Troisième partie
L’été parisien
2 juillet 1935
Arrivée à Paris. — Après la Beauce au grand soleil, pendant des heures, après Versailles, voici la rencontre émouvante de▶ la province et ◀de▶ Paris. Et cela s’appelle la banlieue.
La campagne ici touche à la grande ville, et aussitôt elles se dégradent l’une l’autre. Zone : mélange ◀de▶ pylônes et ◀d’▶arbres maigres, ◀de▶ champs pelés et ◀de▶ grands murs ◀de▶ briques interrompus ; tranchée ◀de▶ la ceinture, amas ◀de▶ détritus, bistrots noircis. Et j’imagine ◀d’▶un coup toute la population ◀de▶ ce « pays » fait ◀de▶ déchets. Misère, fatigue, laideurs partout, toutes raisons ◀de▶ haïr et aucune ◀d’▶admirer.
Au sortir de la gare Montparnasse, ces bouffées ◀de▶ chaleur insupportable qui montent du trottoir bleu huileux, ces premiers regards qui se dérobent… Un ouvrier au pantalon trop court traverse sans assurance l’avenue où cinglent violemment ◀de▶ belles autos. Un long bruit ◀de▶ ferraille sur les passerelles, des camions fous et des affiches tragiques dénonçant je ne sais quelle émeute : voilà ce Paris ◀de▶ juillet que toute la province oubliait, des blés ◀de▶ Beauce aux plages ◀de▶ l’Océan, voilà le cœur crispé, le cerveau délirant en plein midi du grand corps ◀de▶ la France étirée au soleil.
Tous les problèmes vont se poser autrement. Tout est soudain plus dur et agressif, tendu, nerveux, discontinu…
Nos valises empilées dans un taxi, nous filons vers la porte ◀d’▶Italie.
5 juillet 1935
Porte ◀de▶ Choisy. — Dans le ciel vert ◀d’▶un couchant ◀de▶ banlieue, le groupe scolaire ◀de▶ la mairie communiste découpe une silhouette blanche ◀d’▶un modernisme très classique. Verre et ciment, angles droits, propreté. Sur les trottoirs immenses, des enfants jouent pieds nus, heureux. Les arbres du boulevard sont encore verts, ici : il y a ◀de▶ l’espace. Les masses ◀de▶ briques vernies striées ◀de▶ bandes blanches des HBM s’ordonnent à gauche et à droite, majestueuses et populeuses. Pour la première fois, je trouve une beauté à ces façades monotones, animées ◀de▶ lumières çà et là, ◀de▶ linges qui pendent aux fenêtres, et ◀d’▶une population ◀de▶ couples aux balcons. (Je distingue nos fenêtres obscures.) Ville aérienne, où la hauteur des murs n’évoque plus les parois ◀d’▶un puits sale, mais plutôt une falaise élevée… Où donc ? Je me souviens ◀de▶ hauts rochers encore clairs dans un soir alpestre…
Immédiatement après les blocs, s’étend la zone. Je longe l’avenue bordée ◀de▶ marronniers qui la traverse. À droite et à gauche, des ruelles s’en vont dans le désordre des baraquements ◀de▶ carton goudronné. Petites allées ◀de▶ campagne, en terre noire. Parfois on voit une haie fleurie, un buisson qui surplombe une palissade mal jointe. Quelques échoppes ◀de▶ foire bordent le trottoir, débits ◀de▶ boisson, ◀de▶ tabac, légumes défraîchis. ◀D’▶une allée sort un homme en espadrilles. Il porte un broc et va le remplir au bord de la chaussée, à une prise ◀d’▶eau. Il sifflote, il n’est pas pressé. Des enfants courent derrière la palissade. Bouffées ◀d’▶odeurs, fumées grasses.
La zone, terme des pires déchéances, on le dit… Des familles ◀de▶ huit personnes couchant dans une baraque à un seul lit. Tous ceux qui fuient la société et la police, les sans-nom, les rebuts ◀d’▶humanité, la fin des fins, le bout ◀de▶ la nuit…
Mais ce soir, sous les marronniers ◀de▶ l’avenue, tout ce petit monde me paraît libre et presque heureux. Soir villageois, ciel ◀de▶ province, jeux ◀d’▶enfants et chansons, accordéon… Je me dis qu’on pourrait vivre là. Non pas comme eux, traqués, rejetés, sans espoir et sans poésie. Et même, sait-on ? Mais comme quelqu’un qui voudrait s’écarter.
— Ou annoncer une bonne nouvelle à ceux qui l’attendent pour vivre. Kagawa aux carrefours des bas-fonds ◀de▶ Kobé.
7 juillet 1935
Depuis une semaine que j’habite près de cette Porte, je n’avais pas été au-delà ◀de▶ la place ◀d’▶Italie.
Cet après-midi, première incursion dans le centre — rive gauche, boulevards, Champs-Élysées.
Ville des souvenirs ! Rien n’a bougé. Les mêmes têtes aux mêmes heures à la terrasse des mêmes cafés. Chaque chose est à sa place dans l’espace et l’histoire, chaque nuance ◀de▶ la Tradition possède sa rue, ou au moins son quartier. On circule à travers les classiques, les encyclopédistes, l’Empire ; toutes les écoles du xixe ; l’avant-guerre et le modernisme, encore plus périmé, ◀de▶ l’après-guerre, conservé aux Champs-Élysées. Ce n’est qu’aux portes et dans les quartiers clairs et chaotiques ◀de▶ la Ceinture qu’on rejoint l’Europe ◀d’▶aujourd’hui.
10 juillet 1935
Toutes les radios du bloc par les fenêtres grandes ouvertes à l’heure du dîner, si seulement elles vous abrutissaient comme l’écrit M. Duhamel ! Mais non, elles vous forcent à écouter dix mélodies et trois parleurs à la fois, de sorte qu’il n’est plus possible ◀de▶ dormir ni ◀de▶ lire ni même ◀de▶ penser sans colère, sans une dégradante et honteuse colère. Il suffirait ◀d’▶un bon décret municipal pour y mettre un peu ◀d’▶ordre et restituer la bonne humeur à mille personnes ◀de▶ mon intolérante espèce. En attendant, toute cette cacophonie révèle qu’il y a quelque chose ◀de▶ sérieusement détraqué dans ces populations urbaines. S’ils ne deviennent pas fous, s’ils ne sortent pas ◀de▶ leurs boîtes comme des guignols vociférants, comme des bourgeois sûrs ◀de▶ leurs droits, lorsque toutes ces radios se déchaînent, — moi je me contiens parce que je suis d’ailleurs — c’est qu’ils n’ont plus aucune espèce ◀de▶ sens, je n’ose pas dire : ◀de▶ la musique, mais ◀de▶ la saveur des sons et ◀de▶ la force des rythmes. S’ils tolèrent ces radios, c’est sûrement pour la même raison qui fait qu’ils chantent faux. Et s’ils chantent faux, c’est parce qu’ils se croiraient déshonorés ◀de▶ chanter juste, comme aussi ◀de▶ marcher au pas. La dignité humaine du petit-bourgeois rationaliste, héritier ◀de▶ la Déclaration des droits de l’homme, consiste à chanter faux et à troubler le cortège. Voilà ce qu’illustre cette cacophonie : c’est l’expression démente et quotidienne ◀de▶ l’individualisme petit-bourgeois. Ce « peuple »-là n’a plus ◀d’▶instinct. Et les chansons dites populaires ne sont même plus en musique c’est du « parlé » coupé ◀de▶ fioritures rapides comme des « n’est-ce pas ».
11 juillet 1935
Impossibilité du libre-échange humain. — Considération irritée et décevante des « gens » en général, quand je ne fais que les jauger ◀d’▶un regard — et sympathie violente, « élan vers », dès que mon regard s’attache un peu longuement à un visage, au corps et aux vêtements, aux mains, à l’attitude distraite et vraie ◀d’▶un être isolé près de moi.
Je prends le métro, malgré l’odeur ◀de▶ buanderie et ce relent ◀de▶ fauves ◀de▶ certains parfums ◀de▶ femmes, rien que pour regarder des êtres et vivre un moment auprès ◀d’▶eux, le temps ◀de▶ trois stations, le temps ◀d’▶imaginer une rencontre, un échange spontané, une ◀de▶ ces découvertes frémissantes telles que j’en ai sans doute vécues, adolescent et sûrement ce serait bien autre chose… La femme descend sans se retourner ; l’homme déplie un journal que je n’aime pas, qu’il a peut-être acheté tout par hasard, comme il m’arrive à moi aussi, mais on juge tout de même là-dessus… Je sors, je pense à autre chose, à quelque chose qui n’est pas d’ici. Et déjà je ne comprends plus pourquoi j’ai eu ce fort désir soudain, dans le métro, ◀de▶ tutoyer mes compagnons ◀de▶ route. Était-ce envie ◀de▶ donner ou ◀de▶ recevoir ? Il me semble maintenant que j’écris, que c’est profondément le même mouvement, l’amour, et la même déception ◀de▶ l’amour parce que rien ne s’est produit, rien ne peut se produire, pour tant de mauvaises raisons plus fortes que nous tous. — Et alors, dira-t-on : « Faire la révolution ! », ce substitut, ce renvoi aux calendes ◀de▶ la Grande Communication…
Soir du 14 juillet 1935
Voici une heure que je suis assis à une terrasse ◀de▶ la Porte ◀d’▶Italie, au milieu de ce que les journaux appellent le « peuple en liesse ». Eh bien, quel manque ◀de▶ fantaisie dans cette liesse ! Je m’y ennuie presque autant que dans le « monde ». Dans le « monde », on s’agite plus vivement, sur un fond ◀d’▶ennui multicolore. Ici tout est plus calme, la joie, si joie il y a, est sans gestes et sans flots ◀de▶ paroles. Nul pittoresque. Rien à « remarquer » parmi les danseurs du quartier, alors que dans la société, l’on se montre au moins des têtes, en racontant ◀de▶ petites histoires… Ici on parle peu, on boit son bock, sa grenadine, dans une douce détente apathique. En somme, que ce soit dans la société bourgeoise ou dans le peuple, les « artistes » aujourd’hui, sont les seuls hommes qui se préoccupent ◀de▶ colorer leur vie. On n’en a pas assez tenu compte dans la littérature moderne, faite uniquement pour des artistes semble-t-il, pour des gens qui aiment vivre intensément, et qui exagèrent autant qu’ils peuvent l’intensité ◀de▶ leurs sensations. La littérature populiste, si elle veut rester vraie objectivement, sera toujours terne et même conventionnelle comme ses modèles à la distance où elle les voit. Je crains qu’elle n’intéresse que les bourgeois, tandis que les duchesses ◀de▶ romans font encore les délices du peuple.
Je regarde autour de moi ces hommes en casquette et leurs femmes. On peut penser : ce sont des ouvriers et des petits-bourgeois. Costume, langage, psychologie ◀de▶ leurs classes. On peut aussi penser : ce sont des hommes pour qui le Christ est mort. Ils ont chacun en eux ce problème insondable, qu’ils le sachent ou l’ignorent, — et sans doute l’ignorent-ils à peu près tous ; ce mystère que représente pour chaque homme sa propre vie, dès que la question ◀de▶ Dieu s’y pose.
L’observation des sociologues a pour effet systématique ◀d’▶anéantir le vrai tragique, les vraies beautés et les vraies hontes dans l’existence monotone des « classes ». Il me semble que seuls les romanciers chrétiens — Dostoïevski, Lagerlöf ou Ramuz — ont su prendre la vie des hommes « quelconques » sur le fait ◀de▶ l’invraisemblable, ◀de▶ la vérité mystérieuse, ◀de▶ l’abyssale originalité qui est pour chacun ce qu’il a de plus réel, de plus inexprimablement réel.
Après les cortèges du 14 juillet 1935
Scepticisme et politique. — « J’entends crier de toutes parts à l’impiété. Le chrétien est impie en Asie, le musulman en Europe, le papiste à Londres, le calviniste à Paris, le janséniste au haut ◀de▶ la rue Saint-Jacques, le moliniste au fond du faubourg Saint-Médard. Qu’est-ce donc qu’un impie ? Tout le monde l’est-il, ou personne ? »
Cet argument ◀de▶ Diderot contre la religion ◀de▶ son temps ne ferait pas moins ◀de▶ scandale aujourd’hui si l’on s’avisait ◀de▶ le diriger contre la politique, notre superstition. « J’entends crier de toutes parts au mauvais citoyen. Le capitaliste est l’ennemi public en URSS, le communiste en Europe, le fasciste à Londres, le libéral à Nuremberg, le “national” place ◀de▶ la République, le “populaire” au haut des Champs-Élysées. Qu’est-ce qu’un mauvais citoyen ? Tout le monde l’est-il, ou personne ? » — Mais je crains que mes contemporains, tout prêts qu’ils sont à applaudir Diderot, ne sentent plus guère la force ◀de▶ cette similitude si je l’applique à leurs croyances. Ils auront aussitôt tant de réponses à me jeter à la tête qu’ils ne trouveront pas même le temps ◀de▶ réfléchir à ma question.
18 juillet 1935
Mystifications. — Quelques rencontres avec des écrivains impressionnés par les Soviets, aussi par le cortège ◀de▶ la Bastille. Je leur demande ce qu’ils pensent ◀de▶ la brutalité tyrannique ◀de▶ Staline, des camps ◀de▶ concentration sibériens, des fusillades massives, ◀de▶ l’asservissement des paysans, ◀de▶ la puissance des trusts étatisés, des nouveaux maréchaux rouges, ◀de▶ la suppression totale des libertés culturelles et politiques, etc. Ils me répondent que tout cela n’est rien, ou n’est que provisoire et simplement « tactique », et que l’idée qui préside à tout cela est si belle et si grande qu’elle mérite bien des sacrifices…
Ainsi parlaient naguère les grands bonzes du capitalisme et ◀de▶ l’ordre bourgeois (quand ils y croyaient encore). Le Progrès, les Valeurs spirituelles, cela couvrait toute l’injustice concrète ◀de▶ l’ordre social. Aujourd’hui, on invoque le devenir dialectique ◀de▶ l’histoire (« Progrès ») et l’idéal prolétarien (« Valeurs spirituelles »). Qu’importe que Staline se conduise comme le premier Führer venu : il dit que c’est au nom des libertés prolétariennes. Cela change tout.
Quand je leur pose une question gênante, ils me répondent que je suis fasciste. Cette lâcheté était naguère le fait des bourgeois : ils vous traitaient ◀de▶ bolcheviste dès que vous tâchiez ◀de▶ leur montrer que leurs idéaux n’étaient guère pratiqués.
— Le marxisme représente la Réalité aux yeux des intellectuels bourgeois complètement séparés du réel, et qui commencent à s’en douter. Gardons-nous ◀de▶ les décourager !
21 juillet 1935
Je traversais hier soir le quartier ◀de▶ Passy, en proie aux tourments bienheureux ◀d’▶une idée savoureuse et difficile dont je préfère tenir le nom secret, encore un temps, et je goûtais la douceur ◀de▶ ces rues, sinueuses et mal éclairées, lorsqu’un groupe ◀de▶ jeunes gens et ◀de▶ jeunes femmes sortit à vingt pas ◀de▶ moi ◀d’▶une porte cochère, avec une espèce ◀d’▶éclat de rire. Ce n’était pas un rire ◀de▶ vraie gaieté ni ◀de▶ folie. C’était quelque chose ◀d’▶à peine exagéré, quelque chose ◀de▶ presque voulu, à la fois insolite et trop connu — le rire conventionnel des films français, des petites actrices piquantes, ◀de▶ toutes les femmes qui les imitent. Je ne compris pas leurs paroles trop rapides. Une jeune femme au profil très pur, quelques gestes autour ◀d’▶une auto, le claquement ◀d’▶une portière, et je me retrouvai seul. Mon idée s’en était allée (je ne l’ai retrouvée que ce matin). Mais je venais de voir, le temps ◀d’▶une lancée névralgique, l’inutilité ◀de▶ penser dans un monde où l’on rit comme cela.
28 juillet 1935
Le prochain. — Dans la presse du métro, vers sept heures du soir, j’avais réussi à ouvrir le livre que je portais, et j’avais coupé quelques pages avec mon ticket. Je tombai sur ce précepte du Bienheureux Henri Suso : Quand tu es parmi les hommes, oublie tout ce que tu vois ou entends, et tiens-toi seulement à ce qui s’est révélé à ton être intérieur. Je refermai alors mon livre et me mis à regarder les êtres qui me pressaient ◀de▶ tous côtés. Tantôt ils m’offusquaient par leurs visages fermés et pâles, par leur tenue avachie ou insolente, par leurs parfums et leurs odeurs ◀de▶ bêtes sales, tantôt ils me tentaient par cela même, par leur faiblesse offerte au moins autant que par quelque beauté entrevue. Et je me répétai : « Oublie tout ce que tu vois et tiens-toi seulement à ce qui s’est révélé à ton être intérieur. » Je voyais la laideur et la beauté des hommes, mais je me souvenais ◀de▶ cette « révélation » : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Et j’ai compris que ce peut être la même chose : regarder pour aimer, et oublier ce que l’on voit.
Août 1935
Le voisin intolérable. — En face de moi, derrière mon journal, il y a un être ◀d’▶une espèce inquiétante. C’est son contact qui m’en avertit. Je ne l’ai pas encore vu, mais ses deux genoux qui enserrent les miens me font pressentir Belzébuth. Je me dégage. Il revient avec un genou. Je bouge encore, voilà son pied maintenant qui pèse sur le bord ◀de▶ mon soulier. Je ne puis presque plus bouger, comprimé par une grosse femme à bagues qui s’est assise à côté de moi. J’abaisse mon journal : je vois un homme plutôt petit, à la tête pointue. Des yeux en lames ◀de▶ canif serrés contre la racine ◀d’▶un nez pâle. Cheveux roux. Une bouche proéminente couleur ◀de▶ planche ◀d’▶anatomie. Le torse véritablement énorme bombe une chemise verte à petits carreaux ornée ◀d’▶un nœud papillon mauve. Son pied pèse toujours et insiste. Je retire vivement le mien. Lui revient. Je suis hors de moi. Je le tuerais ! D’ailleurs il a l’air colossalement fort et refuse ◀de▶ me regarder. Voilà ses genoux qui se rapprochent encore et pèsent. J’étouffe un cri. À ce moment la grosse dame se lève et s’en va. Je balbutie, tremblant ◀de▶ colère : « Vous avez ◀de▶ la place à côté, monsieur. » Il n’entend rien. Que va-t-il se passer ?
Simplement il se lève à l’arrêt : c’est un jeune homme, plutôt petit, quelconque, qui descend sans se retourner.
Août 1935
Le métro considéré dans sa réalité sentimentale, sensuelle et sensible (ou sensorielle pendant que nous y sommes) est l’expression architecturale et mécanique ◀de▶ l’état ◀de▶ fièvre. C’est une divagation souterraine ◀de▶ lueurs et ◀de▶ visages superposés dans les vitres fuyantes, c’est un fracas rythmé qui rejoint parfois l’asymptote ◀d’▶un silence mort — cette absence ◀de▶ musique quand le silence a été tué, absence qui se confond avec la présence ◀d’▶un bruit universel ; c’est une lassitude douloureuse et bousculée au long ◀d’▶un tunnel qui ressemble à la caverne ◀de▶ Platon : des ombres ◀d’▶êtres y dansent sur les voûtes, et chacun s’y sent seul, tournant le dos au soleil toujours absent ◀de▶ l’imagerie des cauchemars.
Pour bien comprendre le métro, il faut être pauvre, éreinté et enfiévré par une maladie encore incertaine. Oui, il existe ◀de▶ ces maladies qui vous essaient un peu tous les organes, sans rien dire, comme le médecin qui ausculte en silence et déjà votre sort lui est connu.
Je conçois un métro silencieux, plus rapide, mais par longs bonds soudains ◀d’▶une lueur à l’autre, obscur lui-même, populeux et canaille avec des îlots ◀de▶ luxe révoltant, des musiques féminines raffinées, quelques éclairs sur des scènes criminelles, des abîmes verdâtres… Un métro qui serait simplement le subconscient des citadins.
Août 1935
Considération des cités ouvrières. — Après tout, pourquoi pas ce bonheur-là ? Si c’est celui que ces hommes désirent et qui les satisfait ? Pourquoi pas cette vie aux allées droites bordées ◀de▶ gazon ras, en teintes plates et pâles comme le lavis ◀d’▶un architecte, oui, pourquoi pas ce bonheur au lavis et au compas ? La courbe ◀d’▶une auto sur le gravier devant ces façades toutes sonores ◀de▶ radios et ◀de▶ lumières, n’est-ce pas beau ? Pourquoi ce ricanement « réactionnaire » dans mon coin ◀d’▶ombre ?
Des esprits exigeants se plaignent : il n’y aura plus ◀de▶ tension créatrice chez ces hommes grossièrement satisfaits. Qu’est-ce que cela fait s’ils sont enfin heureux, délivrés des maux dégradants, ◀de▶ la misère et du taudis ?
Je réponds qu’ils s’ennuieront. J’en réponds à leur place. Je le sais et c’est plus grave qu’ils ne le croient.
L’ennui dans le monde actuel, c’est un ◀de▶ ces derniers signes, une ◀de▶ ces dernières preuves concrètes ◀de▶ notre vocation spirituelle. Cet ennui qui envahit le monde moderne possède une signification métaphysique et religieuse infinie. C’est parce qu’il existe que nous savons encore que l’homme est né pour autre chose que ce bonheur 44. Qu’il est né pour un état bienheureux que la nature ne lui enseigne pas, qu’elle attend au contraire de lui, dans cette « attente ardente » dont parle saint Paul.
L’ennui sera la condition des hommes qui auront tout sauf la seule chose nécessaire. Craignons qu’ils ne préfèrent un jour les grands malheurs à cette démission confortable !
Août 1935
La pire injustice du chômage : il vous oblige à prendre la première place qu’on vous offre, fût-elle la plus contraire à votre vocation, sous peine de passer pour un feignant et ◀de▶ se voir refuser toute espèce ◀d’▶aide ou ◀de▶ considération amicale.
Bienfait correspondant : cela force à choisir bien nettement entre sa vocation et l’opinion.
Paracelse avait cette devise impérialiste : Alterius non sit qui suus esse potest. Je la renverse : « Que rien ne soit à moi, qui puisse être à un autre. »
15 août 1935
S’occuper des « petits-faits-vrais » vaut mieux que ◀de▶ les ignorer. Mais l’excellent, c’est ◀de▶ parvenir à les ignorer avec force, une fois qu’on les a bien connus, dans leur réalité sordide. Un petit fait vrai vaut plus que dix grandes idées discutables. Mais il vaut moins qu’un grand fait vrai, comme serait, par exemple, une grande idée embrassée avec force au mépris ◀de▶ soi-même et ◀de▶ l’utilité. Car elle peut devenir le fait dominateur.
En vérité, il n’y a pas ◀de▶ faits grands ou petits en soi et par comparaison. Il y a dans chaque vie ◀d’▶homme à peu près digne ◀de▶ ce nom un fait qui commande tous les autres et qui est la mesure ◀de▶ tout. Quand tu l’auras connu et accepté — tu es seul à pouvoir le connaître — lève-toi et regarde les choses, les gestes incongrus et mécaniques des autres ; écoute bien ce qu’ils disent à travers les paroles qu’ils croient dire ; essaie ◀de▶ les comprendre quand ils se plaignent ou quand ils rient : tu ne verras, tu n’entendras et tu ne comprendras jamais qu’un appel à devenir toi-même ce fait qui est plus fort que toi. Car il est tout ce que le monde attend, attend ◀de▶ toute éternité pour aujourd’hui et ◀de▶ toi seul : ta vocation.
Fin août 1935
Remercier donc, et s’en aller encore. Savoir ce qui compte, et s’y tenir. Je le dis avec ◀d’▶autant moins ◀d’▶amertume qu’un espoir vient de m’être donné. Une feuille ◀de▶ papier-machine avec ce petit poème en prose :
À Thivars, 8 kilomètres ◀de▶ Chartres,
Petite fermette 3 pièces meublées — 2 grandes cours et jardin — un bras ◀de▶ rivière au bas du jardin — la maison donne sur la route en face de très grands prés, on peut pêcher. — Eau ◀de▶ puits dans la cour actionnée par une pompe — électricité.
Commerçants : boucher, épicier, charcutier, ferme — et docteur, boulanger.
Moyens ◀de communication :
2 autobus pour venir de Chartres.
2 autobus pour retourner à Chartres.
Le samedi 3 dans les deux sens.