IV
Voyage en Hongrie
À Albert Gyergyai
Le dormeur au fil de▶ l’eau
Où s’asseoir ? Le pont est encombré ◀de▶ jambes ◀de▶ dormeuses ; il faudrait réveiller tant de beautés redoutables pour atteindre la dernière chaise libre. En bas, il y a juste autant ◀de▶ vieilles dames et ◀de▶ ministres en retraite que ◀de▶ fauteuils. Et on me regarde. J’ai beau feindre l’intérêt le plus singulier pour ce château sur la rive, ils en ont tant vu ! Ils aiment mieux me faire honte ◀de▶ mon visage gris ; leurs yeux stupides me demandent où je n’ai pas dormi. Le seul refuge est à l’avant, parmi des cordages, des chaînes, sur un banc humide, — juste ◀de▶ quoi s’étendre, et regarder jaillir sans fin contre soi l’eau ◀de▶ ce beau Danube jaune qui est le plus inodore des fleuves.
Dormir. Sans avoir pu retrouver cette mélodie descendue ◀d’▶un balcon, sans avoir pu retrouver le nom ◀de▶ qui l’on a reconduit à sa villa, vers cinq heures à travers ces quartiers si clairs, arbres et jets ◀d’▶eau ; sans avoir pu retrouver, des conversations ◀de▶ ce bal, autre chose que la phrase, l’unique phrase que Richard Strauss m’aura jamais adressée en cette vie : « Bonsoir, Monsieur, je suis fatigué, je vais au lit… » C’était au vestiaire, il enfilait une manche ◀de▶ pardessus, me donnait l’autre à serrer, la main n’étant pas encore sortie… Dormir au fil ◀de▶ l’eau, entre l’étrange nuit ◀d’▶un autre bal et cette perspective ◀de▶ voyage au hasard et commencé dans l’insomnie — vrai voyage à dormir debout…
Le monde renaît dans des accords. Une mélodie hongroise éveille un vagabond angoissé, bienheureux : il se lève, il reconnaît son rêve.
Huit heures aux clochers ◀de▶ la capitale qui s’avance dans la lumière fauve ◀d’▶un soir chaud sur la plaine, avec ses dômes et ses façades exubérantes ◀de▶ reflets, — et déjà nous passons sous ◀de▶ hauts ponts sonores, au long ◀d’▶un quai tout fleuri ◀de▶ terrasses ; on nous déverse dans cette foule et ces musiques, deux visages amis me sourient. Ô liberté aérienne des arrivées, premiers regards aux rues croisées qui font des signes pour demain, présentations ◀de▶ mes Espoirs aux jeunes Promesses nationales (on n’a pas bien compris les noms, on échange, à la dérobée, des coups d’œil, dans le léger étourdissement ◀de▶ l’amitié prochaine). Et la générosité des lumières ◀d’▶avant le soir, — et cette espèce ◀de▶ tendresse pour tous les possibles, qu’on appelle, je crois bien, jeunesse…
Je me suis endormi dans une grande maison calme aux voûtes sombres, qui est un Collège célèbre.
La recherche ◀de▶ l’objet inconnu
Personne n’a mon adresse, je n’attends rien d’ailleurs ; tout à ma chance hongroise en ce premier réveil — délivré. Chez moi je suis la proie ◀de▶ l’angoisse du courrier. J’attends la lettre, j’attends je ne sais quoi ◀de▶ très important… Trois déceptions par jour ne peuvent qu’énerver le désir. Parfois j’imagine que le facteur va m’apporter ce Paquet inouï, cadeau annonciateur ◀d’▶une miraculeuse et royale Venue. Dans le silence ◀de▶ l’adoration comblée, j’en sortirais ◀de▶ ces objets sans nom, inutilisables, bouleversants ◀de▶ perfection, gages ◀d’▶un monde que les poètes essaient ◀de▶ décrire sans l’avoir jamais vu, et dont nous savons seulement que tout y a son écho le plus pur.
Le voyage trompe un temps cette angoisse. J’irai chercher moi-même, me suis-je dit, je ferai toutes les avances, les plus exténuantes, et qui sait si tant ◀d’▶erreurs ne composeront pas un jour une sorte ◀d’▶incantation capable ◀d’▶incliner le Hasard ? Ô décevantes chasses dans les bazars, aux étalages des fêtes populaires, au fond des boutiques ◀de▶ vieux en province, dans les combles ◀d’▶un château prussien où tissaient ◀d’▶incroyables araignées, partout où le désordre naturel des choses pouvait offrir asile à l’objet inconnu que je chercherai sans doute jusqu’à la fin des fins… Mais voici mes amis.
Et la question terrible, tout de suite : « Mais qui, mais qu’êtes-vous venu chercher jusque chez nous ? »
On me demandera donc toujours des passeports ? Dussè-je les inventer… Ah ! l’embarras ◀de▶ voyager n’est rien auprès de celui ◀d’▶expliquer pourquoi l’on est parti.
Cependant, mes regards errant sur une bibliothèque, je crois y trouver mon salut : « Peter Schlemihl, et vous, A. O. Barnabooth, vous êtes, m’écrié-je, mes frères ! Nous traînons tous notre sabot, qui, loin de s’user, ne tarde pas à devenir notre raison ◀de▶ vivre. Mais combien votre sort, ô grands empêtrés ! me paraît enviable : vous au moins connaissiez ce qui causait votre malheur ; moi, non. Barnabooth savait bien ce qu’il ne pouvait perdre, et c’était sa fortune, Peter Schlemihl savait ce qu’il avait perdu, c’était son ombre. Mais moi qui cherche un Objet inconnu ! — Ô Destin sans repos et qui me voue à toutes les magies ! Les désirs les plus incompréhensibles s’emparent ◀de▶ moi comme des superstitions. Tout mon avoir se fond dans une loterie qui peut-être n’a pas ◀de▶ gros lot, et jamais, je crains bien, jamais je ne parviendrai à le regretter… »
L’ironie indulgente et cette pitié à peine jalouse que l’on réserve aux égarements ◀d’▶une jeunesse démodée se peignirent sur les traits ◀de▶ mes auditeurs.
— Vous êtes, me dit-on, un amateur ◀de▶ troubles distingués. Peu de sens du réel. Mais nous vous montrerons notre Hongrie, ou tout au moins ce qu’il en reste.
Sur quoi l’on m’entraîna dans un musée sans sièges.
Le Musée ◀de▶ Budapest enferme quelques paysages romantiques aux ciels pleins ◀de▶ démesure. Et, ◀de▶ Giorgione, ce « Portrait ◀d’▶un homme » devant lequel il faut se taire pour écouter ce qu’il entend.
Au tombeau ◀de▶ Gül Baba
Dans Bude il y a des ruelles qui sentent encore le Turc. Tandis que nous y rôdions, un soir étouffant, vous m’avez montré en passant des murs brunis qui rougeoyaient au sommet du Rozsadomb — la Colline des roses. Une ancienne mosquée, disiez-vous, le tombeau du prophète Gül Baba. Puis, comme le soleil se couchait, nous avons repassé un grand pont vibrant et nous sommes rentrés en Europe.
Mais dès le lendemain, m’échappant du programme, il a bien fallu que je recherche le chemin du Rozsadomb. « Vous n’y verrez, m’avait-on dit, qu’une paire ◀de▶ babouches dans une mosquée vide que personne n’a plus l’idée ◀de▶ visiter. » Mais comment ne pas voir qu’un lieu qui porte un nom pareil est par là même extraordinaire. Celui qui ne croit pas à la vertu des noms reste prisonnier ◀de▶ ses sens ; mais celui-là est véritablement voyageur qui n’a pas renoncé à convaincre le réel ◀de▶ mystère.
Montant au Rozsadomb par ce matin brûlant, je savais bien que j’obéissais à ce que nos psychologues appellent une conduite magique. Or il est délicieux ◀de▶ réaliser une idée fixe injustifiable : c’est le plaisir même ◀de▶ l’enfance. Je portais donc ma vision ◀d’▶Orient et je grimpais gravement comme je ferai, je pense, au jour ◀de▶ mon pèlerinage au Temple ◀de▶ l’Objet inconnu.
On passe une barrière, une cour vide ; on prend le sentier qui monte en zigzag à travers des jardins dont les arbustes sèchent, vers une espèce ◀de▶ grande villa baroque assez décrépite, décor en pierre brune peu solide, rongé ◀de▶ petites roses cramoisies. On longe une galerie couverte, on tourne dans un escalier compliqué : c’est plein ◀de▶ colonnettes et ◀de▶ statues dégradées et charmantes. (Vue sur des maisons pauvres un peu plus bas, avec du linge dans des courettes poussiéreuses.) On aboutit à une plate-forme dallée, surchauffée, entre des murs assez hauts dont l’un est peut-être la façade ◀d’▶une chapelle ; mais la porte est fermée. Par une ouverture étroite on passe ensuite à une seconde terrasse plus vaste, où il y a quelques arbres devant une sorte ◀de▶ tour peu élevée, à demi recouverte ◀de▶ rosiers, et qu’il paraît impossible ◀de▶ situer dans l’ensemble des constructions. C’est là qu’on entre.
Murs nus. Un catafalque ◀de▶ bois, au milieu, recouvert ◀d’▶un très beau tapis mince, ou bannière, avec des caractères turcs brodés en or. L’histoire ◀de▶ Gül Baba est racontée sur un papier jauni encadré et fixé au mur. Gül Baba est le dernier héros musulman qui ait fait parler ◀de▶ lui en Hongrie. Il s’appelait en vérité Kehl Baba, ce qui signifie le Prophète chauve. Les Hongrois, par erreur, en ont fait Gül Baba, ce qui signifie le Père des Roses. Moyennant cette naturalisation il continue ◀de▶ protéger la ville (en collaboration avec saint Gellert, dont la statue colossale, sur un rocher, les bras levés, dirige la circulation ◀de▶ Pest. Gül Baba est moins théâtral). D’ailleurs le tombeau est vide. Et les babouches ? Pas ◀de▶ babouches. Je sais bien que ce n’est pas l’heure ◀de▶ visiter : le Père des Roses est peut-être allé se promener.
Dehors, les roses crimson sentent le soufre. Trente degrés à l’ombre. Ce sanctuaire indigent est plutôt inexplicable que mystérieux. Aussi, la confusion des noms ne comporte aucun symbole à développer noblement. Une chute dans le quotidien. Car, en somme, le Prophète Chauve est devenu le jardinier du Rozsadomb… Mais qu’eussè-je pu contempler de plus « objectivement » étrange que ce lieu — inquiétant à la façon ◀de▶ certains regards lucides qu’il arrive qu’on porte sur la vie, tout ◀d’▶un coup, à trois heures ◀de▶ l’après-midi par exemple —, non sans angoisse.
Café amer
En Hongrie l’on est assailli par le pittoresque, mais il s’agit ◀de▶ le déjouer au moyen de toutes sortes ◀de▶ ruses et ◀de▶ scepticismes, dont le plus simple consiste à traduire ce que l’on voit. Cette banque à la façade violette, or et bleue, aux grandes lignes verticales peinturlurées —elle n’a rien ◀d’▶étrange, si l’on songe que nous sommes en Hongrie. Et ce n’est pas que je trouve ce raisonnement fin, encore que juste, mais si je me défends du pittoresque, ce n’est qu’amour jaloux du merveilleux, avec quoi l’on est trop souvent tenté ◀de▶ confondre le bizarre. C’est le faux merveilleux qui a discrédité le vrai, lequel est quotidien, circonspect, souvent microscopique, moralement microscopique. (Il a tellement l’air ◀de▶ rien que nous sommes presque excusables ◀de▶ ne le point apercevoir.)
Je vais cependant dire quelque chose ◀d’▶une scène pittoresque. Mais c’est une autre fois que je l’ai vue, à Pest, lors ◀d’▶un autre séjour, dans la semaine qui suit Noël, — la plus sombre ◀de▶ l’année par les rues vides sous la pluie étrangère.
Une porte basse s’ouvre sur un long corridor hanté ◀d’▶ombres drapées, qui ne sont pas des nonnes, bien que les voûtes soient celles ◀d’▶un ancien couvent. Nous pénétrons dans une grande salle vivement éclairée. Murs chaulés, et de nouveau ◀de▶ hautes voûtes. Une banquette longe trois des parois, la quatrième est occupée en partie par le comptoir (un écriteau porte simplement ce tarif : 5 pengö), en partie par un poêle immense, à plusieurs étages et marches. Deux ou trois tables avec des verres et des bouteilles sont placées au hasard dans l’espace vide où tourne la fumée des cigares. Assis sur la banquette, quelques bougres isolés produisent en silence cette fumée, les yeux à terre, dans l’attente. Nous sommes assis autour ◀d’▶une table et nous voyons, au milieu de la salle, un arbre ◀de▶ Noël aux amples branches rayonnantes, dans une gloire ◀de▶ dorures, — et massées tout autour, frileuses dans leurs dessous roses, les filles qui chantent une chanson populaire et regardent tristement les lumières. Il y en a aussi qui se réchauffent sur les degrés du poêle, celles-là ne chantant pas. Parmi elles, des Tziganes, dont l’une affreusement belle dans un peignoir noir et blanc…
Je ne puis avaler mon verre ◀de▶ ce café trop amer qui pince la gorge. Dehors, nous ne parlons pas : le froid paralyse la mâchoire.
Les magnats en taxis
La place Saint-Georges, à Bude, est une place vraiment royale. Vide, elle prend toute sa hauteur. Silencieuse, solennelle ◀de▶ nudité, entre le Palais du Régent et celui ◀d’▶un des archiducs, quel décor à rêver le cortège ◀d’▶un sacre !
J’y ai vu défiler la Chambre des Magnats, le jour ◀de▶ l’élection ◀d’▶un des quatre gardiens ◀de▶ la Couronne ◀de▶ saint Étienne. Auprès du porche du Palais, ils n’étaient guère qu’une centaine ◀de▶ curieux, et quelques gardes. Traversant dans sa longueur toute l’immense place, les automobiles passèrent lentement, l’une après l’autre, durant une demi-heure, saluées à l’entrée du Palais par les gardes présentant les armes. À ce salut, les quelques députés bourgeois en redingote ne répondent que du bout des doigts, crainte, sans doute, ◀de▶ troubler l’équilibre toujours instable des huit reflets ◀de▶ leur dignité. Mais je n’oublierai pas le sourire ◀de▶ ce vieux prince : un vrai sourire, adressé personnellement à l’homme, — et le mot « affable » reprend ici sa noblesse. Mon voisin qui a la tête ◀de▶ François-Joseph, dont il fut peut-être valet, nomme à leur passage les Karolyi, les Festetics, les Esterhazy, et ces comtes Szechenyi qui construisirent le premier pont sur le Danube, auteurs ainsi du trait ◀d’▶union ◀de▶ Buda-Pest. Il y a trois semaines, à Freudenau, lors du Derby viennois, je les ai vus portant cylindre gris à la terrasse du Jockey-Club. Maintenant dans leurs limousines armoriées — couronnes princières sur le bouchon du radiateur — les voici, pères et fils, revêtus des couleurs familiales. Ils se tiennent très droits, appuyés sur leurs sabres ◀d’▶or recourbés dont les poignées entre leurs doigts gantés étincellent. Parfois un collier ◀de▶ la Toison ◀d’▶Or, sur la fourrure du dolman rouge ou jaune, laisse pendre son petit mouton. Aiguillettes, brandebourgs, aigrettes des bonnets à poils, richesse lourde, significative, séculaire. Mais, ô pathétique dissonance, tangible absurdité ◀de▶ notre époque, beaucoup ont dû louer des taxis démodés, au tarif inférieur. Des chauffeurs vautrés, la casquette ◀de▶ travers sur leurs idées sociales, pareils aux chauffeurs ◀de▶ toutes les villes, conduisent dans la cour ◀d’▶honneur ces reliques incroyables et les encensent à la benzine industrielle.
Mais quelle gravité parmi les spectateurs. Reliques ? Elles conservent du moins toute leur efficace. Voici le Prince Primat, les doigts levés. On se signe. Et voici venir à pied ◀de▶ son palais proche, tout seul, un archiduc. On salue profondément, en silence (cliquetis des rangées ◀de▶ décorations sur l’uniforme kaki, et du sabre balancé).
Une auto encore, en retard : le président du Conseil, maigre, jaune et rigide dans son costume noir et or. Si le comte Bethlen venait à la SDN en tenue ◀de▶ magnat, beaucoup de gens comprendraient mieux sa politique.
Les coussins Rothermere
Le nationalisme ◀de▶ la plupart des États de l’Europe se formule en revendications ◀d’▶hommes ◀d’▶affaires. Ce qu’on prétend défendre, c’est son droit, ses intérêts. Mais, en Hongrie, le nationalisme est une passion toute nue, qui exprime l’être profond ◀de▶ la race. On ne discute pas cet amour, on ne réfute pas cette haine. Ici, la sympathie est un devoir ◀de▶ politesse. Comment la mesurer sans mauvaise grâce à qui vous a reçu comme un cadeau ◀de▶ Dieu. (« C’est Dieu qui vous envoie », dit la formule traditionnelle.)
La liqueur ◀de▶ pêche rend démonstratif, dont on vide trois verres ◀d’▶un trait en guise de salut. C’est alors que se déplient les cartes ◀de▶ « la Hongrie mutilée ». — « Savez-vous qu’on nous a volé les deux tiers ◀de▶ notre patrie ? » — Ah ! ce n’est pas vous, maintenant, qui allez demander raison à vos hôtes ◀de▶ la façon dont ils traitaient, au temps de leur puissance, les allogènes infiltrés dans certaines régions jusqu’à y former la majorité.
Pourtant, vous les obligeriez à vous répondre que les nombres ont tort au regard de l’antiquité ◀d’▶une civilisation ; qu’il s’agit ici ◀de▶ valeurs ; que si les populations des régions perdues étaient parfois en majorité roumaines ou slovaques, la minorité hongroise y comptait cependant pour plus ; elle était seule active et créatrice. Le reste : des porteurs ◀d’▶eau…
Dans l’inextricable confusion ◀d’▶injustices à quoi devait mener le wilsonisme schématique qui traça les frontières actuelles, dans ce renversement des rôles, l’oppresseur devenant l’opprimé sans y perdre le sentiment ◀de▶ sa supériorité ◀de▶ race — sa véritable légitimité — on comprend que le Hongrois n’ait point conservé une extrême sensibilité aux arguments ◀de▶ « droit » qui autorisèrent ce chaos. Il lui reste sa foi en la grandeur éternelle ◀de▶ la Hongrie — intemporelle, n’ayant cure des statistiques — et sa douleur aussi, douleur ◀d’▶orgueil blessé, mais qui emporte la sympathie : car l’orgueil hongrois n’est point ◀de▶ ce que l’on gagne sur autrui, mais ◀de▶ ce que l’on est ; non point ◀d’▶un parvenu, mais ◀d’▶un aristocrate.
Tous dangers égaux d’ailleurs, préférons cet impérialisme ◀de▶ l’âme à celui ◀de▶ la surproduction des machines et des enfants.
C’est parce que les Hongrois n’ont pas perdu le sentiment qu’ils sont en scandale au monde moderne. Voilà ce qu’on ne dit pas dans les dépêches ◀d’▶agence : les journalistes, une fois de plus, passent à côté de l’essentiel. Rien n’est grave, que le sentiment, — en politique comme ailleurs. Songez à ce qui forme l’opinion, cet ensemble ◀de▶ mythes sentimentaux qui gouverne les arguments.
Ici je rentre dans mes chasses et rembouche mon cor. Macrocosme et microcosme : la politique des peuples ressemble à celle des individus, pour ce qui est du moins, ◀de▶ mentir à soi-même. Mais les Hongrois ne renient pas leur romantisme.
Quelle revanche prendrait la Hongrie, sur une Carte du Tendre d’après le traité ◀de▶ Trianon !
Ces choses, je les ai rêvées sur un divan, à cause ◀d’▶un coussin où s’étalait le sourire optimiste ◀de▶ Lord Rothermere, en soie blanche sur fond noir.
Quelques articles favorables à la Hongrie, au moment où l’Europe semblait abandonner à son malheur ce peuple turbulent et déchu, suffirent à faire ◀d’▶un affairiste anglais l’idole du nationalisme magyar. Son portrait affiché dans tous les cafés, dans les halls universitaires, brodé aux devantures des magasins ◀de▶ mode, et son nom en lettres géantes sur une montagne chauve, voisine ◀de▶ Budapest, témoignent des espérances démesurées qu’il sut entretenir autour ◀d’▶une action certes méritoire, mais plus symbolique qu’efficace. Et sans lendemain.
Ce mélange, en toutes choses, ◀d’▶enfantillage et ◀de▶ grandeur, ◀d’▶imaginations absurdes et ◀de▶ souffrances vraies, n’est-ce point le climat ◀de▶ la passion ? — C’est celui ◀de▶ la Hongrie.
Une lettre ◀de▶ Matthias Corvin
« Matthias, par la grâce ◀de▶ Dieu roi ◀de▶ Hongrie. Bonjour, citoyens ! Si vous ne venez pas tous vous présenter au roi, vous perdrez la tête. Donné à Bude. Le roi. »
Visite à Babits
La littérature hongroise n’est guère connue à l’étranger que par quelques pièces légères ◀de▶ Molnar, qui n’ont ◀de▶ hongrois que l’auteur, d’ailleurs israélite. Il y a, bien entendu, une littérature officielle destinée à remplir les revues bien-pensantes. Elle traite ◀de▶ sujets « bien hongrois » dans un style académique qui me paraît être le contraire du style hongrois. Il y a aussi une extrême gauche, et sa revue Documentum (une sorte ◀d’▶Esprit nouveau troublé ◀de▶ surréalisme), groupée autour de Louis Kassak, nettement internationaliste ◀de▶ doctrine, au lyrisme neuf et parfois sauvage, social ou futuriste, et dont la « furia » serait assez hongroise…
Mais l’expression la plus libre et la plus vivante du génie littéraire ◀de▶ cette race me paraît bien avoir été donnée par le groupe important du Nyugât (l’Occident), revue fondée par deux grands poètes : André Ady et Michel Babits. Ady, le sombre et pathétique, est mort à 35 ans, mais sa ferveur anime encore ces écrivains profondément magyars ◀de▶ sensibilité, bien que souvent européens ◀de▶ goûts et ◀de▶ curiosités, et dont Michel Babits est aujourd’hui le chef ◀de▶ file.
Des amis m’emmènent le voir à Esztergom, où il passe ses étés. Esztergom est la plus vieille capitale ◀de▶ la Hongrie. Attila, me dit-on, y régna. Aujourd’hui c’est la résidence du Prince Primat. Au-dessus du palais ◀de▶ l’archevêché, sur une colline que le Danube contourne, la basilique élève une coupole ◀d’▶ocre éclatante, immense et froide, dominant cette plaine onduleuse dont les vagues se perdent dans une poussière violacée à l’horizon — chez les Tchèques déjà.
Nous allons aux bains, car c’est dans la piscine que nous devons rencontrer le poète. Cheveux noirs ◀d’▶aigle collés sur son large front, belle carrure ruisselante, il nous sourit, dans l’eau jusqu’à mi-corps, mythologique. Nous sortons ensemble ◀de▶ la petite ville aux rues ◀de▶ terre brûlante, aux maisons jaunes basses, ville sans ombre, sans arbres, et nous montons vers la maison du poète, sur un coteau.
Trois chambres boisées entourées ◀d’▶une large galerie ◀d’▶où l’on voit le Danube gris-jaune, brillant, sans rides, la petite ville juste au-dessous de soi, et la basilique sur son rocher. Fraîches, sentant bon, avec des livres sur des divans aux riches couleurs, des boissons préparées, l’ombre bourdonnante, — trois petites chambres et un pan ◀de▶ toit par-dessus, une baraque à peine visible dans les vignes, à peine détachée du flanc ◀de▶ la colline, pour que les vents ne l’emportent pas.
L’après-midi est immense. Nous buvons des vins dorés et doux que nous verse Ilonka Babits (elle est aussi poète, et très belle), nous inscrivons nos noms au charbon sur le mur chaulé, Gachot prend des photos, Gyergyai fouille la plaine à la longue-vue et rêve qu’il y est, je grimpe au cerisier sauvage, derrière la maison, un peintre tout en blanc arrive par les vignes, ah ! qu’il fait beau temps, l’horizon est aussi lointain qu’on l’imagine, tout a ◀de▶ belles couleurs, le poète sourit en lui-même, il y a une enfance dans l’air…
Le retour ◀d’▶Esztergom
Il faut se pencher aux portières et laisser l’air furieux emmêler les cheveux, glacer le masque et appuyer au front comme une caresse indéfinie ◀de▶ la puissance. Soir ◀de▶ voyage, tout enfiévré ◀d’▶orgueil errant, ◀de▶ conquêtes vagues… Tout ce qui est ◀de▶ la terre renonce à s’affirmer en détails précis, se masse dans une confusion ◀de▶ violet sombre, et par la seule ligne dure ◀de▶ l’horizon s’oppose au ciel qui retire ses lueurs. Ciel blanc, où très peu ◀d’▶or rose s’évanouit…
Le train serpente dans un ◀de▶ ces paysages ◀de▶ nulle part qui sont les plus émouvants, entre des collines basses grattées par les vents, aux arbres rares, mais aux replis si doucement intimes qu’à cette heure on sent bien que poursuivre est une sorte ◀d’▶enivrant péché. — Nous aurions une maison dans ce désert aux formes tendres et déjà familières, et le passage des trains chaque soir nous redirait un adieu bref, — chaque soir plus infime, à cause de l’éloignement en nous-mêmes.
À l’entrée ◀d’▶un tunnel tu vois que la veilleuse brûle toujours — et moi, parmi les reflets fuyants ◀de▶ toutes sortes ◀de▶ faces et ◀de▶ paysages soudainement invisibles, je distingue le doux feu bleu ◀de▶ mon obsession. L’objet inconnu, — quand je pense à ce qu’en imagineraient les autres, si je leur en parlais… Il leur suffirait ◀de▶ l’image ◀d’▶un bibelot ◀d’▶une sorte bizarre. Alors que c’est plutôt un certain arrangement des choses qui rende un certain son spirituel… Un objet ◀de▶ musique et ◀de▶ couleurs, mais aussi une forme symbolique ◀de▶ tout… Enfin, tellement inconnu et tellement fascinant à la fois, qu’il me préserve ◀de▶ tout amour pour quelque bien particulier où je serais tenté ◀de▶ me complaire. Oh ! je sais ! — Je ne sais plus. — Le train s’attarde dans sa fumée, on respire une lourde obscurité qui sent l’enfer. Je ne pense plus qu’ « au souffle »… Mais alors tout s’allume et voici la nuit des faubourgs ◀de▶ Pest, au-dessous de nous.
Un bal, ou ◀de▶ l’ivresse considérée comme un des beaux-arts
Ils n’ont plus ◀de▶ noms, ils ne sont qu’une ivresse aux cent visages, lorsque j’entre dans l’atelier du peintre. Je ne tarde pas à oublier ce qui est lent ou fixe ou pas à pas. Tout s’épanouit dans un monde rythmé, fusant, tournoyant, sans frontières.
Eux : leurs petites moustaches militaires, leurs joues rouges, leurs yeux hilares ou bassement mélancoliques. Souvent laids — sauf les demi-juifs — mais laids comme des paysans, beaux hommes aux traits lourds. Dans l’ivresse, leurs yeux s’agrandissent. Dans la danse, ils incarnent l’allégresse rythmique. Je les vois frapper le sol du talon en levant un bras, la main à la nuque ; frapper le sol ◀de▶ l’autre talon en changeant ◀de▶ main ; saisir la danseuse sous les bras (elle pose alors ses mains sur les épaules du cavalier) et la faire pirouetter un quart ◀de▶ tour à droite, un quart ◀de▶ tour à gauche ; pirouetter seuls sur place ; de nouveau frapper le sol des talons, alternativement ; saisir la danseuse, tourbillonner, pousser ◀de▶ grands cris ; tourbillonner en sens inverse ; frapper des talons toujours plus vite, mains à la nuque, mains à la hanche, mains à la danseuse ; partir en martelant le parquet jusqu’à produire un roulement continu, marteler encore plus vite en tourbillonnant, choir enfin dans une vaste culbute sur les divans où l’ivresse les lâche, affalés, tandis que les danseuses secouent leurs cheveux et tendent les bras en riant pour qu’on les relève.
Elles : des Vénitiennes aux yeux de plaine, comme les autres ont des yeux ◀de▶ mer. Des grâces ◀d’▶amazones avec un coup ◀de▶ talon qui les secoue jusqu’à la chevelure. Graves entre leurs éclats de rire tournoyants mais non pas désordonnés, et des gestes tendres des bras en balançant vivement la tête. Quand elles parlent, la voix un peu rauque, voluptueuse ; quand elles chantent, les moires et l’ondulation des rubans ◀de▶ vents chauds sur la plaine, avec des éloignements et des retours, des enroulements et déroulements rapides, des vibrations tendues, horizontales, soutenues par un long souffle vif.
J’observe que les paroles autant que les gestes sont gouvernées par la seule logique ◀d’▶un rythme constamment imprévu. Il s’agit moins ◀de▶ comprendre que ◀de▶ s’abandonner ◀d’▶une certaine manière. En France, chacun parle pour son compte, paraphe son épigramme, jette son petit caillou. Ici, le sens des mots et des choses est celui ◀d’▶un courant musical qui domine l’ensemble et le compose selon les lois ◀d’▶une plastique exubérante. Quand je dis que j’observe, je n’observe rien. Il y a des femmes si belles qu’on en ferme les yeux.
Quel style dans la liberté ! Il n’y a plus qu’ici qu’on aime l’ivresse comme un art. Et qu’on soigne sa mise en scène, qu’on sauvegarde sa qualité. Ailleurs, on la laisse traîner dans la sciure ou dans le gâtisme. On trouve que ça n’est pas distingué, et en effet, que serait un lyrisme distingué ? Il faut choisir entre les bonnes manières et les belles manières. Et quant à ceux qui n’ont pas le pouvoir ◀de▶ s’enivrer, ils auront toujours raison, mais n’auront que cela, car c’est l’ivresse6 seulement qui permet à l’esprit ◀de▶ passer ◀d’▶une forme dans d’autres, — et c’est même en ce passage qu’elle consiste — ô Danses ! avènement ◀de▶ l’âme aux gestes !
Vous voici, longs coups ◀d’▶ailes en silence au-dessus du gouffre. Je vole sur place, mais tout se met à fuir, alors il faut voler plus vite pour rattraper ces apparences adorables… Si je « lâchais » un instant, toutes choses disparaîtraient… Le vertige (la peur et l’amour du vertige). Qu’est-ce qu’il y aurait ◀de▶ l’autre côté ? Se laisser choir dans le Gris ? Rejoindre ?… Derrière mes paupières, dans ce désordre lumineux, le verrai-je naître à mon désir ? Rejoindre ! Mais vous, derrière ma tête, Sans Noms, ça ne sera pas encore pour cette fois.
Chansons hongroises
Les Suisses chantent immobiles, les yeux fixes, le visage impassible. Mais rien dans la chanson hongroise ne rappelle la nostalgie traînante des lieder ◀de▶ l’Oberland : ici la mélancolie même est passionnée.
Elles chantent avec le corps entier — non pas avec les bras, comme on chante du Verdi —, elles ont des mouvements vifs du buste, et des mains pleines ◀de▶ drôleries ou ◀de▶ supplication.
Je ne sais ce que disent les paroles. Je vois des chevauchées sous le soleil, des campements nocturnes où le souvenir des pays désertés enfièvre encore un désir ◀de▶ perdition illimitée… Les Hongrois se sont arrêtés dans cette plaine. Mais c’est le soir au camp, perpétuel.
Une lassitude ◀de▶ steppe brûlante, des ondulations longues… Mais un cheval se cabre ; et c’est la danse qui se lève, et des tambours et des cris modulés, et toute la frénésie ◀d’▶un grand souffle qui se serait mis à tourbillonner sur place.
L’amour en Hongrie (généralités)
Les Allemands aiment les femmes comme ils aiment les saucisses ou les catastrophes, selon qu’ils sont techniciens ou intellectuels. Les Français aiment par goût ◀d’▶en bien parler. Les Suisses aiment avec une bonne ou une mauvaise conscience. À Vienne on voit des couples qui savent être à la fois cocasses et fades. En Italie…
Mais l’amour hongrois t’emportera dans une inénarrable confusion ◀de▶ sentimentalisme et ◀de▶ passion, et c’est là son miracle. Si tu n’as pas le sens ◀de▶ la musique, conserve quelque espoir ◀de▶ t’en tirer. Sinon… je t’envierais presque.
Celui qui part pour la Hongrie sans talisman, s’il a du cœur, n’en revient plus.
La plaine et la musique
L’ouverture ◀de▶ Stravinsky exécutée par l’express ◀de▶ Transylvanie au sortir de la gare ◀de▶ Budapest, devient avec la plaine une Symphonie-Dichtung borodinesque, mais l’erreur n’est imputable qu’à mon instabilité rythmique. (Trop souvent ce que je vois traverse ce que j’entends.)
La plaine hongroise n’est pas monotone, parce qu’elle est ◀d’▶un seul tenant. Rien qui fasse répétition. C’est ici le premier pays que je n’ai pas envie ◀d’▶élaguer ; dont je ne me compose pas ◀de▶ morceaux choisis7. Il y a une grande ville, un grand lac, une plaine et une seule vigne ◀de▶ véritable Tokay. Et point ◀de▶ ces endroits déprimants, à plusieurs milliers ◀d’▶exemplaires, tels que : banlieue française, village suisse, gare allemande grouillante ◀de▶ questions sociales. La Puszta est une terre vierge, je veux dire que la bourgeoisie ne s’y est pas encore répandue. Il y a peu de bourgeois en Hongrie. Il y a ◀de▶ petits nobles déclassés, des juifs, des paysans, des communistes, ◀de▶ grands nobles, et des Tziganes. D’ailleurs, le bourgeois supporterait difficilement l’ampleur qu’ont ici toutes choses, cette atmosphère ◀de▶ nomadisme, et ces vents vastes ; et cette passion ◀de▶ vivre au-dessus ◀de▶ ses moyens — c’est-à-dire au-dessus du Moyen — qui est caractéristique du Hongrois. — « Comment peux-tu vivre si largement ? » demande certaine hargne à cet artiste ◀de▶ la prodigalité. — « Ah ! répond-il, j’aimerais bien pouvoir vivre comme je vis ! »
Voici les cigognes, dont Andersen assure qu’elles parlent en égyptien, « car c’est la langue qu’elles apprennent ◀de▶ leurs mères ». Combien j’aime ces sœurs des Tziganes ! Les Tziganes vinrent en Europe conduits par le noir Duc d’Égypte ; aussi les nomma-t-on gipsys. Pour leur nom allemand, c’est : Zigeuner ; hongrois : cigány ; mien : cigognes. D’ailleurs ces Égyptiens venaient des Indes, qui nous apportèrent le tarot et la roulotte, dont descendent le bridge et la bohème, c’est-à-dire un symbole ◀de▶ la servitude et un symbole ◀de▶ la liberté. Si la Hongrie tout de même a quelque chose ◀de▶ « moderne », dans un sens vaste et mystique, elle le doit au charme égyptien du peuple errant qui lui donna sa musique nationale8. Les signes parlent, et certains sages : nous entrons dans une ère égyptienne.
Mais que dire des pouvoirs ◀de▶ la plaine qui s’agrandit pendant des heures ? — Ce qu’en raconte la musique — tu vas l’entendre à toutes les terrasses ◀de▶ Debrecen.
Debrecen est une sorte ◀de▶ ville indescriptible, à demi mêlée aux sables ◀de▶ la plaine du Hortobágy, aux longues maisons jaunes immensément alignées, autour ◀d’▶une place rectangulaire qui ressemble à un jardin public, flanquée ◀d’▶un temple blanc à deux clochers baroques, ◀d’▶hôtels modernes, ◀de▶ statues, ◀de▶ pylônes plantés dans un grand désordre ◀de▶ piétons et ◀de▶ chars à bœufs parmi les trams.
Les habitants ◀de▶ Debrecen se plaignent ◀de▶ n’avoir pas ce faux confort que nous n’avons qu’au prix de tout ce qu’à Debrecen je viens admirer. On aime les Hongrois comme on aime l’enfance : or le rêve ◀de▶ l’enfant, c’est ◀de▶ devenir une grande personne.
On me l’a dit, c’est vrai : cette ville historique est aussi l’autre « Rome protestante ». Mais ◀d’▶avoir vu ses profondes bibliothèques et son quartier universitaire tout rajeuni dans des jardins luisants ne m’empêchera pas ◀de▶ m’y sentir au bout d’un monde, au bord extrême ◀de▶ l’Europe. Le hasard a voulu que j’y entende, un soir, une présentation ◀de▶ musiques hongroises, turques et chinoises, commentées et comparées par un folkloriste aux yeux ardents et au visage mongol. Il jouait des phrases simples, tragiques, à peine modulées, qui donnent le vertige, et dont soudain se cabre le rythme, avant la chute stridente et basse, prolongée. Peut-être ce soir-là, ai-je compris la Grande Plaine, et que par sa musique j’étais aux marches ◀de▶ l’Asie.
En sortant du concert, j’ai erré aux terrasses des hôtels, dans le grandiose bavardage des Tziganes. Qu’est-ce qu’ils regardent en jouant ? Qu’est-ce qu’ils écoutent au-delà ◀de▶ leur musique — car aussitôt donnée la phrase, voici qu’une autre vient d’ailleurs, entraînée par je ne sais quel vent sonore qui l’étire et l’égare, et l’enroule et ◀d’▶un coup la subtilise, ne laissant plus qu’un long silence soutenu, comme un appel à la rafale dont l’approche déjà fait grésiller les notes basses du cymbalum, — et maintenant ferme les yeux sous la vague toujours un peu plus haute que profonde ne fut l’attente, et lâche tout. C’est l’âme qui joue aux montagnes russes, mais voici que le petit train en rumeur depuis un moment ne redescend plus : il gouverne avec une vertigineuse docilité dans les voies ◀d’▶un amour ineffable et se perd avec lui vers le désert et ses mirages.
On ne sait ◀d’▶où tu viens, tu ne sais où tu vas, peuple ◀de▶ perdition, Peuple inconnu, — mais c’est toi, c’est toi qui l’as caché dans une roulotte sous des chiffons bariolés et des secrets qui feraient peur aux femmes, cet objet dont parfois, au comble ◀de▶ la turbulence ◀de▶ tes jeux, un violon décrit vite quelque chose, ◀d’▶une ligne nette, insaisissable, déjà perdue (comme le rêve pendant que bat la paupière lourde ◀de▶ celui qui succombe à l’excès du sommeil) — et me voici plus seul, avec une nostalgie qui ne veut pas ◀de▶ la romance à mon oreille ◀d’▶un violoneux qui me croit triste.
Ils l’ont amené du fond ◀d’▶une Inde. Ils l’ont égaré, comme ils égarent tout ◀d’▶un monde où si peu vaut qu’on le conserve, au long ◀d’▶un chemin effacé par le vent sur la plaine… Ils l’ont perdu comme un rêve au matin s’élude, — et leur musique seule s’en souvient. Trésor si pur qu’on ne doit même pas savoir qu’on le possède… Tout près d’ici, peut-être, mais invisible.
Lève-toi, pars, et sans vider ton verre — il n’y a pure ivresse que ◀de▶ l’abandon —, car voici qu’à son tour il s’égare au bras ◀d’▶une erreur inconnue, ton fantôme éternel, ton « Désir désiré ».
Les eaux fades du Balaton
Deux jours après, dégrisé, je nageais dans les eaux fades du Balaton. Ces eaux, je crois, s’en vont à la mer Noire, et je n’en connais pas les fées, c’est pourquoi je nageais à brasses prudentes avec, aux jambes, l’imperceptible angoisse ◀de▶ rencontrer une onde trop légère. Mais pour connaître un lac, il faut d’abord s’y plonger ; et ensuite, s’il vous a paru beau, en faire le tour, mais voilà qui est affaire ◀de▶ pur caprice, tandis que s’y baigner est une règle ◀de▶ savoir-vivre avec la Nature.
Lac doré, horizon ◀de▶ collines pointues, rives basses, verdoyantes, toutes fraîches ◀de▶ musiquettes et ◀de▶ baigneuses ; quais ◀de▶ Balaton-Füred aux élégances bourgeoises et militaires, idylles ◀de▶ jardins publics à l’écart ◀d’▶un concert du samedi soir, petits professeurs entourés ◀de▶ leur famille, et toutes ces Magda, toutes ces Maritza rieuses et déjà presque belles dans leurs petits sweaters — vais-je pour vous m’arrêter quelques jours ? On ferait connaissance à table ◀d’▶hôte, on irait ensemble à Tihany — elle a l’air ◀d’▶être en Italie sur sa presqu’île — par cet instable bateau-mouche qui naguère emportait l’infortuné roi Charles. Non, non, plutôt emmener ce désir, comme un tendre souvenir ◀de▶ voyage, et partir en croyant qu’ici la vie a parfois moins ◀de▶ hargne…
Déjà je suis repris par le malaise que m’infligent les lieux faciles. Ô tristesse des crèmeries et des jardins ! C’est devant une glace panachée qu’il m’arrive ◀de▶ douter ◀de▶ la vie, comme d’autres aux approches du mal ◀de▶ mer.
À la nuit, j’ai rôdé dans la campagne aux collines basses, ◀d’▶apparence rocheuse — ce sont des restes ◀de▶ volcans — blanches sous la Lune et toutes lustrées ◀de▶ rêches végétations. J’ai traversé l’angoisse lunaire des villages vides aux portes aveugles (j’avais peur du bruit ◀de▶ mes pas). Au hasard, j’ai suivi des sentiers dans les champs ◀de▶ maïs, épiant la venue ◀d’▶une joie inconnue. Joie ◀d’▶être n’importe où… évadé ?
Mais soudain, c’est au silence que je me heurte, comme réveillé dans l’absurdité ◀d’▶être n’importe où. Une panique balaye la nuit déserte jusqu’à l’horizon. Où vas-tu, les mains vides, faiblement ? Ah ! toutes les actions précises et courageuses, tout ce qui t’appelle là-bas, maintenant, maintenant, où tu n’es pas — et tant ◀d’▶amour perdu…
Un train dormait devant la gare campagnarde. Je me suis étendu dans un compartiment obscur, stores baissés, à l’abri ◀de▶ la lune. Le contrôleur a dû jouer un rôle dans mes cauchemars. L’aube m’éveille dans les faubourgs ◀de▶ Budapest, cheveux en désordre, pantalon plissé, et cet abruti ◀de▶ contrôleur qui rit et me dit je ne sais quoi, — alors que justement j’allais rattraper, comme un pan ◀de▶ la nuit fuyante, un songe où j’ai dû voir l’objet pour la première fois — ou bien était-ce un être ?
Insomnie
J’éteignais la lampe et la veilleuse me rendait compagnon ◀d’▶une momie bleuâtre, mais peut-on se reposer vraiment à cent à l’heure. Par-dessous le store, je voyais la Lune faire des bonds courts sur la plaine inondée ◀de▶ nuit. J’essayais ◀de▶ penser par-dessous le rythme obstiné ◀de▶ cette hurlante bousculade sur place qu’est un voyage en express. Mais je ne trouvais pas la pente ◀de▶ mon esprit, et tout en le parcourant avec une soif qui annonçait le désert, je traçais des plans ◀d’▶œuvres sablonneuses. Je composais un traité des voyages : les titres en étaient ◀de▶ Sénèque ou ◀de▶ Swift, et je voyais très bien ce qu’en eussent tiré Sterne ou Goethe, mais, semblable à Gérard de Nerval, je sentais qu’il s’agissait ◀d’▶autre chose. — Il s’agit toujours ◀d’▶autre chose que ◀de▶ ce qu’on dit.
(L’imprudence ◀de▶ penser dans l’insomnie ! Cela tourne tout de suite à la débauche. Notre liberté ◀de▶ penser est absurde au regard des contraintes que subissent nos gestes. Imaginer ce qui se produirait, si par quelque Décret l’on élevait la Morale du domaine des actions à celui ◀de▶ la pensée, ◀de▶ l’Apparence à l’Essence. ◀D’▶un coup, tous les refoulés qui explosent, le chômage dans la gendarmerie et les fakirs débordés. L’hypocrisie s’en tire avec une volte-face.)
Quelle heure est-il ? La Lune se tient assez bien depuis un moment, c’est que la ligne est droite. Je ne sais plus dans quel sens je roule. J’aime ces heures désorientées ; le sentiment du « non-sens » ◀de▶ la vie n’est-il pas comparable à ce que les mystiques appellent leur désert, — cette zone vide qu’il faut traverser avant de parvenir à la Réalité. Entre « déjà plus » et « pas encore »… Bon point ◀de▶ vue pour déconsidérer nos raisons ◀de▶ vivre. La maladie aussi. Rien ne ressemble au voyage comme la maladie. C’est la même angoisse au départ, le même dépaysement au retour. « Il revient ◀de▶ loin » signifie : qu’il vient ◀d’▶être très malade. Si dans ta chambre, en plein jour, tu t’endors, et que, vers le soir, tu t’éveilles dans une lueur jaune, ne sachant plus en quel endroit du temps tu vis, — c’en est fait, toutes choses ont revêtu cet air inaccoutumé qui signale que tu es parti.
Voyager — serait-ce brouiller les horaires ? Le voyage est un état d’âme et non pas une question ◀de▶ transport. Un vrai voyage, on ne sait jamais où cela mène, c’est une aventure qui relève ◀de▶ la métaphysique plus que ◀de▶ la psychologie. — Une vaste licence poétique… (Voici bien la fatigue avec son jeu des définitions)… pas ◀de▶ but. — C’est vous qui le dites ! — Vous, naturellement… (Encore un qui se réveille dans ma tête.) — On ne voyage jamais que dans son propre sens !
— Mais il faut voyager pour découvrir ce sens !
— Qu’as-tu vu que tu n’étais prêt à voir ?
— Mais il fallait aller le voir !
— La vie est presque partout la même…
— Mais en voyage on la regarde mieux.
— La vie… (une sorte ◀de▶ cauchemar ◀de▶ la pensée, qui ne peut plus s’arrêter ◀de▶ penser).
Se peut-il qu’on cherche le sens ◀de▶ la vie ! Je sais seulement que ma vie a un but. M’approcher ◀de▶ mon être véritable. Seul au milieu des miens, j’oubliais ma race, j’avais l’illusion ◀de▶ n’être rien que… moi-même. Identique à mon centre. Ici, comparé à tant d’autres, je perds mes préjugés sur mon apparence, je me découvre localisé dans un type humain. Immobile, j’étais presque infiniment variable, indéterminé. Et c’est le voyage qui me fixe. Je rayonnais, on me dessine. Mais en même temps, j’ai découvert mes puissances ◀d’▶évasion intérieure. Et souvent je pressens qu’il existe une clef : délivré ◀de▶ moi-même j’entrerais en plein Moi… Une clef ? Plutôt « cela » qui me permettrait ◀de▶ combler l’écart entre moi et Moi qui est la seule réalité absolument tragique… Une chose ? Un être ? L’Objet ? — Est-ce que je dors dans mes pensées ?
La veilleuse fleurit soudain ◀d’▶un éclat bleu douloureux, le train ralentit. Hegyeshalom, petite gare frontière arrêtée au milieu de la plaine à l’heure A, — l’heure des arrivées et des adieux… Il y a dans tous les réveils une détresse et une délivrance étrangement mêlées.
Les clefs perdues
Il faudrait sortir à l’air frais, mais chaque porte est obstruée par un douanier, tant qu’à la fin on me refoule dans mon compartiment. Est-ce encore un rêve ? Je comprends bien qu’il faudrait ouvrir ces valises, mais j’ai perdu mes clefs. L’œil du douanier conseille des aveux complets. J’ai le feu à la tête, mais je suis innocent : puisque enfin il n’est pas dans ma valise, ce n’est que trop certain. Cependant, « rien à déclarer » après des semaines ◀de▶ voyage ? Cela va paraître improbable. On a dû voir sur moi que je le cherche, c’est pourquoi l’œil est implacable… Pas ◀de▶ clefs dans mes onze poches. Seulement ce papier timbré ◀d’▶un ministère… mais déjà l’œil s’éteint, le corps se plie, fait demi-tour et puis s’en va.
Rien, rien à déclarer, quelle tristesse. Mais qu’a-t-on jamais pu « déclarer » ◀d’▶important ? Je ne sais plus parler en vers et la prose n’indique que les choses les plus évidentes. C’est bien pourquoi l’Objet n’a pas ◀de▶ nom. Parfois je me suis demandé s’il n’était pas une sorte ◀de▶ pierre philosophale. Peut-être ces deux mots suffiraient-ils à l’indiquer quand je m’en parle ? Tout en donnant le change à celles ◀de▶ mes pensées qui exigent des apparences positives. Ainsi donc, j’ai cherché la Pierre des philosophes. D’autres aussi, peut-être, la cherchent. Et qui sait si vraiment elle n’existe plus, l’Hermétique Société ◀de▶ ceux qui ne désespèrent pas encore du Grand Œuvre9 ? Cela seul est certain : qu’il existe des signes. Peut-être faut-il d’abord les découvrir tous par soi-même. Et c’est alors seulement qu’aux yeux de ceux qui surent désirer ◀de▶ la voir, apparaît la « Loge invisible ». J’attends, j’appelle quelqu’un qui vienne me prendre par la main.
Ainsi je quitte la Hongrie. Serait-ce là tout ce qu’elle m’a donné ? Cette notion plus vive ◀d’▶un univers où la présence ◀de▶ l’Objet deviendrait plus probable ? Ou bien n’ai-je su voir autre chose que la Hongrie ◀de▶ mes rêves, ma Hongrie intérieure ? Il est vrai que l’on connaît depuis toujours ce qu’une fois l’on aimera. Et les uns disent qu’il faut connaître pour aimer ; les autres, aimer pour connaître, alors qu’au point ◀de▶ perfection, aimer et connaître sont un seul et même acte. Peut-être l’ai-je aimée ◀d’▶un amour égoïste, comme un être dont on a besoin et en qui l’on chérit surtout ce dont on manque : touchantes annexions, pieux mensonges du cœur qui traduisent, à tout prendre, une vérité particulière plus importante que cette vérité générale dont tout le monde se réclame et dont personne ne vit. Et certes un tel amour est un amour mineur. Mais qui saura jamais la vérité sur aucun être ? Et s’il fallait attendre pour aimer !
Je me souviens ◀de▶ ces terrains ◀de▶ sable noir, piqués ◀de▶ petits arbres et ◀d’▶un désordre ◀de▶ maisons basses, les dernières ◀de▶ la ville ◀de▶ Debrecen, au bord de la Grande Plaine encore rougeâtre ◀de▶ soleil couchant. J’y suis venu par hasard, en flânant ; je me suis sans doute perdu et pourtant je n’éprouve qu’une étrange sécurité. Présence, présence réelle… Comme j’ai peine à m’imaginer que jamais plus je ne la reverrai, cette lumière en ce lieu, secrète et familière. Songeant à cette minute et à d’autres semblables, en voyage, je me dis que c’est ◀de▶ là que j’ai tiré le sentiment ◀d’▶absurdité foncière qu’il m’arrive ◀d’▶éprouver en face d’une action purement raisonnable. Ah ! quelle raison t’attirait donc ici, sinon l’espoir bien fou ◀d’▶y retrouver l’émotion ◀d’▶un miracle imminent. Ou moins encore : l’image, née en rêve, ◀d’▶une plaine, ◀d’▶un couchant plus grandiose au ciel et sur la terre plus secret que dans ton pays. Tu attendais une révélation, non point ◀de▶ cet endroit, ni même par lui, — mais à cet endroit, en ce temps. Qui sait si tu ne l’as pas reçue ? Une qualité, une tendresse, quelque similitude… Oh ! bien peu ! Mais qu’est-ce que ce voyage, si tu songes à tous les espaces à parcourir encore dans ce monde et dans d’autres, dans cette vie et dans d’autres vies, pour approcher ◀de▶ tous côtés un But dont tu ne sais rien ◀d’▶autre que sa fuite : n’est-il pas cet objet qui n’ait rien ◀de▶ commun avec ce que tu sais ◀de▶ toi-même en cette vie ? Mais le voir, ce serait mourir dans la totalité du monde, effacer ta dernière différence, — car on ne voit que ce qui est ◀de▶ soi-même, et conscient.
C’est à cause ◀d’▶un pari peut-être fou, et qui porte sur des sentiments indéfinis, à cause de ce pari dont tu n’as vu l’enjeu qu’un seul instant — nos rêves sont instantanés — que tu es parti ; et maintenant tu joues ce rôle, tu t’intéresses, tu serres des mains, — tu perds les clefs ◀de▶ tes valises…
(Cela encore : m’arrêter à Vienne à cause des serrures. Peut-être y passer une nuit — rôder à la recherche ◀de▶ Gérard par les rues noires aux palais vides mais hantés, et dans les grands cafés du centre. Quelle autre rencontre espérer — maintenant ?)
« Tous ceux qui quittent ce monde vont à la Lune — lit-on dans les upanishads. — Or si un homme n’est pas satisfait dans la lune, celle-ci le libère (le laisse aller chez Brahma) ; mais si un homme y est satisfait, la Lune le renvoie sur terre en forme de pluie. »
Si je trouvais un jour l’Objet, il ne me resterait qu’à le détruire. (Aussitôt je commence à comprendre ce qu’il est : cela qui me rendrait acceptable ce monde.)
Malheur à celui qui ne cherche pas. Malheur à celui qui ne trouve pas. Malheur à celui qui se complaît dans ce qu’il trouve.
1929.