Jacques Chenevière ou la▶ précision des sentiments (22-23 octobre 1966)ae
◀La▶ mémoire a ses caprices ; ◀l’▶oubli même peut devenir, non sans mélancolie, une sagesse à peine voulue… Furtifs retours : un visage, ◀les▶ parfums ◀d’▶une maison rustique ; une rue de Paris où ◀l’▶on se hâte vers ◀l’▶école ; ◀le▶ travail, et au fil des années, sa longue amitié souvent difficile. Des rires. Des jours aussi qui touchent à ◀l’▶histoire. Et des adieux… Seules donc m’ont guidé — ou égaré — ◀les▶ subtiles connivences du hasard et du souvenir.
Je cite ces phrases choisies dans un bref liminaire pour leur cadence, leurs articulations déliées mais fort précises, car elles nous disent très bien ◀de▶ quoi parle ce livre4 mais aussi comment il en parle. Et c’est cela qui nous intéresse : Jacques Chenevière, écrivain ◀de▶ race, ne donne pas ici ses mémoires, c’est plutôt sa mémoire elle-même qui est ◀le▶ sujet du livre, et comme son véritable auteur. Ces souvenirs ne seront donc pas faits ◀de▶ dates, ◀d’▶événements et ◀de▶ justifications, comme ceux ◀d’▶un homme public, mais ◀d’▶images curieusement fixées et restituées après un long développement intérieur (non sans certains repentirs ici ou là, où ◀l’▶art ◀le▶ dispute au scrupule), ◀de▶ visions « furtives » mais aiguës, ◀d’▶oublis révélateurs peut-être, obéissant à ◀la▶ seule logique des sentiments. ◀D’▶où ◀le▶ pouvoir émouvant ◀de▶ tant de ces pages.
À vrai dire, il y a là deux ou trois livres mêlés, peut-être quatre, et qui voudrait s’en plaindre ? (C’eût été bien mal vu des professeurs dans ma jeunesse, ils croyaient dur comme fer à « ◀l’▶unité », ◀l’▶unité à tout prix, fût-ce au prix de ◀l’▶ennui — un peu comme dans ◀le▶ Nouveau Roman.) Cette variété ◀de▶ styles, ◀de▶ thèmes et ◀de▶ registres me paraît ici nécessaire et signifiante. Comme la plupart des écrivains ◀de▶ notre pays — et très Suisse en cela du moins — Jacques Chenevière n’est pas « seulement » un écrivain. Une seconde vocation ◀le▶ requiert, dès ◀le▶ seuil ◀de▶ ◀l’▶âge ◀d’▶homme ; elle menace souvent ◀d’▶accaparer ses énergies aux dépens de ◀l’▶œuvre personnelle, elle pourra tour à tour ◀l’▶aliéner (comme on dit) ou ◀le▶ rassurer sur lui-même, mais finalement elle n’aura pas contaminé son art ◀d’▶écrire « pour ◀le▶ plaisir ». Je pense à des récits comme Valets, Reines, Rois, Daphné, ou ◀la▶ Jeune Fille ◀de▶ Neige, qui n’ont rien ◀de▶ philanthropique. (Ils ravissaient Valéry Larbaud, et c’est tout dire.) Cette suite ◀d’▶une quarantaine ◀de▶ portraits-souvenirs, ◀de▶ rencontres et ◀de▶ récits qui mettent en scène tantôt ◀l’▶auteur (surtout dans sa jeunesse, et jamais sans humour), tantôt des personnages ◀de▶ ◀l’▶histoire politique et littéraire ◀d’▶un passé proche, nous font passer et repasser sans transition ◀de▶ ◀la▶ prose à ◀la▶ poésie, ◀d’▶un salon ◀de▶ ◀la▶ Belle Époque éprise ◀d’▶Art aux bureaux dramatiquement improvisés ◀de▶ ◀la▶ naissante Agence des prisonniers ◀de▶ guerre, et ◀de▶ ◀l’▶évocation ◀d’▶une adolescence parisienne à celle ◀d’▶une inénarrable incorporation comme volontaire cycliste en culotte Saumur et casquette ◀de▶ yachting dans ◀l’▶armée suisse ◀de▶ 1914. Sans transition, mais non sans art : après une scène nocturne ◀d’▶un comique insidieux et digne du modèle, où ◀l’▶on voit Proust lunaire, distrait et intense à la fois, paraître au seuil ◀d’▶un salon déserté, passé minuit, combien j’aime cet éclat, ◀d’▶allégresse solaire que fait la première phrase du chapitre suivant : ◀Le▶ Tanébeau mais ◀le▶ Vanéfort ! criée par ◀le▶ garde-chasse du mas ◀de▶ Campuget (près de Nîmes). « Bou Diou ! ce vent-là risque ◀d’▶emporter même ◀le▶ soleil ! » Mais après ◀le▶ monde des enfances, entre ◀le▶ monde des lettres et celui ◀de▶ ◀l’▶action — et ◀l’▶on dirait ici qu’un nouveau livre se propose — quelques événements silencieux exigent leur durée, leur chapitre : auprès ◀d’▶une jeune fille inconnue, dans une maison de campagne à vendre ; à travers un paysage où « ◀l’▶orage ◀de▶ mai, proche et grondant ◀de▶ foudres mauves, laisse dans ◀l’▶air un goût ◀de▶ silex » ; seul dans ◀la▶ nuit avec soi-même ; ou devant ◀l’▶épreuve profonde, ◀la▶ mort du père. Ces dernières pages du livre, intitulées « Sans date », qu’il cherche à « distancier », vainement d’ailleurs, sont admirables.
◀L’▶agence des prisonniers
Descriptions ◀d’▶une mémoire ; et ce qu’elle a gardé, et qui revit en ce recueil, va devenir par ◀la▶ grâce ◀d’▶un art très sûr un peu de ◀la▶ mémoire ◀de▶ chaque lecteur. Je sais bien ◀les▶ images que je n’oublierai plus, que j’aimerais évoquer ici, mais beaucoup ne sont pas ◀de▶ celles que ◀l’▶on peut désigner facilement, faites ◀d’▶atmosphère, ◀de▶ sentiment, et ◀d’▶un regard imaginant. Presque rien n’eût été enregistré par ◀l’▶objectif (si bien nommé) et pourtant quelque chose s’est passé puisque en demeure dans ◀le▶ souvenir cette trace toujours vive, cette vision. Je rappellerai donc quelques scènes plus faciles à identifier historiquement.
◀La▶ création ◀de▶ ◀l’▶Agence des prisonniers ◀de▶ guerre, dès ◀l’▶automne ◀de▶ 1914. Notre cycliste volontaire rappelé à Genève par Gustave Ador, président du CICR (69 ans, veston léger « avec petite rose jaune au revers laissant voir un admirable gilet blanc ») se trouve chargé ◀de▶ deux corbeilles ◀de▶ courrier affluant vers Genève des familles ◀de▶ soldats disparus. « À Genève, pour trouver mon fils » porte une enveloppe, en guise d’adresse. Et une autre : « À Gustave Adoré, Genève. » ◀La▶ marée monte ◀de▶ semaine en semaine, sans reflux. (Durant ◀la▶ Seconde Guerre mondiale, il y aura certains jours où ◀l’▶Agence recevra 40 000 documents !) Plus ◀de▶ mille volontaires travaillent bientôt. Un jour on annonce à Chenevière et ◀l’▶on pilote vers lui entre ◀les▶ fichiers un monsieur « frêle et comme frileux malgré un gros pardessus… Finesse ◀d’▶un visage presque sans couleur, posé sur un col haut, tout droit, empesé. ◀Le▶ regard ne me quittait pas.
— Quel travail préféreriez-vous, Monsieur ?
— N’importe quoi qui soit utile. Et dès aujourd’hui si vous voulez. »
C’était Romain Rolland. Il venait de publier Au-dessus ◀de▶ ◀la▶ Mêlée et vivait à Villeneuve, réaliste utopique, « en une sorte ◀de▶ sérénité meurtrie ».
Mussolini et ◀les▶ raisins
Plus tard, c’est à ◀la▶ veille ◀de▶ l’autre guerre mondiale, une délégation du CICR se rend à Rome pour essayer ◀de▶ sauver ◀les▶ blessés bombardés par ◀les▶ Italiens en Éthiopie. Visite au Duce, très cambré. Max Huber fait son exposé. Mussolini répond, Chenevière ◀l’▶observe. « Il est dressé, ◀les▶ mains au bord de ◀la▶ table — où je remarque soudain une coupe emplie ◀de▶ beaux raisins pâles. Il tient ◀le▶ menton haut… ◀L’▶œil est impérieux, mais impérieux dans ◀le▶ vide, semble-t-il, car il fixe on ne sait quel objet imaginaire bien au-delà ◀de▶ nos personnes, quoique ◀l’▶attention soit évidente, concentrée. » Tout s’étant bien passé, ◀les▶ délégués s’en vont. « Je ne pus me retenir ◀de▶ regarder, deux secondes par-dessus mon épaule : Mussolini, ◀de▶ dos, était arrêté devant ◀la▶ table officielle. Plus du tout cambré, il piquait des raisins avec une surprenante prestesse. »
Plusieurs chapitres ici ou là, et qui se multiplient vers ◀la▶ fin du recueil (mais souvent trop rapides à mon gré, par excès ◀de▶ pudeur peut-être, ou comme si ◀l’▶auteur redoutait ◀de▶ s’exposer trop longtemps aux rayons du souvenir) rappellent ◀les▶ amis disparus, un beau groupe ◀d’▶écrivains ◀de▶ sa génération : Guy de Pourtalès parmi ◀les▶ pêcheurs du Léman, ou à Bayreuth, Robert de Traz à ◀la▶ Revue ◀de▶ Genève (dont Chenevière fut codirecteur), Pierre Girard blotti dans un bar ou poussant du pied ◀les▶ feuilles mortes du Molard, Jean-Louis Vaudoyer, Émile Henriot, Edmond Jaloux, Valéry Larbaud ; et, plus lointains, quelques aînés, René Boylesve, Anna de Noailles, Marcel Proust.
◀La▶ présentation du petit Jacques, âgé ◀de▶ 13 ans, à Sarah Bernhardt dans sa loge, puis leurs rencontres à Genève et à Paris, sont décrites dans ◀le▶ registre ◀d’▶un comique assez vif, mais ◀l’▶amitié ou ◀l’▶émotion président seules aux évocations ◀de▶ Copeau, ◀de▶ Ludmilla Pitoëff, ◀d’▶Adolphe Appia et ◀de▶ Jaques-Dalcroze, pour lequel Chenevière a écrit ◀le▶ livret des Premiers Souvenirs. Et ◀le▶ passage à Lausanne de Liane de Pougy — devenue mondiale et vraie princesse — est l’un des épisodes ◀les▶ plus proustiens du livre. Mais voici beaucoup mieux encore dans cette veine : un des rares longs chapitres du livre raconte avec une légèreté miraculeuse ◀le▶ séjour ◀d’▶un jeune homme amusé dans un château près de Strasbourg où ◀l’▶accueillent gentiment Mélanie et Pauline — comtesse de Pourtalès et princesse Metternich — dames ◀d’▶antan, et qui furent ◀de▶ ces grandes corolles posées sur ◀la▶ prairie auprès de ◀l’▶Impératrice, dans ◀le▶ tableau célèbre ◀de▶ Winterhalter. ◀Le▶ dialogue ◀de▶ ces deux dettes du Second Empire, l’une « aux yeux couleur ◀de▶ beau temps », l’autre fumant sans cesse des petits cigares « qu’elle plantait juste au milieu de sa bouche grande, charnue et bien peinte », même s’il s’agit seulement des robes que leur composait Worth trente ans plus tôt pour un bal ◀de▶ ◀la▶ Cour (« Avouez que nous étions un peu rivales… »), s’élève jusqu’au sublime dans ◀la▶ frivolité et touche aux ravissements ◀d’▶une poésie pure.
Quels sont ◀les▶ secrets ◀de▶ ◀l’▶écriture qui anime ainsi tant ◀d’▶images, et si variées ? Allons ◀les▶ rechercher dans ◀les▶ enfances et surtout ◀les▶ adolescences du poète, qui sont triples : ◀l’▶élocution bien déliée du Parisien, ◀la▶ chaleur drôle du Méridional et ◀la▶ retenue parfois un peu rêveuse du Genevois, voilà ◀de▶ quoi se fait un style, unique dans nos lettres romandes. Entre ◀le▶ Paul Morand des descriptions ◀de▶ ◀la▶ Belle Époque, rapide, aigu, documenté jusqu’au dernier bouton ◀de▶ guêtre, et ◀les▶ ellipses un peu nippones des plus récents recueils ◀de▶ Jacques Chardonne, voici un art qui exprime son temps avec plus ◀de▶ tendresse, ◀de▶ scrupules et ◀d’▶humour, et qui, pour moins griffer, ◀d’▶autant mieux charme.
Aux jeunes gens et jeunes filles ◀d’▶aujourd’hui, j’aimerais dire qu’un tel livre transmet quelque chose qui n’a pas ◀de▶ prix : ◀les▶ secrets ◀de▶ ◀l’▶usage ◀d’▶une civilisation. Je ◀l’▶intitule par-devers moi ◀la▶ précision des sentiments. Si vous croyez qu’un sentiment, c’est vague, lisez Jacques Chenevière, vous y découvrirez comment jouent notamment ◀l’▶adjectif infaillible, comique ou émouvant, qui est avec ◀le▶ mouvement et ◀l’▶allure ◀de▶ ◀la▶ phrase, ◀le▶ sérieux ◀de▶ ◀la▶ littérature. Et tout ◀le▶ reste est linguistique, dirait Verlaine s’il revenait parmi nous.