Appendice
Bref historique de▶ la légende ◀de▶ Tell
Le mythe ◀de▶ Tell a sans nul doute contribué à édifier (au double sens du mot) la Suisse moderne, j’entends celle ◀de▶ 1848, mais il paraît plus que douteux qu’un Guillaume Tell ait existé, historiquement, lors de la formation ◀de▶ la Suisse primitive.
Chacun connaît la légende du turbulent arbalétrier ◀d’▶Uri qui refuse ◀de▶ saluer le chapeau emplumé posé sur une perche en guise d’emblème ◀de▶ la suzeraineté Habsbourg. Mis au défi par le bailli Gessler ◀de▶ percer une pomme placée sur la tête ◀de▶ son fils, Tell réussit cet exploit qui le sauve, mais se voit arrêté parce qu’il gardait cachée une seconde flèche pour le tyran. Il s’évade à la faveur ◀d’▶une tempête sur le lac, et il tue finalement le bailli dans le chemin creux ◀de▶ Küssnacht, donnant le signal ◀d’▶une révolte populaire qui libérera son canton.
Mais ce qui est beaucoup moins connu, c’est l’histoire ◀de▶ cette légende. En voici les péripéties.146
Dans les actes, annales et chroniques ◀de▶ la fin du xiiie siècle et du début du xive , époque des alliances entre les Waldstätten, du Pacte secret rédigé en latin, ◀de▶ la bataille ◀de▶ Morgarten et du Pacte public ◀de▶ Brunnen, pas trace ◀de▶ Tell, ni ◀d’▶un bailli nommé Gessler, ni même ◀d’▶un serment du Grütli. Tel est le fait initial, établi par l’ensemble des recherches modernes.
Le plus ancien récit des aventures ◀de▶ Tell figure dans une chronique que l’on peut consulter aux archives du canton ◀d’▶Obwald et que l’on a baptisée Livre blanc ◀de▶ Sarnen à cause de la couleur claire ◀de▶ sa reliure en cuir. Cette chronique date ◀de▶ 1470-1472. Près de deux siècles se sont donc écoulés depuis les hauts faits qu’elle rapporte, et qu’aucune source antérieure ne mentionne. Vers le même temps, en 1477, une épopée en vers raconte sous une forme simplifiée et peu cohérente quelques épisodes ◀de▶ la légende, dont celui ◀de▶ la pomme.
Le Livre blanc et le poème se seraient-ils inspirés ◀de▶ traditions plus anciennes ? C’est ce qu’on a longtemps admis. On le sait aujourd’hui, ces traditions ne sont pas suisses, elles sont nordiques ; et elles ne remontent pas au xiiie mais aux xe et xie siècles. L’historien Helmut de Boor les a traduites et réunies en un volume intitulé : Die nordischen, englischen und deutschen Darstellungen des Apfelschussmotivs (1947). Il s’agit ◀de▶ ballades et ◀de▶ chroniques qui décrivent toutes la même épreuve ◀d’▶adresse imposée par un seigneur ou un tyran à un arbalétrier vantard et coléreux : il n’aura la vie sauve que s’il parvient à percer ◀d’▶un trait la pomme placée sur la tête ◀de▶ son fils.
Les historiens suisses ◀d’▶aujourd’hui s’efforcent ◀de▶ retrouver les cheminements ◀de▶ la légende nordique jusqu’aux Waldstätten. Certains relèvent que le Livre blanc, comme d’autres chroniques plus anciennes, attribuent aux hommes ◀de▶ Schwyz et ◀d’▶Uri une origine nordique, suédoise et frisonne. Le nom même ◀de▶ Schwyz (qui a donné Suisse) dériverait ◀de▶ celui des Suédois qu’une famine aurait chassés ◀de▶ leur péninsule et qui se seraient établis au centre des Alpes. (Suicia = Suecia.)
Mais reprenons notre chronologie du développement et ◀de▶ l’implantation ◀de▶ ce motif mythique ou archétypique en Suisse.
La première histoire imprimée ◀de▶ notre Confédération, Kronika von der loblichen Eydtgnoschaft, ◀de▶ Peterman Etterlin, greffier ◀de▶ Lucerne, paraît en 1507 à Bâle, et c’est elle qui répand largement la légende adaptée par le Livre blanc aux circonstances ◀de▶ la Suisse primitive. Etterlin attribue à Tell le prénom ◀de▶ Wilhelm.
En 1515, l’humaniste Glareanus exhorte ses compatriotes à prendre pour modèles les anciens Romains et nomme Tell « notre Brutus ». Dans le même sens, les réformateurs Zwingli et Bullinger, au milieu du siècle, font l’éloge ◀de▶ Tell, « auteur des libertés confédérées ».
Mais c’est au fameux Ægidius Tschudi, ◀de▶ Glaris, homme d’État et soldat, puis historien fécond, qu’il appartenait ◀de▶ composer la version la plus complète et la mieux stylisée ◀de▶ la légende, présentée d’ailleurs comme historique. La Chronique helvétique que Tschudi semble avoir terminée vers 1570 ne fut cependant publiée qu’en 1734-1736 à Bâle. Son succès fut dès lors immense. Schiller compare Tschudi à Hérodote et à Homère. Goethe estime que son livre est l’un ◀de▶ ceux dont la lecture pourrait suffire à l’éducation ◀d’▶un honnête homme. C’est Tschudi qui a fixé pour des siècles l’image classique ◀d’▶une Confédération née ◀de▶ la révolte ◀de▶ Tell et des conjurés du Grütli chassant le despote autrichien. C’est ◀de▶ lui que s’inspirent l’Histoire des Suisses de Jean de Muller (1778), la pièce ◀de▶ Schiller (1804), les tableaux historiques ◀de▶ Füssli, puis ◀d’▶Hodler, les élans lyriques ◀de▶ Victor Hugo, ◀de▶ Michelet, ◀de▶ tant d’autres romantiques, les déclarations politiques des grands chefs ◀de▶ partis en Europe, ◀de▶ la Révolution française à Mazzini, les décisions ◀de▶ Bonaparte — « Point ◀de▶ chaînes aux enfants ◀de▶ Guillaume Tell ! » — enfin les manuels scolaires jusqu’à nos jours.
Mais avant même que la publication des chroniques ◀de▶ Tschudi ait imposé à toute l’Europe cette interprétation mythique des origines ◀de▶ la Confédération, plusieurs écrivains suisses avaient exprimé leurs doutes sur l’historicité ◀de▶ Tell : ainsi le Fribourgeois Guillimann vers 1600 traite le récit ◀de▶ « fable ». Le Vaudois J.-B. Plantin l’imite en 1633, écartant du même coup la légende du Grütli. Le Bâlois Heinrich Pantaleon, dès 1565, observe une ressemblance troublante entre Tell et Toko, héros nordique des légendes citées ci-dessus. Son compatriote J.-J. Grasser relève cette comparaison en 1624 sans en tirer d’ailleurs ◀de▶ conclusions bien nettes. Et dans son essai sur les mœurs, Voltaire dira : « Il faut convenir que l’histoire ◀de▶ la pomme est bien suspecte… » Mais Voltaire a douté ◀de▶ tant de choses… Il ne fera pas plus ◀de▶ mal à Tell qu’à la Pucelle.
C’est un obscur pasteur bernois, nommé Uriel Freudenberg, qui va porter le premier coup décisif à la légende acclimatée par le Livre blanc et Tschudi. Aidé sans doute par deux gentilshommes bernois, Watteville et Haller, il rédige dès 1752 un pamphlet qui paraît en 1760, sans nom ◀d’▶auteur, et qui s’intitule : Guillaume Tell, une fable danoise. La brochure anonyme soulève des tempêtes : condamnée par les autorités ◀de▶ Lucerne, elle est brûlée par le bourreau sur la grand-place ◀d’▶Altdorf, chef-lieu ◀d’▶Uri. G. de Haller, soupçonné à juste titre ◀d’▶y avoir collaboré, se rétracte publiquement quelques années plus tard, « justifie » Tell et condamne la mémoire du pasteur, qui est mort entretemps.
Il est curieux ◀de▶ rappeler ici que la première publication du Pacte secret ◀de▶ 1291 coïncide avec celle ◀de▶ l’écrit sacrilège ◀de▶ Freudenberg : c’est en 1760, en effet, que le juriste bâlois J.-H. Gleser donne en latin et en allemand le texte fondamental ◀de▶ la Confédération. Disciple ◀de▶ Tschudi et partisan ◀de▶ l’existence historique ◀de▶ Tell, ainsi que du Serment du Grütli, Gleser n’a pas compris qu’il apportait ainsi l’argument le plus fort contre l’hagiographie ◀de▶ son maître.
Ce n’est toutefois qu’au siècle suivant qu’une école ◀d’▶historiens plus rigoureuse et mieux formée à la critique des sources, entreprendra ◀de▶ démolir scientifiquement l’édifice mémorable élevé par Tschudi à la gloire du serment sous les étoiles, du héros ◀de▶ l’indépendance, et ◀d’▶une première Confédération merveilleusement imaginée pour plaire, comme il l’avoue sans fard, « à tous les partis ». (Rappelons que Tschudi fut d’abord un politicien fort habile, avant de se faire érudit et poète ◀de▶ nos origines.)
Joseph Eutych Kopp, historien lucernois, ouvre le feu en publiant en 1835 ses Urkunden zur Geschichte der eidgenössischen Bünde, dans lesquelles il rejette comme fictions Tell, le Grütli, l’expulsion des baillis, le despotisme des Habsbourg et toute « l’histoire ◀de▶ la libération » des Waldstätten. Une volumineuse Histoire des Ligues confédérées, publiée ◀de▶ 1845 à 1882, accumulera les documents à l’appui de ses thèses initiales : Tell et les cruels baillis n’apparaissent nulle part dans l’histoire ◀de▶ nos origines, et n’y ont pas leur place ; les Habsbourg ont été ◀de▶ bons souverains et ◀de▶ grands mainteneurs ◀de▶ l’ordre dans l’Empire ; une révolte contre eux n’eût pas eu ◀de▶ sens, et elle n’a pas eu lieu.
Les historiens ◀de▶ l’ancienne école, faute de pouvoir réfuter Kopp, l’accusent, comme on pouvait s’y attendre, ◀de▶ rechercher l’originalité à tout prix, et ◀d’▶ébranler les bases ◀de▶ l’État suisse pour satisfaire sa vanité. Leur pieuse indignation patriotique n’empêchera pas la sévère historiographie du xixe siècle ◀de▶ suivre les traces du Lucernois, quitte à corriger sur plus ◀d’▶un point ses jugements certes scrupuleux, mais un peu systématiquement iconoclastes. Ainsi J.-J. Hisely dans ses Recherches critiques sur l’histoire ◀de▶ Guillaume Tell (1843), tout en éliminant les traits mythiques ◀de▶ la légende (la flèche dans la pomme, par exemple) défend l’historicité ◀de▶ certains ◀de▶ ses épisodes (le chapeau sur la perche, le meurtre ◀d’▶un bailli). Il comprend mieux que Kopp (aveuglé par son admiration pour les Habsbourg) l’importance décisive du Pacte ◀de▶ 1291. Wilhelm Vischer dans ses Sagen von der Befreiung der Waldstät te (1867) soumet à un patient examen critique et comparatif les thèses anciennes et modernes sur les origines suisses, et confirme en les nuançant plusieurs des idées maîtresses ◀de▶ Kop. L’année suivante, Albert Rilliet publie ses Origines ◀de▶ la Confédération suisse, histoire et légende, qui ressemblent à l’ouvrage ◀de▶ Vischer par le respect des seuls faits attestés, et par les conclusions négatives sur Tell.
Au xxe siècle cependant, une réaction se manifeste de toutes parts contre l’étroitesse méthodique ◀de▶ ces « réfutations » du mythe. À la suite de Karl Meyer, qui tente en 1927 ◀de▶ sauver le plus possible ◀de▶ la tradition, et ◀de▶ concilier les motifs mythiques avec le motif historique ◀de▶ l’ouverture du col du Saint-Gothard (Die Urschweizer Befreiungstradition), ◀de▶ nouveaux historiens comme Marcel Beck et H.-G. Wackernager renouvellent largement la Tellforschung. « Ils ne se demandent plus si Tell a vécu, mais se préoccupent surtout ◀de▶ la fonction vivante qu’exerce son image dans la vie du peuple », ainsi que l’écrit Max Wehrli dans une excellente étude sur l’état présent des recherches concernant Tell. (Neue Zürcher Zeitung, 21 octobre 1962). Que cette légende ait pris naissance, ait pris force ◀de▶ vérité, ait été acceptée par tout un peuple, voilà ce qu’il s’agit désormais ◀d’▶expliquer. « En tant que création poétique, écrit encore M. Wehrli, le succès ◀de▶ la légende ◀de▶ Tell est plus significatif et plus réel qu’un fait historique accidentel. » Il n’y a pas là ◀de▶ hasard ou ◀d’▶erreur, mais une nécessité profonde dont la nature et le sens méritent ◀d’▶être interprétés. Et pour cela, on mobilise ethnographie et linguistique147, mythographie et analyse littéraire, psychologie ◀de▶ l’inconscient collectif et recherches sur les conditions sociologiques et politiques du milieu où prit corps la légende, au xvie siècle.
Tout cela nous ramène au propos initial ◀de▶ mes chapitres sur la formation ◀de▶ la Suisse. Raconter l’histoire des Ligues suisses sans Guillaume Tell n’est plus une entreprise paradoxale : c’est un devoir élémentaire ◀de▶ probité intellectuelle, puisqu’il est attesté que Tell n’a joué aucun rôle vérifiable dans le complexe des intérêts et des passions, des forces sociales et des « faits » ◀d’▶où résultèrent le Pacte ◀de▶ 1291 et la première Confédération. Mais il n’est pas moins objectif et pas moins vrai ◀de▶ constater que le mythe ◀de▶ Tell, par la suite, a joué un rôle important dans l’évolution des esprits qui aboutit à créer l’État suisse au milieu du xixe siècle. On ne peut donc comprendre l’histoire suisse sans tenir compte du Tell ◀de▶ la légende, — celle-ci étant elle-même devenue un fait ◀d’▶histoire en tant que réalité ◀de▶ la psyché collective. Que Tell ait existé ou non matériellement, qu’il ait tué ou non un bailli, est au fond sans grand intérêt : homologué ou contesté, cet exploit civique et sportif n’eût ◀de▶ toute façon rien changé à l’évolution ◀de▶ la Suisse. On peut le soustraire ◀de▶ l’Histoire sans qu’il manque une seule pièce au jeu. En revanche, il est impossible ◀de▶ comprendre vraiment le peuple suisse si l’on omet ce fait incontestable : c’est en Suisse, dans l’esprit des Suisses, et pas ailleurs, que les motifs mythiques, connus un peu partout, ◀de▶ l’Archer infaillible, ◀de▶ la Pomme, du Chapeau emplumé, du Saut libérateur, du Meurtre du Tyran par un Simple au cœur pur — ont composé un archétype national.
Guillaume Tell est plus vrai qu’un drapeau, qui n’est qu’un signe, car il est le symbole ◀d’▶un peuple. (Et il est admirable, unique peut-être, que ce symbole local ait rapidement acquis un prestige presque universel.) Guillaume Tell n’a pas « fait les hommes » ◀de▶ ce pays, comme l’écrivait Victor Hugo, mais ce sont les Suisses qui l’ont fait. Il est moins leur père que leur fils, moins leur ancêtre que leur œuvre collective, mais c’est par là qu’il est le plus réel. On peut bien douter, en effet, que les Suisses modernes soient vraiment fidèles aux notables du xiiie siècle féodal qui firent le Pacte primitif, et dont ils savent moins que rien ; mais on ne saurait douter que la figure ◀de▶ Tell soit fidèle à leur idéal, puisque c’est eux qui l’ont imaginée.