Hölderlin dans le souvenir des noms splendides (1968)al
Qu’est-ce qui persiste du poème qu’un jour ou l’autre nuit nous avons lu puis oublié ? Un « ton fondamental » ? Des mouvements de▶ mots ? ou seulement un désir différent ◀de▶ tout autre désir auparavant connu ◀de▶ le revivre, ce poème, ◀de▶ le relire en sa mémoire, ◀de▶ le recomposer contre l’oubli comme son auteur l’avait écrit contre l’absence, — car elle seule attend l’expression et la permet. La poésie serait-elle ce qui subsiste quand on a tout perdu sauf certains mots ? Ce qui émeut quand plus rien n’est là ?
Je ne gardais ◀de▶ Hölderlin que des souvenirs ◀d’▶élans ou ◀d’▶amples chutes, ◀de▶ rythmes brisés, ◀de▶ noms grecs, ◀d’▶éclats ◀de▶ lumière élevés dans l’immense paysage intérieur. Ou moins encore, quelques syllabes et des tirets remplaçant le début ou la fin ◀d’▶un verset, appels nostalgiquement privés ◀de▶ sens à cause de tant ◀d’▶années ◀d’▶oubli, pensais-je. Je notais quelquefois ces fragments mémorables pour essayer ◀d’▶en retrouver le complément, fût-ce par la suggestion ◀de▶ l’arrangement graphique. Ainsi quelques départs :
Feiern möcht ich, aber wofür ?
Ihr wandelt droben im Licht..... selige Genien !Doch uns ist gegebenAuf keiner Statte zu ruhn..... von Klippezu Klippe......... ins Ungewisse hinab.Doch weh mir !.....Zum Parnassos will ich...
ou ce cri eschylien :
Alter Dämon !.. herabOder sendeEinen HeldenOderDie Weisheit...
ou parfois, plus rarement, une large fin sereine :
Und von neuem ein Jahr unserer Seele beginnt.
Je retrouvais sans trop ◀de▶ lacunes deux quatrains ◀d’▶une déchirante simplicité, que j’avais traduits à vingt ans : Die Linien des Lebens sind verschieden et Das Angenehme dieser Welt hab ich genossen. Et subsistaient aussi certaines coupes du verset, ces attaques identiques ◀de▶ deux des grands poèmes ◀de▶ la folie :
Nah istUnd schwer zu fassen der Gott21Reif sind, in Feuer getaucht, gekochet22
Invocation du rythme, pouvoirs du signe23, tirets qui jalonnent un silence, et ce n’est pas seulement absence du son, du sens, mais sourde pulsation ◀d’▶un blanc, ◀d’▶un vide. « Énigme, ce qui naît ◀d’▶un jaillissement pur ! Et par le chant lui-même à peine dévoilé ». Groupes ◀de▶ mots émergeant ◀de▶ la mémoire comme ◀de▶ l’Égée vineuse ces îles ◀de▶ l’Archipel, témoins ◀de▶ quelque immense Hespérie effondrée mais dont les noms, par cette voix cités, suffisent à ranimer la gloire heureuse.
Et l’émotion soudaine, submergeante, emplissait tout l’espace invoqué. D’un seul coup m’était restitué L’enthousiasme errant, fils ◀de▶ la belle Nuit 24.
Nuit blanche, nuit ◀d’▶un bleu doré lunaire — négatif ◀de▶ cet azur noir du plein midi sur les Cyclades. Mais Hölderlin n’a jamais vu les Îles ! Ainsi sa poésie devenait-elle pour moi, dans la mémoire, ce que la Grèce avait été pour lui dans la distance et dans le temps du rêve.
Mais au-delà des accidents remémorés, qu’en était-il ◀de▶ la substance des grands poèmes ? L’émotion rénovée par ces fragments — départs, invocations, noms sacrés ◀de▶ l’Ionie — était-elle plus pure et plus vraie, plus efficace que le discours lui-même des grands Hymnes ? Il fallait enfin les relire. Je découvris alors que beaucoup des fragments qui subsistaient dans ma mémoire avaient toujours été tels dans le texte, émergeant comme des îles du blanc ◀de▶ la page, et parfois prolongés par une suite ◀de▶ tirets signalant des reliefs sous-marins25. En cherchant à les compléter par ce qu’ils devaient évoquer, je ne faisais pas autre chose que le poète à partir ◀d’▶un signe, ◀d’▶un nom, ◀d’▶une lumière ◀de▶ l’Hellade imaginée. Se souvenir ainsi ◀de▶ Hölderlin, c’était revenir à la genèse du poème dans l’élan ◀de▶ sa nostalgie fondamentale.
◀D’▶une poésie dont le mouvement profond ◀de▶ « réflexion » sur le « sentiment originel » a pour fonction ◀de▶ « rappeler la ◀vie▶ perdue à une ◀vie▶ magnifiée »26, on peut bien dire qu’elle naît ◀d’▶une nostalgie ◀d’▶elle-même.
Hölderlin, lui, dira qu’elle se constitue dans son « aspiration » à exprimer, c’est-à-dire dans « la transition ◀d’▶un infini défini à un infini plus général », du « pur » au « multiple » et « ◀de▶ l’Esprit au signe », transition qui relève ici, comme chez Hegel, et bien plus haut, chez Héraclite et les ioniens, ◀de▶ la dialectique essentielle, celle ◀de▶ l’Un et du Divers.
Poésie, c’est absence, appel, invocation. Tout bonheur est passé, tout présent est exil, et toute joie véritable ne peut être qu’à venir, — à revenir dans le mythe. Le Neckar sera beau quand ◀d’▶une Grèce dorienne — Cap Sounion, Olympie, temples ruinés ◀d’▶Athènes, « fierté du monde qui n’est plus »27 — le poète se retournera vers sa vallée natale et sa rivière « avec ses prés charmants et les saules des rives ». Neckar imaginé comme enfance perdue, mais aussi comme aimé ◀de▶ loin, dans un futur anticipé qui fera ◀de▶ lui un passé. Ionie ◀de▶ rêve, où jamais il n’ira, car elle n’est plus. Paysages évoqués — non décrits et pour cause — par quelques épithètes des plus générales : belle, jeune, riante, native, sainte — éclatant, verdoyant, lumineux ou en fête —, purs états ◀d’▶âmes ! Ces « jardins ◀de▶ Bordeaux, là-bas », cette Palmyre en ruine « aux plaines du désert », et ce Gothard ◀d’▶où partent les grands fleuves, le Rhin allemand, mais aussi l’Aigle vers l’Olympe, vers les antres ◀de▶ Lemnos, et vers les forêts ◀de▶ l’Indus !
Mallarmé fixe tout dans un présent glacé, intemporel (« Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui »). Rimbaud, ses moments forts sont au futur prochain (« Et à l’aurore… nous entrerons aux splendides villes »), Apollinaire hante la marge ◀d’▶émotion entre le souvenir ◀de▶ naguère et sa restitution dans un présent ◀d’▶ubiquité. Éluard ne connaît que l’instant, le temps ponctuel. Mais Hölderlin, ses grands hymnes décrivent toutes les dimensions ◀de▶ l’absence, ◀de▶ l’éloignement dans le temps, dans l’espace, dans la transcendance, mais ◀d’▶une absence qui est toujours appel, nostalgie qui se mue en prophétie ! Hölderlin a créé des temps nouveaux du Verbe qui nous meut et nous oriente : le passé ◀de▶ l’invocatif28 qui est un temps ◀de▶ la prophétie, appelant le retour des dieux morts ou dormants ; l’imparfait anticipé, qui est le temps du poète voyant ; et le présent ◀d’▶exil, temps du poète souffrant.
Car il nous avertit que son langage n’est pas celui que parlent « la nature et l’art tels qu’il les a connus autrefois ». Ce n’est pas un langage imposé par le social impersonnel, tel que certains prétendent qu’il nous forme — « car si quelque langage ◀de▶ la nature et ◀de▶ l’art… préexistait pour lui… le poète se placerait en dehors de son champ ◀d’▶efficacité, il sortirait ◀de▶ sa création »29. Son langage, il le fait ◀de▶ noms sacrés et ◀de▶ signes élus, qualifiés par un « ton fondamental ». C’est une sorte ◀de▶ code initiatique, le chiffre ◀de▶ sa religion. Noms ◀de▶ fleuves et ◀d’▶îles, ◀de▶ cités, ◀de▶ hauts lieux ; et leur seul énoncé suffit à qualifier et activer la nostalgie constitutive du poème : le Gothard et l’Olympe, Pister, l’Indus, Patmos, et Dodone, et Délos, et Delphes, et le matin ◀de▶ Salamine, et l’Hespérie, « Couchant du temps ».
Sous la Rousse et la Flamboyante, hautes parois ◀de▶ roches nues dominant Delphes (et de plus haut encore fonce un milan sur sa proie ◀d’▶ombre) au bord de la fontaine aux eaux « saintes et sobres », écoutons-le30 :
Jusqu’aux pieds du Parnasse j’irai, et, dès que dans l’ombre des chênesSur le sol où renaît la prairie, l’eau sacrée et mes larmes, afin,Qu’une offrande pourtant vienne encore, ô Dormants délaissés, vous atteindre !Près de vous j’élirai ma demeure à jamais, près de vous, noms splendides !