« J’essaie d’▶imaginer mes lecteurs japonais… » (janvier 1966)d
I
Dans ma maison ◀de▶ ◀la▶ campagne française, non loin de Genève, en face d’un paysage ◀d’▶hiver méditatif, je commence cette série ◀de▶ courts messages qu’a bien voulu me demander ◀le▶ Yomiuri. J’essaie ◀d’▶imaginer mes lecteurs japonais… Comme il est difficile ◀d’▶écrire pour des gens qui habitent tellement loin ! Leurs problèmes sont tellement différents, m’assure-t-on, et puis nous n’avons pas ◀les▶ mêmes préjugés, or c’est cela qui rapproche à meilleur marché (the cheapest way) deux inconnus : « J’ai horreur ◀de▶ ceci ou ◀de▶ cela », dit l’un ◀d’▶eux. « Comment, vous aussi ? s’écrie l’autre. Nous sommes donc frères ! » Pourtant, si je fais tourner lentement mon globe terrestre, cherchant quelles régions ◀de▶ ◀la▶ Boule ont des problèmes fondamentaux comparables à ceux ◀de▶ ◀l’▶Europe, mes yeux s’arrêtent bientôt sur ◀le▶ Japon. Pourquoi ? Parce que ◀les▶ Japonais, tout comme ◀les▶ Européens, sont des hommes dont tous ◀les▶ réflexes, ◀les▶ sentiments, ◀les▶ idéaux, et ◀le▶ sens même ◀de▶ ◀la▶ vie, dépendent très largement ◀de▶ leurs traditions, mais sont aussi des hommes qui ont accepté ◀les▶ risques et ◀les▶ promesses ◀de▶ ◀la▶ technique.
Certes, je vois quelques régions ◀de▶ ◀la▶ Terre qui vénèrent plus scrupuleusement des traditions parfois bien plus anciennes — je pense à ◀l’▶Inde — mais c’est aux dépens de leur progrès matériel. Et j’en vois d’autres qui se lancent dans ◀l’▶aventure technique avec au moins autant ◀de▶ résolution — ◀les▶ USA, ◀l’▶URSS, par exemple — mais c’est qu’elles ont peu de passé, ou bien qu’elles veulent ◀l’▶oublier. Mais je n’en vois pas où ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ coexistence féconde des traditions et ◀de▶ ◀la▶ technique ◀la▶ plus moderne soit posé dans des termes aussi voisins, aussi facilement comparables qu’au Japon et dans notre Europe occidentale.
Nous savons, ◀les▶ uns et ◀les▶ autres, Européens et Japonais, que ◀la▶ technique moderne peut détruire ◀les▶ équilibres coutumiers, ◀d’▶ordre religieux, moral, social, économique, si difficilement mis au point comme des chefs-d’œuvre ◀d’▶art ou ◀de▶ ◀l’▶artisanat par nos cultures traditionnelles. ◀L’▶équilibre entre campagne et ville, enracinement et mobilité, est l’un des plus gravement menacés dans nos deux régions. De même que ◀l’▶équilibre entre méditation et activité, entre sens ◀de▶ ◀la▶ vie et efficience…
Mais nous savons aussi que ◀la▶ technique, si elle nous ouvre et nous promet un avenir ◀de▶ libertés individuelles plus nombreuses, payé d’ailleurs au prix de disciplines collectives plus rigoureuses, ne pourra progresser longtemps si elle est coupée ◀de▶ ses sources culturelles.
◀La▶ technique n’est pas née ◀de▶ rien. Elle est ◀le▶ produit logique quoique imprévu ◀d’▶un complexe très vaste, étiré sur des siècles, ◀de▶ croyances religieuses, ◀de▶ structures sociales et ◀de▶ nécessités physiques. Ce complexe définit un certain type ◀de▶ civilisation ou ◀de▶ culture. ◀La▶ technique est née au xix e siècle et en Europe. Elle nous apparaît aujourd’hui comme ◀la▶ résultante invincible ◀de▶ deux millénaires ◀de▶ conflits entre des vérités contradictoires qui triomphent alternativement : celles ◀de▶ ◀la▶ foi révélée en ◀l’▶ordre physique et moral ◀de▶ ◀l’▶univers, et celles du savoir vérifié ; celles ◀de▶ ◀l’▶imagination anticipatrice et celles ◀de▶ ◀l’▶expérience méticuleuse ; celles ◀de▶ ◀la▶ prudence conservatrice et celles ◀de▶ ◀l’▶audace créatrice ; celles qui nous rassurent au nom du passé éprouvé et celles qui nous tentent au nom de ◀l’▶inconnu fascinant.
Il y a, dans ◀le▶ passé européen, une tradition ritualiste et un ferment ◀de▶ révolution critique, une propension à ◀la▶ sagesse théologique ou spirituelle, et une passion ◀de▶ ◀la▶ découverte à tous risques sociaux et politiques. Il y a un individualisme, qui est né dans ◀le▶ conflit séculaire entre ces deux tendances fondamentales, provoquant ◀l’▶homme au choix et au pari sur ◀le▶ sens même ◀de▶ sa vie.
On retrouve ces deux phénomènes dans ◀l’▶histoire du Japon. ◀La▶ dualité entre ◀le▶ pouvoir religieux ◀de▶ Kyoto, et ◀le▶ pouvoir impérial ◀de▶ Kamakura ou ◀de▶ Yedo. Et ◀l’▶individualisme qui se manifeste dans ◀l’▶art — en contraste marqué avec ◀la▶ Chine — et dans ◀la▶ lutte sociale par ◀le▶ duel, comme dans ◀l’▶Europe médiévale et renaissante.
◀De▶ ces conflits ◀de▶ forces contraires, mais que ◀l’▶on essaie ◀d’▶équilibrer en dynamismes créateurs, sont nées ◀la▶ science et ◀la▶ technique, et elles en vivent, au Japon comme en Europe.
II
Une grande question domine la seconde moitié du xx e siècle : celle ◀de▶ savoir si ◀la▶ technique enchaîne ◀l’▶individu ou ◀le▶ libère, si nous sommes ◀les▶ esclaves ◀de▶ nos machines ou si elles nous servent, et surtout — cette question résumant toutes ◀les▶ autres — si ◀l’▶humanité saura maîtriser ◀la▶ bombe atomique, ou si un jour, à ◀la▶ suite ◀d’▶une erreur commise au Pentagone ou au Kremlin, ◀la▶ bombe nous anéantira…
Ces questions sont très populaires, non seulement chez ◀les▶ publicistes à grand tirage, mais chez ◀les▶ écrivains et philosophes ◀les▶ plus sérieux. Et une littérature considérable produit depuis une cinquantaine ◀d’▶années des variations sur ◀le▶ thème pessimiste ◀de▶ « ◀la▶ technique contre ◀l’▶humain ».
Tout cela repose, à mon avis, sur une illusion enfantine : celle qui fait que ◀l’▶on bat ◀la▶ table à laquelle on s’est heurté. ◀La▶ technique n’est pas une puissance indépendante ◀de▶ ◀l’▶homme et qui pourrait se tourner subitement contre lui. ◀La▶ technique n’est pas matérialiste : seul ◀l’▶homme peut ◀l’▶être, quand il se laisse aller à ses instincts abâtardis. ◀La▶ technique n’est pas davantage utilitariste. Dans ses intentions primitives, dans sa genèse, elle n’est même pas utilitaire ! ◀L’▶histoire des grandes inventions, ◀de▶ celle du feu à celle ◀de▶ ◀la▶ fusée spatiale, n’est pas ◀l’▶histoire ◀de▶ nos « besoins ». C’est plutôt ◀l’▶histoire ◀de▶ nos rêves. ◀L’▶hypothèse si longtemps admise sur ◀l’▶origine utilitaire ou économique ◀de▶ ◀la▶ technique aux premiers âges ◀de▶ ◀l’▶homme, est aujourd’hui abandonnée au profit ◀d’▶explications des premières inventions — ◀le▶ feu, ◀la▶ flèche — par ◀la▶ magie ou ◀les▶ rites religieux. ◀D’▶une manière générale, et plus près de nous, ◀les▶ grandes inventions qui ont modifié nos vies ne sont pas nées pour satisfaire des besoins matériels que personne n’éprouvait avant elles, mais c’est généralement ◀l’▶inverse qui s’est produit. Personne, à part quelques rêveurs un peu bizarres, n’avait besoin ◀d’▶autos quand il n’y en avait pas.
C’est du rêve ◀de▶ voler qu’est né ◀l’▶avion, et du rêve ◀de▶ partir au hasard sur ◀les▶ routes qu’est née ◀l’▶auto : on en trouve ◀le▶ récit détaillé dans ◀l’▶autobiographie ◀de▶ Henry Ford. Ce rêveur incurable, bricoleur sans génie, était obsédé par ◀l’▶idée ◀de▶ construire une « locomotive routière », c’est-à-dire un véhicule rapide qui ne fût pas astreint à suivre ◀la▶ loi rigide des « voies ferrées » et des horaires, mais pût aller à ◀l’▶aventure : phantasme typique ◀de▶ ◀l’▶adolescence. ◀Le▶ jeune Ford ◀le▶ réalise en 1893, quelques années après que ◀l’▶Allemand Otto eût inventé ◀le▶ moteur à explosion interne. On n’ignore pas d’ailleurs que des dizaines ◀d’▶ingénieurs — en France surtout — avaient construit des prototypes variés ◀d’▶automobiles avant Ford. Son invention, ou sa réinvention indépendante n’en demeure pas moins exemplaire, par ses motifs réels, ◀d’▶ordre psychologique, autant ou plus que par ses succès ultérieurs. Aujourd’hui, ◀l’▶on entend ◀de▶ belles âmes soupirer que ◀l’▶homme est devenu ◀l’▶esclave ◀de▶ sa voiture, et c’est vrai dans ce sens que ◀l’▶homme moyen croit qu’il ne pourrait plus se passer ◀de▶ cet objet, mais ◀le▶ fautif n’est pas ◀la▶ voiture, c’est ◀la▶ publicité, ◀la▶ mode, ◀la▶ vie sociale — c’est donc ◀l’▶homme et non pas ◀la▶ technique.
Je voudrais observer au surplus que s’il est bien certain que ◀l’▶invention ◀de▶ Ford est née ◀d’▶un rêve ◀d’▶évasion hors des voies imposées ◀de▶ ◀la▶ civilisation, hors des « chemins de fer » au nom évocateur ◀de▶ dure contrainte, tandis que ◀le▶ préfixe « auto » évoque ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶individu, cette invention n’était certes pas ◀la▶ mieux adaptée à ses fins, ni ◀la▶ mieux calculée pour répondre à des besoins pratiques, utilitaires : on ◀le▶ voit bien aujourd’hui, dans nos villes embouteillées, et quand il faut payer ◀les▶ autoroutes. Si je veux être libre ◀de▶ rêver, c’est justement un train que je vais prendre. Dans mon wagon, je lis, je dors, je mange et je puis méditer à loisir. À mon volant, rien ◀de▶ pareil : tout ce que je peux lire, ce sont des chiffres, des ordres ◀de▶ police routière ; si je mange, ce n’est guère qu’un sandwich, si je rêvasse un klaxon me réveille brutalement, et si je m’endors, c’est pour toujours…