L’▶Exode des cerveaux [débat] (1968)x
M. de Rougemont : Je voudrais apporter une légère correction à ce qu’a dit M. Mach tout à ◀l’▶heure, à savoir qu’il était ◀le▶ seul chercheur autour de cette table. Je me considère moi aussi comme un chercheur et je ◀le▶ serai jusqu’à ◀la▶ fin ◀de▶ mes jours. Simplement, je ne suis pas un chercheur scientifique. Je voudrais m’élever contre ◀la▶ hiérarchie des valeurs qu’on est en train d’instaurer. M. Mach se plaignait qu’on n’accorde pas un respect suffisant aux chercheurs scientifiques. Il me semble au contraire qu’on leur accorde un respect presque exclusif. Pourquoi ? Parce qu’ils sont très utiles à ◀l’▶économie, au commerce, à ◀l’▶industrie, au PNB, produit national brut. Je voudrais qu’on fasse aussi une petite place — comme ◀l’▶a demandé M. Lalive tout à ◀l’▶heure — aux chercheurs non purement scientifiques. C’est en tant que tel que je suis désireux ◀d’▶élargir ce débat.
Au risque de vous scandaliser, je vais m’inscrire en faveur d’un exode généralisé des cerveaux ! Je crois que ◀la▶ santé ◀de▶ ◀la▶ culture a toujours consisté dans ses échanges, dans son régime ◀de▶ circulation, son métabolisme. ◀Les▶ échanges se composent ◀d’▶importations et ◀d’▶exportations, entre lesquels on cherche à établir une certaine balance, balance des paiements, balance commerciale. Pourquoi ne pas introduire ◀la▶ notion ◀de▶ balance des paiements intellectuels ? Je vous donnerai tout de suite un exemple ◀de▶ ce qu’on peut entendre par là. J’ai eu ◀la▶ curiosité ◀de▶ regarder quelle était ◀la▶ composition du groupe des 14 Suisses — ◀de▶ passeport ou ◀de▶ naissance — qui ont reçu ◀le▶ prix Nobel, depuis 1901, date où il fut créé. Il y a 6 chercheurs nés Suisses et qui ◀le▶ sont restés, et 5 non Suisses ◀de▶ naissance, mais naturalisés et qui ont reçu ◀le▶ prix une fois devenus suisses et après des travaux poursuivis en Suisse. Parmi eux, Einstein et Pauli, ou en littérature, Hermann Hesse.
En revanche, ◀la▶ Suisse a envoyé à ◀l’▶étranger, où ils ont reçu ◀le▶ prix Nobel, deux chercheurs, peut-être trois, qui étaient nés suisses. Je ne suis pas tout à fait sûr ◀de▶ Charles Édouard Guillaume, mentionné dans beaucoup de dictionnaires comme français, peut-être ◀l’▶est-il devenu ? ◀Les▶ deux autres sont Félix Bloch et Daniel Bovet, l’un devenu américain et l’autre italien.
Vous voyez par ce petit exemple qu’une certaine balance des échanges intellectuels peut nous être parfaitement favorable. (D’ailleurs, si elle ne ◀l’▶était pas, ce serait ◀le▶ même prix !)
Quand je vous dis que ◀les▶ échanges, c’est ◀la▶ santé ◀de▶ ◀la▶ culture, je pense aussi aux universités. ◀La▶ plus célèbre des anciennes universités, c’est ◀la▶ Sorbonne. Eh bien, je me rappelle ◀le▶ professeur Étienne Gilson nous expliquant, au Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe à La Haye, qu’une certaine année, au milieu du xiie siècle, il n’y avait à ◀la▶ Sorbonne pas un seul professeur français. ◀Les▶ grands maîtres ◀d’▶alors — ce devait être dans ◀les▶ années 1250 à 1260, je ne me rappelle plus exactement — s’appelaient Thomas d’Aquin, qui était napolitain, Bonaventure, qui venait de Pise, Roger Bacon, qui était anglais, Siger de Brabant, qui était brabançon, et Albert le Grand, qui était souabe.
Maintenant, pour nous en tenir aux exemples suisses, qu’y a-t-il eu comme importation et exportation des cerveaux en Suisse ? Comment notre culture s’est-elle faite ? D’abord par ◀la▶ conquête romaine, qui nous a apporté une civilisation dont nous n’avions pas ◀la▶ moindre idée par nous-mêmes. Ensuite, par un exode ◀de▶ cerveaux irlandais : c’est Colomban et Gall qui ont apporté ◀le▶ christianisme en Suisse. Ensuite, il y a eu un exode ◀de▶ cerveaux picards, sous ◀la▶ forme ◀de▶ Calvin qui a apporté ◀la▶ Réforme et qui a fait Genève. À peu près en même temps, il y eut Érasme, Hollandais exilé à Bâle, qui a fait ◀l’▶humanisme et qui a fait Bâle. Beaucoup plus près de nous, on peut citer Nietzsche, qui a été professeur à Bâle lui aussi et qui a beaucoup vécu en Suisse, en Engadine. On peut citer Stravinsky, qui a créé en Suisse ◀la▶ meilleure œuvre musicale « ◀de▶ chez nous », ◀L’▶Histoire du soldat. On peut citer ◀les▶ prix Nobel que je vous disais tout à ◀l’▶heure, qui sont venus de ◀l’▶étranger. On pourrait allonger facilement cette liste.
Du côté exportation, qu’avons-nous fait en Suisse ? Il y a d’abord eu ◀le▶ service étranger. Ce n’était pas exactement une exportation ◀de▶ cerveaux, mais sur ◀la▶ masse, sur ◀les▶ dizaines ◀de▶ milliers, ◀les▶ centaines ◀de▶ milliers ◀de▶ Suisses qui ont été dans ◀les▶ armées étrangères, il y eut des centaines ◀de▶ généraux qui avaient un peu de cervelle, quelquefois ; et il y avait même des amiraux. Je ne vous dis pas cela pour vous faire rire : ◀la▶ célèbre plaisanterie sur ◀les▶ amiraux suisses, c’était vrai. ◀Le▶ créateur ◀de▶ ◀la▶ flotte russe et son premier grand amiral était un Genevois, Lefort, et ◀le▶ chef ◀de▶ ◀la▶ flotte ◀de▶ guerre américaine, entre ◀les▶ deux guerres, était ◀l’▶amiral Eberlé, qui venait tout droit ◀de▶ Suisse allemande. Dans ◀le▶ domaine des mathématiques, vous savez que ◀les▶ Suisses ont été ◀de▶ grands exportateurs. ◀Les▶ Bernoulli de Bâle, Leonhard Euler, ◀les▶ plus grands mathématiciens du xviiie siècle, ont fondé ◀les▶ mathématiques en Russie, dans ◀les▶ Pays-Bas. Ensuite, Agassiz, qui était un savant neuchâtelois, a fondé ◀les▶ sciences naturelles aux États-Unis.
◀Les▶ architectes suisses — voilà un grand chapitre ◀de▶ ◀l’▶exportation suisse. Tous ◀les▶ grands architectes ◀de▶ ◀la▶ Renaissance qui ont fait ◀la▶ Rome baroque étaient tessinois. ◀Les▶ Borromini, Maderno, Fontana, ont fondé une grande tradition ◀d’▶architectes suisses exportés qui a abouti à ◀Le▶ Corbusier, plus près de nous. Parmi ◀les▶ ingénieurs, vous avez des hommes comme Chevrolet par exemple, qui, ne pouvant pas faire ◀de▶ voitures en Suisse, a été ◀les▶ faire en Amérique avec ◀le▶ succès que vous savez. ◀L’▶ingénieur Ammann a été faire des ponts, aux États-Unis, qui sont ◀les▶ plus grands du monde. Et on pourrait multiplier ces exemples : en théologie nous avons exporté Karl Barth pendant longtemps ; en composition musicale, nous avons exporté Honegger ; en littérature, nous avons exporté Blaise Cendrars ; et dans ◀le▶ cinéma, nous avons exporté Jean-Luc Godard.
M. Nordmann : Il y a tout de même un moment où cette exportation, dont vous venez de citer ◀de▶ longs exemples, ◀de▶ positive devient négative, c’est-à-dire qu’il y a un moment où cette exportation devient ce que nous avons appelé ◀l’▶exode des cerveaux.
M. de Rougemont : Oui, et il faudrait donc essayer ◀de▶ trouver des critères pour déterminer à quel moment ce que j’appelle des échanges — et qui est ◀la▶ santé même — devient un exode qu’il faudrait déplorer ou arrêter si on ◀le▶ peut.
Je crois qu’il faut considérer là-dedans ◀les▶ dimensions des activités en jeu, et ◀les▶ dimensions des communautés qui peuvent ◀les▶ prendre en charge. Étant donné ◀la▶ nature, ◀les▶ conditions et ◀les▶ finalités propres ◀d’▶une certaine activité, quel est ◀le▶ type ◀de▶ communauté qui lui correspond ◀le▶ mieux par ses moyens et par ses dimensions ? Voilà à peu près ◀la▶ formule ◀d’▶analyse que je propose. Une analyse nationaliste consisterait à dire — à dire sans analyse d’ailleurs : je veux tout pour ma nation, qu’elle soit grande ou petite, et que tout soit fait dans ses limites. Il lui faut une industrie automobile, une industrie aéronautique, il lui faut des ordinateurs, il lui faut un synchrocyclotron et tout. Ça, c’est ◀le▶ point de vue nationaliste.
◀Le▶ point de vue que je viens de vous proposer, c’est celui que j’appelle fédéraliste, qui consiste à répartir ◀les▶ tâches d’après leur nature et d’après ◀les▶ grandeurs, ◀les▶ dimensions, ◀les▶ moyens des communautés qui peuvent s’en occuper. Autrement dit, du point de vue fédéraliste, on se demandera à partir de quelle dimension une communauté a ◀le▶ droit ◀de▶ se plaindre ◀d’▶un exode ◀de▶ ses fils qui vont exercer leur activité ailleurs. Prenez un village suisse quelconque ; si un ◀de▶ ses enfants devient professeur ◀d’▶université, on ne va pas dire que c’est un exode ◀de▶ cerveau, puisque ◀le▶ village n’a pas ◀les▶ dimensions nécessaires à ◀l’▶université. Mais prenez maintenant cette université qui est bien à ◀la▶ taille du canton (◀l’▶activité et ◀la▶ communauté étant ◀de▶ tailles correspondantes) : si à ce moment-là, une grande puissance quelconque vient acheter tout ◀le▶ corps professoral, comme cela se faisait en Italie pendant ◀le▶ Moyen Âge où une ville achetait toute ◀l’▶université ◀d’▶une autre ville, ou toute une faculté, ou un studium — professeurs et étudiants ensemble — à tel point que, à Bologne, on dût faire des lois terribles contre ◀les▶ « voleurs ◀d’▶universités » : ils étaient punis ◀de▶ mort — alors là, il s’agira bel et bien ◀d’▶un « exode des cerveaux ».
Je reviens à deux des exemples que je vous ai cités tout à ◀l’▶heure. Celui ◀de▶ Blaise Cendrars d’abord. Blaise Cendrars est né à ◀La▶ Chaux-de-Fonds, mais il était originaire ◀d’▶un petit village ◀de▶ ◀l’▶Oberland bernois qui s’appelle Sigriswil. Si Blaise Cendrars n’était pas parti à 17 ans pour ◀le▶ vaste monde, qu’est-ce qui se serait passé ? Croyez-vous que ◀La▶ Chaux-de-Fonds se serait plainte ◀d’▶avoir perdu un cerveau ? Pas du tout ! Il serait resté à ◀La▶ Chaux-de-Fonds et nous n’en aurions rien su ; il aurait continué à s’appeler Fritz Sauser. Mais il est parti dans ◀le▶ vaste monde qui en a fait Blaise Cendrars, puis il est allé à Paris qui en a fait un grand écrivain et c’est seulement quand nous avons su qu’il y avait un grand écrivain qui s’appelait Blaise Cendrars que nous avons découvert qu’il était suisse !
De même ◀l’▶ingénieur Ammann, qui a fait ces immenses ponts, ◀le▶ Washington Bridge à New York, qui a plus ◀d’▶un kilomètre, et ◀le▶ Golden Gate à San Francisco qui a 2750 mètres ◀de▶ long : qu’eût-il fait, ce malheureux, s’il était resté en Suisse ? Il n’aurait pas trouvé assez ◀de▶ place pour ses ponts, simplement. Nos dimensions ne sont pas suffisantes. On aurait pu lui offrir, me direz-vous, ◀de▶ construire un pont enjambant ◀la▶ rade ◀de▶ Genève, mais ◀les▶ crédits n’ont pas encore été votés, depuis quarante ans.
Et puis, il y a un cas particulier, qui a déjà été évoqué tout à ◀l’▶heure par M. Renold. C’est celui du CERN. Un chercheur suisse va travailler au CERN : nous ne pouvons pas parler ◀d’▶exode dans ce cas-là. Pourquoi ? Parce que ◀la▶ recherche atomique n’est pas aux dimensions ◀d’▶un pays comme ◀la▶ Suisse, ni d’ailleurs ◀d’▶aucun ◀de▶ nos pays ◀d’▶Europe : elle est ◀de▶ dimensions continentales. C’est pourquoi, lors de ◀la▶ Conférence européenne ◀de▶ ◀la▶ culture à Lausanne en 1949, nous avons proposé ◀la▶ création ◀d’▶un grand laboratoire européen ◀de▶ recherche nucléaire. C’est un message du Prince Louis de Broglie qui a formulé cette idée, que nous avons fait aboutir ensuite, via ◀l’▶Unesco, de manière à pouvoir retenir en Europe un certain nombre ◀de▶ savants qu’il était important ◀de▶ garder pour ◀la▶ communauté continentale, vu ◀les▶ finalités (qui n’étaient pas toutes ◀de▶ recherche pure) qu’il y avait dans ◀la▶ science atomique à ce moment-là. Vous voyez ◀de▶ quoi je veux parler… De sorte que ◀l’▶on peut dire à un pays comme ◀la▶ Suisse par exemple, mais aussi à un pays comme ◀la▶ France : si vous voulez garder, en partie tout au moins, ◀le▶ bénéfice ◀de▶ ◀la▶ préparation ◀de▶ vos chercheurs atomiques, favorisez par tous ◀les▶ moyens ◀la▶ création ◀d’▶une fédération européenne qui permettra ◀de▶ multiplier ◀les▶ organismes dont ◀le▶ CERN est ◀le▶ prototype.
Quant aux Suisses qui vont à ◀l’▶Unesco ou dans d’autres organismes ◀de▶ ◀l’▶ONU, on ne peut pas dire non plus qu’il s’agit là ◀d’▶une perte, ◀d’▶un exode. Simplement, ◀la▶ Suisse prend sa part ◀de▶ ses obligations internationales ; car après tout, elle fait partie, elle aussi, ◀de▶ ◀la▶ communauté internationale.
Je crois vous avoir donné ainsi ◀le▶ moyen méthodique ◀d’▶organisation, comme disait M. Renold, qui permet ◀de▶ fixer ◀les▶ différents niveaux ◀de▶ communautés qui doivent prendre en charge telle ou telle activité.
M. Nordmann : J’aimerais faire remarquer que, entre ce qui a été dit sur une politique ◀d’▶option, et ce qui vient ◀d’▶être dit sur une politique ◀de▶ dimension, il est facile ◀de▶ retrouver des éléments ◀d’▶unité. Ce sont là des notions qui se recouvrent.
Avant de passer à ◀la▶ discussion générale, je voudrais poser une dernière question à M. de Rougemont. Vous avez parlé ◀de▶ ◀l’▶exode dont une part est un échange, mais aussi une part est dommageable. ◀La▶ question est celle-ci : quelles mesures prendre pour empêcher ◀l’▶exode quand il n’a pas ◀le▶ caractère ◀d’▶échange mais qu’il sanctionne un manque ◀d’▶organisation ou ◀de▶ structure qui incite ◀les▶ chercheurs à aller ailleurs ?
M. de Rougemont : Votre question revient à savoir que faire pour empêcher cet échange à sens unique que ◀l’▶on appelle exode par rapport à une certaine communauté et dans une certaine conjoncture.
Il y a un premier choix à faire : je suis personnellement contre toute mesure négative, contre tout barrage qui consisterait à empêcher ◀les▶ gens ◀de▶ s’en aller, ou bien qui consisterait à ◀les▶ racheter un peu plus cher que ce que ◀le▶ concurrent offre. C’est un moyen ◀d’▶essayer ◀de▶ pallier ◀les▶ effets sans toucher ◀les▶ causes. Si on estime qu’un certain échange devient un exode dommageable, je suis ◀d’▶avis qu’on essaie ◀d’▶y remédier en renversant ◀le▶ flux, c’est-à-dire en créant des pôles ◀d’▶attraction à ◀l’▶endroit ◀d’▶où ◀les▶ gens s’en vont. Donc, pas par des barrages, pas ◀d’▶une manière restrictive, négative ou coercitive, mais uniquement en développant des pôles et des climats intellectuels qui attirent.
Ce n’est pas uniquement une question financière. Naturellement, ◀la▶ question financière constitue un préalable. Si vous ne payez pas ◀les▶ gens suffisamment, il ne faut pas vous étonner qu’ils aillent ailleurs plutôt que ◀de▶ crever ◀de▶ faim.
Mais ce préalable étant acquis, comment renverser ◀le▶ flux, c’est-à-dire comment créer des pôles ◀d’▶attraction ? On y fait allusion déjà. Il s’agit ◀de▶ concentrer ◀les▶ ressources intellectuelles sur certains points. On a parlé tout à ◀l’▶heure ◀de▶ Schwerpunkte. Par exemple, à Genève, nous disposons ◀d’▶un certain nombre ◀de▶ points forts : ◀les▶ études internationales, ◀les▶ recherches atomiques à cause de ◀la▶ proximité du CERN — ça, c’est presque un accident — et ◀les▶ recherches psychologiques. Il y a là ◀de▶ quoi constituer un point fort, un pôle ◀d’▶attraction, au lieu de répartir ◀de▶ manière égalitaire — et donc partout inadéquate — ces ressources et ◀les▶ subventions qui doivent y être attachées sur tout ◀le▶ territoire ◀de▶ ◀la▶ Confédération. S’il ne s’agit pas purement ◀de▶ choses financières, il ne s’agit pas non plus ◀de▶ questions ◀d’▶emploi, ou pas uniquement. Il s’agit ◀de▶ créer un climat intellectuel. Je ne vais pas vous en donner ◀la▶ recette. Créer un climat intellectuel, c’est aussi difficile à faire et à définir qu’une œuvre d’art, parce que c’en est une ! Une œuvre d’art, il faut ◀la▶ faire, comme dit l’autre, ce n’est pas ◀le▶ tout ◀de▶ ◀la▶ décrire.
Tout ce que je puis proposer ici, ce sont quelques conditions qui me paraissent requises pour qu’il y ait une vie intellectuelle, un climat attirant, et pas seulement pour des musiciens ou des artistes, mais aussi pour ◀les▶ chercheurs scientifiques dont parlait M. Mach tout à ◀l’▶heure. Je peux très bien imaginer qu’un physicien, ou un médecin, ou un dentiste, soit retenu à Genève, même s’il y est moins payé qu’ailleurs, parce qu’il n’est pas uniquement physicien, il n’est pas uniquement médecin, et s’il trouve un bon orchestre, un bon quatuor qui joue ◀de▶ ◀la▶ musique moderne, cela pourra peut-être ◀le▶ retenir ici. ◀La▶ presse, ◀la▶ radio et ◀la▶ télévision pourraient faire énormément dans ce sens. Elles font déjà beaucoup ; elles ont fait ces dernières années un effort considérable pour intéresser ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ population à certains problèmes assez difficiles — comme ceux dont nous parlons ce soir, par exemple. Elles pourraient peut-être faire encore plus en faisant davantage confiance à ◀la▶ partie ◀la▶ plus éveillée, ◀la▶ plus curieuse du public. On se base souvent, à ◀la▶ radio et à ◀la▶ télévision, sur des enquêtes rapides relatives à ◀l’▶intérêt que ◀les▶ gens ont ou n’ont pas pour certaines émissions, et ◀l’▶on transforme ◀la▶ qualité ◀de▶ ces émissions selon ◀la▶ quantité des réponses. Je crois que c’est faux. Il faudrait que ◀la▶ télévision et ◀la▶ radio aient ◀l’▶héroïsme, pendant deux ou trois ans, ◀d’▶aller à contre-courant. Je crois que ce serait payant assez vite.
Il y aurait beaucoup à dire là-dessus, mais je ne vais pas allonger trop. Je voudrais dire encore un mot sur ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀l’▶Université, des universités dans ◀la▶ création ◀de▶ ces pôles ◀d’▶attraction, ◀de▶ ce climat intellectuel. Il me semble que ◀l’▶Université est mieux placée que n’importe quel autre corps ou profession ou ensemble ◀de▶ professions, comme ◀l’▶édition par exemple, pour contribuer à cette création intellectuelle. À condition que ◀l’▶Université ne soit pas uniquement ◀la▶ juxtaposition ◀de▶ quelques écoles ◀de▶ formation professionnelle. Elle doit être aussi cela ; bien entendu, il ne s’agit pas ◀de▶ ◀la▶ transformer ◀de▶ fond en comble du jour au lendemain, mais il ne faut pas qu’elle soit uniquement cela : quelques écoles ◀de▶ formation professionnelle juxtaposées, sans lien organique et sans rien à se dire entre elles. Il faudrait que ◀l’▶Université devienne ou redevienne ◀le▶ lieu vivant ◀de▶ création intellectuelle et ◀de▶ débats sur ◀le▶ fond. Je vais lâcher ◀le▶ mot : il faut que ◀l’▶Université redevienne ◀le▶ lieu ◀de▶ contestation.
Mais attention : contestation n’est pas un mot inventé par Cohn-Bendit, ni même par Sartre. Contestation, c’est un terme qui est lié à ◀l’▶Université depuis sa création, au xiie siècle. Voilà une chose qu’on oublie complètement aujourd’hui. ◀La▶ méthode ◀d’▶enseignement, ◀de▶ recherche, ◀de▶ discussion, à ◀la▶ Sorbonne par exemple, c’était ◀la▶ méthode introduite par Abélard qui s’appelait ◀le▶ « sic et non », ◀le▶ oui et ◀le▶ non. ◀La▶ discussion dans ◀les▶ groupes ◀d’▶étudiants et ◀de▶ professeurs — un tel groupe s’appelait un « studium » — ◀la▶ discussion, souvent violente, à laquelle tout le monde participait sur ◀le▶ même plan — simplement ◀le▶ professeur, ayant plus ◀d’▶expérience, dirigeait ◀la▶ discussion — c’était essentiellement une contestation. On a même défini ◀la▶ méthode scolastique comme étant essentiellement une discussion libre et ouverte où s’opposaient ◀le▶ pour et ◀le▶ contre, systématiquement, sur tous ◀les▶ sujets abordés. Et je vous prierai ◀de▶ croire que ce n’était pas toujours des sujets purement techniques ou ◀de▶ grammaire. ◀La▶ grande lutte qui a opposé Siger de Brabant et saint Thomas d’Aquin était une lutte concernant vraiment ◀les▶ fondements ◀de▶ ◀la▶ société ◀de▶ ◀l’▶époque.
Donc : contestation. Université engagée si vous voulez, pour prendre un autre mot qui a été à ◀la▶ mode lui aussi. Ces notions-là ont repris une vie très intense depuis quelques années, comme vous ◀l’▶avez vu. D’abord aux États-Unis à Berkeley, ensuite ça a fait une traînée dans toute ◀l’▶Europe, ◀de▶ Varsovie à Madrid, ◀de▶ Berlin à Belgrade ces jours-ci, à Paris bien entendu, et même un tout petit peu à Genève, ai-je entendu dire. Moi, je trouve cela admirable et merveilleux ! Jamais depuis ◀le▶ Moyen Âge, on ne s’était autant occupé des universités que depuis qu’on a découvert qu’il fallait ◀les▶ réformer. Je souhaite que ◀la▶ réforme universitaire dont on parle depuis des années, aboutisse vite, mais surtout je souhaite qu’on ne s’en tienne pas là. Car ◀l’▶Université, à mon sens, a été, doit redevenir et doit rester ◀le▶ lieu par excellence ◀de▶ ◀la▶ contestation fondamentale, vitale ◀de▶ notre société, ◀le▶ lieu ◀de▶ ◀la▶ discussion des finalités ◀de▶ notre société, ◀de▶ ◀la▶ hiérarchie ◀de▶ ses options. Une contestation qui ne se fasse pas — ce sera mon dernier mot — en dehors de ◀l’▶Université et contre elle, mais dans ◀les▶ cours — je ne dis pas dans tous ◀les▶ cours, il faut préserver ◀l’▶élément ◀de▶ formation professionnelle — mais dans certains cours. Il faudrait qu’il soit admis que ◀la▶ substance même ◀de▶ ces cours soit ◀la▶ remise en question permanente des buts, des hiérarchies, des finalités ◀de▶ notre société, dont je refuse absolument que ce soit simplement ◀l’▶industrie qui ◀les▶ fixe.
[…] M. de Rougemont : Je voudrais répondre quelques mots très brefs à ce qui m’a été dit autour de cette table. Tout d’abord, M. Renold. Je crois que nous sommes presque entièrement d’accord. J’ai peut-être un peu forcé parce qu’il faut simplifier quand on aborde une quantité ◀de▶ sujets importants comme nous ◀le▶ faisons ce soir, en parlant ◀d’▶œuvre ◀d’▶art. Simplement, c’est une manière ◀de▶ simplifier ◀les▶ choses. Vous avez peut-être aussi un peu trop simplifié dans votre sens, en disant que, pour vous, ◀le▶ climat, c’est « un financement + une organisation ». Je répète : ◀le▶ financement, c’est un préalable, on ne fait rien sans ça. ◀L’▶organisation aussi. Mais croire qu’un climat, c’est un financement + une organisation, ça c’est croire ce que croient ◀les▶ Américains. Eh bien, j’estime que ◀l’▶Europe se doit ◀d’▶apporter quelque chose de plus. Ce plus, c’est ce que j’appelle « œuvre d’art », faute de pouvoir traiter cet immense sujet sur lequel il faudrait revenir une autre année. ◀L’▶Europe doit ajouter à tout ◀le▶ reste un certain sens ◀de▶ ◀la▶ vie, une certaine saveur, ce qui fait que, moi, je suis rentré en Europe, par exemple. Ce n’est pas du tout que j’aie été racheté par ◀l’▶État de Genève (n’est-ce pas M. Lalive ?) je n’ai pas été rapatrié.
M. Lalive : Ah ! vous me rassurez !
M. de Rougemont : Je suis venu ici parce que j’y trouvais quelque chose que je ne trouvais pas en Amérique, quelque chose qu’il m’est difficile ◀de▶ vous décrire, et si vous voulez en avoir une bonne description, adressez-vous aux Américains qui disent qu’ils voudraient vivre en Europe. Ils vous expliqueront cela très bien.
Sur ◀le▶ même sujet des États-Unis, M. Lalive disait tout à ◀l’▶heure : Je n’ai pas vu ◀de▶ génies américains qui viennent en Europe en échange ◀de▶ nos Félix Bloch, Agassiz, Ammann et tout cela.
M. Lalive : Vous n’en avez pas cité.
M. de Rougemont : Ce n’est pas tellement étonnant, vu que ◀l’▶effort culturel des Américains n’est pas porté vers ◀la▶ création ◀de▶ génies individuels. C’est un effort beaucoup plus collectif, par team, c’est un effort qui est porté sur ◀la▶ préparation du terrain. D’ailleurs, nous ne pouvons pas dire en Suisse que nous soyons complètement indemnes ◀de▶ toute influence américaine. Il y en a tout de même, ne fût-ce que ◀le▶ jazz. Nous avons pris aux États-Unis beaucoup de choses très importantes pour ◀la▶ Suisse. Nous avons pris une partie ◀de▶ notre Constitution, ◀le▶ bicaméralisme, importé des États-Unis.
Ce qu’a dit M. Mach m’a paru un peu curieux. Il a parlé ◀de▶ mon optimisme béat. Je ne vois pas du tout à quel moment j’ai pu tomber dans ce penchant vicieux. J’ai proposé une méthode ◀d’▶analyse des situations pour savoir quand il y a lieu ◀de▶ se plaindre ◀d’▶un exode, quand — je me répète — ◀les▶ échanges qui sont normaux et bénéfiques, tendent à devenir un exode qui est une perte, qui est défavorable. Cette méthode peut être discutée ; il s’agit surtout ◀de▶ ◀l’▶appliquer, mais je refuse absolument ◀de▶ prendre une position, par principe optimiste — ou pessimiste d’ailleurs. Je crois que vous avez parfaitement raison dans tout ce que vous avez dit sur votre domaine ◀de▶ recherche scientifique. J’avais pris soin ◀de▶ ◀le▶ dire en commençant. Dans ce domaine, je ne conteste rien du tout. Mais je vous signale ◀le▶ danger, qui serait un danger un peu américain, qu’il y aurait à isoler complètement votre recherche scientifique ◀de▶ tout ◀l’▶ensemble ◀d’▶une culture. Ça peut marcher pendant quelque temps, quelques années, mais à la longue ce n’est pas payant, même pour ◀la▶ recherche scientifique. Je défends ici une conception profondément européenne, si vous voulez, mais je persiste à penser que c’est cela que nous devons au monde, et notamment aux Américains qui nous ◀le▶ demandent. ◀La▶ culture, c’est un tout, c’est un ensemble dont toutes ◀les▶ parties sont en interaction. On peut citer mille cas. Toutes ◀les▶ créations culturelles ◀d’▶aujourd’hui sont nées au carrefour ◀de▶ plusieurs disciplines très différentes, souvent très éloignées ◀les▶ unes des autres. Alors, ne tombons pas dans ◀le▶ travers américain. Rapatrions nos idéaux.