André Breton à New York (8-9 octobre 1966)ad
La▶ guerre, ◀l’▶exil américain, ses violentes dérives intimes, cette longue aliénation parfois libératrice, il a fallu tout cela pour que celui qui avait été l’un des « phares » baudelairiens ◀de▶ notre adolescence loin de Paris, puis un symbole (refusé mais sacré) ◀de▶ ◀la▶ révolte inefficace, aux yeux sévères des jeunes mouvements personnalistes où je militais, cessât tout ◀d’▶un coup ◀d’▶être un mythe pour devenir du même coup mon ami, après un dîner tête-à-tête dans un petit restaurant du Village, à New York. (20 juin 1942, selon ◀le▶ journal que je tenais alors.) Deux jours plus tôt, je ◀l’▶avais rencontré à ◀l’▶Office of War Information, où je venais de prendre un poste. J’écrivais deux longs textes par jour : « ◀La▶ Voix ◀de▶ ◀l’▶Amérique parle aux Français », et j’avais deux équipes ◀d’▶« announcers » qui ◀les▶ lisaient en alternant ◀les▶ voix devant ◀le▶ micro : parmi eux, ◀le▶ peintre Ozenfant (qui vient de mourir), Lévi-Strauss, un des fils Pitoëff, et Breton. (Il avait trouvé ce moyen ◀de▶ gagner juste ◀de▶ quoi vivre sans ◀la▶ moindre compromission avec tous ◀les▶ snobismes à ◀l’▶affût.) Il se plaignit, très gentiment, ◀de▶ ce que durant nos années parisiennes, nous n’ayons pu, ou cru pouvoir, nous rencontrer. « Ce sont ◀de▶ ces conneries ! Et que ◀l’▶on expie ! » (Beaucoup de lui dans ces quelques mots.)
Il m’arrive ◀de▶ rêver que je m’entends au mieux avec tel homme, telle femme dont tout me sépare en fait, ou avec qui j’ai rompu sans retour. Ce soir-là, au Village, mon rêve est devenu vrai : nous parlons certes ◀de▶ ce qui peut nous rapprocher, ◀l’▶amour-passion, ◀les▶ troubadours, ◀la▶ psychanalyse, Saint-John Perse, mais aussi ◀de▶ ce qui doit nous opposer ◀de▶ front : nos options politiques, morales et religieuses. Et nous voici bientôt dans ◀l’▶euphorie ◀de▶ ◀la▶ contestation en convergence heureuse !
À quelques jours ◀de▶ là, il me dit souhaiter que nous puissions désormais nous rencontrer « mécaniquement en quelque sorte ». ◀L’▶OWI eut ceci ◀de▶ bon ◀de▶ nous en assurer ◀l’▶occasion quotidienne.
◀Le▶ culte ◀d’▶une pierre bleue
Dès notre première vraie rencontre, j’avais découvert quelque chose dont je pense bien que personne ne parlera dans ◀les▶ centaines ◀d’▶articles à paraître ces prochains jours. C’est que Breton, pour toute ◀la▶ haine vigilante qu’il n’a cessé ◀de▶ vouer sa vie durant aux manifestations visibles et officielles du christianisme, était un être religieux par excellence. C’est même sans doute parce qu’il jugeait ◀le▶ christianisme trop peu religieux qu’il ◀le▶ dénigrait sans relâche. Il voulait un rituel, des mystères, une adoration fascinée, une rébellion furieuse et permanente mais selon sa règle à lui, bien entendu, une rigueur folle dans ◀le▶ défi qui rejoignait ◀l’▶Inquisition… Il me dit ce soir-là qu’il avait découvert au fond ◀de▶ ◀l’▶échoppe ◀d’▶un cordonnier dans ◀le▶ Morvan, ◀les▶ deux portraits se faisant face ◀de▶ ◀la▶ mère Angélique Arnaud et ◀de▶ Marat : ◀l’▶accord du jansénisme et du jacobinisme dans ◀la▶ vénération ◀de▶ ◀l’▶artisan lui semblait des plus exaltants. Or, il n’est rien ◀de▶ commun aux deux doctrines hors ◀le▶ grand ton ◀de▶ rigueur fanatique qui était l’un des aspects ◀de▶ ◀la▶ poésie selon Breton, autrement dit, ◀de▶ sa « religion ». Il en tirait une morale ombrageuse, celle qui réglait absolument sa vie, et des décrets ◀d’▶excommunication peu prévisibles, à grands éclats ◀de▶ voix soudains, en rejetant ◀la▶ tête en arrière, et ◀la▶ victime disparaissait dans ◀les▶ ténèbres du dehors, éjectée, déjetée, insultée jusqu’à ◀l’▶âme. D’autres fois, il se contentait ◀d’▶un ou deux coups ◀d’▶épingle très courtois, ou ◀d’▶une épithète gouailleuse, et ◀le▶ disciple flatté hier encore au-delà ◀de▶ ses plus folles espérances, s’en allait subitement dégonflé.
(Combien ◀de▶ poètes, et plus encore ◀de▶ peintres, n’ont jamais pu vraiment s’approuver dans leur cœur, parce que Breton ne ◀les▶ avait pas admis et célébrés !)
J’ai vu plus ◀d’▶une scène ◀de▶ ce genre aux réunions du groupe, d’ailleurs variable et quelque peu fortuit qu’avait reconstitué André Breton dès son arrivée à New York. Il avait pour noyau quelques peintres qui allaient changer là-bas ◀le▶ cours des arts, Max Ernst, Matta, Tanguy, parfois Masson et toujours « ◀l’▶artiste-inventeur » Marcel Duchamp, père du pop art vingt ans plus tard. On y voyait aussi quelques poètes, des ethnographes, et quelques jeunes femmes assez fantasques qu’on eût dit nées des comédies ◀de▶ Shakespeare. On se rencontrait chez l’un ou l’autre, faute de terrasses ◀de▶ café, une ou deux soirées par semaine, et ◀l’▶on se livrait avec beaucoup de sérieux à des jeux ◀d’▶écriture ou ◀de▶ télépathie. Parfois, on arrangeait une fête (comme celle qui fut dédiée au Nombre 21) ou une exposition, ou une vitrine (Breton, Seligmann et Duchamp signèrent celle qui annonçait ma Part du diable ). J’allais chez lui, il me lisait ◀de▶ ◀la▶ poésie sur un ton ◀d’▶emphase contenue, en marchant à grands pas dans son studio : « ◀L’▶Européen ◀le▶ plus moderne, c’est vous pape Pie X ! », criait-il en déclamant Zone. Ce pape-là ne ◀le▶ gênait pas : c’était un vers ◀d’▶Apollinaire. (Mais tout de même, ◀la▶ litanie du Christ aviateur, dans ◀le▶ même poème…) C’est ainsi qu’il me lut un jour ◀l’▶Ode à Charles Fourier qu’il venait de recopier ◀d’▶une belle écriture sage et ◀d’▶orner ◀de▶ fleurs au crayon ◀de▶ couleur. Fourier était alors son nouvel intercesseur : il insistait pour m’en lire des chapitres décrivant ◀le▶ travail et ◀les▶ plaisirs « réglés » des ouvriers, ◀de▶ ◀l’▶utopie phalanstérienne. On eût dit qu’il était le premier à découvrir ce jeune auteur ◀d’▶avant-garde ! « Ombre frénétique ◀de▶ Fourier, ombre frémissante ◀de▶ Flora Tristan, ombre délicieuse du Père Enfantin… une grande réparation vous est due », écrira-t-il dans Arcane 17, deux ans plus tard, et il poursuit : « À travers leurs outrances et tout ce qui procède chez eux ◀de▶ ◀la▶ griserie imaginative, on ne peut refuser ◀d’▶accorder aux écrivains réformateurs ◀de▶ la première moitié du xixe siècle, ◀le▶ bénéfice ◀de▶ ◀l’▶extrême fraîcheur. » Jamais Breton ne s’est mieux défini. Je pense au soir où il déclara qu’il était temps ◀d’▶aller regarder de plus près qu’on ne ◀l’▶avait fait saint Augustin, qu’il tenait pour ◀l’▶ancêtre des jansénistes. Nous lui dîmes qu’il y avait là-dessus des bibliothèques ; il n’en crut rien, visiblement, et avec raison : son Augustin à lui était sans nul rapport avec celui qu’avait canonisé « ◀l’▶Obscurantisme ».
Un dimanche matin à New York, au bas de Madison Avenue déserte, vingt étages à gauche et à droite, je me trouve soudain devant Breton, qui marche lentement à pas ◀de▶ rêve. « Je pensais, me dit-il, à ◀la▶ religion qu’il faut absolument fonder, et pourquoi ne pas ◀la▶ fonder sur ◀le▶ culte ◀d’▶une pierre bleue ? »
Changer ◀la▶ vie
◀La▶ grande contradiction qui a tendu ◀l’▶arc ◀d’▶une existence poétique si hautement exemplaire à tant ◀d’▶égards, c’est qu’il voulait tout à la fois changer ◀la▶ vie par une sédition passionnelle (« ◀la▶ beauté sera convulsive ou ne sera pas ») et ◀la▶ régler jusqu’au moindre soupir. Autoritaire et libertaire, anarchiste et sacerdotal, rhéteur ◀de▶ ◀la▶ révolte et précieux ajusteur ◀de▶ mallarméens bibelots, entre ◀le▶ délire et ◀l’▶extrême rigueur il n’a jamais cessé ◀d’▶inventer un chemin qui ne pouvait exister que pour lui seul. ◀De▶ personne je ne suis à ce point sûr qu’il a toujours suivi — avec autant ◀d’▶audace que ◀d’▶exacte obéissance aux signes devinés — ce qu’il faut bien que j’appelle ici ◀d’▶un terme signifiant pour moi ◀la▶ relation ◀d’▶un homme au transcendant, sa vocation.