État présent des études européennes (septembre 1965)c
M. le▶ conseiller ◀d’▶État, M. ◀le▶ recteur, MM. ◀les▶ doyens, Mesdames et Messieurs,
Nous inaugurons aujourd’hui la troisième année ◀d’▶activité ◀de▶ ◀l’▶Institut ◀d’▶études européennes (à quelques semaines près) et son quatrième semestre ◀d’▶enseignement. Entre un passé aussi bref et modeste et un avenir qui ouvre une carrière aussi vaste à ◀l’▶ardeur imaginative et aux ambitions intellectuelles, c’est du présent que nous avons choisi ◀de▶ nous entretenir ce soir, et ◀de▶ ◀l’▶état présent ◀de▶ nos activités, en nous posant un problème précis, susceptible ◀d’▶intéresser en premier chef nos étudiants : comment se situe ◀l’▶enseignement ◀de▶ notre Institut dans ◀l’▶ensemble des études européennes, qui se poursuivent et s’élargissent ◀d’▶une manière si réjouissante dans ◀les▶ différents pays ◀de▶ notre continent — et même dans ◀la▶ grande île britannique ?
Je commencerai donc par définir très brièvement ◀la▶ position générale du problème, puis mes trois collègues situeront leurs enseignements respectifs, et enfin, M. le Conseiller d’État André Chavanne voudra bien conclure au nom de ◀la▶ commission exécutive ◀de▶ ◀l’▶Institut, dont il est ◀le▶ président.
Je dois excuser ◀l’▶absence ◀de▶ M. ◀le▶ prof. J. Freymond, directeur ◀de▶ ◀l’▶Institut universitaire des hautes études internationales et à ce titre membre ◀de▶ notre commission exécutive. Il est représenté ici par M. Chatelanat, directeur administratif ◀de▶ ◀l’▶Institut frère ◀de▶ ◀la▶ villa Barton.
« Études européennes » : ◀l’▶expression déjà a cessé ◀de▶ frapper, est passée dans ◀les▶ mœurs ◀d’▶un grand nombre ◀d’▶universités, et pourtant elle est très récente : les premiers instituts ◀d’▶enseignement supérieur expressément et nommément consacrés aux études européennes ne remontent guère qu’à 1949 et 1950, comme ◀le▶ Collège ◀d’▶Europe, à Bruges, et ◀l’▶Institut für europäische Politik und Wirtschaft à Francfort.
Cette apparition si tardive des études européennes s’explique en somme ◀d’▶une manière assez simple.
Jusqu’à ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ Seconde Guerre mondiale, et jusqu’à ◀la▶ décolonisation, qui commence à ce moment-là, ◀les▶ Européens ne se voyaient pas en tant qu’Européens, mais en tant que porteurs et auteurs ◀de▶ ◀la▶ Civilisation avec un grand C, ◀la▶ seule, et ◀la▶ définitive, comme ◀l’▶avaient dit et répété Hegel et Auguste Comte. ◀Les▶ Européens ne se regardaient pas, ils regardaient ◀le▶ Monde qu’ils avaient découvert et que leur génie inquiet et entreprenant ◀les▶ portait à coloniser ou évangéliser, à exploiter ou à civiliser, au nom de certains principes religieux ou rationnels qu’ils ne considéraient pas comme spécifiquement européens, mais comme universels. Il ne leur venait donc pas à ◀l’▶esprit ◀de▶ s’étudier eux-mêmes comme une partie ◀de▶ ◀l’▶humanité parmi d’autres, et comme une culture parmi d’autres, puisqu’ils étaient ◀le▶ foyer même ◀de▶ toute culture, et ◀la▶ norme ◀de▶ toute civilisation digne ◀de▶ ce nom.
Certes, ◀la▶ Chine et ◀l’▶Inde avaient toujours pensé de même, s’étaient toujours conçues comme ◀la▶ seule vraie culture, vraiment humaine, ◀le▶ reste du monde n’étant peuplé que ◀de▶ barbares. Mais il y avait entre ces grandes civilisations et celle ◀de▶ ◀l’▶Europe une différence fondamentale : ni ◀la▶ Chine ni ◀l’▶Inde n’étaient curieuses du reste du Monde. ◀L’▶Europe seule ◀l’▶était, et avec une passion qui a longtemps causé ◀l’▶étonnement, puis ◀l’▶indignation des autres peuples. On connaît ◀l’▶anecdote ◀de▶ cet empereur ◀de▶ Chine disant à un voyageur européen : Pourquoi donc avez-vous fait ce long voyage ? Êtes-vous si malheureux chez vous ?
Dès ◀le▶ xviiie siècle, ◀les▶ Européens, ayant découvert toute ◀la▶ Terre, ont fait des peuples et des cultures différentes ◀l’▶objet ◀de▶ leurs études. Ils ont créé ◀l’▶ethnographie en tant qu’étude des ethnies non européennes, ◀l’▶anthropologie en tant qu’étude des « primitifs » d’abord, des Autres, ◀de▶ ceux qui différaient ◀de▶ ◀la▶ norme occidentale. Puis ils ont créé dans toutes ◀les▶ grandes universités, des études ◀d’▶indologie, ◀d’▶islamisme, ◀de▶ sinologie, ◀de▶ civilisations tropicales. Cependant qu’en Inde, dans ◀le▶ monde arabe, en Chine et en Afrique, on ne voyait aucune contrepartie à ces études, j’entends : aucune chaire universitaire ◀d’▶européologie, ni aucune étude systématique ◀de▶ ◀l’▶Europe en tant que telle.
Mieux encore : on ne voyait rien ◀de▶ pareil en Europe même !
◀Le▶ grand tournant, ◀la▶ création ◀d’▶études européennes, en Europe d’abord, a été pris vers ◀les▶ années 1950, et il a coïncidé avec trois grands faits dominants ◀de▶ ◀l’▶histoire contemporaine :
1. ◀la▶ naissance du mouvement ◀d’▶union européenne,
2. ◀le▶ processus ◀de▶ décolonisation,
3. ◀l’▶adoption accélérée ◀de▶ ◀la▶ civilisation technique par ◀les▶ élites ◀de▶ ◀l’▶Asie, du monde arabe et ◀de▶ ◀l’▶Afrique.
Chacun ◀de▶ ces grands faits a déterminé ◀la▶ création et ◀l’▶orientation ◀de▶ nombreux instituts et centres ◀de▶ recherche.
a) ◀Le▶ mouvement ◀d’▶union européenne, tout d’abord. Lancé dans ◀l’▶opinion publique et dans ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ vie politique par ◀le▶ Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe, qui se tint à La Haye en 1948, ◀le▶ mouvement pour unir nos pays devait aboutir rapidement à ◀la▶ création du Conseil de l’Europe puis ◀de▶ ◀la▶ CECA. Vers 1950, il apparaissait donc urgent ◀d’▶étudier ces premières institutions et surtout ◀le▶ problème européen qu’elles tentaient ◀de▶ résoudre et dont elles étaient issues. C’est alors qu’on voit apparaître dans ◀les▶ universités ◀de▶ Nancy, Strasbourg, Sarrebruck, Mayence, Turin, Bologne et Édimbourg des instituts ◀d’▶enseignement ou ◀de▶ recherche qui se consacrent à des études juridiques et économiques sur ◀le▶ fonctionnement des institutions européennes, mais aussi à des études historiques et ◀de▶ science politique sur ◀les▶ données générales du problème européen et sur ◀les▶ objectifs à court et à long terme ◀de▶ ce que ◀l’▶on commence à nommer, ◀d’▶un terme emprunté à ◀l’▶anglais, ◀l’▶intégration.
On observe une prolifération ◀d’▶instituts à partir de 1949 (au lendemain du congrès ◀de▶ La Haye), puis un temps mort ◀de▶ 1953 à 1957 (à ◀la▶ suite du rejet ◀de▶ ◀la▶ CED probablement, cet événement ayant fait croire à beaucoup qu’il marquait un arrêt définitif du processus ◀d’▶intégration), puis une reprise très marquée à partir de 1957 (consécutive à ◀la▶ relance ◀de▶ ◀l’▶intégration économique par ◀les▶ traités ◀de▶ Rome). C’est ainsi que ◀de▶ 1957 à 1963, deux douzaines ◀d’▶instituts nouveaux sont entrés en fonction. Au total, on compte 37 instituts ◀d’▶études européennes actuellement existants, le nôtre n’occupant que ◀le▶ 34e rang par ordre ◀d’▶ancienneté. (J’ajouterai toutefois que ◀le▶ Centre européen de la culture, en tant que maison mère de l’Institut, foyer ◀de▶ recherches et ◀d’▶initiatives, est ◀l’▶ancêtre ◀de▶ tous ◀les▶ autres, puisqu’il s’est ouvert à Genève dès février 1949.)
◀La▶ grande majorité ◀de▶ ces instituts universitaires ou assimilés sont consacrés essentiellement à ◀l’▶étude des conditions ◀de▶ ◀l’▶union européenne et ◀de▶ ses mécanismes institutionnels et économiques. Ils suivent donc ◀d’▶assez près ◀l’▶actualité, et ◀la▶ hiérarchie des problèmes qu’elle impose, leur ordre ◀d’▶urgence. C’est dire que ◀les▶ sciences économiques, surtout à partir de 1957, y tiennent une place prépondérante, suivies par ◀les▶ études juridiques et plus récemment, sociologiques.
◀Les▶ études plus générales ◀d’▶histoire, ◀d’▶histoire des idées, ◀de▶ théorie politique (notamment du fédéralisme) ou ◀de▶ philosophie ◀de▶ ◀la▶ culture considérées comme essentielles au début, semblent durant cette dernière période, relativement négligées. Pourtant, ◀le▶ 2e grand fait dominant ◀de▶ notre époque, ◀la▶ décolonisation, me paraît ◀de▶ nature à leur rendre désormais une importance primordiale et qui ne dépendra plus des aléas ◀de▶ ◀la▶ construction européenne.
b) En effet, ◀la▶ décolonisation, si rapidement effectuée ◀de▶ 1946 à 1961, a réduit ◀l’▶Europe à ce qu’elle est en réalité, du point de vue géographique et démographique. Elle tend donc à faire apparaître ◀l’▶Europe comme une région parmi d’autres — et même ◀la▶ plus petite, par sa superficie — alors qu’elle se croyait encore, il y a trente ans, ◀le▶ centre du monde.
Cette révolution copernicienne, ce décentrement apparent ◀de▶ ◀l’▶Europe, incite donc à étudier ◀l’▶Europe comme ensemble déterminé, au même titre que ◀l’▶Europe jusqu’ici étudiait ◀les▶ autres ensembles, ◀les▶ prenait comme objet ◀de▶ ses études ethnographiques, anthropologiques, historiques et culturelles.
Cette tendance à constituer une européologie s’est manifestée d’abord dans ◀les▶ études historiques (Mayence et Bruges). Selon ◀la▶ formule célèbre ◀de▶ A. Toynbee, on a considéré ◀l’▶Europe entière comme champ ◀d’▶études historiques intelligibles, en lieu et place de ◀l’▶addition ◀d’▶histoires nationales, addition toujours fausse par définition comme on sait, puisqu’elle consiste à additionner des victoires qui sont, pour ◀le▶ pays prochain, des défaites, — sans compter que toutes nos guerres intestines ont été des défaites pour ◀l’▶ensemble européen. C’était aller dans ◀la▶ bonne direction pour ◀l’▶Europe : car ce sont en effet ◀les▶ études historiques qui avaient créé au xix e siècle ◀l’▶illusion littéralement meurtrière (on ◀l’▶a vu en 1914 et en 1939) des essences nationales « éternelles ».
Mais en même temps, ◀l’▶Europe apparaissait de plus en plus comme une entité culturelle au-delà des soi-disant « cultures nationales » (◀de▶ ◀la▶ chimie national-socialiste, ◀de▶ ◀la▶ peinture française, des mathématiques soviétiques, etc.).
Ici s’ouvre, désormais, un vaste champ ◀d’▶études nouvelles.
Il s’agit ◀d’▶étudier ◀l’▶Europe en tant que réalité globale du point de vue ◀de▶ ses options fondamentales, philosophiques, morales et religieuses, ◀de▶ son ethnographie et ◀de▶ ses structures sociales, au même titre que ◀les▶ autres cultures — lesquelles en revanche ont été trop longtemps et sont encore trop souvent étudiées comme des déviations ◀de▶ ◀la▶ norme occidentale — , ◀l’▶ethnographie se confondant avec une sorte ◀de▶ pathologie ◀de▶ ◀la▶ civilisation.
Donc, en même temps que se constitue une science européologique, ◀les▶ sciences qui s’occupent des autres cultures tendent et doivent tendre à ◀les▶ considérer de plus en plus non point comme des anomalies par rapport au modèle rationnel et scientifique ◀de▶ ◀l’▶Europe, mais comme des solutions différentes du problème humain.
Il reste que ◀la▶ caractéristique ◀de▶ ◀la▶ culture européenne est ◀d’▶avoir produit ◀la▶ civilisation technique, et ici nous en venons au troisième fait dominant ◀de▶ ◀l’▶histoire contemporaine : ◀la▶ diffusion mondiale ◀de▶ ◀la▶ civilisation scientifique et technique née ◀de▶ ◀l’▶Europe et du contexte européen.
Cette civilisation technique, en quelque sorte objective, détachée ◀de▶ ses sources européennes, se trouve actuellement mettre au défi toutes ◀les▶ cultures traditionnelles existantes, y compris ◀la▶ culture européenne.
c) ◀La▶ prise de conscience ◀de▶ ce troisième fait dominant a été marquée récemment par ◀la▶ conférence culturelle qui s’est tenue à Bâle sur ◀le▶ thème ◀L’▶Europe et ◀le▶ Monde , c’est-à-dire ◀les▶ relations entre ◀l’▶Europe en tant qu’unité ◀de▶ culture et ◀les▶ autres unités culturelles ◀de▶ ◀l’▶Afrique noire, du monde arabe, ◀de▶ ◀l’▶Inde, du Sud-Est asiatique, ◀de▶ ◀l’▶Extrême-Orient et ◀de▶ ◀l’▶Amérique latine.
Cette conférence ◀de▶ Bâle devrait et peut marquer ◀le▶ point ◀de▶ départ ◀d’▶études comparatives sur ◀les▶ ensembles culturels, — et ◀d’▶un dialogue des cultures différentes confrontées avec ◀le▶ problème commun ◀de▶ leur adaptation à ◀la▶ civilisation technique désormais mondialisée.
Il existe déjà deux ou trois instituts ◀de▶ civilisations comparées (à Bruxelles et à Salzbourg, notamment). Mais il est clair que ◀l’▶étude approfondie ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, ◀de▶ sa spécificité, donc ◀le▶ développement ◀d’▶une européologie, est ◀la▶ condition préalable ◀de▶ ces études comparatives. Tant il est vrai qu’on ne se connaît bien qu’en se comparant avec autrui, mais que cette comparaison ne suffit pas à nous faire prendre conscience ◀de▶ notre être intime, et à susciter ◀la▶ volonté ◀d’▶assumer nos options fondamentales.
Dans cette vaste évolution des études européennes — si rapide en somme, puisqu’elle s’est dessinée au cours des 15 dernières années seulement — où se situe notre Institut ?
Il est parti, comme tous ◀les▶ autres, ◀de▶ ◀l’▶examen ◀de▶ ◀la▶ question européenne en soi, mais ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu, il ◀l’▶a considérée dans ◀l’▶optique ◀d’▶une européologie à constituer, donc dans un esprit ◀de▶ synthèse, ◀de▶ recherche interdisciplinaire autant que possible. Et il compte bien se développer de plus en plus dans cette direction. ◀D’▶où, par exemple, ◀l’▶adjonction à nos premiers enseignements ◀d’▶un cours qui commence ces jours-ci sur ◀les▶ relations entre ◀l’▶Europe et ◀le▶ Monde arabe, de même que nous avions inauguré ◀le▶ semestre dernier un cours sur ◀les▶ relations Europe-Amérique du Nord. Cette direction nouvelle va s’ajouter à ce que nous faisions jusqu’ici, et non pas s’y substituer, bien entendu.
Il fallait partir des réalités immédiates c’est-à-dire des problèmes posés par ◀l’▶union en cours. Montrer ses origines idéologiques — ce fut ◀l’▶objet du cours que j’ai donné pendant ◀les▶ trois premiers semestres et que je compte poursuivre et terminer cet hiver par ◀l’▶examen des prolongements ◀de▶ ces influences dans et par ◀les▶ réalisations actuelles.
En même temps, il fallait — et il faut encore — dégager ◀les▶ implications ◀de▶ ◀l’▶union dans ◀les▶ domaines du droit, des sciences politiques et ◀de▶ ◀l’▶économie. ◀Les▶ conséquences ◀de▶ ◀l’▶union en cours sont en effet en train de modifier profondément ◀le▶ milieu réel où vous, étudiants des facultés ◀les▶ plus diverses, aurez à exercer demain vos professions.
On pouvait craindre qu’un cours ◀de▶ culture générale européenne puisse sembler trop général pour présenter une utilité immédiate, et que nos autres cours paraissent au contraire trop spécialisés. Mais non : ◀le▶ nombre croissant des inscriptions à notre Institut (en dépit des difficultés ◀d’▶accès, ◀de▶ passage ◀de▶ ◀la▶ rive gauche à ◀la▶ rive droite !) et des collusions difficiles à éviter avec ◀les▶ cours existants, prouve que beaucoup ◀d’▶étudiants ont compris ◀l’▶intérêt que pouvait présenter, même pour leur carrière future, une meilleure connaissance des conditions nouvelles, des dynamismes nouveaux du monde dans lequel ils vont vivre. Une connaissance concrète, j’y insiste : car nos cours, et nos séminaires plus encore, peuvent représenter pour vous, étudiants, des exercices pratiques ◀d’▶application à ◀la▶ nouvelle réalité européenne des connaissances théoriques que vous dispensent vos études ◀de▶ base dans ◀les▶ facultés.
◀Les▶ brefs exposés que vont vous donner mes collègues ◀de▶ ◀l’▶Institut sur leur propre discipline illustreront d’ailleurs ce dernier point ◀d’▶une manière plus précise et autorisée.