II
Châteaux en Prusse
Au loin passaient des voiles claires parmi les▶ blés violents. Des bois ◀de▶ pins s’approchaient, s’écartaient, livrant passage à ◀la▶ chaussée impériale dont brillaient ◀les▶ grandes portées blanches sur ◀les▶ ondulations sablonneuses ◀de▶ ◀la▶ plaine. Des prairies doucement soulevées s’arrêtaient au bord du ciel, devant ◀la▶ lumière maritime ; puis cédaient ◀de▶ ◀l’▶épaule et ◀l’▶on voyait ◀le▶ golfe violacé écumer sous ◀la▶ masse du soleil. Une lisière qui nous accompagnait vira largement, nous fit front, et il n’y eut plus qu’une piste ◀de▶ terre entre ◀les▶ sapins noirs, ◀la▶ rumeur du rivage et du soleil derrière nous décroissant, tumulte ◀d’▶un matin ◀d’▶été. Maintenant une odeur fine ◀de▶ benzine traverse ◀les▶ odeurs ◀de▶ ◀la▶ forêt, et ◀le▶ moteur halète au ralenti, dans ◀la▶ fraîcheur sobre. ◀L’▶on s’éveille enfin du long voyage nocturne, ◀les▶ yeux cessent ◀de▶ cligner, ◀le▶ corps se détend. Là devant, un chauffeur immobile guette ◀les▶ ornières profondes où ◀les▶ roues s’enfoncent parfois avec un cahot mou. ◀Le▶ silence grandit ; cris ◀de▶ pics, vibration basse des cylindres. On voit paraître de plus hauts arbres et bientôt un vaste portail, aux piles couronnées ◀de▶ grands cerfs ◀de▶ bronze. ◀La▶ piste se fait plane, ◀la▶ forêt s’ordonne. Échappée sur des étangs couverts ◀de▶ mousse jaune. (Tout à fait réveillé et attentif, maintenant.) Jardin anglais. Soudain, des pelouses filent à gauche et à droite entre des hêtres rouges, piquées au loin de massifs éclatants, ◀le▶ gravier ◀d’▶une allée fait son bruit luxueux, tout s’éclaire : cent fenêtres dans une façade ◀de▶ grès Louis XV. Nous ◀la▶ longeons, nous montons une rampe pavée qui s’engage sous un porche couvert aux colonnes enguirlandées ◀de▶ roses. Toute une famille ◀de▶ géants, debout sur un seuil solennel, me regarde piquer du nez à ◀l’▶arrêt brusque.
Ici règne ◀le▶ plus ancien mais le dernier « burgrave et comte » ◀de▶ ◀la▶ Prusse-Orientale.
Journées
À huit heures, tout le monde se réunit en silence dans ◀la▶ grande salle du château. Une douzaine ◀de▶ domestiques, hommes et femmes, pénètrent par ◀le▶ fond, s’alignent debout. ◀Les▶ enfants sur un long canapé ; ◀les▶ hôtes dans leurs fauteuils ; ◀la▶ comtesse est à ◀l’▶harmonium ; ◀le▶ comte en face d’elle lit ◀l’▶Écriture. Puis on chante et ce sont parfois des strophes ◀de▶ Novalis, des mélodies ◀de▶ Bach. Après ◀le▶ Notre Père, chacun s’en va, sérieux, ◀de▶ son côté.
◀Le▶ reste ◀de▶ ◀la▶ matinée se passe à cheval au bord de ◀la▶ mer. Jeux du rivage : sur ◀les▶ montures à poil on s’élance au galop dans ◀les▶ flots. Un formidable soleil fait resplendir ◀les▶ dunes éblouissantes, autour du « Haff3 » coloré ◀de▶ traînées ◀d’▶algues pourpres. ◀Les▶ chevaux ruisselants s’échappent ◀de▶ nos bras, et nous ◀les▶ poursuivons, le long des grèves, dans ◀les▶ blés.
Midi. Au haut ◀de▶ ◀l’▶escalier monumental — une armature ◀de▶ fer forgé supportant des marches ◀de▶ marbre —, un cortège se forme. ◀La▶ porte ◀de▶ ◀la▶ salle à manger s’ouvre à deux battants et ◀le▶ comte entre le premier, à grands pas, suivi par toute ◀la▶ famille et par ◀les▶ hôtes qui se précipitent pour atteindre leur place en même temps que ◀le▶ maître la sienne : car à peine arrivé il crie ◀le▶ nom ◀d’▶un des enfants et celui-ci récite une courte prière, durant laquelle il n’est plus question ◀de▶ bouger.
◀La▶ table immense est chargée des produits du domaine. On boit un peu de bière, mais surtout du lait froid dans ◀de▶ grands verres : il n’est pas ◀de▶ boisson plus rafraîchissante, ni qui se marie mieux avec ◀le▶ goût du chevreuil, dont on mange presque chaque jour.
◀L’▶après-midi est consacré à ◀l’▶inspection des terres. Chaque jour nous partons en break à deux chevaux, pour l’un des onze villages du burgraviat. Par des chemins à peine tracés au ras de ◀la▶ plaine sablonneuse — et parfois hors des pistes, à travers ◀la▶ forêt —, nous gagnons ◀la▶ maison ◀de▶ ◀l’▶inspecteur. On ◀la▶ distingue ◀de▶ loin, seule bâtisse ◀de▶ pierre parmi ◀les▶ fermes ◀de▶ brique au toit ◀de▶ chaume. Un appel : ◀l’▶inspecteur paraît sur son seuil au garde-à-vous, et débite son rapport en deux minutes. Puis on entre fumer un cigare. Une cordialité militaire unit ◀le▶ maître et ◀les▶ subordonnés.
◀Le▶ travail aux champs se fait par équipes très nombreuses, à grand renfort de chevaux ◀de▶ trait, car ◀la▶ nature marécageuse du sol rend ◀les▶ transports malaisés.
Souvent, après dîner, ◀l’▶on repart en voiture ouverte à travers ◀les▶ prairies ou le long des lisières surprendre ◀les▶ chevreuils et repérer un « Bock » mal encorné. ◀Le▶ fusil déposé sur nos genoux, par habitude, ce sera pour tirer un chat qui rôde autour de ◀la▶ faisanderie. ◀Les▶ couchers ◀de▶ soleil à cette saison se prolongent jusque vers onze heures, en des jeux infinis sur ◀les▶ vastes ondulations des terres. À ◀l’▶horizon, des ailes ◀de▶ moulin tournent, ou scintille une mer dorée. Tout impose un silence heureux.
◀Les▶ plus proches voisins habitent à 40 km, plus loin vers ◀la▶ Russie, dans un pays ◀de▶ lacs, ◀de▶ forêts maigres et ◀de▶ pâturages, à perte de vue. Nous sommes, pour trois jours, ◀les▶ hôtes ◀d’▶une immense demeure en briques roses et jaunes, entourée ◀de▶ prairies aux bosquets vaporeux. Des parterres ◀de▶ fleurs descendent jusqu’à ◀la▶ rivière immobile, élargie en un lac sinueux. Paysage peint à ◀l’▶aquarelle.
◀Le▶ château, salmigondis ◀de▶ styles, résume ◀l’▶enquête que poursuivit son constructeur parmi ◀les▶ demeures seigneuriales ◀d’▶Europe, aux fins de réunir ◀les▶ éléments ◀les▶ plus comfortable des diverses architectures. Un château construit sur ◀la▶ seule notion du confort : voilà sans doute ◀la▶ figuration ◀la▶ plus concrète ◀de▶ ◀l’▶égarement des esprits au siècle dernier. Qui dit style d’abord dit sacrifice à une vue ◀de▶ ◀l’▶esprit. Qui dit confort d’abord dit refus ◀de▶ tout style. Cette maison, qui offre ◀les▶ commodités du plus luxueux home anglais, est monstrueuse.
Apparemment, ◀l’▶on est ici plus à ◀la▶ page que chez mes burgraves. ◀Les▶ maîtres du lieu sourient un peu de « ceux ◀de▶ Waldburg qui ne boivent que du lait ». Et nous servent du thé bouillant où nagent des morceaux ◀de▶ glace.
À ces détails près, ◀le▶ même train ◀de▶ vie bottée. ◀Les▶ écuries résonnent sous ◀les▶ coups de pied des étalons ◀de▶ course, géants aux longs fessiers noirs luisants. Sur ◀la▶ plaine éblouissante, des troupeaux ◀de▶ chevaux pâturent en liberté. ◀Le▶ meuglement des bœufs ne s’apaise pas sous ◀le▶ soleil et nous entoure ◀d’▶une rumeur animale tenace comme toutes ces odeurs ◀de▶ ◀la▶ terre, des herbes et des bêtes. Parfois souffle ◀le▶ vent marin ; et des cigognes filent sur nos têtes, tirant leurs pattes roses. À ◀l’▶horizon toujours passent des voiles, mais on ne voit pas ◀la▶ mer.
Dans ◀la▶ bibliothèque ◀de▶ Waldburg, qui sent encore ◀le▶ cuir, ◀la▶ chasse, j’ai trouvé tous ◀les▶ classiques français, et ◀l’▶Encyclopédie. Même, un petit Voltaire dépareillé, « ex-libris ◀de▶ ◀la▶ Malmaison ». (Une négligence sans doute, on ◀l’▶aura retrouvé dans ◀les▶ poches ◀d’▶un uniforme au retour ◀de▶ ◀la▶ campagne ◀de▶ France.) ◀Les▶ mémoires, en français, ◀d’▶un des burgraves zu Dohna qui fut gouverneur ◀d’▶Orange, et eut pour précepteur Pierre Bayle en personne, dont il se moque un peu, comme il convient. Ensuite, tout Schleiermacher, un protégé ◀de▶ ◀la▶ famille. À partir de cette date, il n’y a plus que ◀les▶ Gothas. ◀Les▶ modernes sont fous et ridicules. Ils ont mis un sellier à ◀la▶ tête du Reich, et seuls ◀les▶ insensés voudraient lire ce qu’ils publient.
Éducation
◀L’▶obéissance militaire aux parents, que ◀l’▶on exige des jeunes Prussiens, ferait hurler nos pédagogues. Mais elle s’unit à un régime ◀de▶ responsabilités concrètes qui sauvegarde ◀l’▶initiative personnelle plus réellement que ne ◀le▶ fait ◀l’▶éducation libérale et bourgeoise. Ici ◀le▶ risque et ◀la▶ violence physiques jouent dans ◀la▶ vie ◀de▶ chaque jour leur rôle naturel et tonique. On lâche ◀les▶ garçons à cheval dès 6 ans ; plus tard on leur confie des poulains à dresser. Ou bien ce sont des tâches précises, dans ◀l’▶organisation des domaines ou des chasses ; des commandements, des décisions pratiques, tout ◀l’▶apprentissage ◀de▶ ◀la▶ conduite des hommes, des animaux et des éléments naturels.
Pour nous, nous développons un sens plutôt fictif ◀de▶ ◀la▶ responsabilité. Nous développons au vrai un hamlétisme. Notre préparation à ◀l’▶autonomie ◀de▶ ◀l’▶individu demeure théorique, et son application est indéfiniment retardée, contrecarrée, découragée sournoisement. Nous créons par nos préceptes, et par toute notre ambiance éducatrice, un organe ◀de▶ ◀l’▶autonomie qui ne trouve nulle part où s’exercer : ◀d’▶où ◀les▶ conflits purement « moraux » qui nous empêtrent, jusqu’au-delà ◀de▶ nos adolescences.
Jeux des enfants prussiens : s’asseoir à six ou sept sur un bœuf jusqu’à ce que ses genoux plient. Dresser des étalons en liberté, et ◀les▶ monter à cru. Jouer à football avec ◀les▶ hérissons du parc. Capturer des canards sauvages et leur faire subir diverses tortures fantaisistes, dont on se vantera longuement à table. — Cruauté franche est signe ◀de▶ santé, dirait Nietzsche.
Ebo, ◀l’▶aîné des fils, 19 ans, joue ◀de▶ ◀l’▶accordéon dans sa chambre à côté de la mienne. Tout à ◀l’▶heure, une étrange mélodie, lente et pesante, est revenue avec insistance : il ◀la▶ joue chaque soir, plusieurs fois. Je suis allé lui demander ce que c’était. « ◀L’▶hymne ◀d’▶un mouvement clandestin, dont ◀le▶ chef est en prison depuis quelques années. Il veut ◀la▶ renaissance du Reich allemand. Ça s’appelle ◀le▶ Horst Wessel Lied. Surtout ne dis rien à mes parents ! » Ebo a un autre secret : il sait que l’un des frères ◀de▶ sa mère complote avec ◀l’▶ex-kronprinz pour une restauration ◀de▶ ◀l’▶Empire. Voilà qui serait presque aussi mal vu ◀de▶ ◀l’▶excellent burgrave, lequel me disait en me montrant ◀les▶ armoiries des Hohenzollern-Hechingen, couplées avec celles ◀de▶ sa grand-mère Waldburg au plafond à caissons du grand salon : « Une mésalliance ! » Il est vrai que ◀les▶ princes, burgraves et comtes zu Dohna-Schlobitten auf Waldburg touchaient encore en 1914 un droit ◀de▶ péage sur ◀le▶ grand pont ◀de▶ Dresde que leurs ancêtres avaient fait construire vers ◀l’▶an 950, cependant que ◀les▶ Hohenzollern, prétend-il, datent à peine du xive siècle, — ces parvenus.
Tacite prétend que ◀l’▶élan est un animal aux jambes dépourvues ◀d’▶articulations, en sorte qu’il ne peut se coucher et doit dormir appuyé aux arbres. Pour ◀le▶ capturer, ◀les▶ indigènes scient à moitié ◀les▶ troncs, et lorsque ◀l’▶élan s’appuie, ◀l’▶arbre cède et ◀la▶ bête se trouve sans défense. Tacite n’a jamais vu ◀d’▶élan. Ces animaux ◀d’▶allure fantastique déambulent à ◀la▶ tombée ◀de▶ ◀la▶ nuit dans ◀les▶ clairières, comme des arbres qui se mettraient en marche, et sont tellement articulés qu’on craint à chaque pas que leurs membres ne se déboîtent.
On a vu des élans gagner ◀de▶ vitesse ◀les▶ automobiles le long de ◀la▶ chaussée ◀de▶ Königsberg.
Combien j’aime ces randonnées interminables dans ◀les▶ forêts ◀de▶ chasse, ◀l’▶arme en ballant, durant des heures sans dire un mot, — car il ne faudrait pas effrayer ◀le▶ gibier sensible au moindre son ◀de▶ voix humaine. (Tout cela pour préparer quelque battue prochaine.)
Visiblement, ils trouvent leur plaisir dans ces longs mutismes ◀de▶ guetteurs, dont on ressort ivre et comme possédé par ◀les▶ génies du monde végétal. Il y a une sorte ◀de▶ violence aussi dans ces bains ◀de▶ silence forestier. Qui peut en calculer ◀le▶ bienfait ◀d’▶énergie ?
◀Les▶ journées, même ◀de▶ vacances, baignent ici dans une atmosphère goethéenne ◀d’▶utilité, — au sens élevé et civilisateur du terme. ◀La▶ notion moderne ◀de▶ superflu, qui donne aux plaisirs mondains ◀l’▶aspect absurde que nous leur connaissons, cette superstition ne leur est nullement nécessaire. Leurs plaisirs ne contredisent pas leurs travaux et n’en figurent ni ◀la▶ revanche ni ◀l’▶évasion : mais ils s’ordonnent tranquillement dans une activité qui tire son unité foncière ◀de▶ ◀la▶ nature même des choses.
◀Le▶ rythme perpétuellement syncopé du travail et du loisir, créé par ◀l’▶économie citadine, ici s’apaise et laisse percevoir ◀les▶ rythmes naturels, ◀l’▶ample respiration élémentaire.
Je ne défendrai pas ◀les▶ junkers…
J’entends ◀les▶ gens ◀de▶ villes : « Ça ne doit pas être bien drôle à la longue ! » Avec cela que vos plaisirs vous amusent tant ! ◀La▶ neurasthénie n’est-elle pas une ◀de▶ vos inventions ? Et toute votre littérature est occupée à décrire vos satiétés, quand elle ne se met pas au service ◀d’▶un régime ◀de▶ surenchère désespérée des sensations ◀de▶ luxe, dont elle constitue ◀la▶ publicité.
Mais il s’agit bien ◀de▶ plaisirs ! Il s’agirait plutôt du seul plaisir ◀de▶ vivre. Que demander à un milieu social ? Qu’il vous laisse ◀la▶ franchise du cœur. Ici, ◀l’▶on vous aime plus naïvement qu’ailleurs. On ne vous cache pas, pour ◀de▶ ténébreuses habiletés salonnardes, ◀l’▶intérêt et ◀la▶ sympathie qu’on a pour vous, ou qu’on n’a pas. Nulle gêne ◀d’▶aucune sorte. ◀Le▶ confort véritable ◀de▶ vivre, comment ◀le▶ concevoir ailleurs qu’au sein d’une nature qui, sans cesse, exige ◀de▶ ◀l’▶homme ◀la▶ maîtrise et ◀le▶ déploiement ◀de▶ ses instincts ? Ici, pas d’autres empêchements que ceux-là justement qui donnent sa raison ◀d’▶être au labeur des journées.
Nous voici délivrés ◀de▶ ◀la▶ grande bourgeoisie, ◀de▶ ces gens qui croient devoir, ou se devoir. ◀De▶ ces gens grossièrement distingués qui ne vous ont pas vu, qui détournent ◀la▶ tête avec une expression méprisable ◀de▶ gêne et ◀de▶ morgue. Et dire que ce sont ces gens-là — cette tourbe — qui se permettent ◀de▶ juger ◀la▶ noblesse terrienne. Dire que ce sont ces bourgeois-là, bassement incapables ◀de▶ brutalité ou ◀d’▶orgueil physiques, en revanche hérissés ◀de▶ vanités morales et ◀de▶ provocantes civilités, qui viennent vous dire, entre deux bridges, que ◀les▶ « terreux » sont démodés.
Bien joli quand ils ne leur reprochent pas ◀d’▶ignorer Proust.
Mais quoi, je ne défendrai pas ◀les▶ junkers, — dont ◀le▶ nom seul est une injure dans tant de bouches, une injure dans ◀le▶ vide, d’ailleurs, car ceux qui ◀l’▶utilisent ignorent ce qu’elle désigne4. Un tel milieu ne sollicite guère ◀de▶ ◀l’▶étranger je ne sais quelle admiration sentimentale ou esthétique. Que feraient-ils ◀de▶ mes éloges, même sincères ? Ils n’ont jamais mis en question ◀la▶ nécessité ◀de▶ leur genre ◀de▶ vie, et verraient une sorte ◀d’▶inconvenance dans ◀l’▶approbation que je pourrais leur en témoigner. Bon pour ◀les▶ gens des villes, toujours inquiets, toujours doutant ◀de▶ leurs raisons ◀d’▶être et ◀de▶ leur actualité, ◀de▶ quêter chez autrui des confirmations, des flatteries, toutes choses qui impliquent ◀la▶ possibilité ◀d’▶un doute. Il n’y a ◀d’▶aristocratie qu’inévitable. C’est ce que veut dire : ◀de▶ droit divin. Aristocratie ◀de▶ ◀l’▶être et ◀de▶ ◀la▶ fonction, non ◀de▶ ◀la▶ considération. Et tout ◀le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶Europe mondaine fait nouveau riche, en regard de cette seule classe qui ne doit rien à ◀l’▶opinion.
Non, je ne peux rien voir dans cette « féodalité » qui soit plus répugnant pour notre humanité que tant de systèmes prônés par ◀les▶ partisans du progrès, — ◀le▶ taylorisme par exemple. J’y trouve, au contraire, des avantages « humains » peu contestables : des rapports personnels ◀de▶ maître à serviteur, des rapports personnels ◀de▶ ◀l’▶homme à ◀la▶ nature sous toutes ses formes, animales, végétales, domestiquées ou catastrophiques. Je suis scandalisé quand je vois se croiser dans ◀la▶ rue sans se connaître un patron ◀d’▶usine et l’un ◀de▶ ses mécanos. Ou encore, quand ◀le▶ patron salue avec ce mélange ◀de▶ hauteur, ◀de▶ méfiance et ◀de▶ gêne auquel répond chez ◀l’▶inférieur un mélange ◀de▶ crainte, ◀de▶ colère et ◀de▶ gêne guère moins ignoble. Mais je ne suis pas scandalisé quand ◀le▶ burgrave salue cordialement et franchement des paysans qui s’inclinent sans contrainte.
Est-ce là dire que ◀le▶ « retour » à tel état soit souhaitable ? ◀La▶ question me paraît, au concret, dépourvue ◀de▶ sens. Mais au nom de ◀la▶ dignité humaine je demande que ◀les▶ journalistes cessent ◀de▶ déverser sur une classe qu’ils ne peuvent connaître une haine conventionnelle et bassement démagogique. C’est ainsi que ◀les▶ frères Tharaud dénonçaient récemment encore, dans un grand quotidien ◀de▶ Paris, ces junkers qui, d’après eux, constituent ◀la▶ fraction ◀d’▶humanité ◀la▶ plus dangereuse pour ◀la▶ paix du monde. Quoi ! cette centaine ◀de▶ familles écartées du pouvoir dans leur propre patrie depuis ◀la▶ chute ◀de▶ Bismarck, coupées ◀de▶ tous liens politiques avec une Europe bourgeoise, résignées à « laisser ce monde aux Juifs », puisque tout est perdu, mais héroïquement attachées à leur terre, à leur grandeur — cette race désarmée qui ne subsiste que par ◀la▶ force ◀d’▶une vertu sans égale, sans espoir —, péril pour ◀le▶ monde ! Fable énorme et qui étonne de la part d’écrivains ◀d’▶ordinaire consciencieux. ◀Les▶ canons ◀de▶ Shanghai, qui rapportèrent tant ◀d’▶argent aux propriétaires ◀de▶ ◀la▶ presse qui publie ces articles, me paraissaient en ce temps-là plus inquiétants que ◀le▶ fusil ◀de▶ chasse ◀de▶ mes hôtes prussiens.
Quant à savoir si cette classe justifie sa fonction dans ◀le▶ monde actuel, je répondrai que cela dépend après tout des possibilités qu’on lui en laisse. On, c’est ◀le▶ pouvoir. Or, ◀le▶ pouvoir se fait de plus en plus ◀l’▶instrument des folies citadines. C’est dans ◀les▶ villes qu’on parle des temps nouveaux. Et ◀l’▶on voit bien pourquoi ◀les▶ intellectuels, ◀les▶ ouvriers, ◀les▶ exploités ont besoin ◀de▶ tels mythes. Mais au regard de ◀la▶ nature, cela n’a point ◀de▶ sens.
Ou bien alors : cela désigne une nouvelle répartition des terres. Question que ◀la▶ nature du sol résoudra seule durablement. ◀Les▶ landes ◀de▶ ◀la▶ Prusse-Orientale sont très irrégulièrement fertiles ; seules ◀les▶ grandes entreprises « tiennent ◀le▶ coup » lors ◀d’▶une inondation ou ◀d’▶une sécheresse partielle. J’ai vu sur ◀les▶ terres ◀de▶ Waldburg un village que ◀le▶ burgrave a ◀de▶ son propre chef « libéré ». C’est ◀de▶ tous ◀le▶ plus misérable. ◀Le▶ morcellement des terres, ◀le▶ stade démocratique, est ici plus visiblement qu’ailleurs une utopie. Impossible ◀de▶ passer du latifundium au pavillon ◀de▶ banlieue. Au « majorat » succédera sans doute un organisme du type des kolkhozes soviétiques. Dépersonnalisation du pouvoir. Faut-il ◀le▶ déplorer ? Tout jugement affectif s’évapore devant une évolution nécessaire.
Cette noblesse terrienne, dans son ensemble, reste étrangère au capital. Comme ◀les▶ autres ils ont été ruinés par ◀la▶ guerre, c’est-à-dire qu’ils n’ont plus ◀de▶ monnaie : cela n’a rien changé à ◀l’▶organisme ◀de▶ leur vie sociale. Ils vivent en paysans, ◀de▶ leurs produits. Ils consomment fort peu ◀d’▶idéologies importées. ◀Les▶ cadets ◀de▶ famille, ceux qu’on envoyait à ◀l’▶armée, font parfois ◀de▶ ◀la▶ politique : ◀le▶ mouvement national-socialiste ◀les▶ flatte mais ne vainc pas souvent leurs méfiances. Certains se sont faits communistes, par goût ◀de▶ ◀l’▶énergie peut-être. J’ai vu des membres ◀d’▶un parti national-marxiste dont ◀le▶ rêve est ◀de▶ restaurer ◀la▶ Prusse du grand Frédéric par ◀les▶ méthodes ◀de▶ Lénine…
Race ◀de▶ colonisateurs, dominant sur ces marches ◀de▶ ◀l’▶Europe depuis des siècles, mais séculairement menacés par ◀l’▶Asie : ils lui résistent par leur pauvreté. ◀Les▶ magnats ◀de▶ Hongrie sont déjà des pachas, et ◀l’▶Occident ne peut rien en attendre, qu’un corps ◀de▶ janissaires tout au plus. Mais ces hommes durs, silencieux, servants des terres conquises par ◀les▶ chevaliers teutoniques, qui sait s’ils n’auront pas demain leur commandement dans cet Ordre du Sacrifice auquel rêve ◀l’▶Europe germanique, qu’elle redoute encore, mais qui forge sa loi au secret ◀de▶ son désespoir…
Bastions ◀de▶ ◀l’▶Occident ? — Duquel ? Ou bien race liée au seul goût ◀de▶ sa puissance ? Il y a plus qu’un passé ◀d’▶héroïsme dans ces châteaux perdus, dans ce Waldburg gardien ◀de▶ quels secrets longuement, lentement fortifiés…
◀La▶ nuit, ◀les▶ moustiques tissent une rumeur dans ◀l’▶obscurité profonde. Des cris ◀de▶ chouettes se poursuivent, s’éloignent, reprennent tout proches. ◀Les▶ élans dorment agenouillés, aussi hauts que ◀les▶ jeunes arbres ◀de▶ ◀la▶ lande. Et ◀la▶ mer respire fort contre ◀les▶ grèves, soulagée ◀de▶ ◀la▶ pesante lumière. Mais dans cette chambre élevée du château, ◀l’▶air demeure étouffant et parfois ◀l’▶odeur des étangs vient se mêler à celle des vieilles boiseries. Enveloppé ◀de▶ gaze je sors sur mon balcon, je me penche sur ◀le▶ parc incertain. Palpitation lointaine et animale du silence. Le long de ◀la▶ crête des forêts, une rougissante lueur se déplace ◀de▶ ◀l’▶Occident vers ◀l’▶Orient.
1926.
En 1945, tous ◀les▶ châteaux ◀de▶ ◀la▶ Prusse-Orientale ont été rasés par ◀les▶ Russes, sous prétexte de communisme. Personne n’a dénoncé ◀le▶ crime, personne n’en ayant profité. (Note ◀de▶ 1967.)