitions, tandis que le catholique moyen tient le protestant pour un demi-incrédule, prisonnier ◀d’▶une morale ennuyeuse.
Toutefois, l’influence du mouvement œcuménique se fait sentir dans les deux Églises, au niveau populaire non moins qu’à l’étage des docteurs. En voici deux exemples :
À Zurich, en 1963, un référendum est organisé sur la reconnaissance par l’État de l’Église romaine. Les deux tiers ◀de▶ la population sont protestants. Or ce sont les milieux dirigeants ◀de▶ cette majorité qui ont recommandé ◀d’▶accorder l’égalité ◀de▶ droits à la minorité. La loi est acceptée par 68 % des votants.
À Glaris, une vaste église, depuis ◀de▶ nombreuses années, est commune aux deux cultes. Elle s’orne ◀de▶ deux tours jumelles, qui portent chacune une horloge : c’est superflu et ce n’est pas beau, mais il se peut que ce soit symbolique. La nef est totalement dépourvue ◀d’▶ornements. L’autel consacré à Marie — en retrait sur la gauche — est caché par la chaire : les protestants ne peuvent le voir pendant le sermon, mais seulement s’ils s’avancent vers le chœur pour communier. Dans ce chœur, un autel très sobre, qui pourrait être luthérien ou anglican aussi bien que romain. La froide nudité protestante domine, éliminant le mauvais goût sulpicien. Si les défauts se neutralisent, les vertus ne s’additionnent pas encore. ◀De▶ cette coexistence physique au minimum, une inter-communion en esprit naîtra-t-elle ? C’eût été inconcevable avant Vatican II…
Mais d’autres convergences, plus profondes, se dessinent. Longtemps interdite aux fidèles romains, la libre lecture ◀de▶ la Bible leur est dorénavant recommandée, et la messe est de plus en plus commentée, car dite en langue moderne désormais. En retour, un mouvement liturgique se développe chez les réformés. Les paroisses où il s’est implanté voient aussitôt affluer la jeunesse, les couleurs et les rythmes s’avivent, la table sainte a retrouvé sa place centrale et tous y communient au moins une fois par mois.
Existe-t-il un esprit protestant et un esprit catholique ◀de▶ nuance proprement helvétique ? La question n’est pas sans intérêt, car elle soulève celle des rapports entre le régime fédéraliste et la religion.
Dans l’ensemble, le protestantisme suisse est resté beaucoup plus zwinglien que calviniste. Non point qu’on lise encore les œuvres du réformateur ◀de▶ Zurich, ni même que ses doctrines soient enseignées. Mais il a proposé aux Suisses la forme ◀de▶ religion qui convenait le mieux au tempérament du plus grand nombre d’entre eux. Calvin, dès son arrivée à Genève, s’est heurté à des résistances populaires et ne les a pas toutes surmontées. Les formes liturgiques qu’il préconisait n’ont pas été adoptées. Sa rigueur doctrinale, toute latine, est restée étrangère à un peuple qui se méfie des positions tranchées, des antithèses irréductibles. Le culte zwinglien, au contraire, correspond au démocratisme profond et inné dont nous avons vu qu’il se manifeste, en Suisse, par une résistance instinctive à l’égard des titres, des formes et des autorités trop affirmées. Réduit à la prière improvisée, dite « ◀d’▶abondance », et au sermon (le choral luthérien et le psaume calviniste n’y sont entrés que plus tard), ce culte paraît à ses fidèles ◀d’▶autant plus pur qu’il est plus dépouillé. Les cérémonies pompeuses, les vêtements ecclésiastiques, les fêtes, les symboles, les hiérarchies sont taxés ◀d’▶hypocrisie127. L’extrême appauvrissement des formes cultuelles, chez les protestants suisses, ne saurait être attribué à la seule influence ◀de▶ Zwingli. Il traduit d’une part une tournure ◀d’▶esprit positive et volontiers simpliste, une horreur congénitale ◀de▶ la rhétorique sous toutes ses formes, et aussi une pudeur profonde. Le Suisse est plus naturellement porté qu’aucun autre Européen à traiter ◀de▶ « singerie » toute expression tant soit peu spontanée ◀de▶ la ferveur religieuse, et toute dévotion publique lui paraît théâtrale. Ce n’est pas que le sentiment, ni même le sentimentalisme, soit absent des cérémonies les plus dépouillées qu’il tolère : le mouvement du Réveil, dans la première moitié du xixe siècle, a doté les églises suisses ◀de▶ cantiques anglo-saxons aux rythmes tantôt allègres, tantôt traînants et nostalgiques, et ◀d’▶un vocabulaire mystique (« patois ◀de▶ Canaan ») dont l’habitude seule fait oublier le manque ◀de▶ sobriété.
L’organisation des Églises protestantes est calquée sur la structure fédéraliste du pays. Liées à l’État, ou libres et vivant des dons des fidèles ou ◀d’▶un impôt ecclésiastique facultatif, les Églises forment des unités cantonales, gouvernées par des synodes régionaux. L’autonomie ◀de▶ la paroisse reste considérable, sous la direction du pasteur assisté par un « conseil ◀d’▶église ». Il en résulte que l’Église suisse comme telle n’existe guère, n’est qu’une fédération assez lâche ◀d’▶Églises cantonales, et pourrait difficilement prendre une décision qui l’engage tout entière. On comprendra dès lors qu’il n’y ait pas, à l’échelle nationale, ◀de▶ parti politique protestant.
Il existe au contraire un parti catholique, nombreux et discipliné, ◀de▶ tendance conservatrice, et qui défend la traditionnelle liberté des cantons contre les empiètements éventuels du pouvoir central, institué en 1848 par la majorité protestante. Toutefois, l’attitude des théoriciens du parti catholique n’est pas seulement inspirée par le statut minoritaire ◀de▶ leur confession. Il existe une doctrine catholique spécifiquement suisse ◀de▶ l’État et du fédéralisme, illustrée dès le Moyen Âge par les grands ordres religieux, surtout bénédictins128, puis dans l’époque moderne par les œuvres ◀de▶ A.-Ph. ◀de▶ Segesser et ◀de▶ Gonzague de Reynold : elle rejoint sur des points essentiels la pensée éthico-politique des auteurs protestants les plus influents des xixe et xxe siècles. Les uns et les autres s’accordent sur une définition ◀de▶ l’homme à la fois libre et solidaire, sur une conception ◀de▶ la liberté ◀d’▶obéissance, aussi éloignée ◀de▶ l’individualisme sans frein que des fausses disciplines totalitaires, et sur une doctrine ◀de▶ l’État qui prévient l’extension illimitée ◀de▶ ses pouvoirs et sauvegarde la pleine autonomie ◀de▶ l’Église. Ils s’accordent aussi pour préférer à l’idéologie démocratique des libertés concrètes du citoyen, inséparables ◀de▶ ses responsabilités sociales et spirituelles.
Le fédéralisme, au sens complet du terme cette fois-ci, constitue donc le commun dénominateur ◀de▶ la pensée catholique et ◀de▶ la pensée réformée dans le domaine politique, si bien qu’il n’existe pas en Suisse ◀d’▶antagonismes profonds et essentiels quant à la doctrine ◀de▶ l’État, ni ◀d’▶écoles ou ◀de▶ fractions irréductibles, comme celles dont les luttes séculaires ont déchiré tant d’autres nations européennes.
Toutefois, en dépit de la quasi-unanimité des penseurs chrétiens du pays, l’État et la ◀vie▶ politique depuis un siècle n’ont cessé ◀de▶ se séculariser. Aux causes générales ◀de▶ ce phénomène, qui agissent dans toute la civilisation occidentale, s’ajoute en Suisse une cause historique très précise. Les fondateurs ◀de▶ la Confédération moderne, les radicaux, ont été conduits par le souci ◀d’▶éliminer le plus possible l’influence politique des confessions : souci bien compréhensible, puisqu’ils sortaient ◀d’▶une guerre civile ◀d’▶origine religieuse, et que le conflit religieux, depuis des siècles, par les prétextes qu’il offrait à l’intervention étrangère, constituait une menace permanente pour la solidité du lien confédéral.
Les Suisses ne sont pas anticléricaux, pour la raison que le cléricalisme a depuis longtemps disparu ◀de▶ leur ◀vie▶ publique. Mais dans la partie protestante ◀de▶ la population subsiste une certaine répugnance à l’endroit des interventions spectaculaires ◀de▶ l’Église ou ◀de▶ ses ministres, qui a pour effet ◀de▶ rendre la religion très peu visible dans les manifestations publiques, et fort timide dans ses revendications politiques ou sociales. Cependant, bien que l’État demeure officiellement laïque, ce n’est jamais ◀d’▶une manière agressive. L’action individuelle ◀d’▶hommes politiques chrétiens, sensible dans plus ◀d’▶un domaine, n’est pas entravée par l’opinion publique ou les partis, bien au contraire. Et si la religion n’est présente dans les discours officiels que sous l’espèce ◀de▶ clichés, elle ne cesse ◀d’▶inspirer, consciemment ou non, la morale civique, l’activité philanthropique, les lois sociales, et ◀de▶ brider par des scrupules sincères le matérialisme assez épais qui menace les Suisses dans leur prospérité.
Seule exception à la règle laïque, gage ◀de▶ la paix confessionnelle : l’institution du Jeûne fédéral, jour fixé pour la repentance et l’action ◀de▶ grâce nationale, et que l’on célèbre par la publication et la lecture ◀de▶ « mandements » officiels, rédigés par les Églises. Cette occasion est devenue prétexte à des « menus du Jeûne » fort abondants qu’annoncent les meilleurs restaurants.
Mais, Dieu merci, la religion des Suisses ne saurait être mesurée à ces manifestations extérieures. Plus morale que rituelle, et plus théologique que mystique, c’est dans une œuvre comme la Croix-Rouge ou dans le rayonnement ◀de▶ la pensée ◀d’▶un Karl Barth qu’elle témoigne ◀de▶ sa véritable nature ; ou encore, ◀d’▶une manière plus diffuse et collective, par un certain sens ◀de▶ la solidarité humaine, par l’équilibre des institutions qui en résultent, mais aussi et peut-être surtout par une sourde insatisfaction ◀de▶ soi-même et ◀de▶ la « paix helvétique », qui trahit la présence, ici ou là, ◀d’▶une recherche spirituelle, c’est-à-dire ◀d’▶une ◀vie▶ ◀de▶ l’esprit, par quoi seule la cité vaudra ◀de▶ subsister, en fin de compte.
Le malaise suisse
Au premier rang des peuples qui se disent heureux, selon les sondages ◀d’▶opinion, les Suisses n’en sont pas moins inquiets. Réfléchissant aux motifs spécifiques ◀de▶ ce comportement paradoxal (mais qui est en somme celui des riches et ◀de▶ l’Occident en général), il m’a semblé que l’inquiétude suisse s’expliquait par trois groupes ◀de▶ raisons, fort inégalement légitimes.
Inquiétude du nanti, « spectateur ◀de▶ l’Histoire » ; est-ce que ça va durer, est-ce qu’on va nous laisser longtemps encore tranquilles dans notre coin ? (Motif accessoire : faisons-nous ce qu’il faut pour garder notre rang ?)
Inquiétude du patriote : dans le monde des technocrates, des grands marchés, des grands ensembles politiques en formation, est-ce que nos libertés, et la Suisse elle-même, en tant qu’État, gardent encore un sens et pourront subsister ?
Inquiétude spirituelle et morale enfin : est-ce que tant de paix et ◀de▶ prospérité n’ont pas été gagnées au prix de notre âme ? Au prix de nos vraies raisons ◀d’▶être ?
L’autocritique est devenue, au cours des dernières décennies, l’une des tendances les plus typiques ◀de▶ l’esprit suisse en tant qu’il s’exprime par le livre, le théâtre, l’enquête sociologique et les éditoriaux des grands journaux romands. Depuis 1962, date ◀de▶ la demande ◀d’▶association ◀de▶ la Suisse au Marché commun, s’interroger sur l’avenir suisse est devenu notre sport national, et je ne vois pas ◀d’▶autre pays qui puisse nous battre sur ce terrain-là. (C’est le seul record qui nous reste, d’ailleurs.)
Il paraîtrait que les Suisses ne cessent ◀de▶ répéter : « Y en a point comme nous ! » Je n’ai jamais entendu cette fameuse phrase que dans la bouche ◀de▶ ceux qui la raillaient, et je ne l’ai jamais lue que sous la plume de Suisses qui affirmaient que les autres Suisses pensent ainsi et qu’ils ont tort. Au bout du compte, c’est une propension à l’anxiété, voire à l’autodénigrement, plutôt qu’à la vanité nationale ou à la simple et naïve complaisance, qui frappe l’observateur ◀de▶ ce pays.
Quand un homme d’État français dit ◀d’▶une œuvre, ◀d’▶un produit, ◀d’▶une doctrine : « Voilà qui est bien français ! » on entend : Voilà qui est excellent, typique du premier pays du monde, et bien digne ◀d’▶être approuvé par tous ses citoyens. Mais quand on dit en Suisse (romande surtout) : « Ça, c’est bien suisse ! » il y a beaucoup de chances pour que cela signifie : Voilà bien notre manière mesquine ◀d’▶envisager les choses.
L’intellectuel français approuve en principe tout ce qui est français, sauf le régime au pouvoir (quel qu’il soit). L’intellectuel suisse, c’est à peu près le contraire. Les motifs spécifiques du « malaise suisse » ont sans nul doute une tout autre origine que la traditionnelle rouspétance latine, si bien formulée par le titre ◀d’▶un ouvrage ◀d’▶Alain : Le Citoyen contre les Pouvoirs. Ce ne sont pas les Pouvoirs que le Suisse inquiet met en cause, mais plutôt ses concitoyens. Sont-ils à la hauteur ◀de▶ leurs institutions ? Méritent-ils leurs privilèges ? Ne sont-ils pas en train de s’enliser dans un épais matérialisme, et dans un égoïsme qui dément leurs grands idéaux officiels ?
Cette réaction fondamentale — et plus générale qu’on ne le pense — provient du vieux fond religieux, et les jeunes intellectuels détachés ◀de▶ toute croyance ne se distinguent ◀de▶ leurs aînés que par une virulence particulière sur le chapitre des indignations morales qu’ils opposent au moralisme « embourgeoisé » et « hypocrite » des « soi-disant chrétiens ». Toutefois, ces motivations spirituelles ou civiques, puritaines ou progressistes, éveilleraient peu ◀d’▶échos populaires si elles ne se trouvaient coïncider avec un sentiment diffus, presque inconscient, qui tourmente la Suisse du xxe siècle : une sorte ◀de▶ complexe ◀de▶ culpabilité. Il s’est noué pendant la Première Guerre mondiale. « Neutres, mais non pas pleutres ! », déclaraient fièrement nos publicistes, qui surcompensaient le reproche qu’ils devinaient chez le voisin français par des outrances verbales contre l’Allemand, ou vice versa. C’est alors que Cari Spitteler prononça son fameux discours sur « Notre point de vue suisse », dont voici un passage très significatif :
Par notre modestie, nous témoignons aux grandes puissances notre reconnaissance ◀de▶ ce qu’elles nous dispensent ◀de▶ nous mêler à leurs sanglants différends. Par notre modestie, nous payons à l’Europe blessée le tribut qu’il convient ◀de▶ payer à la douleur : le respect. Enfin, par notre modestie, nous nous excusons. « S’excuser ◀de▶ quoi ? » Quiconque s’est jamais trouvé au chevet ◀d’▶un malade sait ce que je veux dire. Un homme ◀de▶ cœur a besoin qu’on lui pardonne ◀de▶ jouir ◀de▶ son bien-être pendant que d’autres souffrent.
Culpabilité irraisonnée ◀de▶ l’homme en bonne santé devant le malade, du riche devant le pauvre, ◀de▶ celui qui échappe à l’Histoire devant celui qui la subit.
Pendant l’entre-deux-guerres, en 1936, Karl Barth interrogé par des étudiants hongrois sur l’attitude du croyant dans la ◀vie▶ politique, a cette réponse courageuse mais en même temps révélatrice ◀de▶ la manière dont le « complexe suisse » est prompt à se couler dans les tournures du langage théologique129 :
Le péché des Suisses pourrait bien avoir son expression particulière dans la neutralité suisse. Les Suisses, depuis 400 ans, ne sont en réalité que les hôtes et les spectateurs ◀de▶ l’Histoire. Considérant les autres peuples, ils se réjouissent ◀de▶ leur liberté et ◀de▶ leur sagesse. Ce sont, par nature, des pharisiens ◀de▶ la politique, qui remercient Dieu ◀de▶ ce qu’ils ne sont pas comme les autres. Le Suisse est assis dans sa petite maison, et il regarde par sa petite fenêtre, et se réjouit ◀de▶ voir les étrangers venir chez lui pour admirer la belle et libre Helvétie. Peut-être lui plaît-il aussi ◀d’▶entreprendre quelque œuvre ◀de▶ secours, ◀d’▶adopter en temps ◀de▶ guerre un enfant allemand, un enfant français, et ◀de▶ devenir ainsi, par-dessus le marché, un bienfaiteur ◀de▶ l’humanité. Il ne connaît et n’aime aucun problème extrême, et par suite, aucun parti extrémiste. La politique suisse vit ◀de▶ compromis. Le Suisse est un bourgeois qui place au premier rang ◀de▶ ses préoccupations son repos et sa sécurité.
Tel pourrait être, à peu près, le péché propre des Suisses. C’est dans la conscience nationale que le jugement ◀de▶ Dieu qui pèse sur le monde nous devient clair. Ceci ne nous dispense nullement ◀de▶ notre double devoir ◀de▶ reconnaissance et ◀de▶ responsabilité [à l’égard de notre patrie], mais ce devoir est celui ◀d’▶un accusé et ◀d’▶un coupable. Helveticus sum, homo sum, peccator sum.
Péché et culpabilité sont des concepts théologiques130 dont je ne vois pas qu’ils trouvent dans le cas du « malaise suisse » une application pertinente. La neutralité ne pourrait être péché que chez ceux qui s’en font une vertu, mais pas en soi.
Elle est une mesure politique — expédient rendu nécessaire par l’absence ◀de▶ pouvoir unifié dans les Ligues, puis élément ◀de▶ « l’équilibre européen », puis moyen ◀d’▶empêcher l’éclatement ◀de▶ la Suisse en 1914, enfin doctrine ◀d’▶État ces derniers temps, et là-dessus l’on peut et l’on doit discuter —, mais la traiter ◀de▶ péché n’est pas une solution et empêche même ◀d’▶en trouver une, car si elle est un péché, il faut le révoquer, ou si elle nous fait tomber dans le péché, il faut « l’arracher et la jeter loin de nous », sur-le-champ, sans demi-mesure : il faut participer aux guerres. Il eût fallu se battre contre Hitler, ou voler au secours ◀de▶ Budapest, — ◀de▶ cette ville justement où Barth, vingt ans plus tôt, accusait ses compatriotes ◀d’▶être « spectateurs ◀de▶ l’Histoire » ! S’il s’avère au contraire que la neutralité peut se justifier dans bien des cas, on en prendra trop facilement prétexte pour nier que Barth ait raison ◀de▶ la refuser en tant que vertu générale.
Essayons ◀de▶ prendre une vue globale, et objective au moins par l’intention, ◀de▶ la manière dont les Suisses s’examinent : mettons que ce soit ◀de▶ l’autocritique au second degré. Les exemples cités au cours de cet ouvrage me semblent révéler une tendance générale — et pour le coup, « bien Suisse » — à juger ◀d’▶un problème moins sur son mérite propre (ou contenu) que sur les mérites moraux ◀de▶ ceux qui ont à le résoudre, ou qui l’auraient déjà tranché à leur manière. Que la critique ◀de▶ l’utilitarisme, du neutralisme, du moralisme suisses s’exprime par les « Questions » sans espoir ◀de▶ Ramuz, par les virulentes satires ◀de▶ Dürrenmatt, ou par les innombrables essais sur le malaise suisse dus à ◀de▶ jeunes auteurs progressistes, on ne peut que lui donner raison, et puis les vrais problèmes se posent, ou plutôt : ils sont encore là, attendant qu’on les examine une fois passés nos examens ◀de▶ conscience.
« Quels problèmes ? », me demande l’Européen qui venait admirer notre libre Helvétie et qui est un peu déconcerté… Eh bien, lisez nos quotidiens : on y parle à longueur ◀d’▶éditoriaux ◀de▶ la surchauffe et du manque ◀de▶ main-d’œuvre, ◀de▶ la pollution ◀de▶ l’air, des eaux et des paysages, ◀de▶ la laideur des petites maisons neuves, qui poussent partout sans le moindre plan, ou ◀de▶ beaucoup de grands ensembles à bon marché qui détruisent le plaisir ◀de▶ vivre, ◀de▶ l’insuffisante éducation ◀de▶ base et des impasses ◀de▶ l’enseignement supérieur, du vieux duel ◀de▶ la commune et ◀de▶ l’État, ◀de▶ la montée ◀d’▶un « matérialisme jouisseur, calculateur, éludant le problème du sens ◀de▶ la ◀vie▶ »131, ◀d’▶une existence amortie comme une dette, ◀d’▶un bonheur à tempérament, et ◀de▶ l’esprit ◀de▶ nivellement universel, père ◀de▶ l’ennui égal pour tous. — Mais quoi ! nous connaissons tout cela et c’est bien pire chez nous ! s’écrie l’Européen de Düsseldorf, ◀d’▶Anvers, ◀de▶ Lyon, ◀de▶ Manchester, ◀de▶ Malmö ou ◀de▶ Livourne. On pensait que tous ces problèmes étaient moins difficiles chez vous, dans vos petits États fédérés. — Oui, disent les Suisses ◀d’▶un air soucieux, mais rien ne prouve que ça va durer. Le Marché commun nous menace. Notre neutralité n’est pas toujours comprise. Notre fédéralisme est compromis, et ce qu’il en reste freine l’élan des entreprises. Est-ce qu’il y aura une place pour nous dans le monde qui vient ?
Satiriques, vengeurs ou navrés, les sermons que j’ai cités ne changeront rien à l’évolution qu’ils dénoncent, tant qu’ils n’ouvriront pas les voies ◀d’▶un dépassement ◀de▶ nos petitesses. « Besoin ◀de▶ grandeur », gémit Ramuz, crispé. Mais démontrer aux hommes qu’ils voient trop court n’est pas le meilleur moyen ◀de▶ les libérer. Il faudrait leur montrer des horizons plus vastes, qui soient les leurs.
Mieux vaudrait donc, me semble-t-il, proposer que les Suisses s’élèvent à la hauteur ◀de▶ leur régime fédéraliste, dont pas un seul ◀de▶ leurs censeurs n’a jamais suggéré qu’ils l’échangent contre un régime totalement différent, communiste ou fasciste, dictatorial, présidentiel ou monarchique.
La vraie chance ◀de▶ grandeur des Suisses, je ne la vois pas ailleurs que dans les raisons ◀d’▶être ◀de▶ leur communauté peu croyable mais vraie — ce miracle qu’il faut traduire en formules désormais communicables, et qu’il faut assumer dans toutes ses dimensions non seulement morales mais politiques, et non seulement économiques mais spirituelles. Fédéralisme, seul régime possible ◀d’▶un avenir humain ◀de▶ l’Europe ! Il est menacé, nous dit-on ? Rien ◀de▶ tel pour tirer un homme ◀de▶ ses doutes brumeux et ◀de▶ son anxiété qu’un défi bien concret, venant ◀de▶ l’extérieur.
Et de même que l’Europe a mieux à faire que ◀d’▶offrir au tiers-monde le masochisme ◀de▶ certains écrivains auxquels leur ignorance des conditions réelles du progrès permet seule ◀de▶ se dire progressistes, j’ose penser que la Suisse a mieux à faire qu’à cultiver ses inquiétudes locales. Qu’elle prenne conscience ◀de▶ l’avenir qu’elle représente pour une Europe qui n’en sait rien encore ! Je ne conçois pas ◀d’▶autre remède à ses névroses ◀de▶ prospérité. C’est dans une modestie trop commode, un peu lâche, que réside sa pire tentation et vraiment son péché virtuel — qui est la peur ◀d’▶assumer sa vocation.