II. « Devenons nous-mêmes ! »
Après la▶ thèse, ◀l’▶antithèse.
Tous ◀les▶ instituts régionaux ou locaux qui se multiplient si heureusement dans nos divers pays, courent un risque majeur : celui ◀de▶ se refermer sur eux-mêmes, ◀d’▶adopter une attitude défensive et craintive, voire réactionnaire, ◀de▶ livrer un combat ◀d’▶arrière-garde contre ◀le▶ siècle — et cela, au nom de certaines devises mises à ◀la▶ mode par ◀le▶ xixe siècle romantique et nationaliste, telles que : conserver ses racines, cultiver ◀le▶ génie du lieu, ou encore : rester soi-même.
Certes, ces devises politico-littéraires expriment des volontés saines à ◀l’▶origine. Mais en ◀les▶ répétant trop facilement, en ◀les▶ transformant en slogans, et finalement en ◀les▶ prenant trop à ◀la▶ lettre, on en fait ◀les▶ devises ◀d’▶une certaine facilité ou paresse ◀d’▶esprit, ◀d’▶un certain conservatisme qui risque bien ◀de▶ ne rien conserver ◀de▶ valable. Il me paraît utile, pour nous tous — car nous sommes tous fédéralistes, je pense, tout au moins à ◀l’▶échelle du canton et ◀de▶ ◀la▶ Suisse — ◀de▶ rester bien conscients ◀de▶ cette tentation permanente du régionalisme contre laquelle, je m’empresse ◀de▶ ◀le▶ dire, ◀l’▶Institut neuchâtelois me paraît avoir fort bien résisté, dès ses débuts.
Prenons d’abord ◀l’▶expression ◀de▶ ◀l’▶enracinement local, des racines que tout individu serait censé plonger dans un terroir natal, sous peine de devenir un affreux intellectuel incolore ou subversif, dévirilisé, pauvre jouet ◀de▶ toutes ◀les▶ idéologies.
C’est Maurice Barrès, comme on sait, qui a fait ◀la▶ fortune ◀de▶ ce terme. Barrès écrivait en un temps où ◀les▶ nationalismes se faisaient doctrinaires, et où ◀la▶ civilisation industrielle commençait à manifester son pouvoir inquiétant ◀de▶ transformer ◀les▶ paysans attachés à ◀la▶ glèbe en ouvriers citadins et nomades, déplacés ◀d’▶une usine ou ◀d’▶une ville à l’autre par ◀la▶ loi ◀de▶ ◀l’▶offre et ◀de▶ ◀la▶ demande. Toute une littérature s’est développée autour de cette notion ◀de▶ racines, ◀d’▶enracinement, et contre ◀les▶ « déracinés », titre du plus fameux roman ◀de▶ Barrès. Je reviendrai sur ce qu’il y a ◀de▶ vrai dans cette image. Pour ◀l’▶instant, je voudrais signaler ses dangers.
Tout d’abord, une observation tout à fait simple : s’il est vrai que ◀la▶ culture au sens actuel dérive son nom ◀de▶ ◀l’▶agriculture, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ culture des produits ◀de▶ ◀la▶ terre, il n’en est pas moins vrai que son progrès consiste à dépasser ce stade humain ◀de▶ ◀la▶ fixation ◀d’▶un clan dans une clairière, conquête ◀de▶ ◀l’▶âge néolithique. Un excellent essayiste contemporain, ◀le▶ Roumain ◀de▶ Paris Cioran, prétend que ◀les▶ voies ◀de▶ ◀la▶ civilisation conduisent ◀les▶ Européens « ◀de▶ ◀l’▶agriculture au paradoxe ». Sans aller jusqu’au paradoxe, je crois qu’il est loisible ◀d’▶affirmer que nous ne tenons pas nos valeurs culturelles ◀de▶ ◀la▶ terre, du terroir natal, mais plutôt ◀de▶ ◀la▶ circulation ◀d’▶idées, voire ◀de▶ modes nées dans des esprits ou dans des cours « étrangers », ◀le▶ plus souvent très loin de notre lieu ◀de▶ naissance. ◀Le▶ christianisme par exemple, ou ◀l’▶humanisme, ou ◀les▶ sciences, ou ◀les▶ styles majeurs ◀de▶ nos arts, ne sont pas des produits tirés ◀de▶ notre sol par ◀le▶ moyen ◀de▶ racines imaginaires ou symboliques. Ils nous sont venus de loin, portés par ◀de▶ grands vents qui ont fait ◀le▶ tour du continent, et parfois ◀de▶ ◀la▶ terre entière. ◀L’▶homme est un animal, et non pas un légume ! Il est nomade, depuis Adam, c’est sa nature, « errant et voyageur sur ◀la▶ terre », qui est à la fois ◀le▶ lieu ◀de▶ son exil et sa patrie partout où il ira, comme disait ◀le▶ pape Urbain II dans son appel à la première croisade. Et d’ailleurs, même si ◀l’▶on admet ◀l’▶image ◀de▶ ◀l’▶enracinement, en tant qu’image, on fera bien ◀de▶ ne jamais oublier que ◀le▶ légume qui a ◀la▶ plus grosse racine, qui est tout racine, pourrait-on dire, est justement celui qui a ◀la▶ pire réputation en littérature : ◀le▶ navet.
◀La▶ culture, ◀les▶ valeurs créatrices, se transmettent comme des graines ailées, voyageant sur ◀la▶ face ◀de▶ ◀la▶ terre. Et certes il faut qu’une graine se pose quelque part pour y réaliser ce qu’elle apporte, mais ce n’est pas dans un terroir physique, c’est dans certains milieux humains, et dans certaines communautés civiques, qu’elle germera. Ainsi voyons-nous des idées, des concepts, des valeurs, des procédés ◀de▶ ◀l’▶art, germer et fleurir subitement dans ◀les▶ petites cités républicaines ou ducales ◀de▶ ◀l’▶Italie du xve siècle, et donner lieu à ◀la▶ Renaissance. Idées nomades, trouvant leur lieu privilégié au croisement ◀de▶ divers courants, dans un milieu qui ◀les▶ attend, qui ◀les▶ accueille. Serait-ce à cause de ◀la▶ nature ◀de▶ son sol et ◀de▶ son terroir ? Non, c’est à cause ◀d’▶une certaine soif latente, ◀d’▶une certaine clientèle en puissance, et ◀d’▶une attitude collective créée peut-être par un prince ou par des maîtres, peut-être par un groupe ou des institutions.
On évoquera ici ◀le▶ génie du lieu. ◀La▶ région ◀de▶ Sienne, dira-t-on, est un paysage qui porte à peindre. Mais si l’une des couleurs ◀de▶ ◀la▶ palette porte en effet ◀le▶ nom ◀de▶ terre ◀de▶ Sienne, c’est bien moins à ◀la▶ terre du pays qu’elle ◀le▶ doit — on trouve ◀la▶ même ailleurs, en Provence, par exemple — qu’aux génies qui ont illustré cette petite ville, et qui ne sont pas nés ◀d’▶un paysage, mais ◀de▶ ◀la▶ rencontre ◀de▶ maîtres errants, ◀d’▶influences byzantines orientales, et ◀d’▶une ville aristocratique, puis commerçante, qui passait des commandes et qui exigeait beaucoup. ◀Les▶ maîtres ◀de▶ ◀l’▶école ◀de▶ Sienne, ◀de▶ Duccio aux Lorenzetti en passant par Simone Martini, n’ont jamais pensé faire une peinture « siennoise » une peinture conforme au génie du lieu. Ils s’inspiraient des Florentins. De même, jamais un architecte du xiie au xive siècle n’a pensé construire du gothique : c’est après coup que ◀le▶ terme est apparu, pour désigner (d’ailleurs en dérision) ◀l’▶admirable école française du Moyen Âge, et c’est au xxe siècle qu’à New York et à Washington on édifie très sérieusement deux immenses cathédrales en gothique neuf, quand ◀Le▶ Corbusier fait Ronchamp. ◀La▶ diffusion européenne, puis mondiale, des grandes écoles ◀d’▶architecture, ◀de▶ peinture, ◀de▶ musique et ◀de▶ littérature, du style roman au baroque, et ◀de▶ là aux abstraits, réduit à fort peu de choses ou presque à rien ◀le▶ rôle du « génie du lieu » dans ◀la▶ création artistique. Et si ◀l’▶on me cite ◀le▶ cas ◀d’▶Aix-en-Provence, qui a ◀la▶ réputation ◀d’▶offrir aux peintres un « génie du lieu » favorable, j’observerai qu’Aix n’a produit aucune école, et un seul grand peintre, Cézanne, tandis que ◀les▶ van Loo, avant lui, étaient venus de ◀la▶ Hollande par accident, et ne se fixèrent pas à Aix, mais émigrèrent partout où ils trouvaient des clients, cependant que ◀les▶ nombreux peintres qui vivent près ◀d’▶Aix ◀de▶ nos jours y sont attirés par ◀le▶ souvenir ◀de▶ Cézanne, et par ◀le▶ climat. Et puis, ◀la▶ peinture hollandaise doit plus au ciel et à sa lumière humide, qu’à ◀la▶ terre des Pays-Bas, et bien plus encore à ◀la▶ Bible et aux dissidents calvinistes, dans ◀le▶ cas typique ◀de▶ Rembrandt. Ce n’est pas dans ◀la▶ terre, dans ◀les▶ racines, ni dans ◀les▶ éléments physiques, géographiques, qu’il faut chercher ◀les▶ justifications ◀d’▶une culture régionale, ni même ses véritables origines.
Des analyses ◀de▶ ce type, faciles à multiplier, auraient vite fait ◀de▶ nous montrer que ◀les▶ foyers ◀d’▶art et ◀de▶ pensée qui ont illustré notre culture européenne sont tous nés aux points ◀d’▶intersection ◀de▶ grands courants européens et ◀de▶ conditions locales, ◀d’▶ordre social, créées et entretenues par certains groupes humains. ◀Le▶ classicisme, ◀le▶ romantisme, ◀le▶ symbolisme et ◀l’▶existentialisme sont des phénomènes internationaux par excellence, comme ◀le▶ gothique ou ◀le▶ baroque. ◀Le▶ nationalisme lui-même n’est pas lié au fait national, puisqu’il a sévi en même temps dans ◀les▶ plus vieilles nations du continent, comme ◀la▶ France et ◀l’▶Espagne, et dans ◀les▶ plus jeunes, comme ◀l’▶Allemagne et ◀l’▶Italie (qui ont à peine cent ans), de même que nous ◀le▶ voyons porter sa contagion dans ◀les▶ pays tout neufs et à peine finis du tiers-monde.
Or ce sont bel et bien ces grands courants ◀d’▶idées qui ont nourri ◀la▶ vie culturelle ◀de▶ nos régions, dans ◀la▶ mesure où ces régions ont su fixer ces courants au passage et leur donner une coloration, une saveur particulières, à certaines époques.
Qu’en est-il, dans ces conditions, ◀de▶ ◀l’▶expression devenue courante : Rester soi-même ?
◀La▶ question qui se pose ici est si simple qu’elle est difficile à résoudre : à quel moment ◀de▶ ◀l’▶histoire serions-nous devenus « nous-mêmes » une fois pour toutes ? Quel nous-mêmes, entre tant, devons-nous conserver ?
Personne, je crois, n’a jamais demandé que nous restions fidèles aux mœurs des lacustres, ni même à celles des Helvètes. Alors, où faut-il s’arrêter avec ◀l’▶intention ◀de▶ nous y tenir ? Aux nobles troubadours ◀de▶ Grandson et ◀de▶ Neuchâtel ? À Guillaume Tell, qui est très probablement un personnage mythique, et qui n’est sûrement pas ◀de▶ nos ancêtres ? À ◀la▶ chronique apocryphe dite des Chanoines ? Au grand Osterwald, qu’on ne lit plus, merveilleux traducteur ◀de▶ ◀la▶ Bible, et que Newton qualifiait ◀de▶ vir omnium christianissimus, homme ◀le▶ plus chrétien ◀de▶ tous ? À Léopold Robert ? À Alexis-Marie Piaget ? À Philippe Godet ? Ou à Blaise Cendrars ? Voilà qui pose beaucoup de questions…
Je passe à ◀la▶ limite du raisonnement : un auteur qui partirait dans ◀la▶ vie et pour son œuvre avec ◀la▶ seule idée ◀de▶ « rester soi-même »… ne deviendrait rien, en principe. Car à partir de quel moment est-on soi-même ? 2 ans ? 15 ans ? 25 ans ? 60 ans ? On loue parfois un écrivain ◀de▶ rester fidèle à sa ligne : encore faut-il qu’à un certain moment il soit devenu quelqu’un — lui-même. Mais était-ce alors suffisant ? N’a-t-il pas ◀le▶ droit et ◀le▶ devoir ◀d’▶aller plus loin ? Et ◀de▶ corriger ses erreurs, ◀d’▶intégrer d’autres vérités, ◀de▶ mûrir, ◀de▶ devenir chaque jour, un peu moins mal, ce qu’il peut être ? S’il ne bouge pas, on dit à juste titre qu’il se répète, qu’il est « fini ». Ainsi en va-t-il ◀d’▶une culture — nationale, régionale, cantonale ou locale. Des hommes entreprenants ◀l’▶ont créée autrefois et non sans risques. Si ◀l’▶on pense que rester soi-même signifie simplement imiter ses ancêtres et leurs caractères spécifiques, sans même courir ◀le▶ risque ◀de▶ ◀les▶ renouveler, on réduit rapidement ◀la▶ culture au folklore, ◀l’▶Écosse aux cornemuses et ◀la▶ Bretagne aux coiffes, ◀l’▶Espagne aux castagnettes et ◀la▶ Suisse aux yodleurs. Imiter une tradition arbitrairement fixée dans son évolution à telle époque proche ou lointaine mais surtout proche — xixe siècle par exemple — c’est refuser son geste créateur. ◀Le▶ vrai moyen ◀de▶ lui rester fidèle, c’est ◀de▶ ◀la▶ prolonger et non ◀de▶ ◀la▶ singer. Elle a été créée ? Il faut créer plus loin.
◀La▶ vraie question qui se pose aux créateurs ◀de▶ ◀la▶ culture et ◀de▶ ses moyens, ce n’est donc pas ◀de▶ rester nous-mêmes, mais bien ◀de▶ devenir nous-mêmes, selon ◀la▶ grande formule ◀d’▶origine grecque, et si goethéenne, ◀de▶ Nietzsche : Werde, was du bist ! Deviens ce que tu es.
Avec quoi nous passons aux aspects positifs et créateurs des expressions et des devises dont je viens de signaler ◀les▶ dangers.
À ◀la▶ maxime : Restons nous-mêmes ! j’ai opposé : Devenons nous-mêmes !
Et à ◀l’▶image des racines, j’oppose celle ◀de▶ ◀l’▶implantation, qui est une action délibérée ◀de▶ ◀l’▶homme, et non pas un destin subi. On peut s’implanter n’importe où, encore faut-il s’implanter quelque part, dans ◀le▶ concert ◀d’▶une communauté, d’abord très limitée, puis élargie à des allégeances multiples. C’est ainsi que pour devenir un citoyen ◀de▶ ◀la▶ Confédération, il faut d’abord devenir un citoyen ◀d’▶une commune et c’est un trait fondamental ◀de▶ notre État fédéraliste. Étant citoyen ◀d’▶une commune après une bonne douzaine ◀d’▶années ◀de▶ séjour on ◀l’▶est du même coup ◀d’▶un canton, c’est-à-dire ◀d’▶un État souverain, membre ◀de▶ ◀la▶ Confédération. Alors seulement, on reçoit un passeport suisse. Sur le plan ◀de▶ ◀la▶ culture, cet exemple précis me paraît plein ◀d’▶enseignement.
Celui qui veut participer ◀de▶ ◀la▶ culture européenne doit s’intégrer d’abord à une communauté, qui a transmis cette culture et qui lui donne ses conditions ◀de▶ réalité, ◀de▶ création, ◀de▶ signification. ◀Le▶ but final ◀de▶ ◀la▶ culture est, en effet, ◀de▶ donner un sens à ◀la▶ vie, plus ◀de▶ sens à ◀la▶ vie de plus ◀d’▶hommes, et d’abord ◀de▶ chacun ◀de▶ nous, et ce sens ne peut être abstrait. De même que ◀l’▶on ne peut devenir un Suisse en général, mais seulement si ◀l’▶on est ◀d’▶une commune, de même on ne saurait être un bon Européen, un bon participant ◀de▶ cette unité grandiose dans ◀la▶ richesse ◀de▶ ses diversités qu’est ◀la▶ culture européenne, si ◀l’▶on n’est pas d’abord ◀de▶ quelque part. Tout de même qu’il faut produire quelque chose ◀de▶ concret, ◀de▶ vendable et ◀de▶ bien défini si ◀l’▶on veut tenir sa place sur ◀le▶ marché. Tout de même qu’il faut trouver sa vocation si ◀l’▶on veut devenir une personne et pas un simple numéro ◀d’▶état civil, interchangeable.
C’est au sein de ◀la▶ personne, au plus intime ◀de▶ ◀l’▶être ◀de▶ chaque individu qu’inquiète une vocation — il ◀l’▶entrevoit, il ◀la▶ recherche avec angoisse, il ◀la▶ découvre ou ◀l’▶invente comme à tâtons — c’est au plus secret ◀de▶ chacun que se noue ◀l’▶acte créateur, que se dévoile peu à peu ◀le▶ sens ◀d’▶une vie, et que ◀l’▶on touche par instants ◀l’▶universel. C’est ◀le▶ particulier, bien saisi et vécu, qui mène seul au Tout, et au Réel en soi.
Un jour, après une longue conversation avec Ramuz sur ◀les▶ mérites comparés ◀de▶ ◀la▶ concentration sur un seul lieu, et ◀de▶ ◀la▶ circulation mondiale des influences, je lui ai cité une phrase ◀de▶ Spinoza qui a scellé notre accord profond — et je ◀la▶ trouve, non sans émotion, reproduite dans ses Cahiers. C’est une phrase ◀de▶ ◀l’▶Éthique — une des grandes phrases qui définissent ◀le▶ génie occidental : « ◀D’▶autant plus nous connaissons ◀les▶ choses particulières, ◀d’▶autant plus nous connaissons Dieu. »
Avec cela, je pourrais dire que tout est dit. Baissons un peu ◀le▶ ton, rapprochons-nous des humbles conditions ◀de▶ notre action, mais sans perdre ◀de▶ vue ses fins dernières.
◀L’▶originalité ◀d’▶une existence culturelle locale n’est pas un but en soi, et ne saurait être une préoccupation première. On ne peut exiger ◀de▶ chaque petite cité des œuvres comparables à celles des plus grandes — qui étaient plus petites par ◀le▶ nombre — Florence, Sienne, Assise, Bruges, Gand, Nuremberg, Barcelone, Oxford, Leyde ou Prague. ◀L’▶originalité ◀d’▶une culture ne vient pas seulement des grandes œuvres, celles qui font prime sur ◀le▶ marché mondial. Je crois qu’elle tient bien plus encore à ◀la▶ densité culturelle, aux facultés ◀d’▶accueil et ◀de▶ curiosité et ◀d’▶assimilation ◀d’▶une communauté. Avant ◀les▶ œuvres qui se vendent, ce qui importe, c’est ◀de▶ communiquer aux hommes ◀d’▶une cité, ◀d’▶une région, ◀d’▶une vallée, ◀d’▶un canton, un certain sens ◀de▶ ◀la▶ vie. Plus ◀de▶ sens pour un plus grand nombre, qu’il s’agit ◀d’▶intégrer dans un groupe en croissance, ◀de▶ faire participer à ◀l’▶esprit ◀de▶ ce groupe, ◀de▶ naturaliser culturellement. Et Neuchâtel, comme toute ◀la▶ Suisse, vous ◀le▶ savez, doublera sa population d’ici trente ou quarante ans, selon ◀les▶ plus savants statisticiens.
Avant toute œuvre célébrée, il y a donc ◀la▶ vie culturelle. C’est par là que nos cités suisses se distinguent si nettement ◀de▶ tant de villes ayant un nombre comparable ◀d’▶habitants, dans l’un ou l’autre des pays qui nous entourent. Nous avons cela, nous possédons cette densité exceptionnelle ◀de▶ lecteurs, ◀de▶ chercheurs, ◀d’▶inquiets, ◀d’▶originaux, ◀d’▶individus entreprenants en tous domaines, et souvent à tous risques, fût-ce au risque majeur qui est celui ◀d’▶être désintéressé. Ce sont ◀les▶ conditions ◀de▶ base ◀d’▶une vraie culture. Que faut-il pour ◀les▶ réaliser ?
Il faut des maîtres, tout d’abord. Des maîtres comme ceux dont j’ai pu suivre à ◀l’▶Université ◀de▶ Neuchâtel ◀l’▶enseignement direct (car nous étions très peu nombreux) : un Max Niedermann, un Arnold Reymond, un Alfred Lombard, un Jean Piaget, un Georges Méautis — belle pléiade, assurément ! Il faut savoir attirer ◀de▶ tels maîtres, et ◀les▶ retenir ! Il faut pour cela un milieu qui réponde, qui ménage une certaine tolérance aux innovations, voire aux excès, aux erreurs ◀de▶ ceux qui créent et qui ne se contentent pas ◀de▶ protester, ou ◀de▶ déclarer qu’ils se libèrent… ◀d’▶on ne sait quoi. Il faut enfin, pour ◀les▶ artistes, des commandes. Je crois à ◀la▶ valeur créatrice ◀de▶ ◀la▶ commande très précise, j’en ai fait ◀l’▶expérience et je ◀la▶ dois même au premier président ◀de▶ cet Institut, ◀le▶ professeur et colonel Claude DuPasquier. Il n’a pas hésité à me demander, à moi qui n’avais jamais écrit pour ◀le▶ théâtre, ◀le▶ texte du spectacle neuchâtelois pour ◀l’▶Exposition nationale ◀de▶ 1939, celle qui fut interrompue par ◀la▶ guerre. Mon ami Arthur Honegger, sur ma demande, en écrivit ◀la▶ musique et ◀le▶ succès ◀de▶ ◀la▶ pièce lui appartient. Mais votre président avait pris un grand risque : celui ◀de▶ créer, sans aucune garantie, une occasion ◀de▶ création.
Point ◀de▶ vie culturelle sans risque assumé : c’est ◀la▶ leçon que je retiens ◀de▶ ces débuts ◀de▶ ◀l’▶Institut.
On peut bâtir ou agrandir une ville qui, selon ◀les▶ meilleurs calculs, « rapportera », au mépris ◀de▶ ◀la▶ beauté. Mais ◀la▶ ville qui aura gagné en fin de compte, comme ◀les▶ petites cités ◀de▶ ◀la▶ Renaissance, c’est ◀la▶ ville qui aura su se rendre bien plus et bien mieux que rentable : mémorable et inoubliable, non seulement pour ◀l’▶Europe et ◀le▶ monde mais pour ses propres citoyens d’abord, et je dis bien pour ◀les▶ plus humbles, ceux que ◀l’▶on touche par ◀le▶ cœur, par ◀la▶ sagesse du cœur, qui est ◀la vraie culture.