Première partie
N’habitez pas les▶ villes !
Début ◀de▶ novembre 1933
Je commencerai par ◀l’▶inventaire ◀de▶ mon domaine.
Je ne suis pas propriétaire, c’est entendu. Je ne possède légalement que des valises, ◀de▶ quoi me vêtir, et quelques livres. Mais aussi, je ne puis vivre nulle part sans me créer des possessions, appelant ainsi toute chose que je sais mettre en œuvre à ma façon, et peu capable ◀de▶ comprendre que ◀l’▶on veuille « avoir » autrement. Posséder, ce n’est pas avoir. Ce n’est pas même avoir ◀l’▶usage éventuel ◀de▶ quelque chose. Mais c’est user en fait ◀de▶ cette chose-là. C’est donc un acte, et pas du tout un droit. Et ce n’est pas une sécurité, ni rien qui dure au-delà du temps qu’on en jouit. Cette maisonnette, ce jardin et cette île, seront miens selon ◀la▶ puissance avec laquelle j’en saurai faire usage, pour une fin qui leur est étrangère et qui me commandera ◀de▶ ◀les▶ quitter ◀le▶ jour qu’ils y mettront obstacle.
(Pour ◀les▶ bourgeois, ◀l’▶idée ◀de▶ propriété est liée à ◀l’▶idée ◀d’▶héritage. Par quelle folie pensent-ils pouvoir « hériter » des biens ◀de▶ leurs pères ? Il faut tout ignorer ◀de▶ ◀la▶ vraie possession ! Une chose n’est mienne que pour un temps, et si je change, elle me devient impropre. Je n’hérite pas même ◀de▶ moi ! Ou alors, ◀l’▶héritage est cela dont on ne peut pas se délivrer à temps, et devrait être défini franchement comme ce qui est incommode ou impropre, et dont il faut tâcher ◀de▶ se délivrer coûte que coûte.)
Mon domaine, c’est ce que j’ai sous ◀la▶ main.
Voici d’abord ◀la▶ table que je me suis fabriquée : j’ai trouvé dans ◀le▶ chai deux tréteaux et deux planches bien rabotées ; j’ai dressé cela devant ◀la▶ fenêtre ouverte sur ◀les▶ verdures encore vivaces du jardin. Quand je lève ◀le▶ nez, je vois ◀la▶ cour ◀de▶ terre battue à l’ombre de ses deux tilleuls, ◀la▶ margelle du puits à gauche, où repose une vieille chatte, ◀le▶ chai à droite. Au-delà ◀de▶ ◀la▶ cour, ◀les▶ planches incultes du potager, ◀de▶ chaque côté ◀d’▶une allée bordée ◀de▶ rosiers. ◀L’▶allée aboutit à une porte ◀de▶ bois à deux battants, à demi cachée par des lauriers épais. ◀De▶ hauts murs blancs enclosent ◀de▶ tous côtés ce jardin ◀de▶ curé qui a juste ◀la▶ largeur ◀de▶ ◀la▶ maison. On ne voit rien que ◀le▶ ciel au-delà, un ciel lavé, tissé ◀d’▶oiseaux, et parfois traversé par un nuage rapide.
En me retournant à droite, je vois par une autre fenêtre un coin ◀de▶ lande, et des petites dunes broussailleuses qui ferment ◀l’▶horizon bas. Peu de terre et beaucoup de ciel, et partout cette humide lumière blanche qui met des ombres si légères, vertes et bleues, sur ◀les▶ murailles rosées.
◀La▶ maison compte deux chambres au rez-de-chaussée, séparées ◀de▶ ◀la▶ cuisine par un couloir dallé. À ◀l’▶étage, où ◀l’▶on parvient par un petit escalier qui prend au fond ◀de▶ ◀la▶ cuisine, deux autres chambres assez vastes et presque vides, auxquelles ◀le▶ toit sert ◀de▶ plafond. Très peu de meubles, comme j’aime. Des murs blanchis ou teintés ◀de▶ bleu clair, des planchers rudes. Décor candide et gai, oui vraiment plus gai qu’ascétique. Dans ◀le▶ chai, à ◀la▶ porte un peu trop basse, règne une pénétrante odeur ◀de▶ laurier. On distingue dans ◀l’▶ombre des amas ◀de▶ branchages, des outils et des treilles pour ◀la▶ pêche aux crevettes. Je me suis procuré un petit tonneau ◀de▶ vin blanc ◀de▶ ◀l’▶île. C’est un clairet assez acide, qui laisse peut-être un léger goût iodé, au moins ◀l’▶on est tenté ◀de▶ ◀l’▶imaginer : ◀la▶ vigne croît ici au ras ◀d’▶un sol sablonneux que ◀l’▶on fume avec du varech.
◀De▶ ◀l’▶île, du village, ◀de▶ ◀la▶ mer, je ne veux rien dire encore : je laisse tout cela se mêler à ma vie, dans ◀l’▶heureux étourdissement ◀de▶ ◀la▶ lumière maritime. Pour mes pensées, je ◀les▶ occupe en attendant à ◀de▶ petits exercices formels, sans nul rapport avec ce beau vertige ◀de▶ liberté. Depuis six jours que nous sommes arrivés, je n’ai lu que ◀les▶ Règles ◀de▶ Descartes, comme on ferait un mot croisé, pour tuer ◀le▶ temps avant un rendez-vous.
10 novembre 1933
Ce journal n’aura rien ◀d’▶intime. J’ai à gagner ma vie, non pas à ◀la▶ regarder. Toutefois, noter ◀les▶ faits précis qui me paraîtront frappants ici ou là, c’est une sorte ◀de▶ contrôle amusant et utile — pour plus tard — et c’est une bonne discipline ◀de▶ ◀l’▶esprit que ◀la▶ description objective. Me voici engagé dans une expérience forcée ◀de▶ vie pauvre, libre et solitaire — trois grands mots ! et pourtant c’est bien cela — tout au bout d’un pays dénué ◀de▶ ressources, pratiquement analogue, j’imagine, à un poste colonial aux limites du désert. Curiosité, comme au début ◀d’▶un film. ◀La▶ situation est d’ailleurs excellente pour ◀l’▶instant. Il nous reste encore ◀de▶ quoi vivre pendant six semaines environ, si du moins nos calculs sont justes : 900 francs, un bon toit, et ◀le▶ temps ◀de▶ voir venir.
Ceci posé, il s’agit ◀de▶ vérifier et ◀de▶ noter ici au jour ◀le▶ jour :
1. (Problème matériel : ) Si ◀l’▶on peut vivre loin des villes sans emploi ni gain assuré, et se procurer tout de même ◀le▶ strict nécessaire par des articles, traductions, etc. (qu’il me reste d’ailleurs à trouver) — et combien coûte ce strict nécessaire.
2. (Problème psychologique : ) Si ce régime est favorable ou non à ◀la▶ maturation ◀d’▶une œuvre ; — s’il est moins démoralisant que ◀le▶ régime parisien ; — s’il endort ou s’il excite ◀l’▶esprit ; — enfin s’il rend neurasthénique, ou furieux, ou content, etc.
3. (Problème social : ) Si ◀les▶ contacts inévitables et quotidiens entre un « intellectuel » ◀de▶ ma sorte et ◀les▶ habitants du pays, se révèlent bons, mauvais, ou simplement indifférents (je veux dire féconds, irritants, ou stériles) pour mes voisins aussi bien que pour moi.
Du 10 au 17 novembre 1933
Pour parer au plus pressé, écrit et envoyé six articles à des revues, hebdomadaires et journaux. Grande facilité ◀de▶ travail dans ce silence à peu près absolu.
Mais aussi j’ai ◀l’▶impression nette ◀d’▶utiliser ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶élan intellectuel qui me soutenait à Paris. Ces deux derniers jours déjà, j’arrivais mal à prendre au sérieux ◀l’▶actualité ◀de▶ ce que j’écrivais. Il faut avouer qu’il s’agissait, dans ces articles, ◀de▶ ce que ◀les▶ gens croient être actuel, ou sont censés croire actuel, dans ◀la▶ littérature ou ◀les▶ idées. C’est cela qui paye, et qui m’ennuie. J’ai gardé pour ◀la▶ fin — ce sera demain — ◀la▶ rédaction ◀de▶ deux articles destinés à des revues ◀de▶ jeunes (non payantes bien entendu), et que je vais sans doute écrire ◀d’▶un trait, parce que j’y parlerai ◀de▶ notre affaire, avec nos mots, dans notre liberté.
Après quoi, je pourrai travailler.
Aujourd’hui c’est ◀le▶ jour du repos. J’ai trouvé au fond ◀d’▶une armoire, derrière une pile ◀d’▶assiettes, deux volumes sur ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶île, ses coutumes et son dialecte. L’un est ◀l’▶œuvre ◀d’▶un archiviste du continent. Il affecte une douce ironie sorbonnarde pour ◀les▶ petits événements qui se déroulèrent dans ce coin ◀de▶ pays, et surtout pour ◀les▶ légendes locales, qui ont fortement exagéré et embelli tout cela… ◀La▶ science réclame ◀de▶ petits faits vrais. Elle tend aussi, il faut ◀l’▶avouer, à ne tenir pour vrai que ce qui est petit. Laissons donc ◀de▶ côté ce petit travail qui a dû valoir ◀les▶ palmes à son auteur. Le second bouquin, c’est ◀l’▶œuvre ◀d’▶un vieux médecin tout plein ◀de▶ verve et ◀de▶ gaillarde érudition, comme il s’en trouve un peu partout pour sauver « ◀l’▶esprit » ◀d’▶un pays. J’ai passé tout ◀l’▶après-midi dessus. Cela commence par une chronique historique, dont ◀l’▶essentiel est naturellement ◀l’▶énumération des débarquements qui ont honoré ◀l’▶île, des premières galères romaines jusqu’au bateau à vapeur ◀de▶ Sadi Carnot — monument au point où il toucha terre en 1892 — en passant par ◀les▶ drakkars norvégiens, ◀les▶ flottes anglaises des guerres ◀de▶ religion et ◀les▶ expéditions ◀de▶ saumoniers. Une période héroïque sous Richelieu. Depuis lors, semble-t-il, ◀les▶ villages se dépeuplent, ◀les▶ traditions se perdent et ◀les▶ champs tombent en friche. ◀La▶ Révolution seule a ranimé ◀l’▶ardeur des habitants, pour la plupart jacobins. Plusieurs des discours ◀de▶ leurs chefs ont été consignés par miracle : ils ne ◀le▶ cèdent en rien, pour ◀l’▶ampleur ◀de▶ leurs vues sur ◀le▶ monde, à ◀l’▶éloquence des conventionnels… On trouve encore dans ce livre des anecdotes paysannes assez libres, rédigées dans un patois un peu trop exemplaire. ◀D’▶intéressantes précisions budgétaires sur ◀les▶ institutions ◀de▶ bienfaisance fondées par ◀le▶ docteur lui-même, ou tout au moins à son instigation. Enfin, et cela nous sera des plus utiles, une minutieuse description ◀de▶ ◀la▶ faune et ◀de▶ ◀la▶ flore ◀de▶ ◀l’▶île, du régime des marées, des courants et des vents. Merveilleux livre en vérité !
Et ◀la▶ merveilleuse bibliothèque que celle qui rassemblerait tous ◀les▶ ouvrages analogues que, dans chaque sous-préfecture, un vieux docteur au fichu caractère a composés ◀de▶ sa longue expérience, ◀de▶ ses rancunes, ◀de▶ son amour caché, et ◀de▶ sa science hétéroclite ◀de▶ praticien et ◀de▶ collectionneur. ◀L’▶esprit fort et ◀l’▶esprit ◀de▶ clocher se font une guerre acharnée dans ces pages, et ils ◀l’▶emportent tour à tour, jusqu’à ◀la▶ synthèse finale ◀d’▶une envolée tout à la fois patriotique, républicaine, et tolérante. ◀La▶ droite, ◀la▶ gauche, et une certaine espèce ◀d’▶intelligence, ou ◀d’▶ironie…
Pour ◀de▶ tels hommes, certes il n’y a pas deux France ! Ou plutôt elles se mêlent dans un combat indivisible et nécessaire au cœur ◀de▶ chacun ◀d’▶eux. Voilà ◀l’▶espèce ◀d’▶hommes français que je voudrais croire ◀la▶ plus authentique, et ◀la▶ plus digne ◀d’▶incarner ◀le▶ concept ◀de▶ Français moyen. « Français moyen » aux yeux des journalistes, c’est un petit-bourgeois terne et plat que j’appelle un Français aplati, un parfait lecteur ◀de▶ journaux, un minimum ◀de▶ Français, et non pas du tout une moyenne. Que ne réserve-t-on ◀l’▶expression pour ◀les▶ hommes qui résument en eux ◀les▶ tendances contradictoires dont ◀le▶ concours fait ◀l’▶esprit national ? C’est qu’on préfère sans doute appeler moyen ce qui est très bas — pour se sentir un peu au-dessus…
19 novembre 1933
Premiers contacts avec ◀les▶ gens. — ◀Le▶ village se termine au bout de notre jardin. Passé ◀la▶ porte, on enfile une petite rue toute blanche qui contourne ◀la▶ panse ◀de▶ ◀l’▶église, et aboutit à ◀la▶ place principale.
Au milieu de cette place, qui est un vaste rectangle ◀de▶ terre jaune, ◀les▶ habitants plantèrent à ◀la▶ Révolution un arbre ◀de▶ ◀la▶ Liberté. Cet orme est devenu gigantesque, majestueux, exemplaire dans sa symétrie architecturale. Il domine toutes ◀les▶ maisons et ◀le▶ clocher. Il est seul au-dessus du pays. Je voudrais ◀le▶ dessiner dans ◀le▶ style romantique, avec tous ses détails et toute son opulence, frisé comme une perruque du grand siècle. ◀De▶ trois côtés ◀de▶ ◀la▶ place généralement vide, ◀les▶ maisons s’alignent en ordre modeste, peintes en tons clairs et simples, blanc, jaune ou vert. ◀La▶ couleur des volets s’harmonise avec chaque façade ◀d’▶une manière subtile et précise qui en dit long sur ◀l’▶âme ◀de▶ ce peuple discret. C’est ◀l’▶impression que je veux retenir pour ◀le▶ moment des gens d’ici. Elle corrige ◀la▶ mauvaise humeur que m’a donnée notre épicière.
Car il faut bien, hélas, commencer par ◀l’▶épicière, quand on aborde ◀le▶ village où ◀l’▶on va vivre. Celle-ci est énorme et goutteuse. Elle a des douleurs dans ◀les▶ jambes, et m’en parle d’abord, pour me mettre en confiance. Je sens bien qu’elle veut me faire causer avant de fixer ◀le▶ prix du chou-fleur, des enveloppes jaunes, du peloton ◀de▶ ficelle et du kilo ◀de▶ riz.
Mes vêtements, citadins mais râpés, ne ◀la▶ renseignent pas clairement. Et que penser ◀d’▶un « Parisien » qui manifeste ◀l’▶intention ◀de▶ rester ici tout ◀l’▶hiver ? C’est plutôt en été qu’on vient chez nous, me fait-elle prudemment observer.
— Je ◀le▶ sais bien, madame Aujard, mais je ne viens pas pour mes vacances ! J’ai du travail chez moi, des tas ◀de▶ choses à écrire…
Elle n’ose pas m’en demander davantage. Et moi, je recule devant ◀l’▶entreprise ◀de▶ lui expliquer ◀la▶ nature ◀de▶ mon travail. « Écrire », qu’est-ce que cela signifie ? Écrire pour ◀les▶ journaux, sans doute, mais il n’y en a pas tant à raconter sur ce pays… Je ◀l’▶ai laissée en plein mystère. Elle a dû en parler longuement avec ◀les▶ clients qui attendaient en silence, ◀le▶ nez sur leurs sabots, que je sois sorti.
◀La▶ mère Aujard n’a pas toujours ce qu’on voudrait. En hiver elle fait peu de réserves ◀de▶ produits alimentaires, ◀les▶ habitants n’achetant guère autre chose que ◀de▶ ◀la▶ mercerie, des lainages et des épices. Alors il faut aller ◀de▶ l’autre côté ◀de▶ ◀la▶ place, chez Mélie. Ce n’est pas simple ◀d’▶éviter ◀d’▶être vu par l’une, entrant chez l’autre. Mais c’est prudent, on me ◀l’▶a dit. Car elles ne baisseront pas leurs prix pour garder un client, elles ◀les▶ augmenteront bien plutôt pour ◀le▶ punir ◀d’▶avoir été en face. Sans compter qu’on n’aime pas être accueilli par ◀la▶ réprobation sournoise ◀d’▶une épicière.
Ennui ◀de▶ traverser ◀le▶ village, quand on se sent observé derrière ◀les▶ fenêtres. Ô liberté des villes ! Mais ne point oublier qu’à Paris, c’est chez soi, dans ◀les▶ petits deux-pièces, que ◀l’▶on souffre ◀de▶ ◀l’▶inquisition des voisins. Ici, dans ◀la▶ rue seulement.
20 novembre 1933
C’est chez ◀le▶ voisin ◀de▶ ◀la▶ mère Aujard dite Ugénie que j’ai acheté mon tonneau ◀de▶ vin. Ce voisin s’appelle Renaud, comme ◀la▶ majorité des habitants, Renaud-Mellouin. Il loge au fond ◀d’▶une ◀de▶ ces courettes charmantes qui sont ◀la▶ secrète beauté des habitations ◀de▶ ◀l’▶île : toutes claires et propres, tapissées ◀de▶ glycines et ◀de▶ roses trémières, et parfois recouvertes ◀de▶ treilles à ◀l’▶italienne. Comme on voudrait y vivre ! y passer des soirées attablé devant un verre ◀de▶ petit vin, à regarder ◀le▶ carré ◀de▶ ciel pâlir et ◀les▶ murs qui deviennent roses.
21 novembre 1933
◀Le▶ bureau ◀de▶ poste. — Trois mètres sur trois, et une grille épaisse au milieu. Derrière ◀la▶ grille, ◀le▶ long visage ◀de▶ Pédenaud. J’ai ◀l’▶impression que je lui gâte ◀la▶ vie. Trois fois ◀la▶ semaine au moins, il me voit venir avec une grande enveloppe contenant un manuscrit. « Est-ce une lettre ? — Non. — Est-ce un imprimé ? — Non. C’est tapé à ◀la▶ machine. — Est-ce qu’il n’y a rien ◀d’▶écrit à ◀la▶ main ? — Si, il y a des corrections écrites à ◀la▶ main. »
Pédenaud relit pour ◀la▶ énième fois son tarif, fait son calcul sur un bout ◀de▶ papier, et conclut que j’ai à payer 72 francs, pour un envoi, ce jour-là, ◀d’▶une centaine ◀de▶ feuillets. Il en paraît lui-même consterné. J’affirme avec vivacité que ça ne peut pas aller. Il faut tout recommencer. Finalement ◀l’▶on décide ◀d’▶envoyer ◀le▶ manuscrit comme échantillon sans valeur. Port : 4 fr. 75.
Dans ◀l’▶après-midi, tandis que j’écris à ma table, j’entends grincer ◀la▶ porte du jardin. C’est ◀la▶ femme ◀de▶ Pédenaud qui brandit un papier. J’accours : elle me tend une formule ◀de▶ télégramme, mais ce n’est pas un télégramme, c’est une notification officielle ◀d’▶avoir à verser sans délai ◀la▶ somme ◀de▶ 67 fr. 25 restant due sur ◀l’▶envoi ◀de▶ ce matin. En effet, Pédenaud, qui a voulu en avoir ◀le▶ cœur net, a pris des instructions par téléphone au chef-lieu. Son supérieur lui a confirmé qu’un manuscrit s’affranchit comme une lettre. Il faut donc que je m’exécute, sinon c’est lui qui sera forcé « ◀d’▶y aller ◀de▶ sa poche ». Me voilà courant à ◀l’▶autobus pour arrêter ◀le▶ courrier. ◀L’▶autobus vient de partir. Il faut téléphoner au chef-lieu, faire rouvrir au passage ◀le▶ sac postal, discuter passionnément, trouver une formule ◀d’▶apaisement qui ménage toutes ◀les▶ susceptibilités, et finalement ne rien payer de plus. Je note ceci parce que c’est un petit signe assez typique du malentendu qui apparaît entre ◀les▶ gens d’ici et moi dès qu’il s’agit ◀de▶ mon travail et ◀de▶ ses conditions pratiques. Petits ennuis sans gravité, bien sûr. Mais quel drame dans ◀la▶ vie ◀d’▶un buraliste ◀de▶ recette auxiliaire ! Depuis lors, il rougit et transpire rien qu’à me voir entrer.
Je cause un peu, pour me faire pardonner. Pédenaud est mutilé ◀de▶ guerre. Il boite. On lui a donné cette recette auxiliaire à titre de dédommagement. Salaire : 280 francs par mois « en comptant tout ». Sa femme fait des lessives. En été ils pêchent des palourdes et ◀les▶ vendent aux baigneurs. Bien entendu, je n’arrive pas à savoir combien ce petit commerce lui rapporte, « ça dépend des années ».
Pédenaud me considère comme riche (sinon dépenserais-je tant à son guichet ?) mais s’il savait que j’ai dépensé près de 600 francs depuis trois semaines, il estimerait que j’exagère, même pour un riche. Je me sens rejeté dans ◀la▶ catégorie bourgeoise. Ma bonne conscience ◀de▶ pauvre n’aura pas duré bien longtemps.
26 novembre 1933
Aucune réponse ◀de▶ Paris à mes envois. Si mes articles ne paraissent qu’en décembre, je serai payé au plus tôt en janvier. Et il me reste juste assez pour deux semaines, si toutefois je restreins mes dépenses ◀de▶ tabac. Difficulté ◀de▶ travailler sans fumer. ◀Le▶ meilleur moyen, c’est ◀d’▶aller réfléchir le long des plages.
Quand nous sortons ◀de▶ notre enclos, nous avons trois promenades au choix : elles conduisent toutes ◀les▶ trois, en dix minutes, à une plage. Notre village est en effet situé sur une pointe avancée ◀de▶ ◀l’▶île, et la quatrième direction possible est celle des marais, à peu près impraticable en cette saison. Nous suivons des sentiers bordés ◀de▶ tamaris jusqu’aux dunes. Elles ne sont pas bien hautes, ces dunes, dix mètres au plus, mais c’est assez pour embrasser du regard une bonne partie ◀de▶ ◀l’▶île, notre village, ◀les▶ marais et deux ou trois clochers lointains, noirs et blancs. ◀La▶ lumière n’a plus cette intensité blanche et bleue qui nous avait comme étourdis à ◀l’▶arrivée. Des faisceaux ◀de▶ rayons divisés par ◀les▶ nuages lourds et rapides rasent ◀les▶ terres brunies, font luire là-bas une dernière prairie verte, étinceler un tas de sel, puis se perdent parmi ◀les▶ vapeurs des marais. ◀Le▶ ciel change avec une incroyable rapidité, il arrive qu’il se couvre et se nettoie tout entier dans ◀l’▶espace ◀d’▶une demi-heure. ◀Les▶ côtes, elles aussi, se transforment. Une nuit ◀de▶ vent bouleverse leur dessin et leurs couleurs, apporte un banc ◀de▶ varech pourpré ou dénude des roches noires, ◀la▶ veille encore recouvertes ◀de▶ sable.
Peu ◀d’▶hommes aux champs, petits hommes noirs courbés. Et ◀le▶ village vu des dunes tantôt ressemble à un dessin ◀d’▶enfant, ou à ◀l’▶esquisse ◀d’▶un peintre cubiste, tantôt sous une averse mêlée ◀de▶ rayons, à quelque illustration du xviiie allemand.
28 novembre 1933
◀L’▶océan met un grand sous-entendu solennel à toutes ◀les▶ pensées. Il donne ◀de▶ ◀la▶ force aux plus fortes, leur prêtant un cadre et un fond, et rejette ◀l’▶écume des autres. Toutefois je ne ◀le▶ contemple pas sans une espèce ◀de▶ méfiance profonde : il est surtout une tentation ◀de▶ se dissoudre dans on ne sait quelle sublimité stérile. Plutôt que ◀de▶ poser un regard vague et passionné sur ◀l’▶infini néant des eaux, je considère à mes pieds ◀les▶ dessins du sable qui s’écoule à chaque retrait des vagues, et ◀l’▶usure ◀de▶ mes souliers dont ◀l’▶eau salée durcit et fendille ◀le▶ cuir…
1er décembre 1933
Dépenses du premier mois dans ◀l’▶île : Ménage, manger et boire, 480 francs ; (en général tout est plus cher qu’à Paris). Un stère ◀de▶ bois, 50 francs ; (il y a très peu ◀d’▶arbres sur ◀l’▶île, on fait venir ◀le▶ bois ◀de▶ chauffage du continent). Éclairage au pétrole, 30 francs. Bons ◀de▶ ◀la▶ « Société coopérative ◀de▶ panification », 40 francs. Réparation ◀de▶ ◀la▶ pompe du puits, 25 francs ; (elle ne marche pas mieux depuis, il faut tirer ◀l’▶eau avec un seau, au bout d’une corde). Timbres, papier, enveloppes, 45 francs. Faiblesse humaine, 70 francs (cigarettes). Inexplicable, 30 francs. Total : 770 francs.
Recettes : 80 francs pour quelques notes publiées dans une revue.
Reste : environ 200 francs.
◀Le▶ sentiment ◀de▶ dépendre entièrement ◀de▶ bonnes ou ◀de▶ mauvaises volontés lointaines, et du hasard, éveille par résonance un sentiment ◀de▶ liberté, ◀de▶ gratuité aventureuse. Mon sort ne dépend plus ◀de▶ ce que je puis faire ou imaginer : libération. Il faut qu’il arrive quelque chose. Et s’il n’arrive rien ? « On ne meurt pas ◀de▶ faim dans nos pays », dit-on, et je crois bien que je ◀l’▶ai dit quelquefois. Mais il y a aussi des exceptions, des cas sans précédent, et des raisons toutes personnelles ◀de▶ ne pas appeler au secours. Pourtant je suis bien tranquille, je ne ◀l’▶ai même jamais été aussi absolument.
C’est peut-être à cause du bonheur ◀de▶ notre vie. Trouver son rythme naturel, et ◀les▶ moyens ◀de▶ s’y réduire, voilà ◀le▶ but ◀de▶ toute morale : car ◀le▶ « bien-penser » en dépend.
2 décembre 1933
Questions. — Est-ce donc si « naturel » ◀de▶ vivre sur une île ? Est-ce que ◀l’▶insularité (géographique et morale) n’est pas une espèce ◀de▶ vice ? Est-ce que ce n’est pas ◀la▶ racine ◀de▶ tout ◀l’▶idéalisme dont ◀les▶ modernes doivent se guérir, s’ils veulent enfin devenir « actuels » ? Est-ce que ce n’est pas aussi ◀la▶ racine ◀de▶ cet esprit ◀d’▶abstraction égoïste dont nous souffrons tous ?
Enfin, n’est-il point trop facile ◀de▶ trouver son rythme ◀de▶ vie dans ◀les▶ conditions somme toute artificielles où mon chômage m’a placé, m’obligeant à me poser ici, dans un milieu qui m’est fort étranger, et cela pour des raisons aussi superficielles, par rapport à mon œuvre concrète, que ◀les▶ raisons économiques ?
Pourquoi ◀les▶ hommes vivent-ils sur des îles ? Quand nous sortons pour une promenade et que nous mesurons toute ◀l’▶étroitesse ◀de▶ notre domaine, ◀la▶ mer partout à dix minutes et ces marécages hostiles, nous souffrons ◀de▶ ne pouvoir prolonger en pensée notre marche jusqu’au pays voisin. Cette liberté insulaire est une liberté négative. Elle nous met à ◀l’▶abri du monde et nous ramène tout physiquement à nos limites. Mais ◀l’▶homme est ainsi fait qu’il désire sans cesse se risquer au-delà ◀de▶ ce qu’il peut, et franchir au moins en pensée ◀les▶ bornes ◀de▶ ses possessions pour aller se mêler aux « autres », à ◀l’▶étranger…
Tout ici me ramène à moi seul. J’ai beau faire, je ne parviens pas à partager avec ◀les▶ hommes ◀de▶ ce village ce qui est essentiel et solide dans ma vie. ◀Le▶ simple fait que je ne puis pas ◀les▶ persuader que je travaille vraiment en écrivant, cela met entre nous une barrière sentimentale, une gêne constamment sensible. Et je n’ai nulle envie ◀d’▶en prendre mon parti.
Dans ce qu’ils ont pu entrevoir ◀de▶ mon activité, une seule chose ◀les▶ a frappés : ma machine à écrire. ◀La▶ mère Renaud (Renaud-de-la-Cure), qui est une vieille amie des propriétaires ◀de▶ notre maison, est venue plusieurs fois nous voir. Hier, elle m’a demandé avec toutes sortes ◀de▶ précautions oratoires embrouillées si son fils pourrait venir aussi voir ◀la▶ machine. Je crois bien que sans cette machine, je n’arriverais jamais à leur prouver que je fais réellement quelque chose.
Quand je vais chez ◀les▶ Renaud, c’est tout ◀le▶ contraire. Ils m’expliquent en détail ce qu’ils font, et je puis ◀le▶ comprendre et ◀l’▶admirer. Ils ont ainsi sur moi une sorte ◀de▶ supériorité concrète dont je ne souffre pas dans ma vanité, c’est entendu, mais bien dans mon désir ◀de▶ sympathie humaine, ◀d’▶échange direct sur pied ◀d’▶égalité.
◀Le▶ père Renaud est un ancien marin, barbu, jovial, déjà touché par ◀le▶ gâtisme, mais agréablement, si je puis dire. Cela met un peu de fantaisie dans ses souvenirs, trop souvent racontés. (« Quand nous étions devant Tamatave, en 1886… ») Il s’occupe maintenant à fabriquer un filet ◀de▶ quatre-vingt-dix mètres, bel ouvrage dont ◀le▶ détail m’intéresse. ◀Le▶ fils compose des cartes postales illustrées avec des bouts ◀de▶ timbres-poste découpés. Je m’attarde à causer dans leur cuisine, qui est leur habitation ordinaire. On ne peut rien désirer de plus plaisant que cet intérieur. Des chaises au siège ◀de▶ bois poli, une lourde table au centre, une autre plus petite vers ◀la▶ fenêtre, sur laquelle travaille ◀le▶ père Renaud. ◀Le▶ sol est ◀de▶ ◀la▶ terre battue recouverte ◀d’▶une fine couche ◀de▶ sable. Sur ◀les▶ murs blanchis, quelques petites gravures anciennes, encadrées ◀de▶ noir, et joliment disposées, une photo ◀de▶ bateau, et un vieil arbre généalogique aux couleurs pâlies. Cet ordre gai, cette propreté rigoureuse qui règnent ici avec tant ◀d’▶aisance, ai-je ◀le▶ droit ◀de▶ ◀les▶ considérer comme ◀les▶ symboles visibles ◀de▶ ◀l’▶univers intérieur ◀de▶ ces gens ?
Je me dis parfois : ◀Le▶ monde moderne n’a rien en eux. Ils sont indemnes ◀de▶ nos fièvres. Ils ne connaîtront pas nos douloureuses confusions, nos inadaptations, nos désirs discordants. Ils se sont fait un entourage à ◀la▶ mesure ◀de▶ leur être habituel, et s’en contentent. Pourquoi voudrais-je qu’ils désirent autre chose ? Et quand ◀la▶ mère Renaud me dit qu’elle n’est jamais sortie ◀de▶ ◀l’▶île, depuis soixante ans qu’elle y est née, pourquoi ne puis-je m’empêcher ◀d’▶éprouver un sentiment ◀de▶ regret pour elle, ◀de▶ resserrement ?
4 décembre 1933
Ma gêne quand ◀l’▶épicière voulait savoir ce que je fais, et dans vingt occasions pareilles : voilà qui me pose tout ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ culture. Cela paraîtrait absurde à la plupart des intellectuels que je connais. Pourtant si ◀l’▶on refuse ◀de▶ poser ce problème dans ◀le▶ détail concret des relations humaines quelconques, il se peut que ◀l’▶on refuse aussi ◀le▶ vrai sérieux, ◀la▶ vraie difficulté ◀de▶ ◀la▶ question.
◀Le▶ bénéfice ◀le▶ plus certain ◀de▶ mon état, c’est que je me vois contraint ◀de▶ toucher tous ◀les▶ jours ◀les▶ limites du domaine culturel : et là seulement paraissent ◀les▶ absurdités sur lesquelles nous vivons depuis des siècles, dans un accord peut-être excessivement tacite.
Je voudrais exprimer un maximum ◀d’▶humanité lorsque j’écris, et c’est précisément parce que j’écris que je me vois séparé ◀de▶ beaucoup ◀d’▶hommes, du plus grand nombre. Et d’abord ◀de▶ ceux qui m’entourent, et qui sont aujourd’hui mes prochains.
Ils me parlent ◀de▶ ce qui ◀les▶ intéresse, et je m’y intéresse avec eux. Mais je ne puis ou ne sais pas encore leur parler ◀de▶ ce qui, moi, m’intéresse : je sens trop bien qu’ils n’en sont pas curieux.
◀De▶ quoi donc me parlent-ils ? Du temps, et j’aime cela comme tout le monde ; ◀de▶ leur travail aux champs ou à ◀la▶ côte, et je ◀les▶ écoute avec toute ◀l’▶attention ◀d’▶un apprenti ; ◀de▶ leurs souvenirs, parfois touchants, parfois comiques, toujours révélateurs pour moi ◀d’▶un monde non pas absolument nouveau, mais nouvellement intéressant.
Et quand nous sommes en confiance, si j’essaie ◀d’▶amener ◀l’▶entretien sur leurs lectures, ◀les▶ journaux qu’ils achètent, ◀la▶ politique, ou ◀la▶ religion qu’ils suivent, ils se taisent bien vite, ou se remettent à raconter des anecdotes subitement sans intérêt. Je ne sens pas qu’ils se méfient ◀de▶ moi. Simplement, ils n’ont jamais formé ◀de▶ phrases, dans leur tête, à propos de ces choses-là.
Non seulement je ne sens pas qu’ils se méfient ◀de▶ moi en tant qu’intellectuel ou « spécialiste », mais encore je devine qu’ils n’estiment pas que je puisse avoir une opinion plus avertie que ◀la▶ leur sur ◀les▶ sujets que je viens de nommer. Ils ne se doutent pas que c’est ◀de▶ cela précisément qu’un écrivain peut faire sa « spécialité ». Et rien ne ◀les▶ étonnerait davantage que ◀d’▶apprendre un beau jour que je m’intéresse à leurs « idées », à leur situation, à leurs problèmes, — et que j’en fais parfois ◀la▶ matière même ◀de▶ mon travail…
J’ai quelque peine à exprimer ceci, — qui n’est précisément qu’un sentiment ◀de▶ gêne en moi. Sentiment qu’il y a là quelque absurdité, et si énorme que personne ne pense à ◀la▶ dire… Peut-être, dans un siècle ou deux, se demandera-t-on comment nous avons pu rester si parfaitement aveugles ? Ou bien est-ce ma gêne qui est absurde ? Essayer ◀de▶ confronter ◀la▶ culture et ◀la▶ réalité, c’est peut-être prouver qu’on ignore l’une et l’autre ? Ou témoigner ◀d’▶une naïveté impardonnable ? — Pourtant, je ne suis pas prêt à me donner tort, c’est-à-dire à donner raison au bon sens ◀de▶ ◀l’▶époque présente. Il a trop souvent fait ses preuves.
5 décembre 1933
Une ◀de▶ nos joies, c’est ◀de▶ pouvoir enfin mettre au gramophone, et avec ◀l’▶aiguille forte, des chœurs à grand fracas ou simplement ◀de▶ ◀la▶ musique moderne, — sans voisins pour taper à ◀la▶ paroi ou pour nous faire des scènes, conventionnelles mais épuisantes, sur ◀le▶ palier.
Nous n’avons qu’une dizaine ◀de▶ disques : Bach, Mozart, Stravinsky, Honegger. ◀De▶ Milhaud, ◀l’▶ouverture et ◀la▶ conclusion des Euménides, emportée ◀de▶ Paris sans avoir pu ◀la▶ jouer ailleurs que chez ◀le▶ marchand. C’est ◀l’▶événement ◀de▶ notre solitude. Et certainement c’était ici, dans ce désert, qu’il convenait ◀d’▶entendre une telle musique et ◀de▶ ◀la▶ laisser se déployer. Indescriptible majesté ◀de▶ ce lent paroxysme vocal, rythmé comme par ◀l’▶avance ◀d’▶une foule en marche, catastrophe ou triomphe solennel ◀d’▶on ne sait quelle révolution future… Dictateur, prophète des masses, je ferais chanter cet hymne par ◀les▶ troupes déferlantes, et ce serait ◀le▶ chant du destin ◀d’▶un siècle aveugle en sa révolte…
Étrange accord ◀de▶ cette musique ◀de▶ foule et ◀de▶ ◀la▶ lande désolée autour de nous ! Proximité ◀de▶ ◀l’▶océan. Clameur des masses contre ◀le▶ ciel fatal, et ◀l’▶homme se tait là-bas, « ne s’entend plus », dans ◀la▶ multitude en tumulte, tandis qu’ici, dans ◀le▶ silence, se prolonge une rumeur ◀de▶ foule invisible.
6 décembre 1933
Il fait très froid depuis quelques jours. Nous n’avons pour chauffer ◀la▶ grande chambre du rez-de-chaussée qu’un petit Mirus installé devant ◀la▶ cheminée. ◀Le▶ vent continuel ◀le▶ fait ronfler furieusement, mais ◀les▶ fenêtres ferment très mal — comme partout — et nous sentons ◀l’▶air froid qui souffle jusqu’au milieu de ◀la▶ chambre. Chaque matin, au saut du lit, je vais scier et fendre une grande bûche dans ◀le▶ chai, c’est encore cela qui me réchauffe ◀le▶ mieux. Une des plaques ◀de▶ mica du Mirus est crevée, et toute ◀la▶ chambre est imprégnée ◀d’▶une odeur ◀de▶ laurier et ◀de▶ fumée.
Ce matin déjà il a fallu casser une couche ◀de▶ glace sur ◀l’▶eau du puits. J’ai ◀les▶ doigts engourdis par ◀le▶ contact ◀de▶ ◀la▶ corde gelée, et tremblants ◀d’▶avoir scié et cassé des branches. Cela m’oblige à écrire lentement ; il se peut que mon style s’en ressente, soit un peu engourdi lui aussi.
10 décembre 1933
Un discours ◀de▶ ◀l’▶instituteur. — Hier soir, séance ◀de▶ Pathé-Baby organisée par ◀l’▶instituteur dans ◀la▶ salle ◀de▶ ◀l’▶école des garçons. Il me tardait ◀de▶ voir une fois ◀les▶ habitants du village réunis, leur façon ◀d’▶être ensemble, et surtout ◀la▶ jeunesse, ◀d’▶ordinaire invisible, au point que je doutais même qu’elle existât. Elle était là. Elle occupait ◀les▶ longs bancs rangés en chevrons derrière ◀le▶ petit appareil ◀de▶ projection placé à trois ou quatre mètres ◀de▶ ◀l’▶écran. (Un drap ◀de▶ lit sur ◀le▶ tableau noir.) Une quarantaine ◀de▶ filles et ◀de▶ gars peu bruyants, presque tous laids ◀de▶ visage et très épais ◀de▶ corps. Nous étions assis derrière eux. Au fond, sur deux armoires basses, siégeaient une dizaine ◀d’▶hommes. Deux ou trois coiffes ◀de▶ paysannes seulement. Et des enfants autour du trépied ◀de▶ ◀l’▶appareil, empressés à tendre ◀les▶ bobines ◀de▶ film à ◀l’▶instituteur.
Il fallut un certain temps pour mettre au point ◀la▶ projection. ◀Les▶ jeunes gens étouffaient des rires, chatouillaient ◀les▶ filles. Devant moi une grosse luronne s’agitait sur son banc. Je voyais une puce circuler sur sa nuque grasse. Un des garçons s’en aperçoit, attrape ◀la▶ puce en pinçant ◀la▶ fille, et ◀les▶ rires redoublent. ◀L’▶instituteur réclame ◀le▶ silence, et ◀la▶ projection commence. C’est un film ◀d’▶avant-guerre, ◀La▶ Course au Flambeau, tiré ◀de▶ ◀la▶ pièce ◀de▶ Paul Hervieu. Entre chaque épisode reparaissent ◀les▶ mêmes éphèbes grecs, porteurs ◀de▶ torches qu’ils se passent avec des gestes lents, hallucinants, à grands sauts ralentis — ◀le▶ courant électrique n’étant sans doute pas assez fort pour faire tourner ◀l’▶appareil au rythme normal. Tout le monde a l’air très content, bien que ◀le▶ film m’apparaisse à peu près incompréhensible.
◀La▶ Course au Flambeau terminée, on rallume. ◀L’▶instituteur monte à sa chaire et annonce qu’il va prononcer, comme chaque semaine désormais, un petit discours. « Je serai bref ! » C’est un jeune homme ◀d’▶allure énergique et ◀de▶ visage intelligent, ◀la▶ chevelure noire en bataille qu’il saisit à pleines mains dans ◀les▶ moments pathétiques. Il annonce ◀le▶ sujet ◀de▶ ce soir : Qu’est-ce qu’être laïque ? — « Messieurs, chers amis ! Je vous rappellerai tout d’abord ◀les▶ circonstances qui m’ont fait choisir ce sujet. Il y a… tout près d’ici… quelqu’un — je ne veux pas ◀le▶ nommer, je n’attaquerai personne, moi ! — il y a, dis-je, quelqu’un qui a osé prétendre que je suis un empoisonneur des consciences ! » Récit détaillé des calomnies que ◀le▶ curé répand sur son compte, dans ◀les▶ foyers et jusque dans ◀la▶ presse26 ! « Je n’ai pas cherché ◀la▶ guerre, moi ! Eh bien ! je saurai me défendre ! Et malgré ◀les▶ persécutions ◀de▶ ceux qui ont intérêt à étouffer ◀la▶ vérité, etc. » ◀La▶ chevelure s’agite, ◀les▶ bras s’agitent, ◀la▶ voix s’enfle. « J’étais au dernier congrès des instituteurs qui s’est tenu à Paris, et bien ! citoyens ! lors de ce Congrès, il a été stipulé qu’à ◀l’▶avenir… » ◀La▶ fin ◀de▶ ◀la▶ phrase étant particulièrement sonore, des applaudissements éclatent au fond ◀de▶ ◀la▶ salle. ◀Le▶ jeune orateur électrisé se lance dans une définition vibrante ◀de▶ ◀la▶ laïcité. « Être laïque, c’est vouloir ◀la▶ Justice et ◀l’▶Égalité pour tous ! Être laïque, c’est vouloir ◀l’▶instruction libre et gratuite pour tous, sans distinction ◀de▶ fortune ou ◀de▶ religion ! Être laïque… » Ah ! surtout être laïque, ce n’est pas combattre ◀les▶ religions, comme ◀le▶ prétend ◀le▶ voisin, « car je ◀les▶ respecte toutes, ◀les▶ religions, sauf quand elles viennent m’attaquer dans mon activité professionnelle, que je considère comme sacrée ! » En somme, être laïque, c’est être religieux au vrai sens du mot, selon ◀les▶ paroles ◀de▶ Gambetta, ◀d’▶Ernest Lavisse et ◀de▶ quelques autres. Être laïque, c’est finalement « aimer son prochain » ! Je n’ai pas plus tôt soufflé à ◀l’▶oreille ◀de▶ ma femme « C’est un sermon ! » que ◀l’▶orateur, au comble ◀de▶ son éloquence, s’écrie : « Et, mes frères ! si ◀l’▶on vient encore vous dire que je suis un empoisonneur des consciences, vous saurez maintenant me défendre ! etc. »
C’est fini. ◀L’▶instituteur s’éponge. ◀Les▶ hommes du fond ont applaudi brièvement. Mellouin a même crié : Très bien ! ◀Les▶ jeunes trouvent qu’« il cause bien ». Pour terminer ◀la▶ soirée, on passe un dessin animé, ◀Le▶ Petit Poucet, qui remporte un gros succès.
En sortant, nous passons devant ◀la▶ salle du curé, qui donne aussi ce soir une séance ◀de▶ cinéma. On entend rire des enfants.
J’ai rencontré ◀le▶ curé ce matin, suivi comme ◀d’▶habitude ◀d’▶une bande ◀de▶ petits garçons. Il n’a pas répondu à mon salut.
11 décembre 1933
À ◀la▶ cuisine. — ◀Les▶ jours où il n’est plus possible ◀de▶ se chauffer dans ◀la▶ grande pièce, je vais travailler à ◀la▶ cuisine, pendant que ma femme prépare ◀les▶ repas. On est très bien, dans ◀les▶ cuisines, pour travailler.
Je ne conçois, en somme, que trois types ◀de▶ pièces habitables, pour un homme qui attache ◀de▶ ◀l’▶importance à ce qui ◀l’▶entoure : appartements et grandes salles ◀de▶ châteaux ; chambre encombrée ◀de▶ livres et ◀de▶ papiers ; cuisines paysannes, confortables et richement odorantes.
◀Le▶ confort ◀de▶ celle-ci est plus moral que matériel, d’ailleurs. Ma femme ne dispose que ◀d’▶un vieux fourneau difficile à allumer et à entretenir, et ◀d’▶un réchaud à gaz ◀de▶ pétrole sujet à des pannes mystérieuses, qui nous menace sans cesse ◀d’▶explosion. (Deux petites pompes, à droite et à gauche ◀de▶ ◀l’▶appareil, assurent en principe ◀la▶ pression du gaz. On risque toujours ◀de▶ pomper un peu trop fort et ◀de▶ tout faire sauter.) Pas ◀d’▶évier, ni ◀d’▶eau courante, bien entendu. Il faut aller au puits ; filtrer ◀l’▶eau tant bien que mal ; se geler ◀les▶ doigts déjà gercés…
12 décembre 1933
Tout à ◀l’▶heure, en déchirant ◀le▶ journal ◀de▶ ◀l’▶île pour allumer ◀le▶ feu, j’ai vu ◀l’▶annonce ◀d’▶une conférence contradictoire à A… : « ◀La▶ Bible et ◀les▶ travailleurs. » C’est sans doute une réponse à ◀la▶ conférence donnée au même endroit, il y a quinze jours, sous ◀les▶ auspices ◀d’▶une ligue « antifasciste », et qui avait pour sujet : « ◀L’▶Église contre ◀les▶ travailleurs. » Je comptais me rendre à la première conférence. Mais ◀le▶ village ◀d’▶A… est à 8 kilomètres et ◀la▶ tempête m’avait empêché ◀d’▶y aller à bicyclette. J’essaierai ◀d’▶aller demain soir entendre ◀la▶ réponse. ◀La▶ mère Renaud vient de m’apprendre que ◀l’▶orateur est ◀le▶ pasteur du chef-lieu. Il paraît qu’il cause très bien — lui aussi — mais elle ne ◀l’▶a jamais entendu. Elle est catholique, en effet, comme d’ailleurs tout le monde au village, à part ◀la▶ petite minorité ◀de▶ mauvaises têtes qui suit ◀les▶ prêches laïques ◀de▶ ◀l’▶instituteur. ◀Le▶ seul protestant est mort ◀l’▶été dernier, âgé ◀de▶ 93 ans. Il s’était converti à 70 ans « et il avait toujours tenu ! »
Catholique, antifasciste, laïque, protestant, — tous ces mots prennent ici quelque chose ◀de▶ joliment absurde. ◀Les▶ paysans du village ne sont pas même tous capables ◀de▶ lire ◀le▶ journal, et j’ai remarqué qu’ils achètent absolument au hasard ceux qu’ils trouvent en dépôt chez ◀la▶ mère Renaud : ◀L’▶Ami du Peuple ou ◀La▶ France de Bordeaux, ◀la▶ feuille locale des curés ou celle des républicains. Il est à peu près impossible ◀de▶ savoir s’ils font une distinction quelconque entre ◀les▶ opinions, pourtant bien tranchées, que ces journaux leur servent. Je crois qu’ils n’y pensent même pas. Peut-être que ◀la▶ discussion annoncée après ◀la▶ conférence ◀d’▶A… me fera modifier ce jugement. J’en suis bien curieux.
13 décembre 1933
Un ami auquel j’avais prêté quelques centaines ◀de▶ francs il y a un an, m’en renvoie 100 par ◀le▶ courrier ◀de▶ ce matin. « Vous devez être bien content, me dit ◀la▶ factrice pendant que je signe ◀le▶ mandat, c’est ◀l’▶argent que vous attendiez ? » — Celui-là ou un autre… Je ne lui dis pas qu’il me restait en tout et pour tout 2 fr. 50 : on ne me ferait plus ◀de▶ crédit chez ◀les▶ épicières, et j’en aurai sans doute besoin un ◀de▶ ces jours…
15 décembre 1933
Je relève ◀les▶ notes prises l’autre soir sur ◀la▶ conférence à A…
— Grande salle ◀de▶ ◀la▶ Mairie, voûtée, peinte en bleu clair. Une table et trois chaises sur ◀la▶ scène surélevée. Environ une centaine ◀d’▶auditeurs : paysans et pêcheurs, cela se voit. Au premier rang, deux « dames », l’une très vieille. Ce sont ◀les▶ seules femmes. Mauvais éclairage. ◀L’▶orateur se hisse sur ◀la▶ scène : c’est un homme jeune encore, un peu lent ◀d’▶allure, à ◀la▶ physionomie ouverte et sérieuse.
« Eh bien, Messieurs et chers amis, nous allons procéder, selon votre coutume, à ◀l’▶élection du bureau, puisque, comme vous ◀le▶ savez, ◀la▶ conférence est contradictoire. Je vous demanderai donc ◀de▶ bien vouloir proposer des noms. » Silence. Chuchotements. « Vas-y ! — Non ! moi ? penses-tu ! — Vas-y, Charles, comme l’autre fois ! » Poussés par leurs voisins, trois hommes se lèvent en haussant ◀les▶ épaules pour s’excuser ◀de▶ se mettre en avant. Ils gravissent ◀la▶ scène, enlèvent leur casquette à visière cirée, et s’installent sur ◀les▶ trois chaises, un tout à droite, un tout à gauche, le troisième, qui est ◀le▶ président, derrière ◀la▶ table. Embarrassés ◀de▶ leurs mains, ◀de▶ leurs pieds, ◀de▶ leur casquette. Coups ◀d’▶œil malicieux aux copains ◀de▶ ◀la▶ salle. ◀Le▶ président se lève : « Messieurs et dames, vous m’excuserez ◀de▶ ne pas vous présenter ◀l’▶orateur qui va vous faire un intéressant discours sur ◀le▶ sujet… Je ne connais pas beaucoup M. Palut, n’est-ce pas, c’est la première fois qu’il vient à A… mais certainement qu’il va nous intéresser, et je lui donne ◀la▶ parole. »
M. Palut sourit cordialement, et parle : « On a dit ici même que ◀l’▶Église est contre ◀les▶ travailleurs. Est-ce vrai ? Il y a plusieurs Églises, et malheureusement elles ne s’entendent pas toujours. ◀La▶ primitive Église était constituée par des esclaves et des gens pauvres. Depuis lors il y a eu des Églises ◀de▶ riches. Elles ont trahi ◀l’▶Évangile. “Un philosophe français, M. Julien Benda, a dit que ◀les▶ clercs ont trahi. ◀Les▶ clercs, n’est-ce pas, ce sont ◀les▶ intellectuels, ◀les▶ écrivains, ◀les▶ professeurs, des hommes distingués et très instruits. Eh bien, il y a aussi des prêtres et des pasteurs qui ont trahi.” Capitalisme, bourgeoisie égoïste, guerre. Mais ◀le▶ vrai chrétien est avec ◀les▶ petits. Résumé ◀de▶ ce que ◀la▶ Bible dit des travailleurs : Jérémie exigeait que ◀le▶ roi payât ◀les▶ ouvriers. ◀L’▶Ancien Testament nous montre que ◀le▶ système ◀de▶ propriété chez ◀les▶ juifs est presque communiste ! Jésus est ◀l’▶ami des pauvres, des péagers. Malheureusement il y a ◀le▶ cléricalisme. C’est lui qui est mauvais, non pas ◀la▶ Bible. Être chrétien, c’est aimer son prochain comme Jésus nous aime. Si tous ◀les▶ hommes étaient chrétiens, il n’y aurait plus ◀d’▶exploitation ni ◀de▶ guerre !… »
◀La▶ péroraison a été éloquente, un peu trop à mon goût.
On applaudit. ◀Le▶ président demande s’il y a des questions à poser. Long silence embarrassé. Enfin un type se lève au fond ◀de▶ ◀la▶ salle et demande « s’il n’y a pas des contradictions dans ◀la▶ Bible ». Suit une petite discussion tout à fait confuse et sans aucun rapport avec ◀le▶ sujet. Il n’y a pas ◀d’▶autre question. ◀Le▶ président fait alors un bref remerciement à ◀l’▶orateur. Il s’excuse encore ◀de▶ ne pas s’y connaître assez en religion, mais assure qu’il a été bien intéressé. On se lève, et ◀les▶ langues se délient. « Il a bien parlé, hein ? », me dit mon voisin pendant que je lui donne du feu. C’est un petit maigre en casquette, environ 35 ans, ◀l’▶air intelligent. Je ◀l’▶approuve et m’étonne que ◀la▶ discussion n’ait pas été plus longue : il y avait pourtant bien des auditeurs qui ne devaient pas être d’accord ? « Ben quoi, fait-il convaincu, c’est ◀la▶ vérité ce qu’il a dit ! »
Comment donc ? Ai-je affaire à un chrétien ou même à un protestant ? J’essaie ◀de▶ ◀le▶ faire parler. Je lui dis : « Oui, c’est ◀la▶ vérité pour ◀les▶ chrétiens, mais tout le monde ne pense pas comme ça ici ? » Il me regarde un peu étonné à son tour : « Qu’est-ce que vous voulez, il n’y a rien à répondre, c’est juste, ce qu’il a dit ! Il connaît bien son affaire. C’est bien comme ça que c’est écrit dans ◀la▶ Bible, il n’a pas dit ◀de▶ mensonges, quoi ! Mais ici ils ne savent pas discuter. Si vous alliez à F…27, alors ! c’est autre chose. Là ça barde, après ◀les▶ réunions ! Mais ici, qu’est-ce que vous voulez. Ils sont comme ça… »
Je vais me présenter au conférencier et nous sortons ensemble. Dans ◀la▶ rue noire, un homme nous rejoint : c’est celui qui a présidé ◀la▶ réunion. Il veut encore remercier M. Palut. Enfin il veut lui demander « si ce serait possible ◀de▶ se procurer une Bible pour étudier un peu tout ça. On sent bien que c’est important ◀de▶ s’y connaître dans ces questions ». Il s’exprime avec tant de prudence qu’on a peine à comprendre ses intentions. Il a un oncle qui est curé, mais je ne saisis pas bien si ce curé lui a interdit ◀la▶ lecture ◀de▶ ◀la▶ Bible, ou si au contraire il pourrait lui en prêter une. Quoi qu’il en soit, ◀le▶ pasteur note ◀le▶ nom du « président » et promet ◀de▶ lui envoyer un Nouveau Testament.
Nous faisons ◀les▶ cent pas sur ◀la▶ place. M. Palut sait que je suis écrivain, il a lu un ◀de▶ mes articles. Je ◀le▶ sens inquiet ◀de▶ mon opinion « ◀d’▶intellectuel » sur son discours. « C’était sûrement beaucoup trop simple pour vous, ce que je leur ai dit ce soir, j’ai dû vous ennuyer, hein ? » Je ◀le▶ rassure vivement. Ce n’est pas moi qui lui reprocherai jamais ◀d’▶être trop simple. On ne ◀l’▶est jamais assez ! — « Oh, vous savez, dit-il, je n’y mets pas ◀d’▶amour-propre, vous pouvez me dire franchement ce que vous pensez ◀de▶ cette soirée… » Je ◀le▶ regarde. C’est un homme simple et solide, on peut lui parler en camarade. « Eh bien, si vous voulez mon opinion, ou si elle peut vous être utile… je crois que vous êtes encore trop compliqué pour ce public. Il me semble qu’on pourrait leur parler plus directement, ◀les▶ interpeller, enfin quoi, ◀les▶ secouer un peu ! Ils sont là à vous écouter sans bouger, comme ils ont écouté ◀les▶ autres qui disaient ◀le▶ contraire, et pas moyen ◀de▶ savoir avec qui ils sont d’accord. Il ne faut pas oublier que nous vivons à une époque ◀de▶ propagande forcenée, et je vous assure qu’un communiste, par exemple, ◀les▶ aurait attaqués plus brutalement, sans aucune précaution oratoire. Pourquoi ne pas saisir cette occasion ◀de▶ leur prêcher ◀l’▶Évangile, là, tout droit, dans leur langage ◀de▶ tous ◀les▶ jours, comme ◀le▶ faisaient ◀les▶ réformateurs, — ◀les▶ forcer à prendre parti, je ne sais pas, moi, ◀les▶ engueuler ! Je vous dis ma première impression, puisque vous me ◀la▶ demandez. Je sais bien que vous ◀les▶ connaissez beaucoup mieux que moi… » — ◀Le▶ pasteur sourit : « Vous me faites plaisir, tenez ! Bien sûr, vous avez raison, mon cher monsieur. Mais c’est plus difficile que vous ne croyez. Il faut que je vous dise que c’est la première fois que je parle ici, c’est déjà un énorme succès. Pensez donc, il y a plus ◀de▶ six ans que je suis dans ◀l’▶île, et je n’avais jamais pu parler à A… à cause du curé qui s’y opposait par tous ◀les▶ moyens. Ils sont difficiles à prendre, ici. Surtout il ne faut pas ◀les▶ brusquer ! Ce soir, il s’agissait ◀de▶ gagner leur confiance, et ensuite on verra si on peut aller plus loin. — Mais ne croyez-vous pas qu’on pourrait gagner leur confiance en leur parlant plus familièrement, sans faire ◀d’▶éloquence ? Cela trancherait au moins sur ◀la▶ propagande électorale. — Oui, oui, mais… je ◀les▶ connais. Ils aiment qu’on leur fasse un beau discours. Ah ! c’est terrible, je vous assure. Bien sûr, il faudrait parler autrement. Mais qu’est-ce qu’ils comprennent ? allez ◀le▶ savoir, avec eux. On prêche pendant six ans ◀la▶ même chose, ils vous remercient, on croit qu’ils ont compris, et puis un beau jour on s’aperçoit que… rien, rien et rien ! Et pourtant il faut bien continuer, même si on a envie ◀de▶ tout plaquer, certains jours… »
Il faudra reparler ◀de▶ tout cela. M. Palut n’a jamais ◀l’▶occasion ◀de▶ discuter, il se sent terriblement isolé au milieu de cette population bigote ou indifférente. Nous prenons rendez-vous pour un dimanche prochain, au chef-lieu, après son culte.
Je suis rentré à bicyclette, sans lumière, distinguant à peine ◀la▶ route asphaltée. Je roulais comme en rêve, le long des dunes qui me cachaient ◀la▶ mer bruyante, à ma gauche. Un brouillard vague flottait sur ◀les▶ marais. « ◀Le▶ Peuple », me disais-je en pédalant, ce qu’ils appellent ◀le▶ Peuple !… je revoyais cette centaine ◀d’▶hommes dans ◀la▶ salle nue. Leur méfiance ou leur timidité, ou aussi leur fatigue après une longue journée ◀de▶ travail. Mais beaucoup ne font plus rien en hiver ? Ils sont venus pour tuer ◀le▶ temps, au lieu d’aller au café. Cette inertie, dès qu’il ne s’agit plus ◀d’▶argent. À moins que ce ne soit ◀le▶ langage, ◀la▶ difficulté ◀de▶ s’exprimer ? Tout est mystère en eux, et pour eux-mêmes sans doute. Et on dit ◀le▶ Peuple, ◀la▶ volonté du Peuple, — comme si on ne ◀les▶ avait jamais vus ! ou jamais aimés.
Là-dessus, quantité ◀de▶ pensées et ◀de▶ conclusions qui m’ont paru évidentes et importantes. On se sent réfléchir avec une énergie particulière en pédalant contre ◀le▶ vent dans ◀l’▶obscurité. Mais ◀le▶ lendemain il n’en reste rien qu’un peu de courbature dans ◀les▶ jambes.
16 décembre 1933
Derrière ◀la▶ même pile ◀d’▶assiettes où je crois avoir déjà dit que j’avais trouvé deux ouvrages traitant ◀de▶ mon île, j’ai déniché ce matin une édition populaire ◀de▶ ◀La▶ Naissance du jour, ◀de▶ Colette. Je n’avais pas encore lu ce livre. Il est exactement ◀de▶ ◀l’▶espèce que j’aime, et l’un des plus charmants dans cette espèce, mais ce n’est pas pour cela que j’en parle ici. C’est pour une raison très précise et qui n’a rien à voir avec ◀la▶ critique littéraire. À ◀la▶ page 43 ◀de▶ ◀l’▶édition que j’ai sous ◀les▶ yeux, je lis ceci : « …ils déménagent… comme ◀les▶ puces ◀d’▶un hérisson mort ». Cette phrase a fait dans mon esprit ce qu’on appelle un trait ◀de▶ lumière.
Lundi dernier, au petit matin, nous nous sommes réveillés couverts ◀de▶ puces. J’exagère à peine : pour mon compte, j’en ai pris sept sur mon pyjama dans ◀l’▶espace ◀de▶ deux minutes, ce qui doit constituer une sorte ◀de▶ record. D’autres sautaient sur ◀le▶ couvre-pied. D’autres sur ◀le▶ plancher. Je n’en menais pas large. Comme ◀la▶ mère Renaud était venue nous voir ◀la▶ veille, nous ne cherchâmes pas plus loin ◀la▶ cause du phénomène. Il est vrai qu’on a beau porter un nombre excessif ◀de▶ jupons, cela ne devrait pas suffire à rendre vraisemblable une hypothèse à ce point injurieuse. Pourtant nous n’en trouvions pas ◀d’▶autre. Or, peu de jours auparavant, un petit hérisson était venu se mettre en boule dans ◀la▶ plate-bande qui borde ◀la▶ maison, sous ma fenêtre. Il soufflait très vite, il avait l’air malade. ◀Le▶ lendemain nous ◀le▶ trouvions mort. Et je ◀l’▶avais oublié là, sans sépulture, caché sous des feuillages brunis. Si j’ajoute que ◀la▶ porte d’entrée joint mal ◀le▶ seuil, tout s’explique sans peine désormais, grâce à ◀la▶ phrase ◀de▶ Colette.
Je rapporte cette anecdote parce qu’elle comporte une conclusion qui ◀la▶ dépasse d’ailleurs notablement et qui me paraît assez frappante. Voici : pour la première fois depuis je ne sais combien ◀d’▶années, je viens de trouver dans un ouvrage littéraire ◀la▶ solution ◀d’▶une question précise. Grâce à Colette, je sais maintenant pourquoi notre chambre était pleine ◀de▶ puces. Cela n’a l’air ◀de▶ rien, mais je vois là comme un symbole.
◀Les▶ livres devraient être utiles.
On devrait y trouver des renseignements concrets, des recettes exactes, des explications vérifiables, des modes ◀d’▶emploi, des descriptions objectives et utilisables ; et ceci à tous ◀les▶ degrés ◀de▶ ◀la▶ réalité, dans ◀les▶ grandes choses comme dans ◀les▶ choses ◀de▶ rien. Au lieu de cela, ◀les▶ modernes nous servent des états ◀d’▶âme improbables ou excessifs, des inquiétudes dont ils n’ont même pas ◀l’▶air ◀d’▶être vraiment inquiets, des indiscrétions gênantes et dont on ne sait trop que faire, ou des doctrines dont ils négligent ◀de▶ nous dire s’ils ◀les▶ ont essayées sur ◀le▶ vif, dans ◀le▶ détail ◀de▶ ◀la▶ vie quotidienne. Ils nous donnent très rarement des réponses, ou alors par malchance ce sont justement des réponses à des questions qu’on n’avait pas ◀l’▶idée ◀de▶ se poser ; et c’est là qu’ils croient voir leur astuce. Astuces, petites secousses, grandes secousses, indiscrétions, toute cette littérature est sans doute pleine ◀de▶ talent, elle est même littéralement sensationnelle, mais que veulent-ils qu’on en fasse ?
— Nous avons tout à apprendre ◀de▶ Goethe. Non seulement des révélations du second Faust, mais aussi ◀de▶ ces pages du Journal ◀de▶ voyage en Italie où, par exemple, il rapporte à Mme de Stein comment ◀les▶ habitants ◀de▶ Ferrare utilisent ◀les▶ vieilles tuiles concassées pour recouvrir ◀les▶ routes et ◀les▶ allées ◀de▶ leurs jardins. Et il ajoute : « Dès mon retour à ◀la▶ maison, j’essaierai cela. ◀La▶ Toscane me paraît bien gouvernée, tout y présente un aspect complet, tout y a son fini, tout sert et semble destiné à un noble usage… » — Commentons : ◀la▶ noblesse est dans ◀l’▶usage. Pas ◀de▶ noblesse sans usage, sans application précise aux choses, etc. Ne montons plus au ciel du second Faust que par ces allées ◀de▶ Ferrare !
18 décembre 1933
Je ne cesse ◀de▶ repenser à ◀la▶ conférence ◀d’▶avant-hier, à A… Il me semble qu’elle m’apprend sur « ◀le▶ peuple » davantage que toutes mes expériences précédentes. Il me semble même qu’elle m’a fait voir « ◀le▶ peuple » pour la première fois ◀de▶ ma vie.
Première constatation : ◀l’▶apathie générale, aussi bien à A… qu’à ◀la▶ séance ◀de▶ cinéma. Il n’y aurait là rien ◀d’▶étonnant si ◀l’▶on ne nous rebattait ◀les▶ oreilles ◀de▶ phrases sur ◀la▶ volonté et ◀la▶ mission du peuple. On a beau se méfier des phrases, il faut se trouver placé soudain devant ◀les▶ êtres en chair et en os dont elles parlent, pour comprendre à quel point elles mentent. Mais alors on comprend aussi pour quoi elles mentent, et quel immense désir ◀de▶ réveiller ◀le▶ peuple elles traduisent chez certains qui ◀les▶ prononcent ◀de▶ bonne foi. Elles ◀le▶ trahissent d’ailleurs, ce désir, en essayant ◀de▶ ◀le▶ faire passer d’ores et déjà pour une réalité.
Deuxième constatation : il est très difficile ◀d’▶aimer des hommes qui ne nous sont rien, qui ne nous demandent rien, qui peut-être ne voudraient pas même ◀de▶ notre aide (nous égale ◀les▶ intellectuels bourgeois). Il est très difficile ◀d’▶aimer ces hommes, et cependant ils sont ◀la▶ réalité vivante et présente du « peuple ». Par contre, il est très facile ◀de▶ haïr et ◀de▶ condamner un certain ordre ◀de▶ choses qui nous vexe et dont nous souffrons. Et il est très tentant ◀d’▶appeler cette haine amour du peuple…
Troisième constatation : la plupart des discours que ◀l’▶on tient au peuple lui sont incompréhensibles ; mais ceux qui ◀les▶ écoutent ont l’air ◀de▶ trouver cela tout naturel. Je fus certainement ◀le▶ seul ici à m’étonner que ◀l’▶instituteur citât Ernest Lavisse ; ou ◀le▶ pasteur, M. Benda. Il est généralement admis en France qu’un orateur dit un tas de choses qu’on ne comprend pas, et cite des noms qu’on ne connaît pas. Cela fait partie ◀de▶ ◀l’▶éloquence. Et ◀l’▶éloquence est ◀le▶ but du discours, dont ◀le▶ sujet n’est que ◀le▶ prétexte.
Je constate. Je conclus que ◀les▶ intellectuels sont en mauvaise posture pour agir sur ◀le▶ peuple. Qu’ils disent des vérités ou des mensonges, on n’applaudira guère que ◀le▶ son ◀de▶ leur voix, ou ◀le▶ parti qui ◀les▶ délègue.
Il resterait à expliquer cet état de choses, qui voue ◀les▶ « clercs » à s’agiter dans ◀le▶ vide — ce qui est malsain — et ◀le▶ peuple à ne pouvoir se libérer des charlataneries politiques autrement que par des violences maladroites, dont il ne sera pas le dernier à pâtir. Impuissance ◀de▶ ◀l’▶« esprit », bêtise ◀de▶ ◀l’▶action : ces deux misères n’auraient-elles pas une origine commune ?
Il m’a semblé que j’entrevoyais cette origine dans ◀les▶ propos ◀de▶ mon voisin au sortir de ◀la▶ conférence. Cet homme trouvait qu’il n’y avait rien à « discuter » dans ◀les▶ paroles ◀de▶ ◀l’▶orateur, parce que c’était « ◀la▶ vérité ». Autrement dit, parce que c’était correct, parce que ça se tenait en soi, et qu’au surplus c’était bien dit. Il ne lui est pas venu à ◀l’▶esprit que ◀la▶ vérité est quelque chose qui peut être réalisé. Et qu’il s’agit ◀de▶ prendre position effectivement. S’il s’était senti interpellé personnellement, invité à choisir, sommé ◀d’▶approuver ou ◀de▶ refuser en fait ce que venait de dire ◀le▶ conférencier, alors ! alors il y aurait eu à discuter ! Mais je n’ai pas remarqué qu’aucun des auditeurs ait pris ◀la▶ chose ◀de▶ cette manière. Je sais bien qu’il y a ◀la▶ difficulté ◀de▶ s’exprimer, ◀la▶ timidité, ◀la▶ fatigue, et que tout cela peut bien suffire à expliquer ◀le▶ silence ◀de▶ ces cultivateurs. Mais ◀le▶ type qui m’a parlé avait ◀la▶ langue bien pendue. Mais surtout je m’avise que ◀la▶ majorité des « intellectuels » ◀d’▶aujourd’hui ne pense pas très différemment.
Peuple ou « clercs », ils estiment également que ◀la▶ « vérité » n’engage à rien. Ils bornent ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀l’▶esprit à ◀la▶ constatation ◀de▶ ◀l’▶exactitude objective et formelle des faits ou des raisonnements que ◀l’▶on allègue. « Il a raison » ne signifie pas pour eux : « Donc je dois régler ma conduite sur ce qu’il dit », mais simplement : « étant donné ses prémisses ou ses préjugés, sa déduction est correcte ».
Ainsi ◀l’▶intelligence devient irresponsable. ◀Les▶ clercs s’y résignent et même s’en vantent : c’est plus commode ainsi. Quant au peuple il y a belle lurette qu’il sait ce qu’on doit penser des gens instruits. La plupart sont des égoïstes, des orgueilleux, des espèces ◀d’▶aristos qui ne vont qu’avec ◀les▶ riches. Il y en a certes qui font progresser ◀la▶ Science, et cela c’est bien. On va ◀les▶ écouter avec plaisir quand ils viennent faire une conférence instructive avec projections lumineuses. Mais ◀les▶ philosophes28, par exemple, à quoi cela sert-il ? D’ailleurs on n’en a jamais vu. Quant à ◀la▶ politique, c’est tout à fait autre chose. C’est un certain nombre ◀de▶ phrases qu’on lit dans ◀les▶ journaux et qu’on entend dans ◀les▶ assemblées, et grâce auxquelles on reconnaît tout de suite si un type est avec ◀les▶ petits ou avec ◀les▶ gros. D’autre part, c’est une question ◀de▶ travail, ◀de▶ salaires, ◀de▶ prix ◀de▶ ◀la▶ vie, et là ◀les▶ intellectuels ne servent à rien. Enfin, ◀les▶ questions ◀de▶ personnes jouent un rôle : on aime avoir un député instruit. Mais ce n’est pas pour qu’il dise des choses intelligentes, ou nouvelles. C’est surtout parce qu’un homme instruit jouit ◀d’▶une certaine considération sociale, sait se débrouiller à Paris et peut faire ◀de▶ beaux discours. Dans ces conditions, qu’un intellectuel aille parler au peuple, on ◀l’▶écoutera bien patiemment, s’il a su se rendre sympathique et surtout s’il a l’air « sincère », mais on n’aura jamais ◀l’▶idée ◀de▶ mettre en pratique ce qu’il dit. Il reste dans son rôle en s’agitant sur ◀l’▶estrade et en lançant des appels éloquents, et moi je reste dans mon rôle en me dirigeant d’après mes intérêts. Cela va de soi.
Il est probable qu’aucun homme du peuple ne s’est jamais dit cela comme je ◀le▶ dis ici. Mais il me paraît clair que la plupart font comme s’ils ◀le▶ pensaient. D’autre part, il est trop certain que ◀les▶ intellectuels professent depuis longtemps en toute conscience une doctrine analogue.
Il est normal que ◀les▶ hommes sans culture se trompent sur ◀la▶ nature et sur ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀la▶ culture. Mais il est inquiétant que ◀les▶ hommes cultivés, au lieu de s’efforcer, comme ils devraient, ◀de▶ combattre activement cette erreur, en tirent au contraire leur confort. Au lieu de faire respecter ◀la▶ vérité, en montrant par ◀l’▶exemple qu’elle implique des actes, ils ◀la▶ disqualifient et ils s’en moquent agréablement, ils ◀la▶ réduisent à un ensemble ◀de▶ phrases correctes, quelquefois ingénieuses, et par définition inefficaces.
◀L’▶opinion ◀de▶ mon voisin après ◀la▶ conférence, j’ai pu croire que c’était ◀l’▶opinion ◀d’▶un nigaud ; mais non, c’est celle ◀d’▶un clerc parfait.
20 décembre 1933
« Si ◀l’▶on veut réellement conduire un homme à un but défini, il faut avant tout se préoccuper ◀de▶ ◀le▶ prendre là où il est, et commencer là. Voilà ◀le▶ secret ◀de▶ tout secours… Pour aider réellement un homme, il faut que j’en sache davantage que lui, mais il faut avant tout que je sache ce qu’il sait. Sinon mon savoir supérieur ne lui servira ◀de▶ rien. Si je persiste cependant à faire valoir ma science, ce n’est plus alors que par vanité ou par orgueil, de sorte qu’au fond, au lieu d’aider ◀l’▶homme, je cherche à me faire admirer ◀de▶ lui. »
Cette remarque ◀de▶ Kierkegaard me frappe aujourd’hui comme si elle avait été écrite exprès pour moi, dans ma situation actuelle. Elle contient un double avertissement.
D’une part elle m’invite à regarder plus objectivement ceux qui m’entourent, ce « peuple » qu’il s’agit ◀d’▶aider, et que je vois encore si mal. (Ce qui ne m’a pas empêché jusqu’ici ◀de▶ m’occuper ◀de▶ politique par exemple… Mais déjà je me sens moins assuré dans ma bonne conscience ◀de▶ « doctrinaire », à cet égard.)
D’autre part, elle m’aide à distinguer l’un des motifs au moins ◀de▶ ma gêne, quand je constate qu’ils ne comprennent pas ◀de▶ quoi je m’occupe. C’est peut-être un secret désir, un inconscient désir que j’ai ◀d’▶être reconnu par eux à ma juste valeur. Exactement ce que Kierkegaard appelle vanité. Cependant, s’il est des plus probables que j’ai, comme un chacun, mon amour-propre, je ne puis m’empêcher ◀de▶ ◀le▶ juger assez justifié dans ◀l’▶occurrence. On n’aime pas être tenu pour un feignant ou un rentier, quand on est dans ma situation.
— À ce propos : j’arrive au bout de mon petit rouleau, matériellement, et je ne prévois aucune « rentrée » avant ◀la▶ fin ◀de▶ janvier. J’attends encore ◀le▶ courrier ◀de▶ demain matin pour prendre une décision.
23 décembre 1933
J’écris ceci sur une table ◀de▶ café. À travers ◀la▶ vitrine, je vois ◀le▶ vieux port ◀de▶ cette vieille ville, ◀la▶ plus proche de notre île, et où nous devons encore passer deux heures en attendant ◀le▶ départ ◀de▶ ◀l’▶autobus pour Royan. Nous sommes attablés ici depuis un bon moment déjà, tout contents ◀de▶ revoir ◀le▶ va-et-vient ◀d’▶un lieu public, ◀de▶ lire des journaux ◀de▶ Paris et ◀de▶ fumer des cigarettes américaines au goût ◀de▶ miel, introuvables dans ◀l’▶île. Pendant que ma femme lit des hebdomadaires, je vais renouer ◀le▶ fil ◀de▶ ce journal.
Tout d’abord, j’ai à constater ◀l’▶échec ◀de▶ notre première tentative ◀d’▶autonomie. Je ne suis pas arrivé à gagner assez vite ce qu’il nous fallait pour subsister après ◀l’▶épuisement ◀de▶ notre réserve. J’ai travaillé beaucoup, mais je ne serai pas payé avant un mois. Or, un mois, ou même une semaine, cela compte quand on n’a plus rien. Pour celui qui vit au jour ◀le▶ jour, il s’agit essentiellement ◀d’▶éviter ◀les▶ lacunes ◀de▶ cette sorte. (Ce que ◀l’▶on nomme « difficultés ◀de▶ trésorerie » dans ◀les▶ affaires, devient ici, évidemment, un obstacle absolu.) Assuré au moins ◀de▶ quelque argent à venir, j’ai accepté ◀l’▶invitation ◀d’▶un ami qui nous offre ◀de▶ passer trois semaines chez lui. Il habite à une petite journée ◀de▶ voyage ◀de▶ notre île.
◀La▶ leçon pratique ◀de▶ cette première expérience ◀de▶ deux mois, c’est que ◀la▶ liberté ne s’improvise pas. Qu’il faut ◀la▶ conquérir avec méthode, et organiser ◀d’▶avance un plan ◀d’▶attaque, prévoyant à un jour près ◀la▶ date ◀d’▶arrivée des renforts. Je ne suis pas trop fier ◀de▶ ma retraite stratégique, mais tout de même bien décidé à renouveler ma tentative, dans un mois.
Nous sommes partis ce matin à 5 heures, par ◀l’▶autobus, ou « hustubuse » comme ◀l’▶appellent ◀les▶ vieux du village. Il faisait nuit noire, et un ◀de▶ ces mauvais froids humides. Rien de plus lugubre que ◀l’▶île avant ◀l’▶aube. On n’a pas ◀l’▶impression qu’elle dort, mais qu’elle est morte. ◀L’▶autobus brinquebalant, où nous étions seuls au départ, rappelait ◀les▶ plus inconfortables légendes : où allait nous conduire ce personnage muet, enfermé dans ◀la▶ cabine du petit tracteur qui nous remorquait ? Non, ◀le▶ voyage des contes et des rêves où ◀l’▶on passe toutes ◀les▶ gares sans s’arrêter, dans une course angoissante et agréablement diabolique, ce n’était pas encore pour aujourd’hui. ◀L’▶hustubuse ne tarda guère à stopper pour embarquer deux paysannes encombrées ◀de▶ paniers, puis d’autres paysannes, puis des gars endimanchés qui allaient s’amuser au chef-lieu, si bien que ◀d’▶arrêt en arrêt, il fallut près de deux heures pour arriver au dit chef-lieu.
— Déjeuné, après ◀le▶ culte, chez M. Palut.
Il n’est pas pasteur en titre, mais seulement « évangéliste » au service ◀d’▶une œuvre missionnaire. ◀Les▶ évangélistes étant moins bien payés que ◀les▶ pasteurs (dont ◀le▶ traitement ◀de▶ base est ◀de▶ 10 000 francs), Mme Palut est obligée ◀de▶ faire, quand cela se trouve, des remplacements ◀d’▶institutrices. Ils ont déjà deux garçons, et ils ont trouvé ◀le▶ moyen ◀de▶ recueillir encore une vieille Bretonne sans ressources, qui aide un peu à ◀la▶ cuisine et casse beaucoup ◀d’▶assiettes.
Dans cette île, qui fut presque entièrement protestante au xvie siècle, M. Palut n’a plus aujourd’hui qu’une centaine ◀de▶ paroissiens disséminés. Il en vient une dizaine au culte. ◀Les▶ autres habitent trop loin, ou sont indifférents. Il me raconte ◀les▶ efforts qu’il a faits, pendant six ans, pour entrer en contact avec ◀la▶ population. Conférences, visites, colportage ◀de▶ bibles ◀de▶ porte en porte. On ne peut pas dire que tout ce travail épuisant dans ◀l’▶inertie soit resté absolument vain : il y a eu quelques conversions. Mais c’est tout juste si elles ont compensé ◀les▶ abandons ou ◀les▶ départs. (◀Les▶ protestants qui sont souvent ◀l’▶élément ◀le▶ plus actif ◀de▶ ◀la▶ population s’expatrient volontiers, ou vont habiter ◀les▶ villes.) En été, ◀la▶ petite ville se remplit ◀de▶ baigneurs, et ◀l’▶auditoire du temple est décuplé : cela suffit pour qu’on maintienne ◀le▶ poste… J’essaie ◀de▶ me représenter ◀l’▶existence quotidienne ◀de▶ cet homme aux prises avec ◀la▶ solitude ◀la▶ plus désespérante, celle que lui crée ◀l’▶indifférence tranquille et obstinée ◀de▶ ceux auprès desquels il devrait exercer sa mission. Ils ne veulent pas même ◀l’▶écouter, et toute sa raison ◀d’▶être est cependant ◀de▶ leur parler. Il n’a rien ◀d’▶autre à faire, et il ne peut pas ◀le▶ faire. Et de plus, il est seul à croire qu’il doit ◀le▶ faire. J’imagine qu’il doit apparaître, aux yeux des habitants ◀de▶ cette petite ville comme une espèce ◀de▶ fou, d’ailleurs inoffensif. Ou peut-être encore, ce qui est pis, comme un hypocrite qui a trouvé ◀le▶ moyen ◀de▶ vivre sans travailler.
Il m’a décrit son existence sans amertume. Il ne se plaint que ◀de▶ son isolement intellectuel. Il trouve normal ◀de▶ vivre une vie humainement absurde. Non qu’il n’en distingue pas ◀l’▶absurdité, mais simplement il sait pourquoi il ◀la▶ subit. Fils ◀d’▶un petit hôtelier breton ◀d’▶origine catholique, il s’est converti à vingt ans, et depuis lors il n’a jamais songé qu’il pût faire autre chose qu’annoncer ◀l’▶Évangile. Qu’importe qu’il n’y ait « à vues humaines » aucun espoir ◀de▶ se faire entendre, si ◀le▶ seul espoir vrai réside dans ◀la▶ foi, qui ordonne ◀de▶ parler quand même ?
On ne persécute plus ◀le▶ christianisme en France : c’est sans doute un signe ◀de▶ surdité spirituelle totale. Seule ◀la▶ politique est encore capable ◀de▶ pousser ◀les▶ hommes à des violences. ◀L’▶héroïsme vrai aujourd’hui n’est plus spectaculaire, il ne fait plus ◀de▶ grands gestes symboliques et passionnés. Il ne tranche pas sur ◀la▶ platitude générale. Il est à peu près idéalement méconnu. Peut-être alors y en a-t-il plus qu’on ne croit…
Je viens de regarder pendant un bon moment ◀les▶ consommateurs attablés autour de moi. Que ◀les▶ hommes sont laids ! Chacun ◀d’▶eux me frappe par une difformité particulière, pitoyable ou irritante. Il me semble que je découvre cette laideur pour la première fois. Depuis deux mois j’ai vu tous ◀les▶ jours ◀les▶ mêmes têtes ◀de▶ paysans et ◀de▶ pêcheurs, ni belles ni laides comme ◀les▶ têtes que ◀l’▶on connaît bien et qui vous parlent. J’ai sans doute perdu ◀l’▶habitude citadine ◀de▶ ne pas voir ceux qui m’entourent. Je pose un regard trop précis, qui me donne une image du monde peu supportable, peu « vraisemblable » même ; car enfin il n’y a pas ◀de▶ raison pour que ◀les▶ habitants ◀de▶ cette ville soient sensiblement plus laids que ceux du reste ◀de▶ ◀la▶ France.
Peut-on aimer ◀les▶ hommes qu’on voit ? — Ou bien, au contraire, cette laideur disparaîtrait-elle si je pouvais ◀les▶ connaître mieux, un à un ?
— Il sera bientôt temps ◀de▶ se diriger vers cet autobus rouge qui vient ◀d’▶apparaître sur ◀le▶ quai. Je me réjouis ◀de▶ ce petit voyage. Il me semble que je vais découvrir un pays cent fois traversé que je n’avais jamais su voir : ◀la▶ province et ◀la▶ vie quotidienne, une foule ◀de▶ réalités sociales passionnantes avec lesquelles j’ai hâte ◀de▶ confronter ◀les▶ hypothèses que je déduis, depuis deux mois, ◀de▶ mes petites observations sur ◀l’▶île. ◀La▶ solitude rajeunit. Me voici dans ◀l’▶humeur ◀de▶ mes vingt ans, curieux des moindres aventures, et tout mon lyrisme aux aguets des surprises du vagabondage.
Janvier 1934. (En séjour chez un ami près de Royan.)
J’ai interrompu mes notes depuis quinze jours. Pour ◀la▶ raison très simple que ◀le▶ souci du lendemain provisoirement écarté, je serais tombé dans ◀le▶ journal intime, ◀la▶ culture des impressions ou ◀le▶ pittoresque. Ce séjour, par ailleurs plein ◀d’▶agrément, ne m’a permis ◀de▶ faire jusqu’ici qu’une seule expérience précise et utile relativement au dessein ◀de▶ ce journal : celle du loisir. Je m’aperçois que je ne savais plus, ou ne pouvais plus, « perdre » une soirée, depuis six mois que je n’ai plus ◀de▶ travail fixe. Quand je m’arrêtais ◀d’▶écrire, par fatigue, je ne me sentais pas ◀la▶ bonne conscience ◀de▶ ◀l’▶employé qui a fait sa journée et qui pense maintenant à autre chose. Une sorte ◀d’▶impatience me tarabustait encore, me ramenait sans cesse aux mêmes préoccupations. Ce n’était pas cette vacance où ◀les▶ idées et sentiments changent ◀de▶ climat.
◀Le▶ loisir n’est pas simplement ◀la▶ cessation du travail pour un repos nécessaire. Il se définit psychologiquement non par rapport au travail, mais par rapport à ◀la▶ sécurité matérielle qu’assurent soit ◀le▶ travail, soit ◀la▶ fortune, soit, dans mon cas particulier, ◀l’▶amitié.
Un chômeur intellectuel peut encore travailler — et c’est cela qui ◀le▶ différencie profondément ◀d’▶un chômeur industriel, par exemple —, mais il ne connaît plus ◀de▶ vrais loisirs.
Je saisis ◀l’▶occasion ◀de▶ ce répit pour essayer ◀de▶ démêler un peu ◀la▶ signification complexe du chômage intellectuel. Nos conversations ◀de▶ ces jours derniers avec nos amis, et ◀les▶ précisions que j’ai dû fournir à des personnes curieuses ◀de▶ mon état, m’ont amené à me poser un certain nombre ◀de▶ questions et m’ont rendu attentif à quelques faits que je veux consigner brièvement, pour mémoire, quitte à ◀les▶ analyser plus concrètement dans ◀la▶ suite.
1. ◀Le▶ chômage est devenu aujourd’hui un état d’âme, une « condition », un mode particulier ◀d’▶existence. Il n’est plus seulement un accident, une privation provisoire ◀de▶ travail rémunérateur. Il ne relève plus seulement ◀de▶ ◀la▶ statistique économique, mais ◀de▶ ◀la▶ psychologie.
2. Ce fait « existentiel » absolument nouveau dans ◀l’▶histoire n’a pas encore été étudié, ni ◀de▶ ◀l’▶intérieur, ni ◀de▶ ◀l’▶extérieur, en tant que fait psychologique.
3. Cependant, il est difficile, à la longue — car cela dure, croît et embellit depuis vingt ans —, ◀de▶ se refuser systématiquement à envisager ◀le▶ sort ◀d’▶environ 30 millions ◀de▶ contemporains. ◀D’▶autant plus que des partis politiques « dangereux » prennent soin ◀de▶ vous ◀le▶ rappeler avec une insistance impitoyable. Alors on se rabat sur des discussions politiques, ou sur ◀la▶ philanthropie. On parle du péril social créé par ◀le▶ chômage, dont on admet généralement qu’il est démoralisant. (Pour beaucoup de bourgeois, ◀le▶ chômeur est un être mystérieux et un peu effrayant, il joue ◀le▶ rôle ◀d’▶un croquemitaine pour grandes personnes.) On discute avec passion des mesures à prendre pour occuper ◀les▶ sans-travail, ou tout au moins pour leur donner ◀de▶ ◀la▶ soupe ; on fait des hypothèses sociologiques, etc. Tout cela reste forcément extérieur à ◀la▶ réalité humaine et présente du chômage.
4. Qui donc pourrait étudier ◀la▶ réalité humaine et présente du chômage ? ◀Les▶ chômeurs eux-mêmes ? On n’étudie pas ◀la▶ misère, quand il ne s’agit plus ◀de▶ rien que ◀de▶ trouver ◀le▶ pain du lendemain, et c’est ◀le▶ cas du très grand nombre. D’autre part, ceux qui « jouissent » ◀d’▶un mode ◀d’▶existence assuré se soucient peu de connaître ◀la▶ mentalité du chômeur, soit que, bourgeois, ils refusent ◀de▶ croire à ◀la▶ nécessité organique et permanente ◀de▶ sa condition dans ◀l’▶ordre capitaliste, soit que, socialistes, ils se bornent à utiliser ◀l’▶argument politique du chômage, soit enfin qu’une gêne assez compréhensible ◀les▶ retienne ◀de▶ se mêler du malheur ◀d’▶autrui, ◀d’▶un malheur en ◀l’▶espèce dont ils se sentent peut-être, obscurément, responsables de par leur prospérité même. (Double « censure » opérée par ◀les▶ passions politiques et par ◀les▶ croyances morales.)
Voici donc ◀le▶ dilemme : ou bien ◀l’▶on est dans ◀le▶ chômage, et ◀l’▶on n’a pas ◀les▶ moyens ◀de▶ s’analyser, ◀de▶ s’exprimer. Ou bien ◀l’▶on est hors du chômage, et ◀l’▶on a toutes ◀les▶ raisons ◀de▶ ne pas trop s’en approcher.
5. Reste ◀le▶ cas tout à fait particulier ◀de▶ ◀l’▶intellectuel chômeur. Il semble que cet homme-là soit à peu près ◀le▶ seul qui ait à la fois ◀le▶ droit et ◀les▶ moyens ◀d’▶étudier ◀de▶ ◀l’▶intérieur ◀le▶ « fait du chômage ».
Mais cela n’est pas si simple en réalité. J’ai observé par exemple à plusieurs reprises un petit fait amusant. ◀Les▶ bourgeois ◀de▶ gauche ou ◀de▶ droite parlent volontiers ◀de▶ ◀la▶ nécessité ◀de▶ « sauver ◀les▶ élites », et ◀de▶ secourir ◀les▶ chômeurs intellectuels dont on dirait parfois qu’ils paraissent plus spécialement touchants… Mais quand un ◀de▶ ces excellents bourgeois vient à me rencontrer, et que je me donne pour ce que je suis, c’est-à-dire un intellectuel chômeur, je devine chez mon homme un certain scepticisme : « Chômeur ? Allons donc, cela s’appelait bohème ◀de▶ mon temps ! Et puis vous êtes un bourgeois, et même un “noble”, un bourgeois ne peut pas faire un “vrai” chômeur, il y a là quelque chose qui ne va pas. Enfin, au fait et au prendre, qu’est-ce que cela signifie ◀d’▶être chômeur quand on a pour métier ◀de▶ penser ? Peut-on s’arrêter ◀de▶ penser ? Ha ha ! Un intellectuel en chômage, ce serait en somme un monsieur un peu fatigué et qui se donnerait quelques vacances cérébrales ? Jolie expression, après tout, pour désigner un type un peu gâteux. Mais je crois plutôt que vous vous payez ma tête. » Ce qui renforce cette impression chez quelques-uns ◀de▶ ceux auxquels j’ai eu affaire, c’est que j’ai l’air assez satisfait ◀de▶ mon état, ◀le▶ plaisir ◀de▶ vivre à ma guise dans une simplicité très favorable à mon travail, surpassant finalement mes ennuis matériels. ◀De▶ là à croire que je ne suis qu’un amateur, ou que je pose au prolétaire, il n’y a qu’un cheveu.
Paradoxes. — Un intellectuel chômeur n’est pas un homme démoralisé par ◀la▶ privation ◀de▶ travail. Au contraire, il peut travailler davantage. Il ne se distingue donc ◀d’▶un intellectuel rentier que par ◀le▶ manque ◀de▶ revenu assuré. Mais ◀le▶ seul fait que ◀la▶ « matérielle » est déficiente change sa conscience ◀d’▶intellectuel, et ◀l’▶oblige à se poser des questions toutes nouvelles.
Un intellectuel chômeur n’est généralement pas « inscrit au chômage » et ne bénéficie pas du minimum ◀de▶ sécurité financière accordé par ◀l’▶État au chômeur industriel.
Autre désavantage : il ne peut pas accepter n’importe quelle occupation manuelle provisoire sans renoncer en même temps à sa raison ◀d’▶être, — ce qui n’est pas ◀le▶ cas ◀de▶ ◀l’▶ouvrier, surtout non qualifié.
Il se pourrait que ◀l’▶intellectuel puisse connaître une forme très particulière ◀de▶ chômage pur : certaines circonstances extérieures sont capables ◀de▶ tuer en certains hommes jusqu’à ◀l’▶activité ◀de▶ ◀la▶ pensée : mon état d’esprit, quand je suis dans une ville étrangère, où rien ne m’appelle ni ne me parle, où je me sens perdre jusqu’à mes attaches avec moi-même, à force ◀d’▶inaction, ◀de▶ gratuité.
On dit souvent qu’il faut à ◀l’▶homme un minimum ◀d’▶aisance matérielle pour pouvoir réfléchir, se poser des problèmes et créer. ◀D’▶où résulterait qu’un certain degré ◀de▶ pauvreté ou ◀de▶ misère physique condamnerait même un « intellectuel » à ◀l’▶arrêt ◀de▶ ◀la▶ pensée créatrice, c’est-à-dire au chômage absolu. Mais quel est ce degré ? À quel niveau placer cette limite inférieure ?
Prenons deux hommes qui furent tous deux ◀de▶ prodigieux producteurs ◀d’▶idées ; deux hommes qui ont écrit chacun deux douzaines ◀de▶ volumes en ◀l’▶espace ◀de▶ dix ans : Kierkegaard et Nietzsche. Le premier était riche et dépensait sans compter29. Le second était si pauvre, au moment où il écrivit ses plus grandes œuvres, qu’il ne lui restait plus même une chemise entière : ◀les▶ morceaux du bras ayant servi à rapiécer ◀les▶ épaules et ◀le▶ plastron. ◀Le▶ peu ◀d’▶argent ◀de▶ sa retraite ◀de▶ professeur servait à payer ses logeuses successives, et des remèdes contre ses effroyables maux de tête. Et il était à demi aveugle…
Confort et culture. — À ceux qui n’ont rien, il faut donner du confort, afin qu’ils puissent concevoir d’autres buts à leur existence que ◀la▶ recherche ◀d’▶un gain précaire. Mais à ceux qui ont quelque chose, il faut rappeler que ◀la▶ recherche du confort est ce qui s’oppose ◀le▶ plus radicalement à toute culture véritable.
Plus j’essaie ◀de▶ préciser ma condition, plus elle m’apparaît paradoxale, tantôt meilleure, tantôt pire que celle du chômeur normal — si j’ose dire — jamais tout à fait pareille, et pourtant voisine. À défaut de conclusion nette, essayons ◀de▶ résumer ◀les▶ faits :
1. ◀L’▶intellectuel chômeur est celui qui ne peut plus vivre ◀de▶ son travail, soit qu’il ait perdu ◀l’▶emploi régulier qui assurait son budget, soit que ◀la▶ nature même ◀de▶ ses travaux ◀l’▶empêche ◀d’▶en tirer ◀de▶ quoi vivre. (Combien y a-t-il en France ◀d’▶écrivains qui vivent ◀de▶ leurs écrits ? Peut-être deux sur cent — et ces deux-là auront probablement ◀de▶ 40 à 70 ans…)
2. ◀Le▶ chômage tel qu’il est vécu aujourd’hui par une trentaine ◀de▶ millions ◀d’▶hommes ne peut pas être vécu ◀de▶ ◀la▶ même façon par ◀l’▶intellectuel. Il atteint ◀les▶ travailleurs manuels, ◀les▶ employés, ingénieurs, médecins, etc., qui ne peuvent plus exercer leur profession quand ◀les▶ instruments ou ◀le▶ champ ◀d’▶action nécessaires leur font défaut. Mais ◀l’▶intellectuel n’a besoin, la plupart du temps, que ◀de▶ papier et ◀d’▶encre. Il ne sera donc jamais un chômeur absolu, pensant toujours, ce qui est son métier. Mais peut-être, du fait même qu’il réfléchit plus que d’autres, par vocation, souffrira-t-il davantage ◀de▶ son état, tout au moins ◀le▶ comprendra-t-il plus profondément, plus insupportablement.
Un point à étudier : ◀le▶ chômage déclasse ◀l’▶intellectuel. Il ◀le▶ met sur un pied ◀d’▶égalité paradoxal avec ◀les▶ hommes qui ◀l’▶entourent. Il ◀le▶ dépouille des signes extérieurs ◀de▶ son état, ◀de▶ cet habitus bourgeois qui, hélas, est encore chez nous ◀la▶ marque ◀de▶ ◀l’▶intellectuel. Par là même, ◀l’▶intellectuel chômeur risque ◀d’▶apparaître non pas comme un égal mais comme un inférieur aux yeux des gens ◀de▶ métier parmi lesquels il vit.
« C’est une entreprise hardie que ◀d’▶aller dire aux hommes qu’ils sont peu de chose », s’écrie Bossuet. (Sermon sur ◀la▶ mort, 22 mars 1662.) Que dire alors du sort fait à celui qui doit se montrer aux hommes tel qu’il est ? S’entendre répéter que ◀l’▶homme en général est peu de chose, n’est pas trop humiliant pour qui se flatte ◀d’▶une image ◀de▶ soi composée dans ◀la▶ solitude : tant qu’on ne s’est pas avoué devant autrui, on peut toujours s’estimer singulier, c’est-à-dire supérieur à ◀la▶ masse. Et ce n’est pas encore franchement s’avouer que ◀de▶ se comparer aux seuls humains que ◀le▶ métier ou notre rang social nous met en mesure ◀d’▶approcher. ◀L’▶épreuve décisive est celle que ◀l’▶on subit du contact ◀de▶ voisins que rien en nous, que rien dans notre vie n’attendait et ne prévoyait. Ce n’est qu’au prix ◀d’▶un désordre social — selon ◀les▶ conventions du régime établi — que ces rencontres deviennent possibles et aussitôt, se multiplient. Se « déclasser », c’est à la fois se reconnaître en vérité et rejoindre ◀l’▶humanité.
Pour ◀le▶ moment, ce qui domine en moi, c’est ◀le▶ plaisir du dépaysement en profondeur — et non plus en surface —, social et non plus géographique…
21 janvier 1934 (dans ◀l’▶île)
Nous sommes rentrés hier soir dans cette maison glaciale et humide. Il n’y avait plus ◀de▶ pétrole, et il était trop tard pour aller en acheter. Silence, froid, solitude, et ce vent qui ne cesse pas ◀de▶ siffler autour de ◀la▶ maison. Nous avons trouvé des noix et bu un verre ◀de▶ vin, à ◀la▶ lueur ◀d’▶une bougie. Heureux ◀de▶ nous retrouver chez nous, dans notre campement au bout du monde. Confort profond dans cet inconfort matériel.
Je viens de relire mes notes ◀de▶ Royan. Il me semble déjà que ◀l’▶ambiance où j’étais en ◀les▶ écrivant m’a fait exagérer ◀l’▶importance ◀de▶ ◀l’▶élément ◀d’▶insécurité dans ma vie actuelle. Certes, j’ai toujours ◀les▶ mêmes raisons matérielles ◀de▶ m’inquiéter. Mais je ne ◀les▶ sens pas si obsédantes. Et même, en y réfléchissant, je m’étonne soudain du calme particulier avec lequel j’accepte en fait mon existence présente, si absurde qu’elle puisse m’apparaître au regard de certaines ambitions. Cela me rappelle d’autres moments pareils : à ◀l’▶annonce ◀d’▶accidents imprévus qui donnaient brusquement à ma vie un cours nouveau, à deux reprises au moins, je me souviens parfaitement ◀d’▶avoir prononcé à mi-voix : « Ainsi, c’est cela. » — avec ce même calme massif. Comme si je ne faisais que reconnaître et vérifier quelque chose ◀de▶ déjà entendu, au double sens du mot. Comme si j’étais moi-même mon destin, à ce moment, et que par suite, aucune question, aucun doute et aucune angoisse ne trouvaient place où se glisser entre mon jugement et ma vie. (Fausse reconnaissance, diraient ◀les▶ psychologues. Mais une étiquette n’est pas une explication.)
Pourquoi ce calme, quand j’aurais toutes ◀les▶ raisons ◀de▶ m’inquiéter, ◀de▶ réclamer, ◀de▶ calculer plus ou moins fiévreusement d’autres projets…? ◀D’▶où vient cette persuasion que tout est bien, si profonde que je me ◀l’▶avoue pour la première fois aujourd’hui, et que je n’arrive à ◀la▶ préciser que par ◀l’▶effort ◀d’▶écrire ici des mots qui ◀la▶ traduisent et ◀la▶ trahissent ? ◀D’▶où vient cette espèce ◀d’▶optimisme que rien ne paraît motiver aux yeux ◀d’▶autrui ou aux yeux de ma raison ? Et si je n’avais pas une croyance secrète et puissante en ◀l’▶ordre significatif du monde (quoi qu’il m’advienne), ne serais-je pas désespéré, fou ◀de▶ possibles manqués et ◀de▶ grandeurs inatteintes ? Serait-ce donc que je crois réellement à ◀la▶ Providence ? Beaucoup de philosophes contemporains disent que ◀la▶ Providence est un opium ; que ◀l’▶homme s’endort à imaginer un ordre du monde où sa place serait réservée, alors qu’il s’agirait au contraire de créer cet ordre dans ◀l’▶arbitraire insensé du monde, et parmi des déterminations qui ne tiennent aucun compte ◀de▶ moi : voilà ◀la▶ croyance des hommes forts, disent-ils. Savoir quelle angoisse ◀d’▶infériorité se cache sous cette volonté ◀de▶ puissance !
◀La▶ force est calme. Et il me plaît ◀de▶ croire qu’elle s’ignore.
Je distingue clairement ceci : il y a une immense libération intérieure dans ◀la▶ certitude que ◀la▶ seule force qui compte est celle ◀de▶ ◀la▶ Providence (ou du destin). C’est cela seul qui dispense ◀l’▶homme ◀de▶ jouer ◀la▶ comédie ◀de▶ ◀la▶ force pour s’imposer aux autres, ou s’en imposer à soi-même. Ceux qui font des mentons ◀d’▶imperator, ceux qui frappent du poing sur ◀la▶ table, ceux qui s’égosillent, ceux qui publient à son ◀de▶ trompe leurs défis ou leurs succès — prouvent qu’ils n’y croient pas totalement. Ils demandent « confirmation » — au sens étymologique. — On comprend qu’ils s’acharnent à répéter que rien ◀de▶ grand ne se fait que par ◀la▶ collectivité : s’ils étaient seuls, ils auraient peur ◀de▶ n’être rien.
23 janvier 1934 (écrit sur ◀la▶ dune)
Il ne faut pas se mettre en colère au mois ◀de▶ janvier. C’est une saison abstraite, on n’atteint presque rien. ◀Le▶ soleil froid à travers une brume lointaine agrandit ◀les▶ regards sans nourrir ◀la▶ vision. Pas ◀de▶ mouches dans ◀la▶ lumière au ras des landes. Lucidité stérile du bel hiver. ◀La▶ colère y jaillit sans rencontrer personne. J’ai à craindre qu’elle ne m’attaque par désir famélique ◀de▶ créer du nouveau. Car c’est une consolation aussi que ◀d’▶avoir à faire face à quelque catastrophe intime. Certains jours on donnerait beaucoup pour une bonne raison ◀de▶ désespérer, pour une bonne et impérieuse raison ◀d’▶abandonner cette partie mal engagée, ma vie, et ◀de▶ se retrouver neuf, enfantin, ou tout simplement jeune devant un présent ouvert ◀de▶ tous côtés…
Une seule vertu peut alors nous sauver ◀de▶ cette tentation du désespoir et c’est ◀l’▶humilité. Si je ne suis pas important, ◀le▶ monde s’agrandit. Je puis encore aimer des paysages qui ne sont pas mon « état d’âme », mais une parole à déchiffrer. ◀L’▶humilité m’apporte des nouvelles du monde. Ainsi je me renouvelle lentement. C’est un moyen ◀de▶ sortir ◀de▶ ◀l’▶impasse : non pas en changeant ses données, mais soi-même.
Fin ◀de▶ janvier 1934
Je lis dans ◀le▶ Journal ◀de▶ Kierkegaard : « ◀La▶ lande doit favoriser ◀le▶ développement ◀de▶ pensées puissantes. Ici tout est sans voile, dans sa nudité devant Dieu. Ici plus ◀de▶ dérangements domestiques, plus aucun ◀de▶ ces subterfuges grâce auxquels ◀la▶ conscience peut se dissimuler, et qui ◀l’▶empêchent ◀d’▶atteindre rien ◀de▶ sérieux dans ◀le▶ désordre. “Où fuirai-je devant ta face ?” Cette parole peut être dite en vérité, ici, sur ◀la▶ lande. »
Oui, c’est cela, mais Kierkegaard ne faisait que se promener sur ◀la▶ lande danoise, loin de tout « dérangement domestique ». Il avait un très bel appartement à Copenhague.
Deux mots me frappent dans ◀l’▶édition allemande où je poursuis ◀la▶ lecture ◀de▶ ce journal : Einsamkeit (solitude), et Gottgemeinsamkeit (communion avec Dieu). Leur rapprochement exprime ◀le▶ sens profond ◀de▶ ◀la▶ lande, son sens ésotérique si ◀l’▶on veut. Il est curieux ◀de▶ noter qu’en français communion contient et évoque union, alors qu’en allemand ◀le▶ même mot, pour moi, évoque solitude. Je ne pense pas qu’il y ait là contradiction : ◀les▶ deux couples ◀de▶ mots désignent deux aspects ◀d’▶un même mouvement ◀de▶ ◀l’▶être. Celui qui « se tient devant Dieu » est seul. Il se trouve placé dans un rapport strictement personnel, par définition. Mais aussitôt qu’il communie avec son Dieu, il se voit uni à ses semblables par un lien ◀de▶ responsabilité. Séparé du monde et remis au monde ◀d’▶une manière toute nouvelle, non plus pour ◀le▶ subir mais pour collaborer à sa transformation.
Ainsi ◀de▶ mon île : c’est d’abord un désert, et ensuite il m’apparaît que ce désert est habité par des hommes dont ◀la▶ présence m’est plus concrète qu’ailleurs. Ou par une analogie moins profonde : d’abord ◀la▶ lande est une exaltation, un dépaysement romantique, et ensuite il m’apparaît qu’elle est une terre réelle, travaillée par des hommes réels, leur imposant des conditions ◀de▶ vie précises et qu’il s’agit ◀de▶ regarder ◀d’▶un œil actif.
Février 1934
◀Les▶ gens. — Du haut des dunes, je vois ◀les▶ terres divisées en parcelles minuscules. Sur ces parcelles des hommes et des femmes travaillent, ◀le▶ buste parallèle au sol.
Ces deux observations physiques très simples méritent chacune un commentaire. Elles résument en deux images exactes ◀les▶ conditions morales et économiques des habitants ◀de▶ ◀l’▶île.
1. Division des terres. — J’ai pu vérifier à plusieurs reprises ◀l’▶extraordinaire complication du cadastre en lisant affichées sur ◀les▶ murs ◀de▶ ◀l’▶église ◀les▶ annonces ◀de▶ ventes immobilières. ◀Les▶ propriétés se composent généralement ◀d’▶une vingtaine ou ◀d’▶une trentaine ◀de▶ parcelles, dont beaucoup n’ont que quelques centiares, ◀les▶ plus grandes un à deux ares. Je connais déjà ◀la▶ géographie locale assez pour me rendre compte ◀de▶ ◀la▶ dispersion ridicule des parcelles tout autour du village : ◀l’▶homme qui travaille ces bouts ◀de▶ champ grands comme ma chambre doit passer une partie ◀de▶ ◀la▶ journée à marcher ◀de▶ l’un à l’autre. Disposition encore plus gênante au moment de ◀la▶ récolte. Et bien entendu, cela exclut ◀l’▶usage des machines agricoles. Pourquoi ne s’entendent-ils pas entre eux pour grouper leurs lopins ?
Je me suis renseigné. Il paraît bien qu’un maire avait proposé ◀la▶ réforme, avant ◀la▶ guerre. Mais cela n’a pas marché. ◀La▶ tradition ◀de▶ ◀l’▶île veut que chaque champ soit partagé à ◀la▶ mort du propriétaire en autant ◀de▶ parcelles qu’il y a ◀d’▶héritiers. Ceci pour éviter que l’un hérite ◀d’▶un champ un peu meilleur que ◀les▶ autres. Égalité contre solidarité.
◀Le▶ résultat évident ◀de▶ cette tradition sacro-sainte, c’est que ◀les▶ paysans travaillent beaucoup plus qu’il ne serait nécessaire à leur subsistance si ◀la▶ répartition des terres était conçue non point selon ◀les▶ principes égalitaires, mais selon ◀le▶ bon sens pratique. Comment espérer un développement « culturel » ◀de▶ cette population abrutie ◀de▶ fatigue ? Il faudrait d’abord réformer leurs conditions matérielles.
Mais précisément ce qui s’y oppose, c’est ◀l’▶idéologie rudimentaire qu’on leur a inculquée, et qui n’a que trop bien convenu à leur penchant naturel. Il faudrait donc d’abord réformer leur mentalité pour rendre possible une réforme matérielle, qui à son tour permettrait d’autres progrès.
Un seul homme ici pourrait influencer leur mentalité, c’est ◀l’▶instituteur. S’il leur donnait une éducation non plus égalitaire, mais communautaire, beaucoup de choses pourraient être changées.
Mais si personne ne fait rien par ◀le▶ moyen normal ◀de▶ ◀l’▶éducation, il n’y a plus ◀d’▶autre solution que ◀la▶ contrainte. ◀La▶ dictature est un moyen grossier, souvent barbare et toujours déshonorant pour ceux qui ◀la▶ subissent, mais c’est ◀le▶ seul moyen ◀de▶ transformer et ◀d’▶animer un peuple auquel on n’a pas su donner ◀le▶ sens civique, ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ communauté. Qui est-ce qui se préoccupe en France ◀de▶ donner au peuple une éducation solidariste ? On cherche à enrôler ces cultivateurs dans des ligues toujours anti-quelque chose, qui n’empêcheront rien, c’est ◀l’▶évidence, parce qu’elles n’exigent rien ◀de▶ positif, ne construisent rien, n’animent rien, s’épuisent en excitations verbales. Dictature ou éducation, voilà ◀le▶ dilemme.
2. Mauvais outils. — Revenons au sens précis, limité et terre à terre des usages ◀de▶ ◀l’▶île. Dès ◀la▶ quarantaine déjà, ◀les▶ hommes et ◀les▶ femmes ont tous ◀le▶ corps plus ou moins déjeté. Cela provient évidemment ◀de▶ leur position quand ils travaillent aux champs. Et cette position provient ◀de▶ ◀la▶ forme ◀de▶ leurs outils. Ils n’utilisent guère que des « bouelles » au manche très court, recourbé à ◀l’▶extrémité, ◀de▶ telle sorte que ◀la▶ lame fait avec ◀le▶ manche un angle ◀d’▶environ 45°. Cet instrument, d’une part, ◀les▶ oblige à baisser ◀le▶ buste au maximum, jambes écartées, pour gratter ◀la▶ terre sablonneuse, d’autre part, ◀les▶ empêche ◀de▶ labourer cette terre à plus ◀de▶ dix ou quinze centimètres ◀de▶ profondeur. Trente centimètres ◀de▶ rallonge au manche, un angle plus grand avec ◀la▶ lame, cela suffirait à redresser leur corps et augmenterait ◀le▶ rendement ◀de▶ leurs champs.
Intrigué dès les premiers jours par ◀l’▶allure et ◀les▶ façons ◀de▶ travailler si spéciales des gens d’ici, j’ai hésité longtemps à croire que ◀la▶ raison en était réellement aussi simple. Je connais tout de même assez ◀la▶ terre pour savoir que ◀les▶ mêmes outils ne sont pas bons en tous pays, et je cherchais quelle particularité locale motivait ◀l’▶usage exclusif ◀de▶ cette bouelle. Je ◀les▶ ai questionnés ils ont eu l’air plutôt surpris. « On a toujours fait comme ça. » Un jour, ◀le▶ père Renaud étant venu retourner une planche ◀d’▶oignons, je lui ai offert ◀les▶ outils à long manche qui sont dans ◀le▶ chai, et il a refusé. « On n’a pas ◀l’▶habitude. » Contre-épreuve : un petit propriétaire venu du continent il y a trois ans et qui utilise des outils ordinaires, me dit qu’il a tout de suite obtenu des résultats supérieurs à ceux ◀de▶ ses voisins, et à moindre fatigue.
Il y a peut-être ◀d’▶innombrables petits faits ◀de▶ ce genre en France. Il y aurait peut-être ◀d’▶innombrables réformes aussi simples à opérer. Je n’en sais rien30. Je me borne à constater qu’ici ◀les▶ paysans travaillent trop, se plaignent du mauvais rendement ◀de▶ ◀la▶ terre, et refusent cependant ◀de▶ rien changer à des habitudes dont ◀les▶ défauts sautent aux yeux du premier venu.
13 février 1934
◀La▶ presse. — Je note à ◀l’▶usage ◀d’▶un futur historien des mœurs que ◀la▶ presse « ◀de▶ droite » reflète assez exactement ◀la▶ mentalité et ◀les▶ conversations ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie conservatrice, alors que ◀la▶ presse ◀de▶ gauche ne reflète nullement ◀la▶ mentalité ni ◀les▶ conversations populaires. C’est que ◀les▶ journaux socialistes et communistes sont rédigés par des bourgeois, ou par des candidats à ◀la▶ bourgeoisie, en tout cas par des gens qui recherchent ◀la▶ « considération du peuple ». ◀D’▶où ◀le▶ ton haineux, typiquement petit-bourgeois, ◀de▶ certaines ◀de▶ ces feuilles. Je n’ai jamais retrouvé ce ton dans ◀le▶ peuple. S’il en paraît parfois, par accident, quelques traces ici ou là, c’est que ◀le▶ peuple ◀de▶ France lit trop ◀de▶ journaux, ne lit que cela, et finit par se croire « ◀le▶ Peuple » tel que ◀l’▶imaginent ◀les▶ bourgeois et leurs journalistes.
Ce n’est pas dans notre île, d’ailleurs, que j’ai pu constater cette contagion ! ◀Les▶ deux journaux locaux gardent un ton à la fois naïf et grandiloquent, avec des maladresses et ◀de▶ grosses astuces, qui n’est pas exactement celui des « discussions » qu’on peut entendre dans ◀les▶ cafés du port, au chef-lieu, mais qui correspond bien à ce que ◀les▶ pêcheurs ou ◀les▶ paysans aiment à se faire dire, me semble-t-il. D’ailleurs, il y a peu de nouvelles du monde dans leurs colonnes. ◀Les▶ correspondances villageoises (accidents ◀de▶ bicyclette, arrivée ◀d’▶un bateau, prix du sel, causeries du curé ou ◀de▶ ◀l’▶instituteur, mariages, décès et naissances) tiennent presque toute ◀la▶ place. Abîme entre ◀la▶ politique des amis du peuple, et ◀la▶ réalité du peuple : rien ne ◀le▶ rend plus sensible que cette différence ◀de▶ ton entre tel organe socialiste ou communiste ◀de▶ Paris, et l’un ◀de▶ ces petits journaux ◀de▶ campagne.
15 février 1934
◀Les▶ gens. — Si j’avais une âme ◀de▶ philanthrope, je chercherais à répandre mes idées dans ◀la▶ population : je convoquerais par exemple un meeting pour exposer mes critiques ci-dessus consignées, et mettre en discussion mes projets ◀de▶ réforme. Je sais bien ce qui m’arrêterait dès les premiers pas. Ces hommes n’ont pas ou n’ont plus coutume ◀de▶ se réunir, ◀d’▶être ensemble pour causer. ◀Le▶ dimanche, ils « font ◀la▶ partie » chez l’un ou l’autre, à quatre ou cinq. On boit et on tape ◀le▶ carton sans beaucoup de paroles. C’est à cela que se réduit ◀la▶ vie commune. Quelques-uns ◀le▶ déplorent parmi ◀les▶ vieux. Mais personne n’a ◀l’▶idée ◀de▶ rien entreprendre.
◀Le▶ village comptait autrefois, paraît-il, cinq ou six sociétés ◀de▶ caractère utilitaire ou récréatif. ◀La▶ plus fameuse était ◀la▶ Clique des retraités ◀de▶ ◀la▶ Marine, qui animait ◀de▶ ses concerts ◀de▶ nombreuses fêtes villageoises. Tout cela s’est dissous quand ◀les▶ hommes sont partis pour ◀la▶ guerre, et rien ne s’est refait depuis. Quand on veut danser on fait venir ◀l’▶orchestre-jazz du chef-lieu : il arrive dans un somptueux car ◀d’▶excursion capitonné ◀de▶ velours violet horriblement moderne.
Cependant deux associations se survivent encore. L’une, c’est ◀La▶ Mutuelle, dont ◀l’▶activité principale se manifeste lors des enterrements : elle assure à chacun ◀de▶ ses membres une nombreuse suite pour leur « dernier voyage ». L’autre, c’est ◀la▶ Société coopérative ◀de▶ panification, réunissant dans une sorte ◀de▶ corporation boulanger, minotier et consommateurs.
◀Le▶ pain, ◀la▶ tombe. Deux réalités fondamentales. Voilà qui est bien dans ◀l’▶harmonie ◀de▶ cette lande où ◀l’▶homme et ses maisons mettent ◀les▶ seules verticales. Existence ramenée à ses deux dimensions premières. Pour ◀la▶ vie, ◀l’▶homme debout et actif, il faut ◀le▶ pain. Pour ◀la▶ mort, ◀l’▶homme qui se recouche, il faut ◀la▶ tombe.
Il y a toujours quelque grandeur dans ◀les▶ choses simples, rudimentaires. Mais quand je vois ces hommes et ces femmes accrochés à cette terre pauvre qu’ils grattent lentement pour en tirer tout juste ◀de▶ quoi vivre, j’hésite à reconnaître dans leur existence ◀le▶ beau mythe du peuple primitif aux prises avec ◀les▶ éléments hostiles. En vérité, ils vivent à peine. Ils subsistent. À la fois aux limites du continent et aux limites ◀de▶ ◀l’▶humanité. Ils n’attaquent plus, ils se cramponnent. Ce ne sont pas des colons, des défricheurs, mais ◀de▶ petits propriétaires qui se défendent avec ◀la▶ seule obstination ◀de▶ ◀l’▶instinct, au niveau ◀le▶ plus bas où ◀l’▶homme puisse vivre sans misère, sans ambitions, sans rêves, sans tristesse. Chacun pour soi sur sa parcelle ◀de▶ terre ingrate, ou dans sa courette pleine ◀de▶ fleurs.
Qu’ils n’aient pas ◀de▶ vie communautaire, cela ne signifie pas nécessairement qu’ils aient perdu ◀le▶ sentiment ◀de▶ leur commune condition. Ils sont peut-être trop pareils pour éprouver ◀le▶ besoin ◀de▶ s’unir. Ils n’ont pas à faire face à des menaces extérieures. Et surtout ils n’ont nulle envie ◀d’▶entreprendre une conquête quelconque, matérielle ou spirituelle. Or c’est cela seul, menace ou entreprise commune, qui rassemble ◀les▶ peuples et ◀les▶ pousse à créer des signes visibles ◀de▶ leur union : assemblées, fêtes, cortèges, uniformes, ou chefs, — kolkhozes, corporations ou camps ◀de▶ travail. Mais ici, que feraient-ils ◀de▶ tout cela ? Ils ont ◀la▶ liberté, et cela leur suffit, depuis cent-cinquante ans. Ils ne songent pas à en tirer ◀le▶ moindre profit positif. Ils se nourrissent mal (légumes, soupes, fruits ◀de▶ mer, seiches et poisson, je crois que c’est à peu près tout), mais pourquoi vivraient-ils autrement ? Bien entendu, certains d’entre eux sont morts ou vont mourir couchés sur une fortune ◀de▶ 100 000 ou ◀de▶ 200 000 francs, que leurs fils iront perdre à ◀la▶ ville : je crois cependant que ◀la▶ proportion des fous est moindre ici que sur ◀le▶ continent. Et ◀l’▶on meurt vieux31, et ◀les▶ médecins ne font pas fortune.
Quelle conclusion tirer ◀de▶ tout cela ? Quand on voit ◀les▶ choses et ◀les▶ êtres ◀de▶ trop près, on perd ◀le▶ peu de foi que ◀l’▶on pouvait accorder aux idéologies et aux politiciens. Il faut vivre à Paris pour y croire. Réveillez ce peuple, il sera peut-être capable ◀de▶ grandes choses — c’est son mystère — mais ne dites pas que vous ◀le▶ faites pour son bonheur, car il est plus « heureux » que vous. Il faudrait croire fanatiquement à une vérité absolue, qui vaille mieux que ◀la▶ paix et ◀le▶ bonheur, pour oser bouleverser ◀la▶ petite vie ◀de▶ notre île.
À noter et à souligner : Seules ◀les▶ guerres ◀de▶ religion ont tiré ◀de▶ ◀l’▶héroïsme ◀de▶ ce peuple. Mais combien se feraient tuer aujourd’hui pour sauver leurs pratiques ?
On en vient à penser que ◀le▶ régime qui convient ◀le▶ mieux à cette vie obscure, j’entends celui qui ◀la▶ contente ◀le▶ mieux, à défaut de ◀la▶ développer, c’est encore la Troisième République : un État faible, dont ◀le▶ centre est lointain, qui ne croit à rien, et qui par suite ne peut rien exiger ◀de▶ sérieux…
— Mais il y a d’autres aspects ◀de▶ ◀la▶ question. ◀Le▶ sel ne se vend plus depuis un an, et c’était ◀la▶ ressource principale des villages. ◀Le▶ chef-lieu est en train de devenir ◀la▶ proie des politiciens ◀de▶ Paris. Un dimanche ce sont ◀les▶ enfants communistes ◀de▶ ◀la▶ colonie ◀de▶ vacances qui défilent en maillots rouges et ◀l’▶on pousse des « cris séditieux » ; ◀le▶ dimanche suivant, ce sont ◀les▶ enfants ◀de▶ ◀la▶ fondation « ◀de▶ droite » et on ◀les▶ applaudit : ◀la▶ fondation fait vivre beaucoup de personnes ◀de▶ ◀l’▶île. ◀La▶ moitié des maisons sont vides, et quelques-unes déjà tombent en ruines. Et surtout ce régime ◀d’▶inertie laisse trop ◀de▶ forces grandir contre lui : et alors, qui va venir un beau jour, ◀de▶ Paris, faire ◀la▶ loi dans notre village ?
19 février 1934
◀Les▶ gens : récit ◀d’▶une journée paysanne. — En revenant ◀de▶ ◀la▶ côte, je me suis arrêté au Moulin ◀de▶ ◀la▶ Purée, pour jouer avec ◀les▶ chatons qui pullulent dans ◀la▶ cour. ◀La▶ mère Renaud-de-la-Purée sort ◀de▶ sa porte, appuyée sur un court bâton. C’est donc ◀la▶ jambe qui ne va plus. ◀D’▶où cela vient-il ? « C’est depuis qu’ils m’ont pris ◀la▶ chèvre. Ça m’a fait comme une gifle, et maintenant, ça ne va plus. »
Il faut qu’elle me raconte cela. Elle vient donc s’appuyer contre ◀la▶ barrière ◀de▶ ◀la▶ cour, cale son bâton, et commence ◀d’▶une voix posée, monotone et basse :
« C’était ◀le▶ 26 ◀de▶ juillet, ◀l’▶anniversaire ◀de▶ ma défunte mère. ◀Le▶ matin, je me dis : Qu’est-ce qu’on va manger ce jour ? Je n’avais pas grand-chose. ◀Le▶ père et ◀les▶ deux fils disent : On est plus jeunes que toi, on va aller au travail, et toi tu iras à ◀la▶ pêche. Ils partent pour ◀le▶ marais, vont tirer ◀le▶ sel, font ce qu’ils avaient à faire. Moi je vais à ◀l’▶écluse, je ramasse des anguilles, quelques crabes, deux ou trois jambes. Bon. C’est ce qu’il faut pour manger. Ils rentrent ◀d’▶avoir tiré ◀le▶ sel et mangent ◀la▶ pêche. J’avais ajouté deux ou trois jambes, donc, mais moi je n’en mange pas. Tantôt, ils s’en vont à leur ouvrage, moi je reste ici. Ils rentrent vers six heures, ◀les▶ jeunes d’abord, parce qu’ils ont des bicyclettes, ils vont plus vite ; ◀le▶ père rentre un peu plus tard. ◀Le▶ plus vieux dit : J’ai bien faim. ◀Le▶ plus jeune, il a toujours faim, alors c’est pareil. Je dis : Oh ! vous avez faim, je vais vous faire une soupe aux pommes de terre — j’avais des pommes de terre —, une belle soupe aux pommes de terre ! Oh ! dit ◀le▶ plus vieux, s’il y a une soupe aux pommes de terre, je vais en manger une grande assiettée ; ça arrange, ça délasse, et avec ça on peut aller se coucher ! Ils mangent et on va se coucher. C’est ◀le▶ lendemain matin que j’ai vu qu’ils avaient pris ◀la▶ chèvre. Des hommes mariés ◀de▶ 30 et 35 ans, voyez comme ils sont aujourd’hui ! Ils sont venus pendant ◀la▶ nuit, on a su qui c’était par ◀la▶ suite. Ils ont pris ◀la▶ chèvre, ◀l’▶ont passée par-dessus ◀le▶ mur, et voilà ! Et pourquoi ? Pour plaisanter ! Quand j’ai été nourrir ma chèvre, je ne ◀l’▶ai pas vue. J’entre : je ne vois rien. Je me dis : Elle est peut-être dans ◀le▶ coin derrière. J’y vais, je regarde : rien. Ils ◀l’▶avaient volée. Ça m’a fait comme une gifle ! J’en ai été malade comme un chien. Et après, eh bien, ◀les▶ malheurs sont venus de partout. »
On a retrouvé ◀la▶ chèvre. Mais elle est toute changée. « Je ◀l’▶ai fait couvrir deux fois : c’était comme si ◀l’▶on n’avait rien fait. Mais je n’en veux pas ◀d’▶autre. Je suis sûre qu’avec une autre bête, même une bête chevaline, ce serait pareil, maintenant… »
Fin février 1934
Sur ◀la▶ pauvreté. — Elle n’est un problème social si grave que parce qu’elle est d’abord un problème moral non résolu.
Pour ◀la▶ majorité des modernes, ◀la▶ menace ◀de▶ pauvreté ne signifie pas d’abord : faim et fatigue, comme pour ◀les▶ paysans, mais d’abord humiliation. « Devenir pauvre », « être ruiné », c’est selon ◀les▶ cas perdre vingt millions sur quarante, ou sur vingt et un ; ou cent-mille francs sur deux-cent-mille, ou perdre une place ◀de▶ quatre-vingt-mille pour en retrouver une ◀de▶ vingt-quatre-mille ; ou perdre intégralement ◀le▶ peu que ◀l’▶on avait. Dans tous ces cas, ◀le▶ problème que pose ◀la▶ pauvreté est avant tout moral : ce qu’on craint ◀le▶ plus, et en premier lieu, sentimentalement, c’est ◀de▶ perdre son rang et ◀la▶ considération qui s’y attache, c’est ◀de▶ ne plus pouvoir « représenter », séduire, voyager, rouler auto, aller au théâtre, garder un appartement, etc. Toutes choses que ◀l’▶on aime surtout parce qu’on croit qu’il faut ◀les▶ aimer, ou parce qu’on n’a pas d’autres goûts que ceux qu’inspire ◀la▶ publicité. En somme, tout cela n’est effrayant que parce que ◀l’▶on n’a pas ◀l’▶esprit ◀de▶ pauvreté qu’on aime entendre louer à ◀l’▶église ou dans ◀les▶ livres. On croit que pauvreté est vice, et c’est même justement parce qu’on ◀le▶ croit qu’on répète ◀le▶ proverbe qui dit ◀le▶ contraire.
Je pense que ◀la▶ vraie solution, ◀la▶ solution pratique ◀de▶ ◀la▶ psychose ◀de▶ crise qui énerve ◀la▶ bourgeoisie n’est pas ailleurs que dans ◀l’▶« esprit ◀de▶ pauvreté ». Et j’ajoute aussitôt que ◀la▶ solution pratique ◀de▶ ◀la▶ misère réelle, celle qui est vécue depuis longtemps ou depuis toujours par une partie du peuple, est au contraire dans ◀la▶ révolution matérielle. Mais cette révolution ne sera durable et vraiment novatrice que si elle s’accompagne ◀d’▶une révolution morale chez ◀les▶ bourgeois : car on ne peut pas anéantir physiquement toute ◀la▶ bourgeoisie (nous ne sommes pas en Russie). Et tant qu’il y aura des bourgeois, il y aura des gens qui craindront avant tout ◀de▶ descendre ◀d’▶un échelon, c’est-à-dire ◀de▶ devenir pauvres. À moins qu’ils ne comprennent un peu mieux ce qu’est ◀l’▶esprit ◀de▶ pauvreté.
Mais qui ◀le▶ comprend aujourd’hui ? Pour peu qu’on se vante ◀de▶ ◀l’▶avoir, on ne ◀l’▶a plus. Et quand on ◀l’▶a vraiment, il est probable qu’on ◀l’▶ignore.
(Ne disons rien des hypocrites et des naïfs qui croient que louer « ◀l’▶esprit ◀de▶ pauvreté » dispense ◀de▶ supprimer ◀les▶ facteurs matériels ◀de▶ ◀la▶ misère, capitalisme, centres urbains, etc.)
Sans doute ◀l’▶esprit ◀de▶ pauvreté n’est-il donné qu’à ceux qui croient à autre chose qu’à leur vie, à autre chose qu’à leur succès, ou à leurs aises, ou à leur rang, etc., ou même à leur valeur spirituelle. Ils sont très peu. Ou plutôt, disons qu’on en connaît très peu : quelques grands chefs, quelques fanatiques ◀d’▶une cause, quelques saints. Mais peut-être aussi un grand nombre ◀d’▶obscurs croyants. Ceux par qui ◀l’▶humanité vaut quelque chose, sans ◀le▶ savoir.
28 février 1934
Gens. — Il est très impressionnant ◀de▶ se demander en face de ces hommes, à quelques mètres ◀d’▶eux, quand ils travaillent sur leur parcelle, ce que signifient ◀les▶ méthodes productivistes et ◀la▶ démesure collective ◀d’▶un plan quinquennal. ◀Le▶ silence ◀de▶ ◀la▶ lande et des marais, ◀la▶ rumeur ◀de▶ ◀la▶ côte, ◀les▶ petits chocs irréguliers des pioches et des bouelles, tout ce qu’il y a ◀de▶ paisible, ◀de▶ grand, ◀de▶ mesquin, ◀de▶ millénaire dans cette faible activité humaine au ras du sol, sous ce grand ciel… Au nom de quelle « vérité » brutaliser et bouleverser à grand fracas ◀de▶ moteurs et ◀de▶ règlements ◀de▶ fer ◀les▶ rythmes ◀de▶ cette île et ◀de▶ ces vies ?
1er mars 1934
Minimum vital. — Il ne faut être ni riche ni pauvre, selon ◀les▶ mesures sociales qui ne valent jamais que pour « ◀les▶ autres ». Il faut simplement être libre selon ◀la▶ mesure ◀de▶ sa vocation.
C’est par rapport à sa seule vocation qu’un homme peut arriver à savoir avec certitude ◀de▶ quoi et ◀de▶ combien il a besoin pour vivre. S’il a plus ou s’il a moins, s’il est « riche » ou s’il est « pauvre » (ce qui ne saurait être déterminé que par rapport au train « normal » que lui impose sa vocation), il court un risque qui n’est pas son vrai risque. Il se voit entraîné hors de sa ligne dans des conflits où sa personne n’est pas totalement engagée, parce qu’elle ne ◀les▶ a pas créés.
◀Le▶ but concret ◀de▶ ◀la▶ révolution économique que je crois moralement nécessaire, et d’ailleurs techniquement possible, c’est ◀d’▶accorder à tout homme, quel qu’il soit, ◀le▶ « minimum vital » qui lui permette ◀d’▶obéir à sa vocation. Toute ◀la▶ difficulté repose évidemment sur ◀le▶ fait que ce minimum ne saurait être fixé au plus juste qu’en fonction de chaque « personne ». C’est ◀l’▶État qui devrait donner à chacun ◀de▶ ses membres ◀le▶ minimum qu’il mérite. Mais comment exiger ◀de▶ ◀l’▶État qu’il tienne compte des vocations particulières ? Elles sont souvent ◀d’▶une lecture très douteuse pour ceux mêmes qui devraient ◀les▶ exercer ! Il faudrait donc, dans ◀la▶ pratique, se contenter ◀d’▶approximations toujours très contestables. ◀Le▶ problème se ramènerait à trouver des signes extérieurs aisément vérifiables qui permettraient ◀de▶ répartir ◀les▶ hommes grosso modo, selon leur vocation. Et ◀le▶ minimum qui leur serait accordé varierait ◀d’▶une catégorie à l’autre. (Cela touche à ◀l’▶absurde, on ◀le▶ voit — mais justement parce qu’on ◀le▶ voit, et que c’est tout de même ce que ◀l’▶on peut imaginer ◀de▶ moins déraisonnable, cela peut nous donner une bonne idée du maximum ◀d’▶absurdité que représente ◀l’▶anarchie actuelle.)
Si ◀l’▶on me chargeait ◀de▶ redistribuer toutes ◀les▶ richesses, selon mon expérience et mes petites observations, j’aurais mon plan tout prêt dans ses grandes lignes : je donnerais ◀le▶ plus possible à ceux qui demandent beaucoup, et qui se rangent ainsi dans une catégorie spirituellement inférieure (sauf exception) ; je donnerais très peu aux intellectuels et aux artistes ; et je donnerais aux autres selon leur profession : ◀d’▶autant plus qu’elle serait plus monotone par exemple, ou qu’elle supposerait moins ◀d’▶énergie créatrice…
Et pour ma part — s’il faut un exemple précis, c’est ◀le▶ seul que j’ose donner —, je m’accorderais chaque année onze fois ◀la▶ somme dont j’ai besoin pour vivre ici pendant un mois ; ◀le▶ nom du mois où je ne recevrai rien restant indéterminé, et dépendant du seul caprice ◀d’▶un employé que je ne connaîtrais pas.
15 mars 1934
Je rentre ◀de▶ Vendée. On m’avait demandé ◀d’▶y aller faire quelques causeries. J’en rapporte deux séries ◀d’▶observations nouvelles sur ◀la▶ Province, et je crois ◀d’▶autant plus utile ◀de▶ ◀les▶ consigner qu’elles modifient sensiblement certains jugements auxquels m’avait amené ◀la▶ considération ◀de▶ mon île.
Il faut parler d’abord des autocars. Je ne sais si ◀l’▶on se doute à Paris ◀de▶ ◀l’▶importance des autocars et des transformations qu’ils sont en train de causer dans ◀la▶ vie provinciale. Je n’ai pas compté ◀le▶ nombre ◀de▶ lignes actuellement exploitées. Mais j’ai pu constater dans plusieurs départements ◀de▶ ◀l’▶Ouest qu’il n’est plus guère ◀de▶ « pays » qui ne soit desservi par une ou deux ou même trois compagnies ◀de▶ transports locaux. Depuis que j’ai quitté Paris, j’ai bien utilisé une vingtaine ◀de▶ ces lignes.
Je commence à connaître leurs coutumes : rien ne pouvait modifier plus rapidement et plus profondément ◀la▶ coutume ◀de▶ ◀la▶ France rurale. Mais ce n’est pas encore assez dire : ◀l’▶autocar modifie complètement ◀le▶ mode ◀de▶ contact entre ◀le▶ voyageur et ◀la▶ province.
Naguère, encore, quand on n’avait que ◀les▶ chemins de fer, tout convergeait vers Paris, non seulement du fait ◀d’▶une organisation ferroviaire centralisée, mais encore sentimentalement. ◀Le▶ confort relatif des grandes lignes indiquait qu’on allait à Paris ou qu’on en venait. Tout ◀le▶ reste n’était que tortillards cahotants, jamais à ◀l’▶heure, où ◀l’▶on se sentait relégué à ◀l’▶écart ◀de▶ ◀la▶ « vraie » circulation. Et ◀l’▶on ne voyait guère que des gares, ce qu’il y a de plus attristant dans chaque village. Aujourd’hui, ◀les▶ stations ◀d’▶autocars sont sur ◀la▶ place principale. C’est ◀de▶ là qu’on part au milieu d’une grande affluence ◀de▶ badauds, c’est là qu’on arrive à grand son ◀de▶ trompe, c’est enfin ce que ◀l’▶on voit ◀le▶ mieux ◀de▶ chaque pays. ◀La▶ voie ferrée était une sorte ◀d’▶insulte à ◀la▶ vie locale : elle ◀la▶ traversait abstraitement, sans ◀la▶ voir, sans tenir compte ◀de▶ ses circonstances. Sur ses bords ne vivait qu’une population nomade, qui portait ◀l’▶uniforme ◀de▶ ◀l’▶État, partout ◀la▶ même. Vous pouviez parcourir vingt fois ◀la▶ France ◀de▶ part en part sans remarquer que ◀les▶ gens qui ◀l’▶habitent ne sont pas tous ◀de▶ ◀la▶ même sorte, et que ◀d’▶une province à une autre, ce n’est pas seulement ◀le▶ paysage qui change. N’était-ce pas là l’une des raisons qui faisait si facilement nier ◀la▶ subsistance des « petites patries » dans ◀la▶ nation abstraitement unifiée ?
◀La▶ ligne ◀d’▶autocar fait partie du pays. Elle en épouse ◀la▶ géographie physique mais aussi humaine. Elle quitte à tout propos ◀la▶ route nationale pour des chemins secondaires ou des ruelles à peine plus larges que ◀la▶ voiture. Mais aussi elle tient compte des rythmes ◀de▶ ◀la▶ vie locale, du calendrier des marées, ◀de▶ ◀l’▶heure matinale des foires, dans ◀les▶ districts ruraux, et ailleurs ◀de▶ ◀l’▶entrée et ◀de▶ ◀la▶ sortie des usines ou des écoles.
◀La▶ simple intention ◀d’▶utiliser ce moyen ◀de▶ transport vous met en contact avec toutes sortes ◀d’▶habitudes locales. D’abord il faut aller dans deux ou trois cafés pour obtenir un minimum ◀de▶ précisions concernant ◀l’▶heure du prochain départ et ◀la▶ destination des diverses voitures qui stationnent sur ◀la▶ place. C’est que chaque ligne a sa tête ◀de▶ ligne chez un bistrot différent, et il est rare qu’on puisse trouver ◀l’▶horaire ailleurs. Parfois ◀le▶ bistrot vend aussi ◀les▶ billets ; et c’est chez lui qu’on attend ◀le▶ départ. Pour peu que ◀l’▶on manifeste ◀la▶ moindre curiosité on ne tarde pas à y apprendre pas mal ◀d’▶histoires, dont j’indiquerai ici ◀l’▶enchaînement à peu près immuable. Cela commence par quelques anecdotes sur ◀l’▶installation ◀de▶ ◀la▶ ligne et sur ◀la▶ concurrence qui a fait baisser ◀les▶ prix. Car il est ◀de▶ règle qu’au début deux Compagnies se disputent ◀le▶ parcours, jusqu’à ce que l’une des deux fasse faillite, ou réussisse à vendre « honnêtement » sa renonciation, quitte à recommencer aussitôt ◀le▶ petit jeu un peu plus loin, sur un autre parcours. ◀De▶ là à des potins sur ◀les▶ personnalités ◀de▶ ◀l’▶endroit, sur ◀le▶ rôle qu’ont joué dans ◀l’▶affaire ◀le▶ sous-préfet, ou ◀le▶ député, ou divers margoulins, topazes, etc. Si ◀l’▶on a ◀le▶ temps, il n’est pas impossible ◀de▶ pousser ◀la▶ « discussion » sur un plan supérieur, ◀d’▶aborder par exemple ◀la▶ question du capitalisme en général et des moyens ◀d’▶arrêter ses méfaits32. Bref, lorsque vous montez dans ◀l’▶autocar, vous êtes renseigné, vaille que vaille, sur ◀les▶ facteurs économiques du pays, sur ◀les▶ noms des notables et sur ◀le▶ jeu des partis politiques.
Et que dire maintenant du voyage lui-même ? C’est une résurrection ◀de▶ ce que Vigny pleurait, ◀la▶ poésie des diligences, mais aérée. C’est fait ◀d’▶une foule ◀d’▶incidents entrevus, que tout dispose à romancer ; ◀de▶ conversations absurdes et rapidement intimes, avec ce personnage enfoui à côté de vous dans un luxueux fauteuil ◀de▶ cuir rouge ou bleu vif, et qui change ◀de▶ tête plusieurs fois pendant ◀le▶ trajet, ◀de▶ coups de main aux voyageurs chargés ◀de▶ paquets ou ◀d’▶un jeune veau, ou ◀d’▶un enfant hurlant et admiré, ◀d’▶arrêts et ◀de▶ détours imprévus — car ◀les▶ chauffeurs acceptent volontiers toutes sortes ◀de▶ petites commissions que ◀de▶ vieilles dames leur confient au départ avec force recommandations ; et ils sont rares, ceux qui n’ont pas deux mots à dire par ◀la▶ portière entrouverte un instant à ◀la▶ fille ◀de▶ ◀l’▶auberge écartée qui attend ◀le▶ passage du car, ◀les▶ cheveux au vent sur ◀le▶ bord ◀de▶ ◀la▶ route.
Rien n’est plus sympathique qu’un conducteur ◀de▶ car. Cela tient évidemment à son métier. Ce sont en général ◀de▶ jeunes gaillards solides et gais, et qui ont toutes ◀les▶ raisons ◀d’▶aimer ◀le▶ travail et ◀de▶ ◀le▶ faire bien : c’est moderne, c’est sportif, cela vous pose dans ◀l’▶esprit des populations, on se sent maître à bord de sa puissante machine, et ◀l’▶on bénéficie ◀de▶ ces petites faveurs que ◀les▶ femmes ont toujours accordées à ceux qui commandent et disposent, ne fût-ce que pour une heure, ◀de▶ leur vie. Oui, voilà bien ◀les▶ hommes avec lesquels je rêverais ◀d’▶entreprendre une belle révolution, qui rajeunisse ◀la▶ France : ils ont ◀la▶ bonne humeur, ◀le▶ dynamisme, ◀le▶ sens pratique et ◀la▶ rapidité ◀d’▶esprit que ◀les▶ bourgeois, qui en sont dépourvus, attribuent par erreur au « peuple » en général. Sans compter ◀les▶ moyens techniques dont ils disposent et qui seraient décisifs lors ◀d’▶une action rapide.
Mais loin de moi ces ambitions : ceux qui ◀les▶ ont n’en parlent pas, dit-on. Et je ne suis qu’un écrivain.
Ceci me rappelle un bout ◀de▶ conversation que j’aurais dû noter plus tôt. ◀Le▶ monsieur rencontré dans ◀l’▶autocar ◀de▶ Royan voulait savoir quel était mon métier. Et quand j’eus dit que je n’en avais aucun, et que je n’étais qu’un écrivain, et chômeur par-dessus ◀le▶ marché, il s’écria : « Ah ! cher Monsieur, je vous envie ! Vous avez un rôle magnifique à jouer dans ◀la▶ société. Vous avez ◀le▶ temps ◀de▶ réfléchir et ◀de▶ nous faire part ◀de▶ vos lumières, et sans vous, où irions-nous donc, nous qui ne croyons plus aux curés !
— Comptez, Monsieur, lui dis-je, qu’un écrivain a bien deux fois plus ◀de▶ peine à vivre qu’un homme normal, mettons qu’un fonctionnaire (c’était pour ◀le▶ flatter), et cela tient aux circonstances mêmes qui ◀l’▶ont mis dans ◀le▶ cas ◀d’▶écrire. Car ou bien ◀l’▶on écrit ce que ◀l’▶on ne peut pas faire, et c’est ◀l’▶aveu ◀d’▶une faiblesse ou ◀d’▶une ambition excessive, deux choses qui compliquent fort ◀la▶ vie, je crois ; ou bien ◀l’▶on écrit des choses intelligentes, et c’est encore ◀l’▶aveu ◀d’▶une inadaptation cruelle aux mœurs et coutumes ◀de▶ ce temps ; ou bien ◀l’▶on écrit simplement pour gagner sa chienne ◀de▶ vie, et c’est ◀le▶ bon moyen ◀de▶ traîner ◀la▶ misère ◀la▶ plus honteuse qui se puisse imaginer, dans ◀les▶ antres rédactionnels. Je dis ◀les▶ antres. ◀De▶ toute façon, un écrivain est par nature un empêtré. Et voilà ◀le▶ paradoxe et ◀l’▶injustice : c’est qu’on attend, qu’on exige même ◀de▶ ces gens-là des vertus au-dessus du commun, ◀la▶ révélation ◀de▶ secrets qui suffiraient à rendre heureux ◀les▶ plus indignes, et ingénieux ◀les▶ plus balourds, enfin je ne sais quelle supériorité humaine, quel luxe ◀d’▶énergie ou ◀d’▶invention qui, s’ils ◀les▶ possédaient vraiment, feraient ◀de▶ leurs détenteurs non point des écrivains mais des Don Juan, des dictateurs, des milliardaires ou des saints. Croyez-moi, ce que nous vous donnons, c’est justement ce qui nous manque, et quand vous aurez compris cela, vous cesserez, je ◀le▶ crains, ◀d’▶envier ma condition… »
16 mars 1934
◀D’▶un autre « peuple ». — Il faut encore que je revienne sur mon séjour vendéen. J’avais à donner trois « causeries » devant des auditoires ◀de▶ jeunes cultivateurs. Eux-mêmes avaient fixé ◀la▶ liste des sujets qu’ils désiraient étudier au cours de ◀l’▶hiver avec ◀l’▶aide ◀de▶ plusieurs orateurs bénévoles, pasteurs, instituteurs ou autres « personnes instruites » ◀de▶ ◀la▶ région. On m’avait prié ◀de▶ parler des révolutions russes ◀de▶ 1905 et ◀de▶ 1917, et ◀de▶ ◀l’▶état actuel ◀de▶ ◀l’▶URSS.
Ils étaient venus par groupes, à bicyclette ou en charrettes, ◀de▶ tous ◀les▶ villages voisins. Du haut ◀de▶ ◀la▶ colline où nous étions tous réunis pour déjeuner, on dominait tout un canton ◀de▶ marécages mélancoliques ; et parfois ◀l’▶on voyait scintiller dans un lointain nuageux et sous une trouée ◀d’▶or, ◀la▶ mer.
◀La▶ petite salle des cours ruraux peut contenir une centaine ◀d’▶auditeurs. ◀L’▶orateur doit se tenir debout au milieu d’eux, de manière à pouvoir, tout en parlant, passer des clichés dans ◀la▶ lanterne à projection. Pour assurer ◀le▶ fameux « contact avec ◀le▶ public », rien ne vaut cette proximité physique. Je leur parlai pendant deux heures ◀d’▶un pays ◀d’▶énormes plaines, sans barrières ni haies, sans chemins creux et sans secrets, où ◀les▶ hommes vivent sans calcul ni prudence, dans ◀la▶ misère et dans ◀la▶ communion, superstitieux, poètes, bons et fous. Je décrivis ◀les▶ révoltes obscures ◀de▶ ces masses opprimées et naïves, conduites par des équipes ◀d’▶hommes durs, intellectuels bannis ou petits nobles déclassés ; ◀le▶ triomphe implacable ◀de▶ Lénine ; ◀l’▶enthousiasme du plan ◀de▶ cinq ans. Et je m’étonnais tout en parlant ◀de▶ raconter une épopée contemporaine : tout cela se dégageait ici ◀de▶ ◀la▶ mesquinerie hargneuse des polémiques et des partis pris, devenait légendaire et généreux, prenait ◀le▶ rythme et ◀les▶ couleurs grandioses et irréelles ◀de▶ ◀la▶ page ◀d’▶histoire. Mensonge ◀de▶ ◀la▶ distance et ◀de▶ ◀la▶ simplification ; vérité ◀de▶ ◀la▶ fable qui donne une forme grande à nos obscurs et grands désirs informulés. En finissant je craignis un moment ◀de▶ ◀les▶ avoir trompés, ◀de▶ ◀les▶ avoir rendus jaloux ◀d’▶une espèce ◀d’▶imagerie ◀d’▶Épinal, malgré moi trop pareille aux innocentes peintures ◀de▶ paradis modernisé que vulgarise ◀la▶ propagande communiste. Mais leurs questions ne tardèrent pas à me rassurer. Plusieurs voulurent savoir si cela marchait vraiment là-bas aussi bien que j’avais pu ◀le▶ laisser croire ; si ce n’était pas encore un ◀de▶ ces régimes ◀de▶ dictature ; si ◀les▶ paysans avaient plus ◀de▶ liberté qu’auparavant, etc. Mais ce qui me surprit davantage, ce fut ◀la▶ question franche ◀d’▶un garçon ◀de▶ vingt ans, costaud, ◀l’▶air intelligent et ouvert : « Pensez-vous qu’on pourrait faire ◀la▶ même chose ici ? » Pour sa part, il était sceptique. Il pensait qu’en Vendée ◀les▶ choses ne seraient pas si simples, que ◀la▶ situation matérielle était meilleure et demandait un développement tout différent ; qu’on voulait surtout, par ici, garder sa liberté et se gouverner comme on ◀l’▶entendait.
Et je me disais, en ◀l’▶écoutant : en voilà un que ◀l’▶on pourrait sans honte présenter aux jeunes Russes, aux jeunes Allemands, comme un type ◀de▶ jeune Français.
Je retiens ◀de▶ cette journée deux impressions (je n’ose pas en dire davantage : tout cela est encore moins clair dans ◀la▶ réalité que dans ce résumé). Quand j’ai projeté sur ◀la▶ paroi blanche ◀de▶ ◀la▶ salle ◀la▶ photo ◀de▶ Kalinine, président ◀de▶ ◀l’▶URSS, debout dans un champ en costume ◀de▶ moujik, il y a eu un profond silence au lieu des rires que je craignais. (On peut donc gouverner sans être un monsieur en haut ◀de▶ forme ? Il a l’air ◀d’▶un brave type comme nous autres. Rêverie des jeunes cultivateurs.) Et quand j’ai terminé ma causerie, évitant ◀de▶ prononcer mon jugement sur ◀les▶ faits que je venais ◀d’▶exposer, afin de voir si mes auditeurs étaient ◀de▶ ◀la▶ même espèce que ceux ◀de▶ ◀l’▶île : cette série ◀de▶ questions précises, et ce désir ◀de▶ rapporter ce que j’avais dit à leur situation concrète. Esprit critique, méfiance intelligente des paysans, conscience ◀de▶ leur autonomie…
Je ne bifferai pas ◀les▶ conclusions que j’avais tirées ◀de▶ ◀la▶ conférence à A. Elles sont également vraies. Ce qui est faux, c’est ◀de▶ parler du peuple en général. — « On ◀le▶ savait depuis longtemps. » — On sait tant de choses que ◀l’▶on n’a jamais pris ◀la▶ peine ◀de▶ connaître, chez ◀les▶ « intellectuels ».
17 mars 1934
◀L’▶instituteur vendéen. — Nous étions assis dans sa cuisine avec sa femme et ses deux enfants. C’est un homme ◀de▶ quarante ans, aux traits réguliers et sérieux, un peu lent ◀de▶ geste et ◀de▶ parole ; prudent. Il se plaint ◀de▶ son isolement. « On nous laisse seuls, sans direction. Nous ne savons pas que lire. ◀Le▶ travail est dur, ici. Il faut lutter contre ◀les▶ parents, contre ◀la▶ concurrence ◀de▶ ◀l’▶école libre qui nous a pris ◀les▶ deux tiers ◀de▶ nos élèves. On aurait besoin ◀de▶ nourriture intellectuelle pour se soutenir. Quelquefois on vous envoie des journaux ou des revues à ◀l’▶essai mais c’est toujours ◀de▶ ◀la▶ politique. Quand j’étais jeune, j’ai beaucoup lu Anatole France, c’est à cause de lui que j’ai perdu ◀la▶ foi. J’aimais beaucoup Romain Rolland. Est-ce qu’il est mort ? Vous ne pourriez pas me dire ce qu’il y aurait ◀d’▶intéressant à lire ? — Vous ne lisez pas ◀de▶ journaux politiques ? — Ce n’est pas ce qu’on cherche. Il faudrait en lire deux au moins pour corriger ◀les▶ mensonges. Ce qu’ils peuvent tous mentir ! On ne peut plus avoir confiance dans ◀les▶ partis. C’est aussi à cause de cette centralisation : qu’est-ce qu’ils savent ◀de▶ notre situation, à Paris ? Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen ◀de▶ faire un mouvement politique en dehors des partis et ◀de▶ voir une fois ce qu’il y aurait à changer pratiquement dans chaque province ? Qu’on arrive enfin à se gouverner sur place, dans chaque commune ? On sent bien ce qu’il faudrait. Mais qu’est-ce qu’on peut, tout seul dans ce coin ?… »
J’ai essayé ◀de▶ faire une liste ◀de▶ livres à lire pour ◀l’▶instituteur ◀de▶ M. Je ne trouve à lui recommander que des traductions. ◀La▶ littérature moderne en France n’a guère à donner à ceux qui ont faim ◀de▶ nourriture solide, élémentaire. Elle manque ◀de▶ naïveté, ◀de▶ force et ◀de▶ conviction. Tout son effort est ◀de▶ s’écarter ◀le▶ plus possible ◀de▶ ce qui est simplement vrai. Elle est bizarre, affectée et maigrelette, toute guindée ◀de▶ petites astuces, ◀d’▶airs entendus dès qu’il s’agit ◀de▶ passions. Trop difficile quand elle est belle (Claudel ne peut pas devenir populaire). Tristement bourgeoise et fausse, quand elle est facile. Et ◀les▶ ouvrages « ◀d’▶avant-garde » donnent dans ◀l’▶ensemble une impression ◀de▶ crampe, ◀de▶ minutie maniaque, ◀de▶ méchanceté ◀d’▶impuissants qui se torturent à plaisir pour provoquer un petit grincement nouveau ◀de▶ ◀la▶ sensibilité. Je comprends très bien qu’un certain nombre ◀d’▶écrivains français aient passé au communisme : il leur fallait cela sans doute pour oser parler de nouveau une langue large, utile et humaine… Auparavant, ils croyaient comme ◀les▶ autres que c’était plutôt ridicule. Mais il paraît que ça va se porter de plus en plus. Telle est ◀la▶ pauvre chance des écrivains français : il a fallu un nouveau conformisme pour ◀les▶ libérer ◀de▶ ◀l’▶ancien ; et ◀l’▶alibi ◀d’▶une action politique à laquelle ils n’entendent goutte.
Je ne sais plus quel poète a écrit : « ◀L’▶art est une question ◀de▶ virgules. » Voilà qui donne exactement ◀la▶ mesure ◀de▶ leurs ambitions. Même si cette innocente remarque est juste du strict point de vue ◀d’▶un artisan précieux ◀de▶ ◀la▶ langue française telle qu’on ◀l’▶écrit à Paris ◀de▶ nos jours (car c’est faux sous tout autre rapport, pour tout autre pays, pour toute autre époque ◀de▶ nos lettres) je pense que ce n’est pas par hasard que tous ◀les▶ grands artistes ont jugé bon ◀de▶ parler ◀d’▶autre chose, et ◀de▶ s’attacher plutôt à ce qu’il y a entre ◀les▶ virgules.
Fin mars 1934
◀Le▶ vent souffle en tempête ◀de▶ ◀la▶ mer vers ◀le▶ continent, depuis sept jours déjà, sans une seule heure ◀d’▶interruption. Et cela doit durer deux jours encore, puisqu’une nouvelle période ◀de▶ trois jours est entamée.
Toute ◀la▶ germination est comme crispée dans son essor depuis ◀le▶ début ◀de▶ ◀la▶ tempête ; elle s’est mise sur ◀la▶ défensive.
Et moi aussi, je ne parviens plus à avancer dans mon travail. Obsession du sifflement furieusement modulé dans ◀les▶ cheminées et à travers ◀le▶ toit fragile, jour et nuit. Quand nous sortons pour aller voir ◀la▶ côte bouleversée, il nous faut marcher pliés en avant, et nous rentrons étourdis. Depuis plusieurs jours, ◀le▶ bateau n’a pas pu aborder ◀l’▶île. Plus ◀de▶ courrier. On parle ◀d’▶accidents. Pourvu que ◀le▶ manuscrit ◀d’▶une traduction « alimentaire » que j’ai expédié il y a quatre jours, ne revienne pas, feuille à feuille, déshonorer ◀les▶ rivages ◀de▶ ◀l’▶île ! S’il fallait encore ◀le▶ revoir ! (C’est sur ◀le▶ prix ◀de▶ ce travail, payé ◀d’▶avance, que nous avons vécu depuis janvier, je crois que j’avais omis ◀de▶ ◀le▶ noter jusqu’ici.)
2 avril 1934
Voilà ◀l’▶île purifiée et rajeunie, des fleurs partout, ◀la▶ grande lumière sur nos murs blanchis.
J’ai travaillé au jardin, tous ces jours. Labouré et dessiné des planches, arraché ◀de▶ vieilles souches, dégagé ◀les▶ plates-bandes couvertes ◀de▶ feuilles mortes.
Il me semble souvent que plus je travaille ◀de▶ mes mains, plus il me vient ◀d’▶idées fermes et utilisables. Est-ce que ◀les▶ vraies idées viendraient du seul contact des choses, par ◀les▶ mains ? On ◀le▶ croirait à voir ◀l’▶amaigrissement ◀de▶ ◀la▶ pensée des clercs aux mains débiles qui ratiocinent dans ◀les▶ revues sur ce que d’autres ont créé.
3 avril 1934
◀La▶ solitude est une jeunesse. Elle nous apprend cette chose nouvelle que nous savions déjà, c’est vrai, quand nous étions adolescents, chose nouvelle au goût ◀de▶ souvenir, que trop ◀de▶ téléphones, à ◀la▶ ville, ◀de▶ tout à ◀l’▶heure, ◀d’▶heures ◀de▶ bureau, ◀d’▶impitoyables rendez-vous ◀d’▶indifférence avaient repoussée dans nos lombes ; cette chose toujours neuve et nouvelle qu’est ◀l’▶attente ◀d’▶on ne sait quoi.
Condition véritable ◀de▶ ◀l’▶homme : il est celui qui agit dans ◀l’▶attente. Il attend des révélations. C’est évident ! Ses actions ◀les▶ plus pures sont des appels et des incantations : leur sens est toujours au-delà. Elles ne sont que symboles, invites angoissées ou séductions tentées dans ◀l’▶inconnu. Autrement, comment supporter leur petitesse ? Si je gratte pendant des heures ce coin réduit ◀de▶ terre caillouteuse, c’est pour un printemps qui viendra. C’est pour gagner ma vie, dit une raison borgne ; c’est aussi pour gagner ma mort, je ◀le▶ sais bien. Toute notre attente imagine ◀l’▶avenir, et ◀l’▶imagine nécessairement sur fond ◀de▶ mort. (◀La▶ jeunesse qui est ◀l’▶âge ◀de▶ ◀l’▶attente ◀la▶ plus ardente ◀de▶ ◀la▶ vie est aussi ◀l’▶âge ◀le▶ plus familier avec ◀la▶ mort.) Ainsi nos gestes se prolongent : leur grandeur est dans ◀l’▶attente qu’ils trahissent.
Si ◀le▶ travail moderne est dégradant, c’est qu’on a limité ses gestes à ◀l’▶immédiat, et borné son attente au salaire. Or toute vie est absurde et violemment inacceptable, qui ne s’ouvre pas sur ◀l’▶attente ◀d’▶une révélation à venir, et ◀d’▶une « consolation » finale. (Consolation signifiant selon ◀l’▶étymologie : unification, harmonisation, c’est-à-dire résolution des dissonances en un accord qui comble toute attente…)
7 avril 1934
Recette pour vivre ◀de▶ peu. La première condition c’est ◀de▶ gagner peu.
(J’ai écrit cela, je me ◀le▶ rappelle, peu de temps après notre arrivée, en haut ◀d’▶une page que je retrouve dans une pile ◀de▶ notes. ◀La▶ page est restée blanche. Et, toute réflexion faite, c’est bien ainsi, et très complet.)
10 avril 1934
Inconcevable lacune dans ces notes : je n’ai pas encore parlé ◀de▶ ◀la▶ poule, ◀la▶ triste et digne poule noire qui habite seule au bout du jardin. Elle y est pourtant depuis notre arrivée, héritée du propriétaire. Nous ◀l’▶avons nourrie sans espoir pendant des mois, ◀la▶ croyant trop vieille pour être mangée, sinon pour faire encore quelques œufs. Elle paraissait inguérissablement neurasthénique. Et voilà qu’hier, elle a pondu. Et ce matin de nouveau. ◀De▶ très gros œufs, me semble-t-il. (Où va se loger ◀la▶ vanité !)
— ◀Le▶ père Renaud était là tout à ◀l’▶heure pour me donner un coup de main au jardin (je rapprends avec plaisir ◀les▶ petits trucs ◀de▶ plantage que je savais dans mon enfance campagnarde). Comme je lui offrais une cigarette il s’est redressé ◀d’▶un air ◀de▶ défi « Non, non. J’ai cessé ◀de▶ fumer depuis longtemps ! — Ça vous faisait mal à ◀la▶ gorge ? — Non, j’ai cessé ◀d’▶acheter des cigarettes, je fumais des jaunes comme celles-là, ◀le▶ jour où ◀l’▶État ◀les▶ a augmentées ◀de▶ deux sous parce qu’il avait pris ◀le▶ monopole. Ça n’est pas ◀les▶ deux sous, mais il faut se défendre ! »
15 avril 1934
◀La▶ culture et ◀les▶ gens. — Souvent, quand je me tire du livre que j’écris — sur ◀la▶ crise ◀de▶ ◀la▶ culture — pour causer avec ◀la▶ laitière ou ◀la▶ factrice, ou ◀le▶ postier, ou un Renaud, j’éprouve une brève angoisse : quel rapport entre cet homme à qui je parle, et ◀le▶ mot « homme » dans ce que j’écris ? Non seulement ceux d’ici ne comprendraient rien à ce que je fais, et ce serait assez normal, il y a ◀l’▶obstacle du vocabulaire, ◀d’▶une certaine technique des idées, etc., mais encore ils ne comprendraient pas même ◀de▶ quoi il s’agit quand je parle ◀d’▶eux, précisément, et des problèmes qui intéressent leur existence. J’aurais beau leur expliquer chaque terme. Ils n’y reconnaîtraient rien ◀de▶ ce qui ◀les▶ « soucie », amuse, occupe, ou intéresse. Vraiment non, ce chapitre sur « ◀l’▶origine rationaliste ◀de▶ ◀la▶ scission entre ◀la▶ culture et ◀le▶ peuple » cela ne peut accrocher à rien dans cet être que j’ai devant moi, avec ses rides, sa barbe et sa casquette, et qui continue à me parler ◀de▶ ◀la▶ pêche, ◀de▶ son filet qui a été emporté hier, etc. Quel sens concret cela peut-il avoir ◀de▶ parler ◀de▶ ◀la▶ « scission » entre cet homme et ◀la▶ culture ? N’y a-t-il pas là deux mondes qui n’ont jamais eu ◀de▶ contact, ni jamais ◀de▶ commune mesure ? Mais je suis homme aussi bien qu’eux. Et ce que j’écris m’intéresse tout entier, en tant qu’homme. Donc j’ai bien ◀le▶ droit ◀de▶ parler aussi ◀de▶ leurs problèmes. Mais encore je ◀le▶ fais ◀d’▶une manière qui leur paraîtra sans doute beaucoup plus absurde que ◀les▶ simagrées ◀d’▶un sorcier à un nègre. J’essaie ◀de▶ résoudre un problème que je dis ◀les▶ concerner, et dont aucun d’entre eux n’a jamais eu ◀la▶ moindre idée. Si je remplaçais ◀le▶ mot « peuple » dans mon livre, par une série ◀de▶ noms propres ◀d’▶hommes du peuple que j’ai connus, est-ce que mes raisonnements ne paraîtraient pas loufoques ?
Je reviens à mes pages, bien décidé à ◀les▶ refaire ◀de▶ fond en comble, à simplifier, à concrétiser, à essayer ◀de▶ ◀les▶ rendre telles qu’elles puissent, je ne dis pas : être comprises, mais au moins, en pensée, confrontées sans un ridicule angoissant avec ◀la▶ réalité des choses et des êtres dont elles utilisent ◀le▶ concept… Eh bien, voilà ◀le▶ résultat : après une demi-heure ◀de▶ relecture attentive, j’ai rajouté quelques virgules, précisé quelques termes trop vagues, barré cinq lignes et mis une note au bas de ◀la▶ page. Il me semble vraiment que cela se tient. Il me semble aussi que c’est concret. Je me dis que cette impression-là et ◀l’▶inquiétude ◀de▶ tout à ◀l’▶heure s’excluent en fait. Mais je n’arrive plus du tout à retrouver ce sentiment ◀d’▶absurdité que provoquait en moi précisément, ◀la▶ présence physique ◀d’▶un homme, confrontée avec ◀les▶ idées que j’avais en tête.
Il y a probablement une fatalité interne dans notre culture : elle s’enchante, se critique, se légitime elle-même. Elle a ses lois, qui se suffisent. ◀Les▶ concepts alors se combinent selon des affinités ou des répulsions que ◀les▶ faits ou ◀les▶ êtres qu’ils sont censés représenter n’ont pas dans ◀la▶ réalité. À ◀la▶ fin on obtient ◀l’▶absurdité que j’éprouvais, mais aussi ◀l’▶impossibilité ◀de▶ ◀la▶ « sentir » avec quelque vivacité, sauf par éclairs, dans ◀la▶ rue par exemple. Déjà je ne puis en retrouver ◀le▶ souvenir autrement que par un effort ◀de▶ réflexion qui me laisse assez froid. ◀La▶ culture m’a repris. Je suis dans ◀le▶ faux et tout y est correct : je dis que ◀la▶ thèse que je défends est vraie !…
Il y aurait ◀de▶ quoi s’arrêter ◀de▶ penser, si ◀l’▶on pouvait.
C’est pourquoi Descartes ne voyait rien ni personne quand il se promenait. « Je vais me promener tous ◀les▶ jours parmi ◀la▶ confusion ◀d’▶un grand peuple, avec autant ◀de▶ liberté et ◀de▶ repos que vous sauriez faire dans vos allées ; et je n’y considère pas autrement ◀les▶ hommes que j’y vois que j’y ferais des arbres qui se rencontrent dans vos forêts ou ◀les▶ animaux qui y paissent » (Lettre à Guez de Balzac, 13 mai 1631). Ce n’est pas Descartes qui eût écrit ce Journal ! Mais nous, nous chercherons ◀le▶ salut ◀de▶ ◀la▶ pensée ailleurs que dans ◀la▶ fuite devant ce qui ◀la▶ met en question.
Programme : Ne plus rien écrire sans tenir compte ◀de▶ ◀l’▶existence du père Renaud, ◀de▶ ◀l’▶épicière, ◀de▶ M. Palut, ◀de▶ ◀l’▶instituteur ◀de▶ Vendée, etc. Au moins autant que ◀de▶ celle ◀de▶ Kant, ◀de▶ Guillaume Apollinaire, ◀de▶ Marx, ou ◀de▶ ◀l’▶inimitable Laurence Sterne.
◀Le▶ principe ◀de▶ toute culture véritable n’est-il pas cette commune mesure, sinon ◀de▶ raisons formulables, du moins… ◀d’▶angoisse, ou ◀de▶ vision finale, qu’il s’agit ◀de▶ maintenir par un constant effort entre nos belles séries ◀de▶ pensées et ◀la▶ diversité désordonnée des êtres et des choses, où nous vivons ? « Je pense, donc j’en suis. » Et je ne suis guère, si je n’en suis pas. Et je ne pense bien, valablement, en vérité, que si je me sens et me connais participant ◀de▶ ce monde « mal compassé ». (Je puis ◀le▶ connaître par ◀le▶ moyen ◀de▶ ma révolte, sans pour autant cesser ◀d’▶y être pris). Descartes prétendait ◀le▶ fuir par ce biais ◀de▶ ne ◀le▶ point regarder. ◀La▶ vue ◀d’▶un homme ◀de▶ chair et ◀d’▶os eût porté ◀la▶ déroute en son système. Mais nous, serons-nous assez forts pour penser ◀les▶ yeux bien ouverts ?
16 avril 1934
J’ai retrouvé dans Montaigne ce passage dont je croyais bien me souvenir qu’il allait à peu près dans ◀le▶ sens ◀de▶ ce que j’ai noté hier ici. « ◀Les▶ sciences traictent ◀les▶ choses trop finement, ◀d’▶une mode artificielle, et différente à ◀la▶ commune et naturelle. Mon page faict ◀l’▶amour, et ◀l’▶entend : lisez-lui Léon Hebreu et Ficin ; on parle ◀de▶ luy, ◀de▶ ses pensées et ◀de▶ ses actions, et si n’y entend rien. Ie ne recognoy pas chez Aristote la plupart de mes mouvements ordinaires, on ◀les▶ a couverts et revestus ◀d’▶une aultre robe, pour ◀l’▶usage ◀de▶ ◀l’▶eschole : Dieu leur doint bien faire ! Si i’estoy du mestier, ie naturalizeroy ◀l’▶art, autant comme ils artializent ◀la▶ nature. »
Mais ◀le▶ malheur du jour ◀d’▶aujourd’hui, c’est que ◀le▶ peuple qui lit ◀les▶ journaux a ◀l’▶esprit plus « artializé » encore que ◀les▶ écrivains. Et quand ceux-ci « naturalizent », on ◀les▶ accuse ◀d’▶artifice. Pourquoi s’obstineraient-ils à parler peuple à un peuple habitué dès ◀l’▶école à ne plus se reconnaître dans ◀l’▶écrit ?
17 avril 1934
◀La▶ poule noire couve depuis hier ses treize œufs « garantis fécondés », m’a dit ◀la▶ mère Renaud. J’ai semé des salades, planté des choux, enfoncé une à une des graines ◀de▶ haricots dans un sillon tiré à ◀la▶ ficelle. Plaisir ◀d’▶avoir ◀les▶ doigts et ◀les▶ ongles terreux ; toujours ce goût ◀d’▶enfance…
Je ne me sens plus « éloigné ◀de▶ Paris », mais au centre ◀de▶ mon domaine, et c’est Paris qui est loin maintenant, peu vraisemblable ; et non plus moi.
Premières roses au soleil, le long des murs du chai. Nous déjeunons sous ◀les▶ tilleuls. Il y a un grand bonheur dans ◀la▶ lumière qui baigne ◀le▶ jardin fleuri, éclate sur ◀la▶ façade ◀de▶ ◀la▶ maison plus claire que ◀le▶ ciel vide, et illumine ◀la▶ goutte rose ◀d’▶une fourmi ailée qui danse au-dessus ◀de▶ mon verre ◀de▶ vin blanc.
1er mai 1934
◀La▶ mer est ◀d’▶un vert bleu crayeux, très froide encore. On ne peut guère que se tremper quelques secondes, et se coucher ensuite sur ◀la▶ dune, au vent doux. Villages blancs au-delà des lagunes transfigurés en mirages ◀de▶ Venise. Une odeur forte ◀de▶ varech séché vient des champs et des vignes sablonneuses.
2 au 4 mai 1934
Idée ◀d’▶une littérature à venir. — Je lis ◀le▶ Goethe de Gundolf avec une sorte ◀de▶ passion jalouse pour ◀l’▶homme, avec ce même « intérêt personnel » que j’ai senti entrer en cause au moment où je découvrais ◀Les▶ Affinités électives. Goethe apparaît au seuil ◀de▶ ◀l’▶ère moderne comme ◀le▶ seul homme qui ait su être utile avec grandeur, dans toutes ses pensées.
Mais utile à soi-même, avant tout, ou par un paradoxe assez étrange, utile en soi33, ◀le▶ « beau travail » du vivre goethéen n’ayant ◀de▶ fin que dans ◀l’▶individu ◀le▶ plus parfait ◀de▶ son espèce, dont ◀le▶ sépare enfin cette perfection… Telle est ◀la▶ formule à la fois ◀de▶ ◀la▶ mission et des limites ◀de▶ Goethe. Et c’est là qu’il nous faut reprendre, avec une patience obstinée malgré tant de grossières menaces, ◀l’▶éducation ◀de▶ ce petit coin ◀de▶ conscience humaine qui nous est accessible en Occident.
◀Le▶ romantisme s’évapore ◀de▶ nos vies. ◀L’▶esprit pur a cessé ◀de▶ nous séduire : nous posons nos regards à hauteur ◀d’▶homme. Et nous voyons un monde neuf où ◀la▶ pensée avait perdu, depuis un siècle, ◀la▶ coutume ◀de▶ chercher ses résistances. Or ce monde nous apparaît démesurément agrandi, hors de nos prises intellectuelles. Nous ne savons plus comment parler à nos voisins, nos échanges sont lourds et naïfs, incertains et souvent absurdes, ◀les▶ matériaux informes et bruts pour nos mains déshabituées. Notre langage n’émeut plus ces objets, qui n’en renvoient pas même ◀l’▶écho.
Nous sommes là, petits individus, devant ce qu’on nomme ◀les▶ « masses », exprimant par cette métaphore notre impuissance à former ce réel. Notre complication, notre perfectionnement nous ont si bien séparés ◀de▶ cela qu’il nous semble parfois qu’il n’est plus qu’une alternative ◀de▶ manœuvre : nous laisser prendre par ◀la▶ foule, dont ◀le▶ torrent arrondira nos angles, nous simplifier dans ◀le▶ cadre grossier des disciplines partisanes, ou bien fuir à ◀l’▶écart, essayer ◀de▶ prolonger encore ◀les▶ anciens jeux, ◀de▶ subtiliser un peu plus, ◀de▶ raffiner cet examen que ◀la▶ pensée « libre » fait ◀d’▶elle-même, cette connaissance ◀de▶ ◀l’▶homme qui ne « connaît » pas en acte, qui se souvient seulement ◀d’▶avoir connu…
Dans ◀les▶ deux cas, il ne s’agit au fond que ◀de▶ refuges, ◀de▶ facilité. C’est refuser ◀le▶ conflit, non ◀le▶ résoudre. Car ◀la▶ question, ◀la▶ permanente et vraie question est celle des relations nécessaires entre ◀l’▶esprit individuel, et ◀l’▶espèce, maîtresse du corps. ◀L’▶alternative que je viens ◀d’▶indiquer — engagement dans ◀la▶ masse, ou refuge dans ◀l’▶esprit pur — ne joue qu’entre deux abandons, entre deux fuites : devant soi-même ou devant ◀le▶ monde. Il serait temps ◀d’▶envisager maintenant comment ◀l’▶homme peut être présent au monde et à soi-même conjointement. Problème du siècle, ou des siècles qui viennent.
C’est Goethe encore qui ◀l’▶a vu le premier. Et c’est pourquoi je pense qu’il nous est bon ◀de▶ reprendre aujourd’hui son problème, là où il ◀l’▶a porté, et dans ses termes.
◀La▶ pensée doit conduire ◀l’▶action ; mais sans agir, elle n’est pas vraie pensée.
◀L’▶individu ne saurait s’accomplir qu’en relation avec ◀l’▶espèce, mais ◀l’▶espèce ne peut avancer que sur ◀la▶ trace des grands individus. ◀La▶ définition même ◀de▶ ◀l’▶homme, ce qu’il a proprement ◀d’▶humain, c’est cette tension entre ◀les▶ autres et lui, et ◀le▶ problème est ◀de▶ trouver, tout en marchant, un équilibre entre ces forces antagonistes, ◀de▶ telle façon que loin de se nier ou ◀de▶ s’exclure, elles s’éduquent et se forment l’une par l’autre. Mais ◀l’▶importance respective des deux pôles, société et individu, a varié depuis Goethe ◀d’▶une manière appréciable. ◀Les▶ suites et ◀les▶ retentissements ◀d’▶une variation ◀de▶ cette nature font voir qu’elle est ◀le▶ vrai ressort ◀de▶ toute ◀l’▶Histoire.
Goethe vivait dans un ordre social dont ◀les▶ signes visibles et tangibles paraissaient solidement organisés. ◀Le▶ désordre en revanche régnait comme un vertige fascinant à l’intérieur de chaque individu qui voulait se saisir en soi : ainsi Werther se jette dans ◀le▶ suicide à cause de sa rupture avec ◀le▶ monde. Qu’est-ce à dire ? c’est qu’il tombe en soi. Il n’y trouve pas ◀de▶ quoi durer, ni rien ◀de▶ ferme où poser ◀le▶ pied. Il se donne tort, et non au monde.
Tout ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶équilibre goethéen se pose à partir de Werther, contre lui, ou plutôt contre sa mort. ◀Le▶ moyen ◀de▶ vivre — ◀de▶ survivre à Werther — et ◀de▶ supporter ◀la▶ condition sociale, ce sera pour Goethe, désormais, ◀de▶ se construire un ordre individuel aussi solide et organique que celui qui régit ◀l’▶extérieur. Voilà ◀le▶ sens qu’il va donner à ses relations avec ◀le▶ monde : ◀le▶ commerce ◀de▶ ◀la▶ société, ◀l’▶action et ◀le▶ service ◀d’▶autrui lui demeurent indispensables, non point qu’il voie en eux sa fin, mais parce que seuls ils lui permettent ◀de▶ se réaliser, ◀de▶ se construire, ◀de▶ maîtriser ◀l’▶anarchie intérieure ◀de▶ sa jeunesse inoccupée, enfin ◀de▶ dominer dans ◀l’▶espace ◀d’▶une seule vie ce romantisme où trois générations vont se débattre et s’épuiser. Goethe sera ◀l’▶homme en relation avec ◀le▶ monde, ◀la▶ société, et ◀la▶ nature ; mais ◀de▶ cette relation, ◀de▶ cette tension, ◀la▶ résultante sera constamment dirigée vers lui-même, je veux dire vers son moi idéal, ◀le▶ plus hautement organisé et autonome. ◀L’▶admirable objectivité ◀de▶ son regard n’est en fin de compte qu’une discipline éducative dont il entend tirer profit pour s’édifier, bien plutôt que pour réformer un monde qui lui paraît fort acceptable (utilisable, tel qu’il est, pour un Goethe tel qu’il se voudrait).
Rien n’est plus significatif à cet égard que ◀les▶ notes sur Venise du Journal italien. Tout au début je trouve ces deux phrases splendides :
« J’ai considéré tout cela ◀d’▶un regard tranquille et subtil, et je me suis réjoui ◀de▶ cette grande existence. »
« Je me suis hâté ◀d’▶aller voir ◀la▶ place Saint-Marc, et mon esprit maintenant est enrichi et agrandi ◀de▶ cette image. »
◀Le▶ regard qu’il porte sur ◀le▶ monde est l’un des plus précis qui furent jamais portés, mais c’est en lui, dans son esprit, qu’il veut en mesurer ◀la▶ force : bien voir, c’est accorder son âme aux dimensions des choses vues.
Parfois il semblerait que ◀l’▶équilibre entre sa vision et ◀le▶ monde soit presque absolument atteint. Et pourtant comment ne point sentir ◀le▶ précepte individuel, ◀la▶ leçon ◀de▶ sagesse intérieure qui se dégage ◀de▶ ses descriptions et ◀les▶ affecte encore ◀d’▶un sens certain : « À part ◀l’▶église Saint-Marc, je n’ai visité aucun bâtiment. Il y a bien assez à faire dehors, et ◀le▶ peuple m’intéresse infiniment. Hier, je suis resté longtemps au marché, et j’ai bien regardé comme ils marchandaient et achetaient avec une convoitise, une attention et une astuce inexprimables… » « Tout a été dit ou écrit sur Venise, je ne t’en rapporte donc que peu de choses, comme cela me vient. ◀L’▶idée maîtresse qui de nouveau s’impose à moi, ici, c’est celle du peuple. Grande masse ! Et une existence nécessaire, dépourvue ◀d’▶arbitraire. Cette peuplade ne s’est pas réfugiée sur ces îles pour son plaisir, et si d’autres se sont unies à elles, ce ne fut point par quelque caprice… »
« Une existence nécessaire, dépourvue ◀d’▶arbitraire », voilà ◀la▶ leçon qu’il se répète pour lui-même, ◀l’▶idéal qu’il a su opposer au Sturm und Drang ◀de▶ sa jeunesse. Mais encore une fois il s’agit pour lui ◀d’▶une nécessité tout intérieure, ◀d’▶une loi comparable à celles qu’il a su découvrir dans ◀les▶ plantes : loi ◀de▶ ◀la▶ forme organisatrice ◀de▶ ◀l’▶individu autonome.
Inverser ◀les▶ données du problème goethéen, tout en se maintenant dans leur plan, c’est définir notre problème actuel.
Notre pensée nous donne des modèles ◀d’▶ordre que ◀la▶ société toute défaite qui est ◀la▶ nôtre ne paraît plus capable ◀de▶ subir. Il y a, ou tout au moins il peut y avoir beaucoup plus ◀d’▶ordre en nous que dans ◀le▶ monde. ◀Le▶ vertige est à ◀l’▶extérieur. Et lorsque éclate ◀le▶ conflit entre notre moi et ◀le▶ monde c’est au monde que nous donnons tort. Nous ◀le▶ mettons en question, nous démasquons son arbitraire, nous refusons ◀les▶ règles ◀de▶ son jeu, et la plupart de ses établissements ne sont pour nous que signes du désordre. C’est à son anarchie, non à ◀la▶ nôtre, que nous déclarons cette guerre que ◀l’▶on appelle révolution. Ainsi notre révolte même assure nos relations avec ◀le▶ monde. ◀La▶ tension se produit de nouveau entre ◀les▶ pôles individu et société. Mais sa résultante change ◀de▶ signe : elle pointe sa flèche contre ◀la▶ société34.
Nous ne pouvons nous réaliser que dans ◀le▶ corps à corps avec ◀le▶ monde et c’est toujours ◀le▶ conflit goethéen ; mais aujourd’hui tout se passe comme si ◀le▶ but final était bien moins ◀de▶ nous réaliser que ◀d’▶informer un monde neuf, qui enfin nous paraisse acceptable.
◀Les▶ « leçons » que nous tirons aujourd’hui du spectacle des gens, ◀de▶ ◀l’▶examen ◀de▶ leurs coutumes, ou ◀de▶ celui ◀de▶ leurs raisons, ces leçons ne sont plus destinées à notre seul usage interne : elles prennent ◀l’▶allure ◀de▶ revendications contre ◀le▶ désordre établi.
◀De▶ ce simple changement ◀de▶ signe dont ◀l’▶importance nous est encore incalculable, je voudrais indiquer maintenant l’un des premiers effets sensibles : son contrecoup dans ◀la▶ littérature.
◀L’▶effort ◀de▶ Goethe contre lui-même vise à ◀la▶ création ◀d’▶un ordre interne, ◀d’▶une objectivité intime. ◀Les▶ témoignages ◀les▶ plus convaincants ◀de▶ cet ordre, et qui ◀le▶ confirment ◀le▶ mieux, ce sont ◀les▶ œuvres. Une œuvre littéraire, pour Goethe, joue ◀le▶ rôle ◀d’▶un objet exemplaire : c’est un modèle ◀de▶ composition disciplinée et organique. Iphigénie ou ◀Les▶ Affinités électives sont à la fois des preuves ◀d’▶une maîtrise ◀de▶ soi-même déjà conquise, et des moyens ◀de▶ ◀la▶ parfaire en ◀l’▶enseignant.
Ce que Goethe doit au monde, c’est ◀de▶ devenir Goethe. Il doit montrer ◀l’▶exemple ◀d’▶un individu qui a su tirer du monde où il est né ◀les▶ nourritures ◀les▶ plus richement assimilables. Il choisit, il compose, il n’accepte que des matériaux purs et nobles. Il s’accomplit enfin dans ◀l’▶œuvre d’art, se comportant vis-à-vis de lui-même comme il fait vis-à-vis ◀d’▶un « sujet ».
Mais, tout inverse, notre effort contre ◀le▶ monde vise à ◀l’▶affirmation ◀d’▶un ordre externe, ◀d’▶une communauté vivante. ◀Les▶ témoignages que nous devons porter en faveur de cet ordre à créer ne pourront plus revêtir ◀la▶ forme ◀d’▶œuvres closes, suffisantes en soi, objectives : car prétendant à servir ◀de▶ modèles, ◀de▶ telles œuvres auraient ◀d’▶autant moins ◀de▶ puissance exemplaire et ◀d’▶efficace qu’elles seraient plus parfaites, c’est-à-dire détachées ◀de▶ nos contingences présentes. Faites pour durer, elles resteraient des « utopies ». ◀Les▶ seuls modèles que nous puissions prétendre offrir, ce sont ◀les▶ preuves ◀de▶ notre engagement dans ◀la▶ réalité vulgaire du monde actuel. Si nous devons quelque chose à ce monde, c’est notre volonté ◀de▶ ◀le▶ changer, ◀de▶ ◀le▶ connaître afin de ◀le▶ changer, ◀de▶ ◀le▶ connaître en tant que notre action peut modifier ◀le▶ sort ◀de▶ ses victimes, dont nous sommes.
Je vois alors une littérature ◀de▶ transition dont ◀l’▶ambition ne sera plus ◀de▶ faire des œuvres (au sens ancien) mais ◀d’▶être à tout moment à ◀l’▶œuvre toujours ouverte vers ◀le▶ monde, trop près de lui pour n’en pas reproduire certains désordres ou discontinuités, par là très infidèle aux préceptes ◀de▶ « ◀l’▶Art », mais découvrant peut-être au-delà, dans ◀les▶ conditions mêmes ◀de▶ son action, un nouveau style, plus efficace et plus intime.
Je ne vois pas cette littérature bannissant toutes ◀les▶ formes anciennes. Mais ces formes étaient exclusives, elles souffriront ◀de▶ cette nouveauté, c’est à prévoir. Un écrivain qui se rend compte du phénomène que j’ai décrit ne peut plus s’adonner sans scrupules à certains jeux ◀d’▶un art hautain, fermé sur soi. Je ne dis pas qu’il en soit incapable, qu’il n’aime plus cela, qu’il ◀le▶ condamne dans ◀l’▶absolu. Je dis seulement que sa bonne conscience — et je ne sais quelle sourde curiosité ! — ◀le▶ pousse ailleurs, lui indique d’autres buts, ◀l’▶invite à s’abaisser à un niveau où ◀l’▶art ancien perd ses prestiges, où ◀l’▶esprit se découvre d’autres tâches.
Goethe encore doit choisir ses sujets et ◀le▶ cadre ◀de▶ ses pensées dans un certain ordre « élevé » où certaines harmonies sont possibles et par avance élaborées : antiquité, société policée, objets ◀d’▶art, paysages célèbres, tout ce qui met une certaine distance entre ◀le▶ lecteur et ◀l’▶« artiste », mais aussi tout ce qui peut agrandir et clarifier ◀l’▶univers intérieur.
Nous, c’est ◀le▶ monde informe, impersonnel, hétéroclite et quotidien qu’il nous faudrait clarifier et « reprendre ». Mais où ◀le▶ prendre sinon au plus près, et tout d’abord dans nos contacts humains ◀les▶ plus banals ! Nous serons ◀d’▶autant plus assurés ◀de▶ ◀le▶ toucher utilement que nous aurons moins calculé ◀le▶ mode et ◀le▶ lieu des contacts. ◀D’▶où je vois naître une littérature ◀de▶ circonstances, et ◀de▶ circonstances non choisies, ◀de▶ rencontres, une sorte ◀de▶ perpétuel journal ◀de▶ nos relations avec ◀le▶ monde, empruntant toutes ◀les▶ formes qu’on voudra, roman, essai, commentaires ou poèmes, ◀la▶ fiction n’étant plus qu’un alibi, ou peut-être une dernière pudeur…
Il faut que ◀l’▶esprit descende quelques degrés. Qu’il s’humilie — littéralement — pour être utile. Qu’il apprenne à se débrouiller avec des choses vulgaires et troubles, avec des êtres vrais et qui résistent, avec des faits qu’il se sent maladroit à formuler ou à bien voir, parfois même à prendre au sérieux, tant qu’il n’a pas été brusqué par eux.
Mais aussi rien n’est plus excitant pour ◀la▶ pensée, rien ne saurait mieux ◀la▶ provoquer à ◀l’▶invention ◀de▶ prises nouvelles ou ◀de▶ vérités plus touchantes que cette découverte du monde à un niveau où elle n’est pas connue, où elle n’a pas encore posé ◀de▶ repères, ◀de▶ relais, ◀de▶ miroirs, ◀de▶ faux-semblants. Cette descente ◀de▶ ◀l’▶esprit dans ◀le▶ monde quotidien, c’est ◀le▶ vrai progrès ◀de▶ ◀l’▶esprit, c’est ◀l’▶ouverture ◀de▶ notre vie aux « influx ◀de▶ vigueur et ◀de▶ tendresse réelle », notre réponse ◀d’▶homme à toute ◀la▶ création, longtemps trompée dans son « attente ardente » !
6 mai 1934
◀La▶ nuit ! Je ◀l’▶avais oubliée à Paris. ◀La▶ nuit des villes n’est pas cette mort opaque dont il faut redouter je ne sais quelle invisible et brusque vie tout près. Nuit des villes, rouge et circulante, pleine ◀de▶ rumeurs, comparable à ◀la▶ fièvre. Plus lucide souvent que ◀les▶ jours. Ici, tout repose complètement. Un silence implacable et mat enserre ◀l’▶homme qui chemine sur ◀la▶ route incertaine, au milieu des menaces originelles.
Par temps clair, ◀les▶ étoiles sont très grosses et molles au-dessus du jardin. Mais il arrive que ◀le▶ noir soit compact. Je me dirige à peu près le long de ◀l’▶allée unique, entre ◀les▶ rosiers. Je trouve à tâtons ◀le▶ verrou ◀de▶ ◀la▶ porte du fond, dans ◀l’▶odeur des lauriers épais. Voici ◀les▶ rues du village, illuminées comme un décor blanc et vert. Des chiens surgissent des coins ◀d’▶ombre, aboient et grondent, tournent autour de moi, me flairent avec angoisse, et fuient soudain en gémissant.
J’ai des lettres à porter à ◀l’▶autobus. Il faut s’éloigner du village. De nouveau ◀le▶ noir, et ◀l’▶écho ◀de▶ mes pas contre ◀les▶ murs des maisons mortes. Je me glisse dans ◀le▶ hangar ◀de▶ ◀la▶ grosse voiture et tâte ses flancs jusqu’à ce que je rencontre ◀l’▶ouverture ◀de▶ ◀la▶ boîte aux lettres.
◀De▶ loin, ◀le▶ village apparaît fantastique : ◀les▶ becs de gaz, très bas, éclairent quelques façades blanches, carrés et rectangles détachés violemment au bas de ◀l’▶énorme nuit. On ne voit que ces figures géométriques, dominées par ◀le▶ clocher à toit plat, et des fragments ◀de▶ silhouettes ◀d’▶arbres devant ◀les▶ maisons. ◀La▶ rumeur ◀de▶ ◀la▶ mer arrive par bouffées. Puis c’est de nouveau cet étrange écho des pas, si proche dans ◀les▶ rues vides, et ces mêmes chiens qui reviennent, et pas une âme. — « Vallée ◀de▶ ◀l’▶ombre ◀de▶ ◀la▶ mort… étranger et voyageur sur ◀la▶ terre… » Jamais plus que dans cette nuit.
8 mai 1934
On dirait que ◀l’▶homme n’est pas fait pour durer : ◀la▶ vie étale nous ennuie, c’est ce qui naît et ce qui meurt qui nous émeut.
Cette nuit, avant ◀d’▶aller me coucher, j’ai été voir encore au poulailler. (Nous attendions depuis deux jours ◀l’▶éclosion des œufs.) Il me semble qu’il se passe des choses au fond du réduit obscur. ◀La▶ poule grogne furieusement quand je passe ◀la▶ tête. Je vais chercher une bougie, je réveille ma femme.
Nous essayons ◀de▶ soulever par ◀les▶ ailes ◀la▶ poule, qui fait un caquet déchirant : elle serre entre ses pattes un œuf à demi ouvert, ◀d’▶où sort un long cou maigre, tout humide. Un poulet gris, déjà séché, palpite au milieu des autres œufs. On entend ◀le▶ toc-toc des becs à ◀l’▶intérieur. Je repose ◀la▶ lourde poule avec précaution, craignant qu’elle n’écrase ses petits : elle arrange tout sous elle : pattes, œufs, poulets, en quelques mouvements, ramène deux œufs sous son aile, fait sortir une coque vide, et reprend, ◀l’▶œil fixe, son travail invisible ◀de▶ mère.
C’est beau. C’est fascinant. C’est grave et mystérieux, pacifiant comme ◀la▶ démonstration ◀d’▶une absolue sagesse à ◀l’▶œuvre dans cette vie. Il y a sur toute ◀la▶ terre ◀de▶ ces moments ◀de▶ pureté. Il faut penser à eux quand on juge « ◀le▶ monde »…
21 mai 1934
Pêche aux crevettes. — Pendant ◀les▶ jours ◀de▶ grande marée, entre deux flux, ◀d’▶immenses plateaux rocheux, pourpres, jaunes et noirs se révèlent au-delà ◀de▶ ◀la▶ plage, nouveau pays tout grouillant ◀de▶ merveilles, ◀d’▶eaux ruisselantes et ◀de▶ vies monstrueuses, soudain porté à la lumière de midi, comme un secret tragique et passionné s’étale sous ◀le▶ grand rire des dieux !
Armés ◀de▶ treilles à long manche, ◀les▶ jambes nues, nous courons sur ◀les▶ roches tapissées ◀d’▶algues sombres dont ◀le▶ crépitement sous nos pas fait fuir et choir ◀de▶ tous côtés ◀de▶ petits crabes. Des ruisseaux, des rivières impétueuses parcourent ce territoire compliqué. Nous ◀les▶ suivons, dans ◀l’▶eau jusqu’aux genoux, ◀les▶ jambes caressées ◀de▶ courants froids, ◀de▶ courants tièdes, ◀de▶ poissons, ◀de▶ crabiots et ◀de▶ « laines ». À quelques mètres ◀de▶ ◀la▶ mer qui affleure ◀le▶ tranchant du plateau, ◀la▶ rivière s’élargit en bassins clairs aux profondeurs rougeâtres et doucement mouvantes. C’est là que nous commençons ◀la▶ pêche.
Il faut se planter au centre du bassin, et fouiller et racler sous ◀les▶ bords, entre ◀le▶ sable et ◀les▶ algues flottantes, avec ◀le▶ cercle rigide du filet, puis retirer vivement ◀la▶ treille et ◀l’▶égoutter. On ramène un paquet ◀de▶ varech, un ou deux crabes tout terreux, et parfois en se penchant sur ◀la▶ treille, on voit bondir ◀d’▶un bord à l’autre quelque chose ◀de▶ transparent ou ◀de▶ rosé ou ◀de▶ verdâtre qu’il faut attraper comme une mouche et qui vous saute dans ◀la▶ main et vous gratte ◀la▶ paume ◀de▶ ses antennes, ◀de▶ ses écailles et ◀de▶ ses pattes. On fourre cela dans ◀le▶ sachet que ◀l’▶on porte attaché à ◀la▶ ceinture et qui se remplit ◀de▶ tressaillements. Nous ne gardons que ◀les▶ plus belles crevettes, dites « bouquets », grosses comme ◀le▶ doigt, ◀d’▶un rose sombre, aux longues antennes grenat.
Un jour nous avons pris une seiche énorme, ◀de▶ celles que ◀les▶ gens ◀de▶ ◀l’▶île mangent (ils ◀les▶ coupent dans ◀la▶ longueur et ◀les▶ conservent pour ◀l’▶hiver). Vilaine bête à peine ébauchée : un seul os aplati au milieu d’un paquet ◀de▶ chair dense et fade, et une tête aux gros yeux étalés, qui s’emboîte sur ◀le▶ reste on ne sait comment. C’est ◀l’▶emblème ◀de▶ ◀la▶ rage imbécile : quand on ◀la▶ replonge dans ◀l’▶eau elle vous éternue son jet noir cinq ou six fois, jusqu’à épuisement, avant de se retirer dans son trou.
Quand ◀la▶ marée remonte et nous chasse peu à peu vers ◀la▶ plage, nous nous attardons encore à chercher dans ◀les▶ flaques ◀d’▶eau tiédie ou sous ◀les▶ pierres, des palourdes qu’on reconnaît aux deux petites cheminées rapprochées qu’elles ménagent dans ◀le▶ sable au-dessus ◀d’▶elles — ou des coutelets qui font un trou ◀de▶ serrure — ou des huîtres sur ◀les▶ murs des écluses à poisson.
Il nous a fallu trois belles heures pour rapporter ◀de▶ quoi déjeuner, des coups ◀de▶ soleil, et ces visions éclatantes ◀de▶ ◀la▶ côte, ce flamboiement ◀de▶ ◀l’▶imagination…
On cuit ◀les▶ crevettes toutes vivantes, en ◀les▶ jetant dans ◀de▶ ◀l’▶eau qui bout. Après des soubresauts terribles — une ou deux sautent hors de ◀la▶ casserole —, elles se recroquevillent, rougissent, durcissent… Je ne puis voir cela sans honte et sans révolte. Sensiblerie évidemment, mais qu’est-ce que cela veut dire ?
Je parlais ◀de▶ « ◀l’▶attente ardente » des créatures, songeant au passage où ◀l’▶Apôtre nous fait entendre ce soupir ◀de▶ toute ◀la▶ création vers ◀la▶ révélation des « enfants ◀de▶ lumière », et ◀la▶ restauration ◀de▶ ◀l’▶ordre originel. Et voilà pratiquement ◀la▶ réponse ◀de▶ ◀l’▶homme : pillage, ruses, destruction, dévoration, ◀le▶ tout accompagné ◀de▶ sentiments « humains », admiration, répulsion, pitié, etc. En somme, tout se borne à une certaine « sympathie » (souffrir avec) que ◀l’▶homme éprouve pour ses victimes : « Je regrette vraiment beaucoup, mais il faut que je vous mange. Dure nécessité, et croyez que cela me fend ◀le▶ cœur ! » Voilà la dernière trace ◀de▶ ◀la▶ conscience cosmique en nous, ◀de▶ ◀la▶ conscience ◀de▶ notre royauté nécessaire et réparatrice. Il est probable que ◀le▶ tigre en train de déchiqueter une jeune gazelle ne fait pas tant ◀d’▶histoires, ne fait pas ◀de▶ sentiment.
Et pourtant, ma sensiblerie n’est hypocrite que parce qu’elle reste pratiquement insuffisante. Elle est plus juste, et plus digne ◀de▶ ◀l’▶homme que ces vertus ◀de▶ carnassiers que nous partageons, d’ailleurs maladroitement, avec ◀le▶ tigre et ◀le▶ requin.
J’allais conclure : nos rapports avec ◀la▶ nature ne sont guère plus satisfaisants que nos rapports avec ◀les▶ hommes.
Mais attention :
Si ◀l’▶homme n’est que nature, il reste dans ◀l’▶ordre naturel en tuant pour assurer sa subsistance, en détruisant à son profit tout ce qu’il trouve de plus faible que lui, comme ◀le▶ font tous ◀les▶ autres animaux. Si ◀l’▶homme n’est que nature, mon scrupule est contre nature. Et toute espèce ◀de▶ pacifisme ou ◀d’▶humanitarisme, au bout du compte.
C’est uniquement s’il y a dans ◀l’▶homme une vocation surnaturelle, ◀la▶ mission ◀de▶ restaurer ◀l’▶harmonie primitive, que ce scrupule se justifie : il apparaît alors comme le dernier écho, le dernier reproche, la dernière plainte ◀de▶ ◀la▶ justice cosmique blessée. Comme une prière muette en moi, toute machinale et tout obscure…
— « Stupidité ! Cela ne peut mener qu’à des stupidités, ces idées-là : végétariens, théosophes et tout ◀le▶ bataclan. » Bien ridicules en effet ◀les▶ végétariens : un peu comme ◀les▶ eunuques. Alors ? ◀La▶ question est tranchée ? Ou plutôt, il n’y a pas ◀de▶ question ? Et ceux qui se ◀la▶ posent — sans même parvenir à ◀la▶ résoudre — sont simplement ◀de▶ pauvres types ? « Parlez-moi des avions ◀de▶ bombardement, ◀de▶ ◀la▶ sécurité système si vis pacem, et du bifteck. Il n’y a que ça ◀de▶ sérieux. » ◀L’▶homme est un animal raisonnable. C’est de plus en plus évident.
22 mai 1934
« C’est en notre vie seule que ◀la▶ nature vit » (Coleridge).
« Car nous sommes là pour deviner ◀les▶ choses dans leurs natures particulières, alors elles nous en sont reconnaissantes » (C. F. Ramuz).
« ◀D’▶autant plus nous connaissons ◀les▶ choses particulières, ◀d’▶autant plus nous connaissons Dieu » (Spinoza).
« Tout ◀l’▶univers s’adresse à ◀l’▶homme dans un langage ineffable qui se fait entendre dans ◀l’▶intérieur ◀de▶ son âme, dans une partie ◀de▶ son être inconnue à lui-même. Quoi de plus simple que ◀d’▶imaginer que cet effort ◀de▶ ◀la▶ nature pour pénétrer en nous n’est pas sans une mystérieuse signification ? » (Benjamin Constant).
« Car ◀la▶ création a été soumise à ◀la▶ vanité — non ◀de▶ son gré mais à cause de celui qui ◀l’▶y a soumise — avec ◀l’▶espérance qu’elle aussi sera affranchie ◀de▶ ◀la▶ servitude ◀de▶ ◀la▶ corruption pour avoir part à ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ gloire des enfants ◀de▶ Dieu. Or nous savons que jusqu’à ce jour, ◀la▶ création tout entière soupire et souffre des douleurs ◀de▶ ◀l’▶enfantement… Car c’est en espérance que nous sommes sauvés » (Romains 8, 20-24).
Fin mai 1934
Nous mangeons les premiers légumes du jardin : salades et radis. Pour ◀les▶ carottes, il faut encore attendre, et ◀les▶ choux n’ont que quelques feuilles. Mais avec ◀le▶ produit ◀de▶ nos pêches, ◀les▶ bons ◀de▶ pain, ◀le▶ reste du tonneau ◀de▶ vin blanc, nous pourrions subsister sans argent pendant quelques semaines encore. Il me reste environ 300 francs. Mais de nouveau, plus rien à espérer avant longtemps, en fait ◀de▶ « rentrées ». ◀Le▶ produit ◀d’▶une traduction et ◀de▶ ◀la▶ correction ◀d’▶un manuscrit nous a fait vivre jusqu’en avril. Pendant ce temps, j’ai pu écrire quelques articles… Mais j’éprouve une difficulté croissante et déjà presque insurmontable à me faire à ce certain ton que ◀les▶ revues ou ◀les▶ journaux exigent, et qu’il faut vivre assez longtemps loin de Paris, comme nous vivons ici, pour arriver à distinguer : eux ne s’en doutent pas, ils ◀l’▶ont naturellement, et ne croiraient même pas qu’ils ◀l’▶exigent… Mais pour peu qu’on s’en soit aperçu, il n’est plus guère possible ◀de▶ ◀le▶ feindre, fût-ce pour tâcher ◀de▶ gagner un peu ◀d’▶argent. Tout cela me rend plutôt irritable, intellectuellement. Mauvaise irritation contre tout et rien, sans prétexte. Elle ne se précise guère que lorsque je lis ◀les▶ imprimés qui m’arrivent au courrier, ou ◀les▶ journaux. C’est lassant, ◀le▶ manque ◀d’▶argent, à la longue. Et ◀l’▶on voit trop ◀de▶ raisons ◀de▶ tous ◀les▶ ordres qui expliquent cette situation, et pourquoi elle ne changera guère…
Mais il y a ◀le▶ travail au jardin : enfin, une chose qui rassure du seul fait qu’elle donne des résultats immédiats : un repiquage, par exemple, cela réussit ou rate, cela ne dépend pas ◀de▶ ◀l’▶opinion. Ni ◀de▶ ◀la▶ bêtise plus ou moins spirituelle ◀de▶, etc.
Parlons plutôt ◀de▶ nos bains, les premiers vrais bains ◀de▶ ◀la▶ saison, à ◀la▶ Grande-Conche. Une plage immense, en arc ◀de▶ cercle, au pied des dunes, très doucement inclinée, et sans une pierre. Merveilleuse piste ◀de▶ bicyclette. Nous nous sommes procuré deux vieux clous tout rouillés. Ils supportent très bien ◀de▶ rouler dans ◀les▶ minces nappes ◀d’▶eau que poussent devant elles ◀les▶ grosses vagues. Entre ◀la▶ terre et ◀l’▶eau mouvante, quand on ne sait plus ce qui bouge et ce qui est fixe, à toute vitesse !
5 juin 1934
◀Le▶ jardin à sept heures du matin. Chaque jour, nous ◀le▶ découvrons ! Touffu, feuillu et odorant, plein ◀de▶ giroflées multicolores, ◀de▶ capucines, ◀de▶ pois ◀de▶ senteur, ◀d’▶œillets, ◀de▶ pois ◀d’▶Espagne, ◀de▶ glycines, ◀de▶ fleurs orangées et grenat, dont je ne sais pas ◀les▶ noms, et ◀de▶ roses, et ◀de▶ roses trémières qui grandissent ◀d’▶un pouce au moins pendant ◀la▶ nuit.
Nous allumons une première cigarette pour enfumer ◀les▶ pucerons des rosiers. Ensuite, il faut nourrir ◀les▶ poulets. J’ai passé bien des heures déjà à ◀les▶ regarder. Ils ont chacun leur nom, et leur petite allure particulière.
Je passe ◀la▶ matinée à lire et à écrire sous ◀les▶ tilleuls, en maillot ◀de▶ bain. Beaucoup de moustiques et ◀de▶ fourmis ailées que j’essaie ◀de▶ tuer au fly-tox. Une araignée parfois descend au-dessus ◀de▶ ma page, pédale ◀de▶ toutes ses pattes dans ◀le▶ vide, remonte, retombe, et court sur ◀la▶ table verte. ◀L’▶après-midi, ◀la▶ chaleur est trop forte. Je travaille dans ◀la▶ grande pièce ◀de▶ ◀l’▶étage, où j’ai transporté ma table à tréteaux. Un ◀de▶ mes rêves s’est ainsi réalisé : écrire sur une table en sapin, dans une vaste pièce vide, aux murs nus et aux fenêtres ouvertes, où passent ◀le▶ vent, une hirondelle, ◀les▶ bruits des champs.
10 juin 1934
Depuis que nous parcourons cette pointe ◀de▶ ◀l’▶île à bicyclette, ◀de▶ ◀la▶ Grande-Conche, à ◀l’▶ouest, jusqu’au bois ◀de▶ pins à ◀l’▶est et au Fier, qui termine ◀les▶ marais, nous découvrons que notre domaine est bien étroit… Cela n’a plus ◀la▶ grandeur romantique ◀de▶ ◀la▶ désolation ◀d’▶hiver. Et partout ◀les▶ cultivateurs, au travail sur leurs petits champs, nous crient quand nous passons :
— Alors, on se promène ?
14 juin 1934
Il vient de m’arriver quelque chose qui prouve certainement quelque chose, mais Dieu sait quoi. Pour moi, je sais seulement que je suis content.
Hier soir, j’avais fait une dernière revue ◀de▶ nos possibilités ◀de▶ subsister pendant ◀les▶ semaines qui viennent. Articles, zéro. Traductions, zéro. ◀Les▶ chapitres du livre en train, non détachables. Un essai philosophique sur ◀la▶ personne : destiné à une revue non payante. Autres ressources : néant. Reste : 90 francs.
Une remarque ironique ◀de▶ ma femme sur mes petits comptes, avait amené la première explosion ◀de▶ mauvaise humeur contre « ◀le▶ sort » depuis sept à huit mois que nous sommes dans ◀l’▶île. Je n’étais pas fier.
Ce matin, nous avons décidé ◀de▶ réagir. Quand une auto risque ◀de▶ rater ◀le▶ tournant, emportée par ◀la▶ force centrifuge, il ne faut pas freiner, mais plutôt peser sur ◀l’▶accélérateur. Je suis allé à A… acheter des cigarettes. J’ai demandé à Mellouin ◀d’▶apporter un nouveau tonnelet. Et nous allions nous mettre à table pour manger ◀le▶ canard des grandes occasions, quand ◀la▶ chose est arrivée.
Apportée par ◀la▶ factrice. Une grosse enveloppe cachetée, venant ◀de▶ ◀l’▶étranger. En-tête ◀d’▶une fondation littéraire. Il faut d’abord signer, c’est recommandé. Ensuite, il faut comprendre : c’est une lettre et un chèque. C’est un prix. Un prix dont je connaissais tout juste ◀le▶ nom. Que je n’aurais jamais eu ◀l’▶idée ◀de▶ solliciter. Et qui m’est octroyé pour un petit livre paru sans bruit il y a plus ◀de▶ dix-huit mois. ◀Les▶ hommes sont bons ! Du moins certains d’entre eux.
Sur ◀le▶ moment, ce qui m’a ◀le▶ plus frappé, c’est que je m’étais fâché, hier soir, et que ◀la▶ Providence, évidemment, se payait ma tête. Ensuite, j’ai calculé que cela nous permettait ◀de▶ passer ◀l’▶été ici, sans inquiétude.
15 juin 1934
Bon vent du destin souffle encore : au courrier ◀de▶ midi, ◀l’▶offre par une amie, ◀d’▶une maison pour ◀l’▶hiver prochain, dans ◀le▶ Gard. Autre lettre : une invitation à passer quelques semaines chez des amis. Et deux demandes ◀de▶ traduction ◀de▶ ◀l’▶allemand.
Tout cela probablement parce que j’étais à bout de ressources, ne bougeais plus ni pied ni patte, et n’écrivais plus à personne. Je crois à ◀la▶ valeur ◀d’▶appel ◀de▶ ◀l’▶absence, ou plutôt du retrait. (Il ne faut pas que ce soit une feinte, bien entendu, cela ferait tout rater ; il faut un véritable non-espoir.) Équivalent, pour ◀la▶ façon ◀de▶ traiter ◀la▶ vie, ◀de▶ ◀la▶ médecine des homéopathes.
16 juin 1934
◀La▶ banque ◀d’▶A… n’est ouverte qu’un jour par semaine. Ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai pu aller y négocier mon chèque.
J’arrive devant ◀la▶ porte où il est écrit : Caisse. Je frappe et entre. Un homme penché vers ◀le▶ guichet parle au gérant. ◀Le▶ gérant me fait un signe, et comme je ne comprends pas, il passe sa portette et vient me prier à voix basse ◀d’▶aller attendre dans ◀la▶ pièce voisine. J’attends je ne sais combien ◀de▶ temps, je n’ai pas ◀de▶ montre, mais c’est très long. Aucun bruit ◀de▶ voix dans ◀la▶ salle ◀de▶ ◀la▶ caisse. ◀Le▶ client est-il sorti ? Quel peut bien être ◀le▶ motif ◀de▶ cette audience privée ? Enfin, j’entends qu’on sort, et ◀le▶ gérant vient me chercher. Notre affaire réglée, il croit devoir s’excuser ◀de▶ m’avoir fait passer à côté tout à ◀l’▶heure. « Vous savez, c’est ◀la▶ coutume, ici : ils n’aiment pas qu’il y ait d’autres personnes dans ◀la▶ salle quand ils payent ou quand ils touchent ◀de▶ ◀l’▶argent. C’est qu’ils sont très spéciaux, ◀les▶ gens d’ici ! Moi je n’y viens qu’une fois par semaine, mais je commence à ◀les▶ connaître. Je pourrais vous en dire. C’est partout différent, pour ◀l’▶argent. Si vous prenez N., par exemple (◀la▶ ville prochaine sur ◀le▶ continent), ils n’auraient pas idée ◀de▶ ça, au contraire, ils sont tout fiers ◀de▶ venir à ◀la▶ banque. Ici, on a dû faire cette salle ◀d’▶attente… » Autant que j’en puis juger d’après ◀les▶ propos du gérant, ce n’est pas seulement ◀la▶ crainte, après tout légitime, qu’on sache combien ils ont « mis ◀de▶ côté », qui peut expliquer ◀le▶ comportement des gens d’ici. Il faut admettre que pour eux, une pudeur ou une honte tout à fait particulière s’attache au commerce ◀de▶ ◀l’▶argent.
20 juin 1934
◀Les▶ gens. — Je feuillette ce journal : voici des semaines qu’il n’y est à peu près plus question des « gens ». En somme, je ne m’intéresse plus guère à leurs affaires. J’ai pris mon parti ◀de▶ cet équilibre indifférent et cordial qui a fini par s’établir entre nous ; et il ne reste que ◀l’▶ennui ◀de▶ nos conversations toujours pareilles. Grande différence entre eux et moi : ils sont adaptés à leur conduite et à leur milieu, comme ◀les▶ animaux. Ils ne se posent pas ◀de▶ questions gênantes. Or, c’est mon métier ◀d’▶en poser…
Seule ◀la▶ maladie ◀les▶ pousse à réfléchir un moment sur « ce que c’est que ◀de▶ nous » ; ◀la▶ mère Renaud, par exemple, qui s’est fait opérer en mai, ◀d’▶un cancer au sein, vient parfois s’installer sur une chaise du jardin, et parle un peu de ◀l’▶au-delà, et ◀d’▶un sermon du curé, mais cela s’égare vite dans des généralités proverbiales, ou bien ◀l’▶on retombe dans des histoires ◀de▶ fils ingrat, ◀de▶ nièce coureuse, etc.
◀Les▶ hommes sont ennuyeux ◀les▶ uns pour ◀les▶ autres, dès qu’ils ont cessé ◀de▶ s’étonner ◀les▶ uns des autres, et qu’ils n’ont pas ◀le▶ même genre ◀de▶ métier. Ce n’est pas ◀la▶ « classe » qui nous sépare ici, mais ◀la▶ profession, ◀les▶ préoccupations professionnelles, et ◀le▶ défaut ◀de▶ buts communs.
Il vaut mieux partir quand on en est là. Quand on en est à ne plus voir ◀le▶ voisin, ◀la▶ situation n’est plus humaine, elle ne pose plus ◀de▶ questions utiles.
2 juillet 1934
◀La▶ sécheresse a été ◀la▶ plus forte : malgré nos arrosages, ◀les▶ salades et ◀les▶ choux sont brûlés, ◀la▶ terre se craquelle, ou devient poussiéreuse. Il n’y a plus que quelques roses aux pétales fatigués.
Et nous, nous n’avons plus ◀la▶ même patience, depuis qu’il y a ◀de▶ ◀l’▶argent dans un tiroir. Cela signifie que j’ai cessé ◀d’▶être chômeur.
◀Le▶ départ est fixé au 10. Il va falloir vendre ◀la▶ poule noire et ◀les▶ poulets encore trop jeunes pour être mangés. Régler vingt petites choses ◀de▶ cette espèce. Petites choses pour la première fois mesquines…
10 juillet 1934
Tout est bouclé, ficelé, cloué, transporté en brouette à ◀la▶ station ◀de▶ ◀l’▶« hustubuse ». Il me reste à peu près deux heures, avant ◀le▶ départ, pour faire un peu de sentiment sur ◀l’▶île, et ◀le▶ bilan ◀de▶ ◀l’▶année écoulée.
Bilan. — S’installer dans ◀la▶ pauvreté comme dans un champ ◀d’▶activité nouveau, avec ◀l’▶ardeur et ◀les▶ curiosités naïves du débutant, cela suppose beaucoup moins ◀de▶ courage que bien des jeunes bourgeois ne ◀l’▶imaginent : ceux qui voudraient « partir », se « libérer » et qui reculent pourtant devant ◀le▶ saut. Peut-être leur suffirait-il, pour oser, ◀d’▶une vision précise ◀de▶ cet état qu’ils rêvent et craignent. Il me semble que Proust dit à peu près cela (dans un autre ordre). Si ◀l’▶on trouve ◀le▶ courage ◀de▶ se mettre en route, c’est bien souvent à cause ◀d’▶une seule image qui vous revient, ◀l’▶image ◀d’▶une action pratique que ◀l’▶on a déjà su accomplir au cours ◀d’▶un précédent voyage, et qui rassure…
J’ai pensé plus ◀d’▶une fois qu’il pourrait être utile ◀de▶ décrire ma petite expérience ◀d’▶intellectuel en chômage ; qu’il pourrait être utile ◀de▶ montrer qu’on peut sortir des villes où se font ◀les▶ « carrières » sans sortir ◀de▶ ◀la▶ vie véritable ; et qu’on peut vivre ◀de▶ très peu sans cesser ◀de▶ vivre son plein. Voici un an bientôt que j’ai quitté Paris pour notre « Maison du berger ». Voici un an que je dors bien, que je travaille sans fièvre et que je flâne sans vague à ◀l’▶âme. C’est quelque chose. Je ne dis pas que c’est ◀le▶ bonheur, je n’ai jamais très bien compris ce mot, que tant de gens invoquent avec un accent triste. Je suis devenu tout doucement amoureux ◀de▶ ma vie, et je crois bien que c’est un penchant qu’elle agrée. Non point qu’elle me paye en retour ◀de▶ surprises multipliées : peu ◀d’▶aventures dans ◀l’▶existence ◀d’▶un homme qui cherche à se posséder, plutôt qu’à se fuir dans ◀les▶ hasards. C’est sans doute un effet ◀de▶ ◀la▶ trentaine qui approche : je n’espère plus, comme à vingt ans, rencontrer ◀le▶ « réel » ou ◀la▶ « vraie vie » dans je ne sais quelle embuscade du destin, comme qui dirait au coin ◀d’▶un bois. Je crois que ◀le▶ réel est à portée ◀de▶ ◀la▶ main, et n’est que là. Alors il s’agit seulement ◀d’▶assurer ◀la▶ prise ◀de▶ cette main. C’est ◀l’▶affaire ◀d’▶une patience, ou ◀d’▶une impatience dominée, — et sans doute qu’une certaine pauvreté pouvait seule m’y forcer utilement.
Ce n’est pas que je fuie ◀les▶ risques. Je crois avoir fait bon ménage avec celui qui m’attendait ici. Mais ◀le▶ risque authentique et fécond est celui qu’on ne cherche pas comme une réponse à son ennui — faut-il dire à sa peur — ◀de▶ vivre. Cette manière romantique, et somme toute vaniteuse, ◀de▶ tenter ◀le▶ destin « pour voir », qui est ◀la▶ manière des amateurs ◀de▶ vie intense, trahit je crois ◀d’▶assez banales complaisances. Et ◀le▶ destin répond à ces défis, fussent-ils géniaux, par des énigmes ironiques. Au bout du compte, Don Juan ne comprend rien aux femmes. Napoléon meurt en se trompant sur ◀le▶ sens ◀de▶ son épopée.
Voilà peut-être ◀le▶ grand renversement qui marque ◀le▶ seuil ◀de▶ ◀la▶ maturité : c’est ◀le▶ moment où ◀l’▶on découvre que ◀le▶ monde ne comporte pas d’autres réponses que celles qu’on a ◀le▶ courage ◀de▶ lui donner. Qu’il n’y a rien à en attendre, sinon ce qu’on peut y apporter. Qu’enfin ◀les▶ seules questions réelles sont celles que ◀l’▶existence nous pose, et non point celles que nous posions pour éviter ◀de▶ répondre au présent.
À lire ◀les▶ romans ◀d’▶aujourd’hui, disons « ◀le▶ roman » bourgeois pour simplifier, on croirait que ◀les▶ hommes ne peuvent plus arriver à se connaître, tels qu’ils sont, qu’à ◀la▶ faveur ◀d’▶une coucherie compliquée, ◀d’▶un crime ou ◀d’▶une révolution. Donc à ◀la▶ faveur ◀d’▶une fiction, et non pas ◀d’▶un regard exact. Si jamais je publiais ce cahier, ce ne serait pas pour ◀l’▶ébahissement ◀de▶ ceux qui rêvent d’autres vies que ◀la▶ leur ! Mais plutôt je voudrais afficher ◀la▶ prétention assez modeste ◀de▶ renseigner quelques personnes sur ◀les▶ moyens ◀de▶ vivre en liberté, à peu de frais.
Je dis quelques personnes : sont-elles si rares à désirer ce dont ◀les▶ romanciers ne parlent pas, et qui est pour moi ◀la▶ seule chose nécessaire ?
Je viens ◀d’▶interrompre cette page pour faire mes adieux au jardin. Pauvre terre en désordre et dépouillée. ◀Les▶ salades ont monté, ◀le▶ carré ◀de▶ pommes de terre est dévasté ! J’ai entrouvert ◀la▶ porte du poulailler et ◀les▶ poulets se sont précipités dehors l’un après l’autre avec une espèce ◀d’▶affolement. Il n’a pas fallu deux minutes pour qu’ils arrivent ◀de▶ tous côtés, comme par hasard, à ◀la▶ fameuse planche ◀de▶ radis fraîchement semée, ◀d’▶où si souvent je ◀les▶ avais chassés dans un grand tourbillon ◀d’▶indignation. Aujourd’hui je leur abandonne ◀le▶ terrain. Quelle ardeur à gratter ◀de▶ leurs pattes, ◀le▶ bec en ◀l’▶air, sans regarder où ils creusent ! Quel gaspillage dans ◀les▶ gestes instinctifs, — car ils oublient souvent ◀de▶ piquer ce qu’ils viennent de déterrer si furieusement. Comme ces bavards qui soulèvent vingt problèmes et à ◀la▶ fin ne savent plus pourquoi… De temps en temps ◀la▶ poule trouvait un ver au fond du trou énorme qu’elle creusait, et ◀les▶ petits se précipitaient à son caquet. Je suis resté un bon moment à contempler cette espèce ◀d’▶orgie, consommant ◀la▶ ruine ◀de▶ mon œuvre. Innocents petits corps mal emplumés, vous arrachiez ◀les▶ dernières radicelles qui m’attachaient à cette terre ingrate !
Tout absorbé par ce spectacle — je ne sais pas comment expliquer ◀l’▶intérêt presque indéfini que je prends à regarder ◀de▶ près une bestiole à son ouvrage, ou simplement ◀le▶ grain ◀de▶ ◀la▶ terre —, j’ai repensé à mon journal. Je voudrais n’y avoir parlé que ◀de▶ ces moments élémentaires, ◀de▶ ces plaisirs ◀d’▶une fascinante pauvreté, qui sont peut-être aussi ◀les▶ plus communs à tous ◀les▶ hommes, — comment ◀le▶ savoir, on n’en parle jamais.
◀Le▶ grain ◀de▶ ◀la▶ terre ; et aussi ◀le▶ grain ◀de▶ nos idées, ◀de▶ notre vie, plus facile à décrire avec ◀les▶ mots ◀de▶ notre langue.
Il ne se passe pas grand-chose dans ces pages, mais ce peu m’a suffi pendant des mois, et qui sait si plusieurs ◀de▶ mes semblables ne seraient pas contents ◀de▶ ◀l’▶apprendre ? Ce n’est pas une nouvelle bouleversante, c’est même plutôt une sorte ◀de▶ secret que je donnerais là, une « recette pour vivre ◀de▶ peu »… Qui sait si beaucoup n’aimeraient pas qu’un homme parle devant eux ◀de▶ ce qu’ils aiment ou voudraient aimer ? ◀de▶ cette vie attentive et sans intrigue, ◀de▶ cette « lenteur des choses » dont ◀la▶ moitié des hommes tire tout ce qu’elle a ◀de▶ contentement ? Je songe à ceux qui voudraient fuir ◀les▶ villes, et qui peut-être en me lisant, se diraient un instant que c’est possible…