Civisme et culture (notamment artistique) (mai 1967)dc
Que l’▶on s’occupe ◀d’▶enseignement ◀de▶ ◀l’▶histoire et ◀de▶ ◀la▶ géographie, des institutions politiques et ◀de▶ ◀l’▶économie, dans ◀le▶ cadre ◀d’▶une Campagne ◀d’▶éducation civique, voilà qui va de soi et personne ne demandera quel est ◀le▶ lien entre ces matières et ◀la▶ préparation civique des élèves.
Mais que ◀l’▶on en vienne à s’occuper aussi, dans ◀le▶ même cadre, ◀de▶ ◀l’▶enseignement des arts plastiques, ◀de▶ ◀la▶ littérature et ◀de▶ ◀la▶ musique, voilà qui peut poser des questions, susciter des doutes.
Par exemple, beaucoup peuvent douter qu’il y ait un rapport bien certain entre ◀la▶ culture d’une part, qu’ils considèrent comme un luxe réservé à une élite disposant ◀de▶ loisirs, et ◀la▶ vie politique, économique et sociale d’autre part, qu’ils considèrent comme ◀le▶ solide et ◀le▶ sérieux ◀de▶ ◀l’▶existence ◀de▶ tous ◀les▶ citoyens sans exception. Ce doute résulte ◀d’▶une attitude très répandue dans nos démocraties bourgeoises, attitude qui consiste à séparer radicalement ◀l’▶Art, domaine des activités libres, gratuites et décoratives — domaine du jeu, et ◀les▶ dures nécessités concrètes qui sont celles ◀de▶ ◀la▶ vie publique et civique — domaine du sérieux.
On pourra s’inquiéter aussi ◀de▶ nous voir intégrer ◀les▶ arts dans ◀la▶ préparation civique, et ◀l’▶on nous soupçonnera peut-être ◀de▶ vouloir soumettre ◀l’▶esthétique à quelque doctrine sociale et politique dictant sa loi aux artistes et aux écrivains, selon ◀l’▶ambition qui caractérise ◀les▶ États totalitaires.
Même à supposer que nul d’entre vous ne partage ces doutes ou ne se pose ces questions, il est certain que ◀le▶ lien entre culture et civisme n’est pas évident pour tous ◀les▶ Européens ◀d’▶aujourd’hui, et leur paraît à première vue un peu surprenant, si ce n’est inquiétant…
J’estime donc opportun ◀de▶ poser ◀le▶ problème en toute franchise, au seuil ◀de▶ ce stage. Et comme c’est un problème qui résulte à mon avis ◀d’▶une double erreur très courante sur ◀la▶ fonction ◀de▶ ◀la▶ culture et sur ◀la▶ fonction du civisme, je me vois conduit à reprendre ◀la▶ définition ◀de▶ ces deux réalités. Je voudrais vous montrer comment, si elles sont bien comprises, elles convergent et s’appuient mutuellement dans l’optique de ◀l’▶Europe que nous voulons unir, cette Europe qu’il s’agit ◀de▶ faire vivre tout d’abord dans ◀l’▶esprit et ◀le▶ sentiment des jeunes générations confiées à votre enseignement.
Qu’est-ce que ◀le▶ civisme ? Je crois qu’on peut ◀le▶ définir par un seul mot — qui est ◀le▶ mot-clé ◀de▶ ◀la▶ doctrine ◀de▶ Proudhon, ancêtre ◀de▶ ◀la▶ nouvelle école des fédéralistes européens — et ce mot, c’est participation.
◀Le▶ civisme, c’est ◀la▶ participation active ◀de▶ ◀l’▶individu à ◀la▶ vie commune, qu’il s’agisse du cercle familial, professionnel et communal pour commencer, et ensuite des cercles plus vastes ◀de▶ ◀la▶ région et ◀de▶ ◀la▶ nation, et enfin ◀de▶ ◀la▶ grande communauté européenne. Celle-ci existe déjà au niveau de ◀la▶ culture ; il faut maintenant ◀la▶ faire exister au niveau des réalités politiques, afin que ◀l’▶Europe puisse tenir sa juste place dans ◀la▶ communauté globale du genre humain.
◀Le▶ civisme européen, c’est donc ◀la▶ participation à ◀la▶ communauté européenne traditionnelle, mais c’est aussi ◀la▶ participation à ◀la▶ communauté européenne en formation.
Car ◀le▶ verbe participer a deux sens différents et complémentaires, l’un passif ou réceptif, l’autre actif et militant. ◀Les▶ « participants » à un stage, par exemple, y participent vraiment dans ◀la▶ mesure où ils ne se contentent pas ◀d’▶écouter mais où ils prennent ◀la▶ parole ! Participer, ce n’est pas seulement prendre sa part, c’est aussi apporter sa part. Ce n’est pas seulement recevoir, c’est aussi donner.
◀L’▶enfant, ◀l’▶élève, ◀le▶ futur citoyen, commence normalement par recevoir, c’est-à-dire par apprendre et assimiler. Il doit apprendre ◀le▶ système des institutions et des principes sur lesquels on ◀les▶ a fondées. Il doit assimiler ◀les▶ règles ◀de▶ conduite, lois et conventions qui régissent ◀la▶ vie en société, dans nos démocraties. Tout cela, c’est ce que ◀l’▶on nomme ◀l’▶instruction civique — ou en tout cas, c’est ce qu’elle devrait être — mais ce n’est pas encore ◀l’▶éducation au civisme. Celle-ci, en effet, ne doit pas se contenter ◀d’▶inculquer un savoir, ◀de▶ donner des réflexes, ◀de▶ discipliner ◀l’▶individu, mais elle doit ◀l’▶inciter à agir, à se manifester activement dans ◀la▶ communauté, à y tenir sa place selon ses dons et ses possibilités, en tant que citoyen à la fois libre et responsable.
Je voudrais insister sur ces deux derniers termes, et sur leur liaison nécessaire.
◀L’▶homme européen, ◀le▶ citoyen ◀d’▶une ◀de▶ nos démocraties, ne saurait être un vrai démocrate, un bon citoyen et un bon Européen, s’il ne comprenait pas et s’il ne sentait pas, presque ◀d’▶instinct, qu’il ne peut y avoir ◀de▶ liberté effective là où il n’y a pas ◀de▶ responsabilité concrète ; et que, inversement, ◀la▶ condition ◀de▶ toute responsabilité réelle, c’est ◀la▶ liberté ◀de▶ décision personnelle.
Juridiquement, un homme ne peut être tenu pour responsable que si ◀l’▶on peut démontrer qu’il était libre au moment où il a signé tel document, commis telle action, et qu’il n’a pas agi sous contrainte, ou dans un état ◀d’▶inconscience ou ◀de▶ folie ◀le▶ privant ◀de▶ sa liberté ◀de▶ jugement ou ◀de▶ décision. C’est là l’un des principes fondamentaux ◀de▶ notre droit, et l’un des plus fréquemment invoqués devant ◀les▶ tribunaux.
Inversement, un homme ne saurait se sentir et ne saurait être vraiment libre, si ce n’était pour faire quelque chose ou pour refuser ◀de▶ faire quelque chose, ◀le▶ libre choix ◀de▶ cet acte ou ◀de▶ cette abstention ◀le▶ rendant aussitôt responsable vis-à-vis de sa propre conscience et vis-à-vis de ◀la▶ communauté. En d’autres termes, ◀la▶ liberté se réalise et s’actualise dans ◀la▶ responsabilité, que ce soit pour ◀le▶ bien ou pour ◀le▶ mal, pour ◀l’▶honneur ou pour ◀le▶ châtiment. ◀L’▶irresponsable n’est pas libre, et celui qui agit sous contrainte n’est pas responsable.
Cette liaison fondamentale et indissoluble ◀de▶ ◀la▶ liberté et ◀de▶ ◀la▶ responsabilité est ◀le▶ trait caractéristique du civisme européen. Elle représente ◀la▶ santé ◀de▶ ◀la▶ démocratie, dont ◀les▶ deux maladies typiques sont ◀l’▶individualisme anarchique et ◀le▶ collectivisme tyrannique. Dans le premier cas, ◀l’▶homme n’est pas responsable, dans le second, il n’est pas libre. Ni dans le premier, ni dans le second ◀de▶ ces cas, il ne saurait être considéré comme un citoyen véritable.
◀De▶ ces définitions ◀de▶ base résultent des conséquences importantes pour ◀l’▶éducation européenne. Alors que ◀l’▶éducation dans ◀les▶ civilisations sacrées et ◀les▶ totalitaires n’est en somme qu’un immense catéchisme, un apprentissage des règles et des réponses, ◀l’▶éducation européenne comporte aussi un apprentissage ◀de▶ ◀la▶ mise en question non seulement ◀de▶ ◀la▶ manière dont ◀les▶ règles sont appliquées, mais des règles elles-mêmes, c’est-à-dire un entraînement ◀de▶ ◀l’▶esprit critique. Ainsi ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀l’▶éducateur européen est double : il doit d’une part inculquer à ◀l’▶élève ◀les▶ lois et conventions ◀de▶ ◀la▶ vie sociale et communautaire, mais d’autre part, il doit préparer ◀l’▶élève à agir librement, selon son jugement, une fois sorti ◀de▶ ◀l’▶école. Il doit donc d’une part initier ◀l’▶enfant aux règles communes, d’autre part ◀le▶ préparer à ◀la▶ libre initiative personnelle. Ces deux exigences ◀de▶ ◀l’▶éducation européenne ne sont contradictoires qu’en apparence. Elles sont en réalité complémentaires, elles ne font que traduire ◀la▶ dialectique ◀de▶ ◀la▶ responsabilité et ◀de▶ ◀la▶ contestation (assent et dissent en anglais), ◀de▶ ◀la▶ conformité et du non-conformisme, — dialectique qui définit ◀l’▶homme européen, dynamique et progressif, par contraste avec ◀l’▶homme des civilisations sacrées et statiques, ou avec ◀l’▶homme des civilisations totalitaires dans lesquelles il s’agit avant tout ◀d’▶être conforme, ◀d’▶obéir strictement aux modèles collectifs imposés par décret du Parti au pouvoir.
Éduquer un enfant, au sens européen, ce n’est pas seulement conditionner son esprit mais ◀l’▶alerter ; ce n’est pas seulement lui donner des réflexes mais lui apprendre à réfléchir ; et ce n’est pas seulement ◀l’▶introduire dans ◀la▶ sécurité ◀de▶ ◀l’▶orthodoxie (religieuse, politique ou scientifique), mais ◀le▶ conduire vers son autonomie, vers ◀le▶ libre exercice ◀de▶ ses responsabilités au sein de ◀la▶ société — donc vers son risque personnel, en fin de compte.
Si nous demandons maintenant ce qu’est ◀la▶ culture, nous allons voir que sa définition formelle ressemble étrangement, en Europe, à celle que je viens de donner du civisme.
En effet, ◀la▶ culture pour un Européen, c’est sa participation au trésor commun des œuvres créées depuis des siècles par ◀l’▶esprit des Européens.
Mais là encore, ◀le▶ mot participation a un double sens, réceptif, puis créateur.
Participer à ◀la▶ culture, c’est tout d’abord se cultiver. Placé devant ◀l’▶ensemble des œuvres qui représentent ◀la▶ culture européenne, — qu’il s’agisse ◀de▶ livres ou ◀de▶ monuments, ◀de▶ tableaux ou ◀de▶ symphonies, ◀de▶ statues ou ◀de▶ danses, ◀de▶ meubles ou ◀de▶ places et ◀de▶ jardins, ◀l’▶enfant, ◀l’▶adolescent, ◀le▶ débutant ◀de▶ tout âge, doit d’abord en recevoir des impressions et tenter ◀de▶ ◀les▶ assimiler, ◀de▶ ◀les▶ analyser, ◀de▶ ◀les▶ comprendre. Il doit prendre connaissance des chefs-d’œuvre, apprendre quand et comment ils ont été créés, dans quel contexte historique, à quelles fins religieuses et sociales, dans quel esprit. Il doit donc tout d’abord apprendre à voir, à lire, à écouter ces chefs-d’œuvre.
Mais cet apprentissage ne sera efficace que si ◀l’▶élève est initié à quelques rudiments des techniques artistiques qui ont permis ◀la▶ création ◀de▶ ces tableaux, monuments, œuvres littéraires ou musicales. Ayant acquis une idée ◀de▶ ◀la▶ manière dont tout cela a été fait, il lui viendra ◀le▶ désir ◀de▶ ◀le▶ faire à son tour. Il commencera naturellement par imiter, et s’il imite mal, son maître ◀le▶ corrigera. Mais à cela ne se borne pas son éducation artistique : ◀l’▶imitation correcte des modèles orthodoxes n’est pas sa fin, comme elle ◀le▶ serait pour un danseur hindou, par exemple, qui doit exécuter exactement ◀les▶ rites, ou pour un peintre officiel sous Staline. ◀L’▶imitation, en Europe, n’est qu’un moyen ◀de▶ maîtriser une technique ◀de▶ telle sorte que ◀la▶ personnalité, ◀la▶ différence personnelle puisse apparaître. Cette différence se manifeste d’abord comme une erreur. Il appartient au bon maître ◀de▶ distinguer ◀l’▶erreur due à ◀la▶ maladresse ◀de▶ ◀l’▶« erreur » qui révèle ◀l’▶exigence intime ◀d’▶une personnalité, et dans laquelle ◀le▶ bon maître voit alors ◀la▶ manifestation ◀d’▶une originalité.
Seule ◀l’▶Europe a osé accepter, puis cultiver, puis vanter (et même jusqu’à ◀l’▶excès, dans ◀l’▶époque moderne) ◀la▶ variation individuelle, ◀l’▶innovation, ◀l’▶originalité ◀d’▶un artiste : parce que, dès ◀la▶ Renaissance (et même dès ◀le▶ xiiie siècle, selon certains historiens), ◀l’▶Europe a admis un développement séculier, profane et personnel des arts, hors de ◀l’▶enceinte des églises et des canons du sacré.
Dès ◀la▶ Renaissance donc, ◀le▶ créateur européen est celui pour qui ◀l’▶art n’est plus seulement ◀l’▶illustration des vérités orthodoxes, et des symboles traditionnels ◀de▶ ◀la▶ communauté peints sur ◀les▶ murs ◀de▶ ◀la▶ cathédrale, mais ◀l’▶expression ◀d’▶une personnalité qui assume son risque dans ◀la▶ cité, librement, en innovant.
Cependant, ◀la▶ santé ◀de▶ ◀l’▶art consiste à maintenir en équilibre ◀les▶ deux exigences antagonistes ◀de▶ ◀l’▶expression ◀de▶ soi et ◀de▶ ◀la▶ communication ou communion.
Un peintre, un poète, un musicien, veut d’abord dire ce qu’il est seul à pouvoir dire (surtout à partir du romantisme), mais en même temps il publie, il expose, il ambitionne ◀d’▶être joué en public, c’est-à-dire qu’il cherche aussi ◀l’▶approbation et ◀la▶ sanction suprême ◀de▶ ◀la▶ communauté — même s’il ne doit ◀l’▶obtenir qu’à titre posthume.
Nous retrouvons ici nos deux catégories fondamentales : liberté et responsabilité.
Qu’il s’agisse du citoyen actif ou ◀de▶ ◀l’▶artiste créateur, ◀le▶ problème est ◀le▶ même dans sa forme et dans ses étapes dialectiques. Il s’agit d’abord ◀d’▶acquérir une certaine somme ◀d’▶informations, puis ◀de▶ se former ◀le▶ jugement ou ◀le▶ sentiment ou ◀la▶ main ; puis ◀de▶ voler ◀de▶ ses propres ailes et ◀de▶ courir ◀le▶ risque ◀de▶ son choix personnel ou ◀de▶ son expression originale, mais en même temps ◀d’▶assumer ◀les▶ responsabilités qu’il entraîne dans ◀la▶ communauté. Au couple antinomique inséparable liberté-responsabilité qui définit ◀le▶ bon citoyen européen, correspond exactement ◀le▶ couple originalité-communication, qui définit ◀le▶ bon artiste européen.
◀L’▶éducation européenne, qu’il s’agisse ◀de▶ civisme ou ◀de▶ culture trouve ainsi sa formule caractéristique dans ◀l’▶équilibre tendu entre ◀la▶ liberté et ◀l’▶engagement, entre ◀les▶ droits ◀de▶ ◀l’▶individu et ◀les▶ exigences ◀de▶ ◀la▶ communauté. ◀Les▶ vertus requises pour maintenir cet équilibre en tension sont ◀les▶ mêmes dans ◀les▶ deux cas, et ◀les▶ déviations inévitables, rompant ◀l’▶équilibre, sont comparables, terme à terme.
Revenant maintenant aux problèmes plus spécifiques ◀de▶ ◀l’▶enseignement des arts, je voudrais formuler quelques propositions méthodologiques, déduites des considérations générales qui précèdent.
Premier thème : Tradition et innovation dans ◀les▶ arts en Europe
Je partirai ◀de▶ deux citations ◀d’▶écrivains anglais contemporains : « Continuité dans ◀les▶ changements, unité dans ◀la▶ diversité, semblent bien être ◀les▶ constituantes ◀d’▶une culture vivante, et plus spécifiquement ◀d’▶une culture européenne », écrit Arthur Koestler. Et Stephen Spender ◀de▶ son côté, pense que « seule ◀la▶ culture européenne a su allier ◀la▶ plus grande force révolutionnaire au sens hautement développé des traditions »63.
André Malraux, dans sa philosophie ◀de▶ ◀l’▶Art intitulée ◀Les▶ Voix du silence, a développé un thème voisin, en soulignant et illustrant par ◀de▶ nombreux exemples ◀le▶ fait que ◀l’▶artiste européen, formé à ◀l’▶école des grands prédécesseurs, affirme sa personnalité en prenant ◀le▶ contre-pied ◀de▶ leur style. « Tous ◀les▶ artistes ◀de▶ génie commencent par en copier d’autres » ou encore : « Toute destinée ◀d’▶artiste commence par ◀le▶ pastiche », mais c’est en s’opposant aux « derniers grands » parmi ◀les▶ maîtres ◀de▶ leur jeunesse que ◀les▶ peintres fondent une nouvelle école, et découvrent leur style. Or, presque toujours, ils redécouvrent en même temps ◀les▶ mérites, curieusement « modernes » à leurs yeux, ◀de▶ peintres beaucoup plus anciens, et que leurs successeurs immédiats avaient fait oublier. C’est ainsi qu’à ◀l’▶époque du cubisme et du fauvisme, qui rompent avec ◀les▶ réalistes et ◀les▶ impressionnistes, on redécouvre successivement ◀le▶ Greco, puis Piero della Francesca, Paolo Ucello et Georges de Latour, tandis qu’un Raphaël, qu’un Van Dyck, qu’un Ribera ou un Holbein s’effacent, — de même qu’avec Stravinsky s’effacent Wagner, Berlioz, Schumann et Gluck, tandis qu’on redécouvre Vivaldi, Monteverdi, ◀les▶ Flamands.
Ainsi, ◀de▶ rupture en révolution, ◀l’▶art occidental renoue et enrichit sa tradition, ◀la▶ redécouvre avec des yeux neufs. Quoi de plus révolutionnaire qu’un Picasso, qu’un Joyce ? Mais quoi de plus traditionnel que leurs sources et modèles ! Ulysse de Joyce est une transposition ◀de▶ ◀l’▶Odyssée au xxe siècle, et Picasso, parti ◀de▶ Toulouse-Lautrec, tantôt remonte au dessin des vases grecs, tantôt s’amuse à refaire ◀Les▶ Ménines de Vélasquez, ou s’inspire ◀de▶ statues crétoises, etc. Jamais un siècle n’avait été plus farouchement iconoclaste que le nôtre, jamais aucun n’avait ressuscité autant ◀de▶ modes et ◀d’▶œuvres du passé européen et même mondial.
Ceci donc est typique ◀de▶ ◀l’▶Europe : ◀la▶ présence et ◀l’▶action simultanées ◀de▶ ◀la▶ tradition et ◀de▶ ◀la▶ révolution, se nourrissant, se fécondant l’une l’autre. Et ◀l’▶historien peut en donner ◀d’▶innombrables exemples, mais ils seront rarement aussi parlants et convaincants que ◀les▶ chefs-d’œuvre ◀de▶ nos arts, comparés et compris dans leur généalogie et dans leurs « messages » propres.
Deuxième thème : ◀L’▶unité ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, antérieure et supérieure aux « cultures nationales »
Ce qui s’oppose à ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe et à ◀la▶ formation ◀d’▶une conscience commune — condition préalable ◀de▶ tout civisme européen — c’est ◀le▶ nationalisme ; et chacun sait que ◀le▶ nationalisme a été propagé par ◀l’▶École et ses manuels depuis ◀le▶ milieu du xixe siècle. ◀Les▶ manuels ◀de▶ mon enfance — histoire et géographie, mais histoire ◀de▶ ◀l’▶art aussi — présentaient ◀l’▶Europe comme un puzzle ◀de▶ nations et sa culture comme ◀l’▶addition ◀d’▶une vingtaine ◀de▶ « cultures nationales » bien distinctes, autonomes et rivales.
Cette conception n’est pas seulement responsable des guerres absurdes, justifiées aux yeux des masses par ◀le▶ chauvinisme culturel — ◀les▶ Français ◀de▶ 1914 croyaient défendre ◀la▶ Civilisation contre ◀les▶ Allemands qui croyaient défendre leur Kultur — elle se dissipe comme brume au soleil à la lumière de ◀l’▶Histoire, et très particulièrement ◀de▶ ◀l’▶histoire des arts, ◀de▶ ◀la▶ peinture et ◀de▶ ◀la▶ musique.
Au risque ◀d’▶empiéter sur ◀le▶ domaine ◀de▶ MM. Weidlé et Sittner, je voudrais proposer ici un seul exemple : celui ◀de▶ ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀la▶ musique en Europe.
Elle naît avec ◀le▶ chant grégorien au vie siècle en Italie, s’enrichit au couvent de Saint-Gall avec ◀les▶ séquences et ◀les▶ tropes, se constitue ◀d’▶une manière autonome avec ◀les▶ troubadours du Languedoc, dès ◀le▶ xiie siècle, à Saint-Martial de Limoges, à Notre-Dame ◀de▶ Paris, puis plus tard en Champagne et dans ◀le▶ Nord — Philippe de Vitry, Guillaume de Machaut — et à Florence simultanément — laudi et madrigaux — enfin à ◀la▶ cour ◀de▶ Bourgogne et dans ◀les▶ Flandres. Entre ◀les▶ cités flamandes et ◀les▶ cités italiennes, le long du grand axe commercial ◀de▶ ◀la▶ Renaissance, celui qui relie Venise et Bruges, ◀les▶ échanges ◀de▶ compositeurs et ◀de▶ styles se multiplient au xve siècle ; Guillaume Dufay en est ◀l’▶illustration. Une nouvelle école s’épanouit dans ◀les▶ Flandres avec Ockeghem et Josquin des Prés. Elle rayonne en Bourgogne, en France, et ◀de▶ ◀l’▶Espagne à ◀la▶ Bohême, et redescend vers ◀l’▶Italie qu’elle enrichit ◀de▶ ses nombreuses découvertes, jusqu’au xvie siècle, quand Roland de Lattre, né à Mons, devient Orlando Lasso à Rome et à Naples, puis Roland de Lassus à Paris et en Bavière. Plus tard, ◀les▶ Allemands comme Heinrich Schütz viennent s’initier auprès des maîtres vénitiens. Bach copie avec application des œuvres ◀de▶ Vivaldi. Au xixe siècle, ◀le▶ centre ◀de▶ gravité ◀de▶ ◀la▶ musique européenne se déplace vers ◀les▶ régions germaniques, Hanovre, ◀la▶ Saxe, Vienne, Bayreuth. C’est alors auprès des maîtres allemands que les premiers compositeurs ◀de▶ Moscou et ◀de▶ Saint-Pétersbourg apprennent leur métier. Au début du xxe siècle, plusieurs Russes, tels que Stravinsky, influenceront à leur tour ◀la▶ musique occidentale, en imposant leurs œuvres à Paris… ◀L’▶évolution ◀de▶ ◀la▶ peinture suit à peu de choses près ◀les▶ mêmes voies. Or ces voies, notons-◀le▶, traversent avec une glorieuse indifférence une bonne douzaine ◀de▶ nos frontières actuelles. Elles relient des cités, des foyers ◀de▶ création, des maîtres, et non pas des nations : ce que ◀l’▶on nomme parfois, pendant ◀la▶ Renaissance, ◀la▶ « nation » ◀d’▶un musicien ou ◀d’▶un peintre, c’est simplement ◀l’▶école locale ou régionale dans laquelle il s’est formé.
Roland de Lassus n’appartient ni à ◀la▶ Belgique, ni à ◀la▶ France, ni à ◀l’▶Italie actuelles, de même que Grünewald n’est pas devenu un peintre français du fait ◀de▶ ◀l’▶annexion ◀de▶ Colmar à ◀la▶ France des siècles après sa mort. Qu’il s’agisse ◀de▶ musique, ◀de▶ peinture, ◀d’▶architecture, ◀de▶ philosophie ou ◀de▶ science, pour ne rien dire ◀de▶ ◀la▶ religion qui ◀les▶ inspira toutes au départ, il n’est pas une seule des branches ◀de▶ notre culture qui ne résulte ◀de▶ mille échanges, tissant ◀l’▶œuvre commune des Européens ; et il n’en est pas une seule que ◀l’▶on puisse étudier ◀d’▶une manière sérieuse ou intelligible dans ◀le▶ champ limité par ◀les▶ frontières ◀d’▶une seule ◀de▶ nos nations actuelles. Il n’y a pas plus ◀de▶ « peinture française » que ◀de▶ « chimie allemande » ou ◀de▶ « mathématiques soviétiques », car avant tous ces découpages arbitraires, il y a ◀la▶ grande communauté ◀de▶ créations et ◀d’▶influences mutuelles qui s’appelle ◀l’▶Europe dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶esprit humain.
Montrer cela sans relâche et en toute occasion à vos élèves, ce n’est pas seulement faire ◀de▶ ◀l’▶histoire honnête, après un siècle ◀de▶ falsification nationaliste des perspectives, c’est aussi faire ◀l’▶Europe dans ◀les▶ jeunes esprits, et c’est montrer son unité fondamentale, base ◀de▶ ◀l’▶union qu’il reste à faire.
Troisième thème : ◀L’▶Art, comme activité ◀de▶ tous
Pendant longtemps, lire et écrire fut réservé aux clercs, puis à une élite restreinte. Puis il y eut ◀l’▶instruction universelle, gratuite et obligatoire. Et de même, dans nos démocraties, tout homme doit et peut être un citoyen. Pourquoi ◀l’▶art serait-il seul à rester une spécialité ◀de▶ luxe, réservée aux seuls artistes professionnels ? Alors que ◀la▶ vie quotidienne et ◀la▶ cité ont besoin ◀d’▶être aménagées esthétiquement autant que socialement et politiquement.
◀L’▶enseignement ◀de▶ ◀l’▶histoire des arts, depuis ◀le▶ romantisme, est dominé par ◀la▶ notion ◀de▶ chefs-d’œuvre ou ◀d’▶œuvre individuelle faisant date, marquant un tournant, une nouveauté, une rupture, un nouveau départ, etc. C’est ◀l’▶équivalent ◀de▶ ◀l’▶histoire événementielle, qui ne tenait compte que des batailles, des règnes, des traités. Ainsi, ◀l’▶on en est venu à séparer radicalement « ◀l’▶artiste » ◀de▶ ◀la▶ masse ◀de▶ ceux qui auraient bien voulu mais n’ont pas pu (ou ◀l’▶inverse) et des amateurs qui se contentent ◀d’▶acheter ◀les▶ œuvres cotées des professionnels, ou ◀d’▶en parler.
Or une culture n’est pas vivante et n’est pas saine, si elle reste ◀l’▶activité des seuls artistes, savants ou écrivains professionnels, tout ◀le▶ reste étant passif et en dehors du coup. Une culture saine doit être vivante dans chaque membre ◀de▶ ◀la▶ communauté.
Tout le monde n’a pas besoin ◀de▶ se consacrer à ◀la▶ peinture ou à ◀la▶ musique ou à ◀la▶ littérature et ◀d’▶en faire sa carrière, mais tout le monde a besoin ◀de▶ s’exprimer, ◀de▶ créer ◀le▶ cadre ◀de▶ son existence quotidienne, ◀d’▶en composer ◀les▶ formes et ◀les▶ couleurs, ◀les▶ rythmes et ◀le▶ style. Tout le monde souffre, même sans ◀le▶ savoir, ◀de▶ ◀la▶ laideur et ◀de▶ ◀l’▶incohérence ◀d’▶un logement, ◀d’▶un ameublement, ◀d’▶un milieu urbain, ou ◀de▶ ◀l’▶enlaidissement ◀d’▶un paysage aimé. ◀L’▶absence ◀d’▶exigence esthétique, dans un peuple, correspond à son absence ◀de▶ sens civique : ce rapport devient manifeste dès qu’il s’agit ◀de▶ discuter et ◀de▶ voter un plan ◀d’▶urbanisme, ou ◀de▶ sauvegarder un site, ou ◀d’▶empêcher ◀la▶ prolifération chaotique ◀de▶ petites bâtisses dont ◀la▶ hideuse apparence traduit ◀l’▶égoïsme borné du propriétaire, son inculture et son refus ◀d’▶assumer ses responsabilités communautaires.
C’est pourquoi ◀l’▶éducation artistique, au lieu de rester une sorte ◀de▶ luxe, ◀de▶ branche accessoire, ou ◀de▶ spécialité auxiliaire et « optionnelle » n’intéressant que ◀les▶ sujets vraiment doués, devrait occuper une place importante dans tous nos programmes scolaires. Car s’il est vrai comme ◀le▶ dirait Pascal que ◀le▶ principe ◀de▶ toute morale est ◀de▶ bien penser, il faut dire aussi que ◀le▶ principe ◀de▶ toute culture c’est ◀de▶ bien sentir. Tout cela se tient très étroitement.
Thème conclusif
◀L’▶art, comme ◀le▶ civisme, est un moyen ◀de▶ s’exprimer librement en tant qu’homme responsable — selon ◀la▶ formule européenne.
Voilà pourquoi notre Campagne pour ◀l’▶éducation civique des jeunes Européens doit comporter une campagne pour ◀l’▶éducation artistique des futurs citoyens — et peut-être même, doit-elle commencer par là.