Pour une morale de▶ la vocation (1968)p q
On a parfois décrit la situation présente du christianisme (protestant surtout) comme l’inverse ◀de▶ celle du xixe siècle. Alors, dit-on, c’était la théologie qui faisait question, la morale était évidente. Le principe même ◀de▶ la dogmatique paraissait difficile à justifier, mais non pas les principes du devoir moral, considérés comme révélés, invariables désormais et au surplus indispensables au maintien ◀de▶ l’ordre social.
Aujourd’hui, poursuit-on, la théologie a été solidement reconstruite sur les bases ◀de▶ la dogmatique des Pères et des réformateurs ou ◀de▶ Thomas d’Aquin. Ses problèmes centraux peuvent être tenus pour résolus, ses options décisives, en tout cas, sont nettement définies. Mais la morale ! Ce serait peu de dire qu’elle est en crise : on ne sait même plus très bien ce qu’elle est, ni où elle est, ce qu’elle peut ou doit dire encore, et au nom de quoi. Le « moralisme ◀de▶ grand-papa » est encore plus mal vu chez les théologiens rigoureux que chez les jeunes gens en colère. ◀De▶ cette morale que l’on disait chrétienne et qui se confondait, du moins par ses tabous, avec la morale victorienne et plus généralement bourgeoise-occidentale, que reste-t-il après la triple attaque convergente ◀de▶ la sociologie (surtout marxiste), ◀de▶ la psychologie (surtout freudienne) et ◀de▶ l’ethnologie comparée (◀de▶ Lévy-Bruhl à Lévi-Strauss) ? Théoriquement et théologiquement, nous savons à quoi nous en sommes et à quels dogmes nous croyons. Mais au plan ◀de▶ la morale, nous vivons dans la plus incroyable confusion ◀de▶ systèmes hétéroclites, ◀d’▶époques, ◀de▶ styles, ◀de▶ visées différentes ; nous pataugeons dans l’impur, dans l’hybride, dans les alluvions, les dépôts sédimentés des âges, des cultures, des religions, des préjugés sociaux et nationaux, ◀de▶ l’obscurantisme et du rationalisme, du piétisme et ◀de▶ l’existentialisme, etc. Y a-t-il encore une morale chrétienne ? Osera-t-on encore la prêcher ?
Théologie solide, morale problématique ; est-ce bien la réalité ◀de▶ notre temps ? Oui sans doute, si nous bornons l’enquête aux élites ◀de▶ nos églises en Europe. Mais dans le reste du monde, déjà — et ce sera vrai pour nous aussi bientôt —, je vois se dessiner un tout autre schéma, comme un nouveau renversement, annonciateur ◀d’▶une situation de nouveau comparable à celle du siècle passé, mais radicalisée.
D’une part, ce que l’on nomme aux États-Unis et en Grande-Bretagne la « théologie ◀de▶ la mort ◀de▶ Dieu » (ses échos remplissent depuis un an la presse intellectuelle anglo-saxonne, en attendant ◀de▶ se répandre dans nos pays), cette théologie-là bouleverse le fondement commun ◀de▶ toutes nos orthodoxies, qu’elles soient ◀d’▶empreinte barthienne ou thomiste, et les notions mêmes ◀d’▶orthodoxie et ◀de▶ révélation ; néanmoins, cette école (ou ce mouvement) veut conserver l’amour du Christ, c’est-à-dire la forme ◀d’▶existence personnelle et sociale la plus conforme aux évangiles, l’inspiration évangélique ◀d’▶une éthique.
D’autre part, les prétentions ◀de▶ la science occidentale deviennent universelles, pour ne pas dire totalitaires, et marquent des succès sans cesse croissants. Nos sciences physiques et humaines — médecine, biologie génétique, psychologie, sociologie, ethnologie, et même linguistique depuis peu — se mettent en devoir et en mesure ◀de▶ remplacer les préceptes et coutumes ◀de▶ la morale traditionnelle, dite « chrétienne », et sont déjà en bon train ◀d’▶y parvenir dans plusieurs domaines importants. Au lieu de sermons contre « l’impureté », on donne à nos adolescents des leçons ◀d’▶initiation sexuelle ; au lieu de menaces ◀d’▶aller en enfer et ◀d’▶exorcismes, on prescrit une psychanalyse, certains médicaments, ou divers processus ◀d’▶adaptation, ◀d’▶ajustement social, voire politique, selon les pays.
Recettes, régimes, remèdes, relaxation, action sur l’équilibre hormonal, conditionnement des réflexes devant la machine, les feux rouges, le chef de l’État, les rythmes ◀de▶ la consommation ou ◀de▶ la productivité — c’est cela qui fonctionne aujourd’hui, ◀de▶ mieux en mieux, qui persuade, qui agit, et qui contraint.
En regard de ce progrès ◀de▶ la Science sur tous les fronts, moralisme et immoralisme, vertus et vices apparaissent également démodés. Ce qui est sérieux, ce qui intéresse, c’est le mode ◀d’▶emploi ◀de▶ notre univers actuel et le rendement des procédés et des conduites, — qu’il s’agisse ◀de▶ s’assurer contre l’imprévu ou au contraire de mieux courir son risque personnel, ◀de▶ guérir, ou ◀d’▶améliorer son statut social, ses possibilités ◀de▶ travail et ◀de▶ loisirs, donc aussi sa culture et sa liberté. Nous tendons ◀de▶ la sorte, dans les pays techniquement avancés, vers une société qui serait, à la limite, sans surprises ni drames, sans vrais débats (j’entends : sans débats insolubles), sans Histoire donc ; disciplinée, normalisée et préconditionnée dès le secret ◀de▶ la cellule, dès le programme chromosomique, immunisée et psychanalysée, chaque homme étant continuellement révisé, testé et remis au point à l’aide de pièces ◀de▶ rechange, comme une voiture.
Pour la première fois dans l’Histoire ◀de▶ nos civilisations, ce n’est pas l’anarchie croissante des mœurs que nos vieux sages auront à déplorer, mais au contraire l’universelle et rigoureuse réglementation ◀de▶ nos conduites par les ordinateurs électroniques. (On les verra peut-être alors, ces sages, se lamenter sur la fuite du bon vieux temps qu’auront été les siècles ◀de▶ luttes passionnantes entre le « péché » et la « grâce », c’est-à-dire entre les tentations ◀de▶ la « chair » et les refus déchirants ◀d’▶y céder — sujet privilégié et presque unique des romans ◀de▶ François Mauriac, par exemple.)
Les conséquences ◀de▶ cette situation — qu’il faut imaginer réalisées dans un avenir pas trop lointain (beaucoup sont là déjà, dans notre société) sont trop nombreuses et diverses pour que l’on puisse porter sur elles un jugement global. Je me borne à relever ceci : à supposer que demain, ce soit un collège formé ◀de▶ généticiens, ◀de▶ psychologues, ◀de▶ démographes et ◀d’▶économistes ou ◀de▶ politologues qui décide ◀de▶ certaines conduites sexuelles (comme la contraception) dans une société donnée, et non plus l’Église par ses décrets généraux et par l’intervention personnelle du prêtre ou du pasteur — alors les crises ◀de▶ conscience, les débats intérieurs ou conjugaux, les remords lancinants, les tentations obsédantes, les décisions farouches, tout ce pathos traditionnel ◀de▶ l’existence morale va s’évaporer ! Exécuter une prescription médicale, même s’il s’agit ◀d’▶une intervention douloureuse comme peut l’être une extraction dentaire, ou ◀d’▶une privation pénible comme ◀de▶ cesser ◀de▶ fumer, cela ne pose pas ◀de▶ problème, on le fait sans barguigner, sans avoir à résoudre ◀de▶ conflits intérieurs dramatiques, on ne parle pas ◀de▶ « sacrifices » plus ou moins « joyeusement consentis », ◀de▶ « tortures morales », ◀de▶ « tentation surmontée », etc. Sans délai, sans débat, sans le moindre doute, on fait ce qu’a ordonné le médecin, au lieu de se débattre interminablement avec la voix ◀de▶ sa conscience, les conseils du prêtre, ou simplement l’opinion des proches.
La plupart de ceux qui ont réfléchi à ces perspectives, du côté chrétien, me semblent enclins à considérer comme un malheur, voire une catastrophe, cette probabilité ◀d’▶une sécularisation croissante des normes ◀de▶ nos conduites, sociales d’abord, individuelles finalement. Pense-t-on, peut-être, que la morale tomberait alors dans ◀de▶ très mauvaises mains, serait en quelque sorte livrée au « monde » ? Ce qui semble effrayer beaucoup de ces observateurs, c’est l’idée que s’il devait en aller ainsi demain, les Églises et leurs clergés n’auraient en somme plus rien à dire aux hommes, aux femmes et aux enfants quant à leur existence quotidienne dans la cité et dans la famille. Des spécialistes, revêtus ◀de▶ l’autorité incontestée ◀de▶ la Science, et sans doute ◀de▶ l’État, s’en voyant chargés à la satisfaction des masses (pour ne pas dire : au soulagement général).
Oserai-je vous avouer que si je tiens ces craintes pour justifiées quant aux faits, je ne les partage nullement quant à l’appréciation ◀de▶ ces faits. La prise en charge progressive par la Science socialisée ◀de▶ l’ensemble des règles, prescriptions et conseils intéressant les conduites humaines et naguère désignées par le terme général ◀de▶ morale, me paraît comporter à presque tous les égards, plus ◀d’▶avantages que ◀d’▶inconvénients, tant pour la Société que pour l’Église elle-même.
Au lieu de livrer une longue bataille en retraite pour tenter ◀de▶ sauver ce qui pourrait l’être ◀de▶ ce qu’on appelait « morale chrétienne », au lieu de se cramponner à un magistère tombé en désuétude, les Églises ne feraient-elles pas mieux ◀d’▶admettre que la compétence des savants et des praticiens en matière de psychologie, ◀d’▶hygiène mentale, ◀de▶ démographie, ◀de▶ mécanismes sociaux ou économiques, ◀de▶ prévention ◀de▶ la criminalité et des maladies dites « sociales », etc. — que cette compétence dépasse largement la leur, et de plus en plus ; et que les excès que l’on peut reprocher à certaines modes scientifiques (certains dogmatismes freudiens, par exemple), ne sont en rien comparables par leur nocivité aux théories imbéciles et navrantes sur la sexualité (comme celle du trop fameux Dr Tissot) qui ont joué le rôle que l’on sait dans la prédication, la cure ◀d’▶âme et la littérature morale des pays protestants, depuis la fin du xviiie siècle et jusqu’à pas si longtemps que cela, en Suisse romande, si j’en crois mes souvenirs ◀de▶ jeunesse.
Si les Églises (et pas seulement celle ◀de▶ Rome, dans la lancée ◀de▶ Vatican II) se décident à rendre à César, c’est-à-dire au « siècle », le soin ◀de▶ la réglementation et ◀de▶ la régulation ◀de▶ la conduite quotidienne des membres ◀d’▶une société, elles pourront se consacrer ◀d’▶autant mieux à leur mission proprement spirituelle, qui est à mon sens : ◀de▶ rappeler à l’homme son but final, sa destination ultime, sa vocation.
Car les règles et les moyens ◀de▶ la vie sociale sont séculiers, par nature et destination, et dans ce sens sont à César, mais la vocation ◀de▶ la personne est à Dieu, vient de Dieu et conduit à Lui, ce qu’aucune morale ne pourra jamais faire, même si on la baptise « chrétienne » en toute naïveté, même si on la déclare « révélée », voire « éternelle » contre toute évidence historique et au prix des plus étonnantes acrobaties théologiques.
Je disais tout à l’heure que laisser le soin ◀de▶ la « morale » à César, c’est-à-dire aux sciences séculières plus ou moins socialisées, me paraît avantageux à presque tous les égards. Je dois m’expliquer maintenant sur ce presque, car il est capital.
Supposez, dans x années, une forme ◀d’▶existence humaine suffisamment adaptée aux fonctions sociales (dans les rapports avec l’État et avec le milieu), suffisamment docile aux prescriptions ou régimes psychosomatiques (dans les rapports avec le corps) et aux indications écologiques (dans les rapports avec la Nature), suffisamment ajustée, enfin, à la productivité du travail, et même, qui sait ? à la « créativité des loisirs » (dans les rapports avec l’économie) : on ne voit pas très bien, dans ces conditions, où, quand et en quoi une « morale » au sens traditionnel du terme serait encore nécessaire, voire simplement utile.
Le genre humain, ou tout au moins la société envisagée, serait alors mise en état ◀de▶ pilotage automatique, comme disent les aviateurs et les cybernéticiens. L’ensemble purement empirique et traditionnel, plein ◀de▶ contradictions intenables, que forment les préceptes du Décalogue et des sédimentations millénaires ◀de▶ nos coutumes serait avantageusement remplacé par un jeu complexe et précis ◀d’▶informations constamment vérifiées et mises à jour, toute question trouvant sa réponse quasi instantanée par la consultation ◀d’▶un ordinateur, les recours ultimes pouvant être présentés à la « Machine » avec un grand M que nous supposerons directrice ou correctrice ◀de▶ tous les « cerveaux automatiques » ◀d’▶une nation, ou ◀d’▶un continent, ou ◀d’▶une culture.
Une question et une seule demeure alors sans réponse : la question du sens ◀de▶ ma vie sur cette terre et après ma mort ; la question ◀de▶ ma relation à la transcendance. Elle demeure sans réponse, non point par accident, mais par nécessité ◀de▶ méthode. Car la grande Machine directrice la déclare sans objet, mal posée, fausse question par excellence, nulle et vide quant à l’information, non susceptible ◀d’▶un traitement logique, et ne pouvant aboutir qu’à une série infinie ◀de▶ zéros à la sortie des circuits.
Dans cette société que je suppose en parfait ordre ◀de▶ marche, il devient à peu près impossible, parce qu’impensable dans les termes admis et inexprimable par les codes en vigueur, ◀de▶ justifier encore la singularité, la vocation ◀d’▶une personne unique. Si les ordinateurs disent les règles et les normes, et si ces règles et ces normes sont toutes, par définition, générales ou généralisantes, uniformes ou uniformisantes, réductrices ◀de▶ l’imprévu, du non conforme, ◀de▶ l’original et du « libre » (alors que d’autre part ces notions ◀d’▶originalité ◀de▶ vocation, etc., ont déjà été minées par la psychologie ◀de▶ l’inconscient réduisant les « voix intérieures », naguère tenues pour « divines », à des structures ou pulsions ◀de▶ l’instinct) — comment valoriser encore la personne ?
Le vieux conflit individu-collectivité se trouve ici radicalisé à la limite. Mais alors le rôle ◀de▶ l’Église apparaît subitement précisé à l’extrême par toute cette négativité. Alors qu’aux origines ◀de▶ l’Europe et au Moyen Âge encore, l’Église formait les mœurs, édictait les canons ◀de▶ la morale, éduquait l’homme pour les y ajuster, tandis que les chercheurs libres, les hérétiques et les mauvaises têtes mettaient en doute ces jugements — désormais la situation est inversée : l’Église n’est plus là pour prescrire aux hommes leur mode de vie, d’autres s’en chargent. Elle est là pour mettre en question cet ajustement trop parfait, pour l’exposer sans cesse à la question des fins dernières, métaphysiques et spirituelles. Elle est là pour défendre le droit ◀de▶ la personne à différer, le droit à l’hérésie, si c’en est une ◀de▶ croire que le but ◀de▶ l’homme transcende tout conditionnement et tout asservissement automatique à des fins purement sociales, fussent-elles déterminées par la plus sûre des sciences.
Quant à celui qui veut devenir chrétien, devra-t-il s’exiler moralement ◀de▶ cette société trop bien ajustée, se désadapter exprès, ou saboter la Machine directrice, ou simplement faire la grève ◀de▶ la « créativité des loisirs » ? Ces gestes et attitudes romantiques seraient trop facilement analysés par un ordinateur qui indiquerait aussitôt comment corriger le fonctionnement aberrant ◀de▶ cet individu. Je le vois plutôt, ce candidat chrétien, comme celui qui, tout en accomplissant judicieusement la Loi prescrite, ne pourra s’empêcher ◀de▶ se poser la Question, celle qui est réputée nulle et vide. Chrétien en cela qu’il cherchera ce sens dans les voies ◀de▶ l’amour, qui implique l’existence des autres, plutôt que dans l’aventure solitaire du mysticisme, ou ◀de▶ la connaissance au sens hindou. Amour et recherche du sens seront à la fois le contenu et les conditions ◀de▶ ce qu’il nommera sa « liberté ». Cela sera vu et ressenti comme un refus ◀de▶ la « solution définitive et universelle » proposée par la Science et imposée par la Machine. Cet acte ◀d’▶hérésie objective, ◀de▶ résistance, ne se manifestera pas nécessairement sous une forme agressive et violente. Il sera simplement le témoignage permanent (et qui pourra rester souriant d’ailleurs) ◀d’▶une non-satisfaction dernière, ◀d’▶un non-contentement essentiel. Ce ne sera pas une attitude ◀de▶ révolté à gilet rouge, mais le droit qu’on demande et qu’on prend ◀de▶ poser toujours et encore une question au-delà ◀de▶ toute réponse et ◀de▶ toute permission ◀d’▶interroger.
Ce droit ◀de▶ demander que ma vie ait un sens, même si je ne trouve ou ne reçois jamais ◀de▶ réponse certaine, cette demande, cette recherche en elle-même est mon sens provisoire, mon chemin que j’invente, que je crée à chaque pas à tâtons dans le noir et qui ne s’éclaire que sous mes pas. C’est ainsi que je comprends le verset du psalmiste : « Ta parole est une lampe à mes pieds, une lumière sur mon sentier »… Je résume mon diagnostic, qui est aussi un pronostic : l’Église peut-être (je n’en suis pas sûr), mais en tout cas les hommes qui « croient », au sens chrétien du mot, vont entrer en dissidence dynamique et créatrice, dans le monde trop bien moralisé que nous préparent avec tant de zèle, ◀de▶ compétence, ◀d’▶astuce technique les savants, les gouvernements et les nécessités toujours croissantes ◀de▶ la production pour une humanité qui double tous les quarante ans.
Anticipant assez largement sur la situation que je viens de caractériser à grands traits, j’avais écrit dès 1945 — l’été ◀d’▶Hiroshima — un manuscrit ◀de▶ quelque deux-cents pages intitulé La Morale du But , que je n’ai pas encore publié, fort heureusement. En effet, depuis vingt ans, je n’ai cessé ◀d’▶accumuler des notes (en vue ◀d’▶ajouts indispensables), des objections très graves à mes propres thèses, des raisons ◀de▶ désespérer ◀de▶ mon entreprise, et d’autres raisons (pour l’instant légèrement majoritaires) ◀de▶ penser au contraire qu’elle peut contribuer à débrouiller un peu nos problèmes éthiques, en vue de l’avenir.
Dans son état primitif, mon ouvrage s’ouvre par le bref récit ◀d’▶une modeste expérience, pour moi très importante, que j’ai faite au service militaire.
Je vais vous lire ces deux pages inédites, et que je ne compte pas modifier dans la version finale du livre. Elles sont intitulées : « ◀De▶ la Visée » :
J’ai appris le tir au fusil dans un pays qui, traditionnellement, fournissait au monde les champions ◀de▶ cet art ; et comme j’étais alors une jeune recrue animée ◀d’▶un extrême désir ◀d’▶être promu au grade ◀de▶ lieutenant, et ◀d’▶acquérir ◀de▶ la sorte au plus tôt le droit ◀de▶ faire taire les sergents harcelants, je m’appliquais ◀de▶ toutes mes forces à bien tirer. Mais je suivais les conseils ◀d’▶ordonnance, et tirais aussi mal que possible. Car je me trouvais embarrassé ◀de▶ tant de recettes et ◀d’▶ordres assénés qu’il me semblait, ◀d’▶un exercice à l’autre, n’avoir fait ◀de▶ progrès que dans la découverte ◀d’▶une maladresse naguère insoupçonnée. Je faisais tout ce que l’on me prescrivait, et que je voyais faire aux autres. Je prenais avec soin le cran ◀d’▶arrêt, bloquais mon souffle, visais ◀d’▶un œil, reposant l’arme ◀de▶ temps à autre pour respirer et calmer ma nervosité, et lorsque enfin je me croyais prêt selon la méthode des sergents, je me décidais à lâcher le coup, qui s’en allait régulièrement dans le parapet, au-dessous de la cible.
Cependant la date approchait du grand concours que l’on nommait « tir au galon ». Dans chaque unité, on poussait l’entraînement des meilleurs tireurs. On négligeait les autres, et je me résolus à profiter ◀de▶ ce répit pour trouver par moi-même le secret ◀de▶ mes erreurs et le moyen ◀de▶ les corriger, sans plus tenir compte des préceptes reçus. Je ne tardai pas à marquer quelques points, sauvant l’honneur sinon l’espoir ◀de▶ me réhabiliter aux yeux de mes supérieurs. L’un d’entre eux cependant m’observait. C’était un tout jeune lieutenant. « Vous tirez mal », dit-il avec une douceur froide, au moment même où je me félicitais ◀d’▶avoir encore marqué un point, loin du noir, mais enfin dans la cible. « Voulez-vous apprendre à tirer ? » Il me regarda, et voyant dans mes yeux une bonne volonté en détresse :
« C’est très simple et toute la méthode tient en trois mots : pensez au noir. Ne pensez pas à votre main, ni à ce que fait l’index qui a pris le cran ◀d’▶arrêt. Laissez-vous simplement hypnotiser par ce petit disque noir à trois-cents mètres qui danse sur la ligne ◀de▶ mire. Quand vous serez assez concentré, sans que vous l’ayez voulu, le coup partira. Je vous le répète : pensez au but, oubliez le reste. Et maintenant vous allez essayer. Vous avez le noir ?… Vous ne voyez plus que le noir ?… » Je n’entendais plus rien. Le disque noir dansait, puis s’arrêtait, dansait de nouveau, s’embuait. J’essayais ◀de▶ le rejoindre du regard, ◀de▶ l’aspirer, ◀de▶ le fasciner vers moi tandis que je gonflais mes poumons. Soudain il me parut plus large, plus proche, bien mat, et immobile… La détonation me surprit. Je reposai mon arme en faisant sauter la douille et rechargeai machinalement. Et quand je levai les yeux, un petit disque blanc ◀d’▶où pendait un mince fanion rouge surgit du bas ◀de▶ la cible, hésita une seconde, et marqua le centre du noir.
Trois jours plus tard, au scandale du sergent, je gagnais le fameux galon, insigne des champions ◀de▶ l’école ◀de▶ tir, et l’arborais sur la manche droite ◀de▶ ma tunique.
Quant aux conséquences plus lointaines et aux implications, décisives à mon sens, du conseil en trois mots ◀de▶ ce jeune officier — « pensez au noir » —, elles ne devaient m’apparaître qu’après bien des années, à l’épreuve de bien d’autres anxiétés. Mais ce premier coup au but avait, en un instant, posé et vérifié pour le reste ◀de▶ mes jours, sous une forme ultracondensée, la juste relation des moyens et des fins. Je n’en tirai d’abord que des formules abstraites, mais dont je pressentais en toute confiance, que la vie où j’allais rentrer saurait les illustrer dans maints domaines ◀de▶ ma conduite ou ◀de▶ ma réflexion. Je les consigne ici, fort brièvement, réservant pour la suite le soin ◀d’▶en formuler les fondements théoriques et le mode ◀d’▶emploi.
1. La considération minutieuse des moyens, la stricte application ◀d’▶une méthode réglant l’ordre et l’usage ◀de▶ ces moyens, la maîtrise ◀d’▶une technique éprouvée, l’obéissance aux préceptes légaux et coutumiers, ne suffisent pas pour atteindre le but, et peuvent être nuisibles dans la mesure exacte où ils absorbent l’attention, la détournent du but, ou le font oublier.
2. L’appel du but doit nous rejoindre et nous mouvoir. C’est du but que d’abord la force vient à nous, déclenchant le mouvement inverse, par attrait. La considération envoûtante du but dicte ainsi les moyens ◀de▶ l’atteindre et les oriente plus strictement qu’aucune méthode ou aucun précepte reçu.
3. Toute action efficace commence donc par la fin. Avant toute chose, il faut considérer la fin.
4. La fin seule justifie les moyens, dans la mesure où elle est juste, et où ils sont vraiment dictés par elle. (Le fait que l’on invoque ce proverbe pour couvrir des tricheries évidentes ne lui enlève pas son intrinsèque vérité.)
(Plus tard, j’ai découvert que la secte bouddhiste du zen fait grand usage du Tir et ◀de▶ la méditation sur cet art. Il s’agit du tir à l’arc. Le tireur zen doit arriver à s’identifier au but (à la cible), à avoir ce but en soi, ◀de▶ telle sorte qu’il arrive un jour à mettre une flèche dans le noir les yeux fermés, et une deuxième dans la tige même ◀de▶ la première. À ce moment, l’initiation a réussi).
Partant ◀de▶ cette expérience, et des maximes que j’en déduis, je propose dans la suite du livre une distinction fondamentale à opérer dans l’analyse et l’évaluation des conduites humaines.
Je pose ◀d’▶un côté ce que j’appelle les Règles du Jeu, l’ensemble des moyens ◀de▶ vivre. Et je pose ◀de▶ l’autre côté la Vocation, le Sérieux final, le But ultime ◀de▶ notre vie personnelle.
Les Règles du Jeu comprennent, dans ma définition, l’ensemble des méthodes et des rites, des codes et conventions ◀de▶ toute espèce qu’une société se donne pour guider les conduites ◀de▶ ses membres. Cela va des règles du jeu ◀d’▶échecs à la prohibition ◀de▶ l’inceste chez les tribus sauvages, des rituels liturgiques aux lois fiscales, des techniques destinées à assurer le bonheur dans le mariage, jusqu’au code des feux verts et rouges réglant la circulation.
Dans cet ensemble, on peut à première vue distinguer d’une part ce qui relève expressément ◀de▶ l’artifice et ◀de▶ la convention donnée pour telle, et d’autre part ce qui répond à des nécessités naturelles et pratiques. Mais une analyse même rapide montre que beaucoup de conventions, comme celles des jeux, traduisent des réalités psychologiques profondes, correspondant aux archétypes ◀de▶ l’inconscient collectif selon Jung, notamment, et c’est pourquoi il est si difficile ◀de▶ les modifier ; en revanche, quantité ◀de▶ préceptes moraux que tel peuple tient pour la traduction directe des réalités fondamentales ◀de▶ la Nature ont pour origine des nécessités commerciales, par exemple, et d’ailleurs varient du tout au tout selon les conditions sociales, économiques, climatériques ou religieuses, ◀de▶ peuples que la Nature a fait semblables physiquement. Je me borne à mentionner ici le principe ◀de▶ cette analyse, parce qu’il autorise quelques conclusions intéressantes pour notre sujet.
À partir de Rousseau et du romantisme, on a dit trop ◀de▶ mal des conventions, en ce sens qu’on en a dit seulement du mal, oubliant qu’elles sont réellement indispensables à toute vie sociale, c’est-à-dire à toute vie humaine. Les règles du jeu ◀d’▶échecs sont des conventions, c’est clair, mais elles font tout l’intérêt ◀de▶ cette activité. En effet, déplacer un bout ◀de▶ bois ◀d’▶un carré blanc sur un carré noir est le type même du geste insignifiant en soi ; mais ce même petit déplacement devient un acte sur lequel les meilleurs cerveaux peuvent se concentrer avec passion pendant une heure, car il est chargé ◀de▶ sens par les règles du jeu. Quant aux feux verts et aux feux rouges, ils sont conventionnels aussi, mais sans eux, c’est l’embouteillage.
Ceux donc qui, depuis deux siècles, reprennent inlassablement l’attaque contre nos morales religieuses ou profanes sous prétexte qu’elles ne sont que ◀de▶ « simples conventions », se trompent doublement : car premièrement, on peut démontrer que les règles et préceptes ◀de▶ toutes les morales humaines sont conventionnels, et non pas « naturels », sont des normes et non des lois au sens physico-chimique du terme ; et deuxièmement, il n’y a rien de plus important que les conventions dans une culture, une civilisation, dans les relations entre les hommes, ou même entre deux êtres, si frustes qu’ils soient.
Reconnaître que les normes et prescriptions morales sont des conventions ne signifie donc pas qu’elles soient méprisables ou vaines, bien au contraire. De plus, l’assimilation des normes et prescriptions morales aux règles ◀d’▶un jeu ne signifie nullement qu’il faille les prendre à la légère, ni qu’on montre beaucoup ◀d’▶intelligence en trichant avec elles : aux échecs, par exemple, la moindre tricherie détruit tout l’intérêt du jeu, puisque cet intérêt tient aux règles et à rien ◀d’▶autre.
S’il est admis que les normes ◀de▶ la morale sont des règles ◀d’▶un jeu, toute espèce ◀de▶ laxisme est exclu, toute faute doit être exactement pénalisée, par un recul ◀de▶ pions, une perte ◀de▶ points, une pièce soufflée, un coup franc contre le camp fautif (qui sont diverses formes ◀d’▶amende), voire par la disqualification (qui correspond au bannissement, à la prison à vie ou à la peine ◀de▶ mort).
Mais si la morale est considérée comme un système ◀de▶ normes conventionnelles adoptées par une société, et que l’on conviendra donc ◀d’▶observer rigoureusement, comme on le fait des règles ◀d’▶un jeu, il faut souligner aussitôt que ces conventions ne sauraient être arbitraires. (Beaucoup de gens s’imaginent que les deux termes « convention » et « arbitraire » sont à peu près synonymes.) Par exemple, elles ne doivent être ni contradictoires, ni manifestement impraticables, ni évidemment néfastes soit pour l’intégrité ◀de▶ l’individu, soit pour la santé et l’équilibre ◀d’▶une communauté. Or en fait notre société occidentale christianisée est tout encombrée ◀de▶ règles contradictoires entre elles, ou impraticables, ou néfastes, et il est important ◀de▶ les soumettre à une critique systématique et scientifique.
Ce qui rend cette tâche si difficile et ingrate, dans la plupart des cas, c’est la confusion déplorable (◀de▶ laquelle nos Églises sont largement responsables) qui fait que l’on a peu à peu sacralisé au cours des âges et finalement considéré comme des vérités ◀de▶ foi, révélées et indiscutables, des coutumes qui nous venaient ◀d’▶un peu partout, aux hasards ◀de▶ l’histoire, et qui avaient été les conventions utiles d’autres sociétés, notamment la cité grecque, l’Empire romain, la Sippe germanique, ou les interdits et devoirs sacrés d’autres religions, notamment celles du Proche-Orient antique et du Levant sémitique, du mithraïsme, des sectes gnostiques, puis des Celtes, et des Germains. Le christianisme, étant la seule grande religion qui n’ait pas institué ◀de▶ morale codifiée, devait fournir un terrain ◀de▶ choix pour cette confusion : il ne disposait que ◀de▶ la loi mosaïque et ◀de▶ son sommaire, le commandement sur l’amour ◀de▶ Dieu et du prochain comme ◀de▶ soi-même. Or l’amour est une attitude fondamentale, ◀de▶ valeur universelle et instigatrice ◀d’▶action, certes ; c’est l’inspiration morale au degré suprême ; mais ce n’est pas un code, une loi, un recueil ◀de▶ règles, et c’est même ce qui devrait permettre ◀de▶ se passer ◀de▶ code, ◀de▶ lois, ◀de▶ règles… « Ama et fac quod vis » est sans doute le summum ◀de▶ la morale mais c’est aussi sa négation. Quant au Décalogue, c’est bien un code, mais rudimentaire et lacunaire, à l’usage ◀de▶ propriétaires du type patriarcal, et qui met notamment sur le même plan ◀d’▶objets (dont il faut préserver la possession) esclaves, femmes et bétail : on ne pouvait en tirer honnêtement ni une morale sociale et civique, ni une morale sexuelle, ni un système ◀de▶ valeurs, ni une méthode pour bien conduire la pensée et l’action dans la cité. ◀De▶ là l’obligation ◀de▶ recourir à d’autres sources, — presque toutes venant d’autres religions. ◀De▶ là aussi la confusion inévitable que j’ai dite, l’attribution à la « volonté ◀de▶ Dieu » ou à la Nature des choses ◀de▶ tout ce que la société juge indispensable à son bien : tantôt l’esclavage et tantôt la liberté, tantôt le droit divin des rois, tantôt les droits civiques et populaires, tantôt le clergé des différentes confessions répétant devant les fidèles réunis « Tu ne tueras point », tantôt le même clergé bénissant des canons et priant pour le succès ◀de▶ telle équipe nationale ◀de▶ tueurs sur telle autre. Je ne rappelle pas ces choses par masochisme ou par une sorte ◀de▶ démagogie, mais il faut bien le reconnaître : ces scandales trop connus tiennent au fait que les Églises ont cru devoir édicter la morale ◀de▶ leur siècle, généralement au nom des intérêts (traduits en vertus) ◀de▶ la société du siècle précédent, confondue par la masse des fidèles avec la tradition chrétienne.
Je résume cette partie ◀de▶ mon argument :
1. j’estime qu’il y a tout avantage à considérer les préceptes et codes ◀de▶ la morale comme les règles du jeu ◀d’▶une société ;
2. ceci implique — et facilite d’ailleurs — une stricte obéissance à ces règles, comme il va de soi dans tous les jeux et sports ◀d’▶équipe ;
3. ceci exclut, du même mouvement, la sacralisation ◀de▶ ces préceptes et recettes, et la prétention tout à fait abusive à les fonder dans la nature des choses ou la loi naturelle, à les assimiler aux « voies ◀de▶ la providence » ou à la « volonté ◀de▶ Dieu lui-même » ;
4. enfin, et j’introduis ici une remarque nouvelle, mais qui résulte logiquement des trois premiers points : l’observation des règles ou au contraire les infractions commises par un joueur n’entraînent pas ◀de▶ jugement sur sa valeur en tant que personne. Il est entendu que si l’on fait une faute, si on touche la balle avec la main au football par exemple, on doit être pénalisé ou même disqualifié, mais si l’on suit les règles normalement, on n’est pas pour autant bon ou mauvais : simplement on joue bien ou mal. Point ◀de▶ « péché » dans le monde des règles du jeu, mais seulement des erreurs, maladresses, fautes ◀de▶ calcul, déficiences physiques ou psychiques, un style défectueux, ou une mauvaise tenue (manque ◀de▶ fair play ou ◀d’▶objectivité, coups bas, etc.).
La notion ◀de▶ péché n’apparaît qu’à partir du moment où se trouve posée la question ◀de▶ nos fins dernières. Elle est liée à la vocation.
On pourrait définir une sorte ◀de▶ vocation générale du genre humain, ◀de▶ vocation ◀de▶ tout homme en tant qu’homme, et qui serait, selon l’Évangile, l’appel et la puissance ◀de▶ l’amour. À travers l’action dans la communauté, c’est-à-dire à travers le prochain, l’amour au sens chrétien est l’orientation ◀de▶ tout être, et ◀de▶ tout mon être vers Dieu, source et sujet ◀de▶ tout amour.
Mais la vocation dont je voudrais vous parler, c’est la vocation particulière qui s’adresse à un individu et fait ◀de▶ lui une personne distincte et unique. Obéir à ma vocation, c’est suivre le chemin qui va me conduire à la source ◀de▶ l’appel que j’ai cru percevoir, que je cherche à entendre, à capter de nouveau, pour qu’il me guide dans l’inconnu, comme ces avions qui dans la nuit suivent la route créée par un faisceau sonore. Mais ce chemin sans précédent, — puisqu’il part ◀de▶ moi seul pour me conduire là où convergent tous les chemins ◀de▶ l’esprit, — oui, tous convergent et se rejoindront en Dieu, mais il y a un chemin par homme ! — comment savoir si je le découvre ou si je l’invente en le suivant ? Il n’est créé que par l’appel, et n’existe que si je m’y engage, répondant à l’appel sans penser à rien ◀d’▶autre. Il n’est pas jalonné, comme les grandes voies publiques, ◀de▶ signes bien lisibles pour n’importe qui, puisque personne encore n’a pu le suivre, puisqu’il n’existe qu’à partir de moi, et pour moi seul ! Cette unicité et singularité absolue ◀de▶ mon sentier personnel, qui le rend à peine discernable pour ma foi seule, va permettre à mes voisins soucieux ◀de▶ mon sort ◀de▶ mettre en doute ou ◀de▶ nier son existence — sauf s’ils ont fait, eux aussi, l’expérience ◀de▶ cet appel invraisemblable — et ils vont me conseiller « pour mon bien », ◀de▶ m’en tenir aux chemins communs, bien fréquentés, bien surveillés par la police, là où règne le Code ◀de▶ la route, qui est aussi fait pour moi, ajouteront-ils, sévères. Oui, bien sûr, mais ces voies publiques, faites pour tout le monde et personne en particulier, elles me mèneront sans doute aussi loin qu’on voudra et en toute sécurité, c’est bien utile et agréable, — mais jamais où je dois aller, qui est absolument ailleurs. Elles ne sont pas faites pour cela. Seul pourrait me relier à mon but le sentier ◀de▶ ma vocation, qui est au sens littéral improbable. Les grandes voies publiques, bien que réglées par la Loi, ne me servent ◀de▶ rien pour « faire mon salut » comme disait la piété classique. Il me faut me risquer dans un monde spirituel qui est peut-être une illusion, ou le néant. Il me faut affronter l’invraisemblable (dont parlait Kierkegaard), un risque absolument sans précédent puisqu’il est institué pour moi seul. Et dans tout cela je n’ai ◀d’▶autre soutien que ma croyance par éclairs, ma « foi » dans l’existence ◀de▶ ce But qu’on ne peut voir et que personne n’a jamais vu. N’ayant d’autres moyens ◀de▶ répondre à son appel, ◀de▶ le rejoindre, que ceux que me suggère, inexplicablement, ma foi en lui.
C’est donc le But qui me communique les seuls moyens ◀d’▶aller vers lui, dans la seule mesure où j’y crois, et où j’arrive par instants à oublier tout ce qui me fait douter du But et ◀de▶ l’appel et du chemin, quand je m’abandonne à l’élan, à l’attrait advienne que pourra, comme dans un saut… Dans ces moments, le But a dicté ses moyens. Il ne les a pas seulement justifiés, il les a faits et me les a donnés.
Je disais tout à l’heure que la notion ◀de▶ péché n’a pas sa place dans le monde des règles du jeu, mais prend son sens dans le monde ◀de▶ la vocation. Voici comment je crois qu’il faut l’entendre.
Par rapport à la vocation humaine et générale ◀de▶ l’amour (sommaire ◀de▶ toute la Loi), il est clair que le péché en général est ◀de▶ faillir à l’amour, ◀de▶ le blesser, ou ◀de▶ le dénaturer — par exemple ◀de▶ le réduire à un pur sentiment ou désir, alors qu’il est action. Mais dans le monde ◀de▶ la vocation, mon péché particulier, c’est ce qui m’empêche ◀de▶ répondre à l’appel que j’ai cru entendre, c’est le refus ◀d’▶y croire sans preuve dont je puisse faire état « objectivement ». Mon péché, c’est ◀de▶ me mettre par ma conduite, par ma pensée, ou par quelque attitude intime, en travers du chemin que l’Appel, dans la nuit, crée ou jalonne pour moi seul. Mon péché, c’est ce qui obscurcit ma visée, me fait perdre ◀de▶ vue le but, m’en fait douter quand il est invisible, bref, me détourne ◀d’▶agir ma vocation.
Et je découvre, à ce propos, que le mot désignant le péché en hébreu signifie littéralement « ce qui manque le but » ; et en grec : « ce qui passe au-dessus ◀de▶ la ligne normale », ou : « ce qui tombe à côté ». Voilà qui correspond, n’est-ce pas, ◀d’▶une manière assez frappante, à mes images initiales du tireur au fusil ou à l’arc.
Je ne voudrais pas terminer cet exposé… téméraire, beaucoup trop simplifié, beaucoup trop court pour tout ce qu’il prétend remuer, sans avoir indiqué au moins les principales objections que je suis le premier à formuler contre mes thèses — et que j’examinerai sans pitié dans mon livre — mais j’aimerais indiquer aussi l’esprit des réponses que l’on pourrait tenter ◀d’▶y faire.
La dichotomie proposée entre les règles du jeu d’une part, et la vocation d’autre part ; entre la régulation scientifique et séculière des moyens d’une part, et la foi aux fins transcendantes d’autre part, cette distinction fondamentale et radicale, pour paulinienne qu’elle soit sans doute — au moins par sa structure dialectique — il est évident qu’elle provoque une série ◀de▶ questions, ◀de▶ doutes et ◀de▶ reproches hélas bien faciles à prévoir.
Le psychologue me dira (et il le dit en moi) : — Êtes-vous sûr que l’appel que vous croyez venu du Transcendant n’est pas tout simplement l’expression symbolique ◀d’▶une pulsion ◀de▶ l’inconscient ? — Eh bien non, je n’en suis jamais sûr ! La foi sans le doute n’est pas la foi, ont répété bien avant moi Luther et Kierkegaard.
Un théologien dira (et je me le dis aussi) : Si vous abandonnez la responsabilité ◀d’▶établir le code moral au « monde », c’est-à-dire aujourd’hui et en fait aux savants et à l’État, vous risquez ◀de▶ laisser s’établir une société totalitaire. Et vous privez le monde des aides ◀de▶ la Révélation. — À quoi je réponds que le risque est très grand, je l’avoue, mais que les Églises qui croyaient dur comme fer que leur mission était ◀de▶ régler la conduite morale ◀de▶ nos peuples n’ont pas réussi à empêcher ni même à retarder sérieusement un seul des mouvements totalitaires du xxe siècle. Et quand je les vois patauger dans des domaines aussi vitaux que ceux ◀de▶ la contraception ou ◀de▶ la guerre, je me demande ◀de▶ quoi elles priveraient le monde si elles cessaient ◀de▶ lui prodiguer des conseils ou des ordres au moins aussi contradictoires que ceux qu’édictent les États, les Sciences, leurs branches spécialisées, et les écoles qui les divisent.
Un autre théologien me reprochera (et je ne suis pas du tout sûr qu’il ait tort) ◀d’▶ouvrir les portes toutes grandes au subjectivisme intégral, à l’illuminisme, au quiétisme, et simplement à tous les malades dont la psychose prend la forme ◀d’▶une mission qu’ils affirment reçue ◀de▶ Dieu. — À quoi je pense qu’on doit répondre par une vigilance redoublée dans l’examen des marques ou des « notes » ◀de▶ l’authenticité ◀d’▶une vocation, selon l’expérience des Pères, des réformateurs, et aussi des meilleurs psychologues ◀de▶ ce temps, qui peuvent au moins déceler les fausses vocations… Mais les risques subsistent, je ne les minimise pas : ce sont les risques ◀de▶ la Foi et ◀de▶ la confiance dans le Saint-Esprit. Je souligne seulement que les risques inverses, nés ◀de▶ l’exigence exclusive ◀de▶ ce que l’on nomme « objectivité scientifique », et qui évacue ◀de▶ la réalité tout ce qui ne peut être enregistré par la mémoire ◀d’▶une machine électronique, que cet objectivisme-là est au moins aussi onéreux pour l’équilibre humain que l’anarchie spiritualiste. Toute vie spirituelle authentique ne s’est-elle pas toujours jouée entre les deux extrêmes du désert et du déluge, du doute aride et ◀de▶ l’émotivité prompte aux larmes, du positivisme et ◀de▶ l’illuminisme ?
Un troisième théologien, prenant acte ◀de▶ ce que je ne crois pas du tout à une morale révélée, ni directement ni au travers des tours ◀de▶ passe-passe théologiques, regrettera peut-être au secret ◀de▶ son cœur, l’époque où l’on pouvait brûler des gens comme moi. Je lui dirai : faites attention à l’Écriture, qui est, selon vos meilleurs docteurs, le critère externe ◀de▶ la Révélation ; elle dit ceci : « Cherchez d’abord le Royaume ◀de▶ Dieu, et le reste vous sera donné par-dessus. » Or chercher le Royaume, c’est chercher à saisir et à comprendre le message ou l’appel qui nous en vient. Ce n’est pas appliquer une règle connue, la même pour tous, en tous les temps, et révélée une fois pour toutes. L’Évangile ne dit pas : « Voici le code, obéissez. » Il dit : « Cherchez, et osez croire l’invraisemblable. Et c’est ainsi que vous trouverez aussi, chemin faisant, votre vrai moi. »
Au sociologue, alors, qui me reprochera ◀de▶ verser dans un individualisme anarchisant, je répondrai qu’il a bien mal compris la définition ◀de▶ la personne : l’homme chargé par la vocation même qui le distingue ◀de▶ la communauté, ◀d’▶une action qui le relie à cette communauté et qui l’insère dans ses réalités concrètes.
Aux démocrates ombrageux qui m’accuseraient ◀de▶ proposer une éthique à l’usage exclusif ◀d’▶une petite élite spirituelle, ◀d’▶un groupe ◀d’▶élus, je rappellerais les paroles ◀de▶ Jésus sur le sel ◀de▶ la Terre et sa saveur. Mais j’ajouterais, paraphrasant Teilhard de Chardin : chaque homme n’est pas appelé à faire ◀de▶ grandes choses, c’est vrai, mais, par sa solidarité avec une grandeur qui le dépasse, à faire grandement la moindre des choses, ce qu’il doit faire lui seul. (Et d’abord, à se faire lui-même, ajouterais-je.)
Aux fidèles enfin, à tout homme qui me demanderait : « Comment savoir ? Comment déceler ma vocation, puisque selon vous le But ◀d’▶où elle m’est adressée reste invisible, inouï, incalculable, et c’est lui cependant qui devrait nous guider… » — je voudrais dire ici que la prière est le seul moyen que l’Évangile propose pour accorder au Transcendant notre être intime, notre pensée, notre vouloir. C’est un moyen, ici encore, dicté et créé par sa fin. Car c’est l’Esprit qui nous meut à prier. Les « soupirs inexprimables » ◀de▶ la prière en nous répondent seuls à la réalité ◀de▶ l’indicible ; or toute vocation est d’abord indicible, parce qu’elle n’a pas et ne peut avoir ◀de▶ précédent, parce qu’il n’y a pas deux hommes pareils, donc pas deux chemins pareils allant ◀d’▶un homme à Dieu.
Mais je pressens que les objections les plus gênantes qu’on pourra me faire seront celles que je n’ai pas prévues… Je les attends ◀de▶ votre part et vous en dis ◀d’▶avance ma gratitude. Ma recherche est encore bien loin des conclusions définitives et cohérentes que certains attendraient peut-être, mais dont je doute qu’aucun chrétien puisse les donner.
Les « païens » et l’Antiquité vivaient dans la certitude éthique — règles et rites invariables, jamais mis en question. Les scientifiques, demain, vivront eux aussi dans la certitude quant à la conduite humaine — statistiques, médications, régimes sociaux ou psychosomatiques qu’on ne remettra en question que pour trouver des certitudes du même ordre, toujours plus précises et impératives. Quant aux laïques et au clergé ◀de▶ l’Église chrétienne, je pense que leur rôle spécifique et leur vocation générale consisteront plutôt à poser des questions qu’à tenter ◀d’▶imposer des réponses ; à poser avant tout, en temps et hors de temps, la Question, celle du Sens, celle du But.
C’est tout ce que, pour ma part et selon mes moyens, j’aurais voulu vous faire entendre ce matin.