Préface
Il arrive que la▶ simple conjonction ◀de▶ certains éléments change leur nature.
Et par exemple, ce n’est pas seulement parce que du neuf s’ajoute ici à ◀de▶ ◀l’▶ancien, naguère connu, et à des textes restés confidentiels, qu’il s’agit ◀d’▶autre chose que ◀d’▶une réédition : ◀le▶ rapprochement en un volume ◀de▶ journaux espacés sur une vingtaine ◀d’▶années modifie ◀la▶ couleur, ◀la▶ résonance et ◀le▶ sens même ◀de▶ chacun ◀d’▶eux, et fait ◀de▶ ◀l’▶ensemble une œuvre différente. Ainsi, ◀la▶ masse critique atteinte, s’allume à feu couvert un rayonnement nouveau.
Ou bien ◀l’▶on intériorise ◀l’▶événement, ou bien ◀l’▶on se projette en lui sous ◀le▶ masque ◀d’▶une relation toujours prête à fournir ses preuves ◀d’▶objectivité. Ou écrire ou décrire, en somme : tels sont ◀les▶ termes antinomiques, exclusifs l’un ◀de▶ l’autre à ◀la▶ limite, et tel est ◀le▶ principe ◀d’▶indétermination du genre littéraire dont on suivra ◀les▶ essais ◀de▶ mise au point dans ces pages.
◀Le▶ journal non intime me paraît se situer à une distance égale, aussi grande que possible, ◀de▶ ◀la▶ chronique impersonnelle et ◀de▶ ◀la▶ confidence non sans vue ◀de▶ publier. ◀Les▶ exemples extrêmes ◀de▶ ces deux formes étant fournis par ◀les▶ Diarii de Marin Sanudo, secrétaire ◀de▶ ◀la▶ Sérénissime, qui rapporte en 40 000 pages occupant 58 volumes ◀les▶ faits et gestes publics des Vénitiens ◀de▶ 1496 à 1533 ; et par Henri-Frédéric Amiel, dont ◀les▶ 16 000 pages ◀de▶ journal on ne peut guère plus intime finiront bien par être publiées intégralement.
Récit ◀de▶ voyage à travers une époque dont on ne cherche pas à relever ◀la▶ topographie générale mais seulement quelques accidents, ◀de▶ ceux qui incitent à écrire, ◀le▶ journal non intime est une composition, très libre en vérité mais sans plus ◀d’▶arbitraire que ◀de▶ système. S’il est vrai que jamais ◀l’▶on ne s’y laisse mentir pour ◀l’▶innocent plaisir du conte, et qu’on n’y masque pas ◀de▶ vraies fenêtres pour ◀la▶ dissymétrie en vogue, en revanche on y omet sans scrupules tout ce que ◀l’▶on n’a pas vu soi-même, ni souffert ou ressenti au plus intime ; tout ce qui n’appartient pas au drame entre ◀l’▶époque et ◀la▶ personne qui vit en elle et qui en écrit — je ne dis pas qui ◀la▶ décrit.
Car on ne peut décrire une époque : ce n’est pas une réalité.
◀Le▶ temps n’est pas une succession ◀d’▶époques, puisqu’il englobe avec indifférence toutes celles que peuvent imaginer ◀les▶ historiens soucieux ◀de▶ découper en siècles, périodiser et styliser une infinie continuité. Nulle époque n’est en soi, délimitée dans ◀le▶ temps comme un domaine dans ◀l’▶espace. Toutes se mêlent, se chevauchent, courent ensemble, s’absorbent mutuellement comme des serpents et coexistent en nombre incalculable. Celle dont j’écris ◀le▶ journal existe bel et bien, mais en moi et dans cette mesure où je serais sans elle différent ou tout autre : si elle m’a fait, je ◀le▶ lui ai bien rendu. Ainsi ◀l’▶époque ◀de▶ mon titre est ◀la▶ figure que je vois ou que je donne, ◀la▶ conscience que je prends ou que je forme ◀d’▶une certaine évolution entre toutes celles qui se déroulaient dans ◀le▶ même temps. Au sens actif et littéral du verbe, j’écris ◀l’▶époque dont je suis convaincu et voudrais bien faire croire que je ◀la▶ décris.
Mais ainsi ◀l’▶on peint un portrait.
Style-information, structure-énergie, mythe-événement, forme-matière… ces couples dialectiques traduisent dans ◀l’▶œuvre unique où ils se rendent indivisibles — et c’est créer — ◀le▶ drame entre ◀le▶ peintre et son modèle, ici ◀l’▶auteur et son époque. Entre ◀le▶ Sujet qui fabrique un objet et ◀l’▶Objet qui en fournit ◀le▶ sujet, ◀l’▶échange s’atteste en un tableau où ◀l’▶on peut voir soit ◀l’▶affrontement équilibré ◀d’▶une action et ◀d’▶une résistance, soit ◀la▶ prépondérance ◀de▶ ◀l’▶auteur (◀la▶ manière) ou au contraire celle du modèle (◀la▶ ressemblance).
◀Les▶ journaux non intimes qu’on va lire souffrent sans doute ◀de▶ pareilles alternances. ◀Le▶ ton ou ◀la▶ chanson, ◀l’▶écriture ou ◀le▶ sens, ◀le▶ rythme ou ◀la▶ direction ◀de▶ ◀la▶ marche seront perçus en insistance ou en absence — comme dans ces mosaïques faites ◀de▶ petits losanges où des cubes apparaissent en relief ou en creux — selon que c’est ◀l’▶envie ◀de▶ dire ou ◀le▶ besoin ◀de▶ dire telle chose précise, ◀l’▶envie ◀de▶ lire ou ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀l’▶histoire qui prévaut. (Et qui pourrait prétendre se tenir longtemps au point ◀d’▶équilibre doré où ces mouvements deviennent indiscernables, comme un vol qui s’immobilise à ◀l’▶extrême ◀de▶ ◀la▶ vibration ?)
Or ce dosage ◀de▶ monde et ◀de▶ moi en tension peu souvent relâchée, cette interaction perpétuelle du témoignage et ◀de▶ ◀l’▶écriture, il se trouve que cela correspond à une philosophie, à une morale, à une doctrine du civisme qui résultent ◀de▶ mes croyances ◀les▶ plus intimes, ou pour mieux dire, qui ◀les▶ révèlent : car on ne sait finalement ce qu’on croit pour ◀de▶ vrai qu’en voyant ce qu’on fait pour ◀de▶ bon.
Aussi loin de ◀l’▶infinie loquacité ◀de▶ ◀l’▶individu qui implore ses droits que du collectivisme sentencieux qui tôt ou tard viendra lui fermer ◀le▶ bec au nom de ses devoirs ◀d’▶État, convaincu que ◀la▶ cité a pour but ◀la▶ personne, paradoxe ◀d’▶une vocation qui distingue un homme ◀de▶ ◀la▶ masse et du même coup ◀l’▶engage dans ◀la▶ communauté, j’étais fait pour écrire des journaux ◀de▶ cette espèce, chronique des moments ◀de▶ présence à moi-même et au monde conjointement.
Ni ◀l’▶art pour dire en soi, qui est un dire ◀de▶ rien, dont mainte école ◀de▶ rhétorique renouvelle ◀de▶ siècle en siècle ◀l’▶exigence austère ou baroque ; ni cette espèce ◀de▶ dire sans art dont un chacun s’est cru capable, ◀de▶ tout temps, sous prétexte qu’il a vécu, ne m’intéressent.
S’il fallait à tout prix choisir, je ◀le▶ ferais probablement — mû par quelque inconscient besoin ◀de▶ surcompenser — à ◀l’▶avantage du récit.
J’écris ◀le▶ temps que j’ai vécu ◀de▶ 1926 à 1946, c’est-à-dire des premiers tressaillements annonciateurs ◀de▶ ◀l’▶avènement ◀d’▶Hitler (je ◀les▶ surprends à vingt ans dans un château prussien) jusqu’aux lendemains ◀de▶ sa mort dans ◀l’▶incendie ◀de▶ Berlin. C’est une « époque », en somme, des mieux délimitées. Je retiens qu’entre ◀les▶ mêmes dates, ◀l’▶école ◀de▶ pensée politique ◀la▶ plus radicalement hostile à toutes ◀les▶ formes totalitaires ◀d’▶État-nation ou ◀de▶ Parti qu’on voyait triompher bruyamment dans ce temps, se constitue et se manifeste par ◀le▶ moyen ◀de▶ publications discrètes, ◀de▶ recherches difficiles et ◀de▶ petits groupes ◀d’▶action, ou qui se voudraient tels.
◀De▶ cette école personnaliste, apparue publiquement en 1932, vont s’inspirer certains des responsables ◀de▶ ◀la▶ Résistance, dans ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Axe autant que dans notre camp. Et ◀de▶ là sortiront ◀les▶ chefs ◀de▶ file des futurs mouvements fédéralistes, ces hommes venus de neuf pays en guerre qui, au printemps ◀de▶ 1944, se réunissent clandestinement à Genève, pour rédiger un plan européen.
Au lendemain ◀de▶ ◀la▶ catastrophe hitléro-fasciste, ◀le▶ personnalisme a cessé ◀d’▶exister en tant que mouvement organisé. Il s’est perdu, mais comme un peu de levain, dans ◀les▶ groupements beaucoup plus vastes qui vont déclencher ◀l’▶aventure ◀de▶ ◀la▶ fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe, entreprise capitale ◀de▶ ce temps.
Ici s’ouvre une « époque » nouvelle, où ◀les▶ doctrines élaborées sans bruit pendant ◀la▶ précédente décennie catalysent des forces neuves et entrent en jeu dans ◀l’▶histoire qui se fait, mais à ◀l’▶insu ◀de▶ ses acteurs ◀les▶ plus voyants. Époque européenne qui dure encore et que je compte raconter, vue et vécue ◀de▶ ◀l’▶intérieur, dans une suite à ce recueil, jusqu’à rejoindre ◀l’▶étape où je me suis arrêté ◀le▶ temps ◀d’▶écrire ces quelques pages.