Préambule
Une vague vient se jeter sur la▶ bâche qui couvre ◀l’▶avant du bateau, et ◀de▶ ◀l’▶eau gicle sur nos visages glacés. « Tire ◀le▶ gramophone entre tes jambes, là, sous ton imperméable, que ◀le▶ cuir ne soit pas mouillé. (C’est qu’on nous ◀l’▶a prêté, il faut ◀le▶ soigner…) Nous sortons du port, et tout de suite ◀la▶ mer est forte. Un éclair sur ◀l’▶eau verte, un gros coup de vent : voilà nos compagnons ◀de▶ voyage, ◀le▶ médecin ◀de▶ ◀l’▶île et trois représentants ◀de▶ commerce, qui se précipitent dans ◀la▶ cabine ◀de▶ ◀la▶ cale par une espèce ◀de▶ trappe. Nous restons seuls sur ◀le▶ pont, ma femme et moi, à entasser nos valises tant bien que mal à ◀l’▶abri. Un autre éclair siffle et claque tout près. ◀La▶ tempête est venue brusquement avec ◀l’▶aube. Depuis une heure nous battions ◀la▶ semelle sur ◀les▶ quais déserts ◀de▶ ce port fantomatique, sans ville derrière lui, vaguement américain et militaire, sous un ciel bas couleur ◀d’▶acier où rien ne bougeait, et voilà tout ◀d’▶un coup cet orage ◀de▶ novembre qui crible et bat ◀les▶ flots durant ◀la▶ courte traversée, puis s’apaise non moins subitement à l’instant où nous touchons ◀l’▶île. ◀La▶ colère du détroit nous a salués ! J’accepte cet augure à double sens, certifiant ◀la▶ présence ◀d’▶un destin.
Voici ◀l’▶île : une plage basse, quelques pins, deux ou trois baraques. Nous traînons nos valises ◀le▶ long ◀d’▶un appontement interminable jusqu’à ◀l’▶autocar où notre petit groupe ◀de▶ voyageurs transis s’installe rapidement. Après quoi ◀l’▶on attend pendant une bonne demi-heure : ◀le▶ chauffeur et ◀les▶ gars ◀de▶ ◀la▶ buvette ont bien des choses à se raconter.
Dès ◀le▶ démarrage, ◀la▶ voiture craque et crisse ◀de▶ partout. Un incroyable cliquetis ◀de▶ vitres va nous accompagner pendant deux heures et demie, — car ◀l’▶horaire n’en prévoit pas moins pour parcourir ◀les▶ trente-huit kilomètres ◀de▶ ◀l’▶île dans sa longueur. Nous traversons ◀de▶ longs villages blancs et bleus aux maisons basses, des champs pauvres, des landes où ◀le▶ soleil qui reparaît fait briller des pyramides ◀de▶ sel. Au loin, parmi ◀les▶ lagunes et ◀les▶ marais, pointent ◀de▶ grands clochers peints ◀de▶ blanc jusqu’à mi-hauteur, et ◀de▶ noir au-dessus, repères pour ◀les▶ navigateurs. ◀L’▶autocar sent ◀la▶ marée fraîche. Des paysannes en coiffe, assises au fond, jacassent dans leur patois rapide et monotone. Je crois que je me suis endormi un moment. Nous approchons du dernier village. ◀L’▶île devient très étroite. Par endroits, ce n’est plus qu’une bande ◀de▶ terre aride, portant ◀la▶ route, un mur qui fait digue, une haie ◀de▶ tamaris. À gauche, ◀l’▶océan invisible derrière ◀le▶ mur ; à droite, des marais salants avec leurs cloisons délicates contre lesquelles s’amasse ◀l’▶écume rousse. Une grande lumière humide baigne ce paysage horizontal. Des voiles ocrées passent au ras des dunes basses qui ondulent à peine, en demi-cercle devant nous, marquant ◀la▶ fin des terres vers ◀l’▶ouest.
Sur la dernière lande, la dernière maison luit doucement. Nous voyons ◀de▶ loin sa façade blanchie, où ◀les▶ volets ◀d’▶un bleu pâle semblent peints à ◀l’▶aquarelle. C’est une maison simplette, telle qu’en dessinent ◀les▶ enfants, joli rectangle clair posé sur ◀l’▶horizon, un peu au-delà des limites européennes, dans une espèce ◀de▶ terrain vague ◀de▶ ◀la▶ civilisation ◀d’▶Occident, pays dénué et purifié, ramené à ◀la▶ nudité des quatre éléments primordiaux : ◀la▶ terre, ◀la▶ mer, ◀le▶ ciel, et ◀le▶ feu ◀de▶ ◀la▶ lumière. Nous vivrons bien !
Je revois, je revis si bien cette traversée, cette tempête courte, brusquement dramatique, cette étrange coupure qu’elle a faite dans ma vie, entre ◀les▶ derniers jours passés à Paris non sans fièvre et cette arrivée au soleil dans une liberté naïve et nue, pauvre et joyeuse… Mais je sens bien qu’il me faut expliquer pourquoi nous venions dans cette île à ◀la▶ saison où il convient plutôt ◀de▶ ◀la▶ quitter quand on ◀le▶ peut.
Si, par cette aube ◀de▶ novembre, sur ◀les▶ grands quais ◀de▶ ce port atlantique, j’en étais à considérer ◀d’▶un œil brûlé par ◀l’▶insomnie ◀les▶ flots ◀de▶ ◀l’▶océan maussade et ◀les▶ pauvres rivages du détroit, c’est fort apparemment que je n’avais rien ◀de▶ mieux à faire. J’étais chômeur depuis trois mois. On m’offrait un abri quelque part, une maison vide pendant ◀l’▶hiver, une occasion ◀de▶ solitude désirée en secret dès longtemps. Je voudrais bien n’avoir pas ◀l’▶air trop romantique : mes dernières années ◀de▶ Paris m’avaient appris que cette ville, au moins pour ◀la▶ jeunesse sans argent, est ◀la▶ ville des gérants ignobles et des concierges, des Lieux-sombres-et-populeux où il faut pénétrer ◀l’▶âme basse et ◀la▶ petite enveloppe à ◀la▶ main. Tant d’autres disent : Allons-nous-en, et restent faute ◀d’▶imagination. Et pourtant il suffit ◀de▶ bien peu pour partir : ◀la▶ France a des milliers ◀de▶ maisons vides. Dites autour de vous que vous en cherchez une, et vous en trouverez, pour rien, ou pas grand-chose. Encore faut-il savoir comment on y peut « vivre ». C’est à cette question judicieuse que j’ai voulu répondre par ce livre. Peut-être mon récit n’a-t-il pas ◀d’▶autre but que ◀de▶ décrire un précédent, ◀d’affirmer que cela peut se faire, que cela s’est fait, qu’il y a là un bonheur…