III
Une « tasse de▶ thé »5 au palais c…
Il fait fausse route, celui qui considère ◀la▶ chose mondaine autrement que comme symbolique.
Hofmannsthal.
Un aquarium ◀de▶ lumière rose où nagent des phoques à ventre blanc qui sont des ministres, des sirènes en lamé qui sont presque des dames, et aussi ◀de▶ vrais messieurs et ◀de▶ vraies dames : ils montent et descendent de toutes parts, du haut des grands escaliers que décorent trois opulents Tiepolo, du fond ◀d’▶un hall périlleux, pressés, poliment bousculés ◀de▶ salon en salon ; et, plus loin que ◀la▶ rumeur des voix, orchestre du grand monde qui accorde, s’égarent parfois dans un silence qui s’approfondit au long ◀de▶ corridors capitonnés ◀d’▶amarante, du côté des collections ◀de▶ vieux Venise, jusqu’au petit salon où il y a deux Bellini. Et que dire des portraits, des valets immobiles, des portes dissimulées derrière des cardinaux du xviiie , — ◀de▶ cet air mystérieux qu’on prend ici à rester seul.
Il faudrait se cacher dans ◀les▶ plis ◀de▶ ces hauts rideaux dorés, pour écouter Mozart et attendre, qui sait ? qu’une femme s’appuie… Il faudrait aller au bar installé dans une petite salle où trépigne un orchestre russe, et y boire des liqueurs transfigurantes, — il faudrait un miracle ◀d’▶amour qui fasse pousser un grand cri à un homme qu’on verrait alors s’agenouiller dans un silence impressionnant et rester longtemps, ◀les▶ yeux agrandis, aux pieds ◀d’▶une femme qui ne ◀le▶ regarderait pas, qui aurait l’air seulement ◀d’▶écouter autre chose…
En vérité ◀le▶ monde propose à ◀l’▶imagination ◀de▶ bien étranges spectacles ; pourquoi veut-il qu’on ◀les▶ ignore ou qu’on ◀le▶ feigne ? ◀D’▶un balcon, entre deux hautes colonnes, je vois des jardins florentins doucement lumineux, une vasque et des buis éclairés par-dedans. Côté jardin, côté « cour »… Mais ◀de▶ quoi s’agit-il dans cette intrigue monotone et serrée, et dont se perd à chaque instant ◀le▶ fil conducteur ? Ils improvisent tous un rôle, mais ◀le▶ ton seul est convenu ; et ◀l’▶on en reste indéfiniment à ◀la▶ présentation des acteurs. Ah ! jeter tout cela dans quelque vaudeville dont une poésie insolente et ivre tirerait ◀les▶ ficelles ! Quelle figuration pour une satire à grand spectacle ◀de▶ notre civilisation finissante ! (Vous souriez ? Vous mourrez avec elle.)
Cependant, que ◀de▶ belles personnes — en vain ! Et quelle tenue. Ici, plus qu’ailleurs, ◀l’▶originalité est signe ◀de▶ sang mêlé. Ici comme ailleurs, il faut être conforme, au moins en apparence. Mais ce n’est pas à une routine que ◀l’▶on sacrifie, à une morale, à je ne sais quel profit : c’est à une parade incontestablement vaine. Il y a peu de mensonge dans ◀le▶ grand monde : plutôt des règles du jeu, et personne n’a ◀l’▶idée ◀d’▶y croire. ◀Le▶ pire mensonge est dans ◀la▶ vie réputée pratique, parce qu’il n’y est pas avoué. — Ce que je me dis là, c’est un truisme. Truisme a l’air ◀d’▶être ◀le▶ nom ◀d’▶une ◀de▶ ces sirènes un peu volumineuses qui déambulent en souriant ◀de▶ fauteuil en divan, portant ◀de▶ petits animaux au museau pointu sur leurs épaules naguère divines.
Bientôt je parviens à un immense salon où beaucoup de gens debout, silencieux, regardent quelque chose qui se passe au centre ◀de▶ ◀la▶ pièce. Il y a là dans un espace vide un piano à ◀l’▶aile levée, et devant ◀le▶ piano, assis sur un tabouret bas — ◀le▶ pan ◀de▶ ◀l’▶habit repose sur ◀le▶ parquet — quelqu’un qui ressemble à Richard Strauss, et qui est Richard Strauss. Il touche quelques accords, ◀l’▶acteur Moissi tourne ◀les▶ pages et secoue ses mèches, Elizabeth Schumann, adossée au piano, chante un lied du maître, sourit à son plaisir…
C’est bouleversant et presque ridicule.
◀Le▶ corps diplomatique, debout en cercle, écoute dans un recueillement stupide, applaudit, poliment enivré. Mais ◀le▶ miracle se poursuit. C’est maintenant Hugo von Hofmannsthal qui apparaît comme ses œuvres naissent : au carrefour ◀de▶ ◀la▶ célébrité, ◀de▶ ◀l’▶élégance et ◀d’▶une musique ◀de▶ Strauss. Il lit des vers sur ◀le▶ vent ◀de▶ printemps : ◀la▶ poésie est dans toutes ◀les▶ anthologies, ◀l’▶habit classique, ◀l’▶accent profond et nasillard ◀d’▶origine juive ; une main pend sur ◀l’▶ébène, succombant à ses bagues. On voudrait que cela dure longtemps, on voudrait comprendre ce qui se passe… Mais ◀le▶ poète referme son livre, plie ses lunettes, baise ◀la▶ main ◀de▶ ◀la▶ maîtresse de maison qui lui offre son bras et ◀l’▶entraîne dans ◀le▶ bal.
Vit-on jamais plus courtoise dérision du génie. Spectacle en vérité terriblement intéressant ! ◀Le▶ xxe siècle européen offre ici ◀de▶ lui-même ◀l’▶image ◀la▶ plus flattée : l’un ◀de▶ ses plus grands musiciens, des écrivains célèbres, des cantatrices et des acteurs, des princes et des femmes à mourir. Et c’est là que paraît son étrange impuissance : tous ces accords ◀de▶ gloire et ◀de▶ génie ne font qu’une rumeur informe, insignifiante. Tout se dégrade en amabilités. N’oublions pas que ◀l’▶on a réuni tant de richesses ◀de▶ tous ◀les▶ ordres — pour rien. Exactement. Ni plaisir ni profits. Voilà bien à quels jeux aboutissent tant ◀d’▶ambition et ◀le▶ sérieux dans ◀les▶ affaires : une civilisation qui se donne à elle-même un défilé ◀de▶ mannequins. Comme tout ce qui n’a pas ◀de▶ raison, voilà qui est plein ◀de▶ significations troublantes. Cela donne à penser, prête à rire, mais je réserve pour demain ◀les▶ conclusions du philosophe, on m’entraîne par ◀le▶ bras vers ◀les▶ jardins.
Des ballerines ◀de▶ ◀l’▶opéra dansent autour ◀d’▶une vasque, dans un théâtre ◀de▶ grands buis taillés à ◀l’▶italienne. Un projecteur balaie ◀les▶ gazons, ◀les▶ terrasses, des amateurs ◀de▶ baisers dans ◀l’▶ombre et des fumeurs isolés qui ont fait ◀le▶ tour ◀de▶ bien des choses, Hofmannsthal enfin, serré dans un petit manteau, visiblement aux prises une fois de plus, avec ◀le▶ dilemme hamlétique, — celui pourtant, depuis trente ans, qu’il résout par ◀l’▶acte ◀d’▶écrire… Moi je suis dans ◀les▶ buis, près des basses du petit orchestre, avec des écharpes et du sentiment. (Vu ◀de▶ près, ◀le▶ sourire éperdu des ballerines est émouvant, masque plus vrai que leurs visages.) On éteint. Et c’est alors, ◀d’▶un balcon qui domine ◀les▶ groupes, une voix qui descend avec un tremblement ◀d’▶étoile. Richard Strauss a levé ◀la▶ tête, il reçoit sur son bon visage où cette rosée divine fait perler une larme, ◀la▶ bénédiction ◀de▶ sa musique.
◀Les▶ petites baronnes ont froid, veulent rentrer, car elles sont sages. Dans ◀les▶ salons désertés du rez-de-chaussée, elles me désignent un des rêves ◀de▶ mon adolescence : sur un canapé ◀d’▶angle, drapée dans une robe longue, grise et argent, Henny Porten immobile présente ◀de▶ profil son visage un peu plus grand que nature. À 17 ans, du fond ◀d’▶un cinéma, ◀l’▶ai-je aimée ? — Je lui sais gré ◀de▶ rester là muette, assez absente encore pour ressembler vraiment à son image. Je m’éloigne, je suis seul, comme ceux qui se souviennent.
Tout est lumière dans cet espace, jeu silencieux ◀de▶ lustres, ◀de▶ glaces et ◀d’▶acajous polis. On entend ◀le▶ rythme assourdi, mais non ◀la▶ mélodie ◀d’▶une danse, au-dessus, et des voix qui passent. Allées et venues dans ◀la▶ fête invisible qui m’environne, ah ! que n’êtes-vous celles des désirs ◀de▶ ◀l’▶amour ! ◀La▶ traîne ◀d’▶une robe tournoie, éclair ◀de▶ roses sur un seuil. C’était ◀la▶ voix ◀de▶ ◀la▶ comtesse Adélaïde, — je ◀la▶ connais à cet écho ◀de▶ joie dans mes pensées. Mais quelle approche me saisit ?
Parfois, au cœur des grandes fêtes, une sphère ◀de▶ silence descend, s’arrête quelques secondes, et ceux qu’elle baigne ◀d’▶une grâce furtive sont pris du désir ◀d’▶adorer. Du sein ◀de▶ tant de contraintes polies et dans ◀la▶ pose ◀la▶ plus naturellement élégante, j’ai vu des yeux lever vers moi un regard ◀d’▶ardente confiance qui était tout ce qu’on ne pouvait dire, — qui était, dans un suprême délice ◀de▶ libération, une prière pour que ◀l’▶amour soit bien-aimé… Oh ! qu’il y ait eu cette joie par un regard ◀de▶ jeune fille ! Tout peut encore être sauvé…
Un accord brusque ◀de▶ rumeurs à travers une porte qui s’ouvre ramène ◀le▶ bal dans mes déserts. (Elle est partie. — Des rires en cape ◀de▶ velours s’enfuient vers ◀les▶ jardins.) Qu’il y ait eu ce regard, et que personne ne ◀l’▶ait vu ! Ils ne savent plus que ◀l’▶amour seul eût mérité ces fastes ; ◀l’▶usage ◀de▶ leurs politesses imite dérisoirement ◀la▶ gravité sacrée et ◀l’▶ascèse adorable que seule invente ◀la▶ passion.
Ils reviennent. Tombé ◀de▶ mon silence parmi ◀les▶ bavardages, où irai-je avec peut-être un air ◀de▶ dégoût, par mégarde… On se presse au bar assourdissant et ◀les▶ visages se prennent à vivre, dangereusement. Ô fête ◀d’▶une époque où tout ce qui vaut qu’on ◀l’▶aime oscille entre ◀l’▶ivresse et ◀la▶ neurasthénie, avec parfois des cris admirables ou des caresses déchirantes, — mais ici ◀l’▶on aime que tout soit exprimé en symboles gantés ◀de▶ blanc. Presque tous ◀les▶ truismes se sont évanouis ; restent ◀les▶ paradoxes : peut-être vont-ils se mettre à rêver à voix haute ?
Ébranle un peu ces lambris ◀d’▶or, tu vois bien que tout cède aux regards ◀de▶ ◀l’▶ivresse. Un coude nu s’appuie à mon épaule, je brise des pailles sur une perle verte, ◀l’▶orchestre russe emmêle des arabesques ◀de▶ danseurs et déjà quelques-uns ◀de▶ ces hôtes diaphanes du petit jour. J’en ai vu deux, chaussés ◀d’▶escarpins fins courant comme des reflets sur ◀le▶ parquet, venir par une salle vide où pénètre ◀le▶ ciel pâli. Transparents sous ◀les▶ lumières qui déjà retirent leurs plus longs rayons, ils ont encore des lèvres pour me dire une phrase à ◀l’▶oreille, ◀de▶ leur voix trop naturelle, voix ◀de▶ jour. Paroles aussitôt oubliées, mais je sais que ◀la▶ nuit va s’éteindre. L’un m’a soufflé quelque chose dans ◀la▶ tête par ◀la▶ paille que je suçais : me voici sourd à ◀la▶ musique mais des sonorités glacées naissent en moi. Cependant que l’autre, trop vite pour que j’aie pu bouger, a baisé sur ◀les▶ lèvres une femme qui devient pâle et s’adosse à une colonne, — me regarde avec un reproche…
Moi aussi, j’ai perdu pied. Ils sont toujours plus ivres. Rosette Anday levant sa coupe ◀de▶ champagne rit et déchaîne des opéras. — « Comme elle est laide, mais une voix à faire mal ◀de▶ bonheur, mais laide !… ah ! magnifique ! », dit quelqu’un près de moi. Ma tête cède, vient contre ◀la▶ colonne, paupières fermées, et c’est soudain une déchirure assourdissante du monde : je vois une lumière vraie, chaude et triomphante, et des vaisseaux qui ramènent Iseut dans ◀le▶ silence ◀d’▶un midi ◀d’▶été nordique, à ◀l’▶heure ◀de▶ mourir dans une légèreté éperdue… Mais une main ◀de▶ femme au bord du sommeil saisie me ramène aux regards. Que sont tous ces gestes rythmés ? Anday chante. Ils me voient dans ◀la▶ nudité du rêve, oh ! je ◀les▶ hais ◀de▶ me voir ! Je tiens ◀la▶ main ◀d’▶une femme qui tremble…
Comtesse Adélaïde en soie ◀d’▶aurore, voici ◀l’▶heure que nous attendions. ◀Les▶ escaliers s’abaissent dans ◀le▶ silence nouveau, nous entendons nos pas jusqu’aux jardins tendus en tapisserie entre ◀les▶ arcades ◀d’▶un péristyle sombre. ◀Le▶ bleu glacé du petit jour noie ◀les▶ buis qui s’éteignent par degrés. Un peu de nuage flotte sur ◀le▶ bassin, grand œil vide où paraît ◀le▶ vertige. Voici que cèdent ◀les▶ amarres des pelouses, tout ◀le▶ jardin monte sans fin dans ◀le▶ frisson désespéré ◀de▶ ◀l’▶aube, — et nous, au bord du péristyle arrêtés, au bord de ◀la▶ nuit qui nous possède encore, nous assistons au miracle hostile. Elle se tait. Alors je me tourne vers ce visage très blanc où ◀les▶ yeux ◀d’▶un bleu nocturne se refusent… Quelle tendresse, auprès de cet être secret, inaccessible et pourtant complice ◀d’▶une angoisse plus bouleversante que ◀l’▶amour, à ◀la▶ minute où ◀l’▶on voit ◀de▶ très près, entre ◀la▶ nuit qui s’évapore et ◀l’▶aube encore vacillante, ◀le▶ vide absurde où s’en vont nos plaisirs et ◀d’▶où remonte notre peine. Ah ! surprendre sur un visage décontenancé, et jusque dans ◀le▶ rythme ◀d’▶une respiration, ◀l’▶envahissement ◀de▶ cette dure connaissance ! Elle se tait, plus seule que moi. ◀Le▶ jour qui déjà me saisit va-t-il ainsi nous séparer ? Ce corps ◀de▶ femme défend encore sa nuit, si nu pourtant dans ◀la▶ soie et ◀le▶ velours, dans ◀la▶ lumière froide et ◀la▶ fatigue qui ◀le▶ fléchit un peu. Toucher, — guérir ◀de▶ ◀l’▶écœurement ◀de▶ revivre — toucher un corps livré à ◀la▶ violence immobile ◀de▶ son âme… Mais ◀les▶ jeunes filles sont parfois trop émouvantes pour qu’on ose ◀les▶ embrasser. — Je tenais sa main, — ho ! qui ◀l’▶a retirée des miennes ?
… Sans se retourner, avec cette décision qu’elles ont.
J’allume encore une cigarette entre mes lèvres sèches. ◀Le▶ hall s’éclaire ◀d’▶un jour ◀de▶ balayage, il reste deux chapeaux melons au vestiaire, et quelques valets gris. Une corde ◀de▶ violon saute dans sa boîte. Je crois que dans ma tête aussi, des choses obscures se détendent par à-coups. Marcher au long des trottoirs que ◀le▶ soleil lave à grande eau. ◀Le▶ commerce du monde mène plus loin qu’il n’y paraît, mène parfois bien près de ◀la▶ réalité — et ◀d’▶un mouvement non dépourvu ◀d’▶élégance, j’entends par une certaine qualité ◀de▶ déception, qu’il nous propose.
◀La▶ joie du jour, hélas, ◀la▶ plus forte…
Vienne, 1928.