Vers la▶ guerre
J’étais foncièrement convaincu — depuis ◀le▶ 11 mars 1936 — que ◀l’▶explication religieuse du phénomène national-socialiste pouvait seule toucher ◀le▶ fond des choses. Toute tentative ◀d’▶interprétation « purement politique », ou économiste, ou marxiste, me semblait condamnée à demeurer au niveau des hypothèses partielles et des attributions arbitraires du prédicat cause ou effet à des facteurs choisis en vertu de préjugés démagogiques ou scolastiques, sans grands rapports avec ◀la▶ réalité parfaitement scélérate mais bien vivante qu’il s’agissait maintenant ◀de▶ comprendre, car nous aurions sous peu à ◀la▶ subir. Je voyais venir ◀le▶ temps des monstres.
J’acceptai donc sans hésiter ◀l’▶offre qui me fut faite en février 1939 ◀d’▶une tournée ◀de▶ conférences dans quatre universités suisses, sur un thème suggéré par ◀l’▶association des étudiants : « ◀La▶ vraie défense contre ◀l’▶esprit totalitaire. » Préparation, voyages et séjours, je savais bien que tout ◀le▶ mois ◀de▶ mai y passerait. Comment faire face à mes obligations envers différents éditeurs ?
Je m’étais engagé à remettre à Daniel-Rops, pour une collection qu’il dirigeait, ◀le▶ manuscrit ◀de▶ ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident avant ◀la▶ fin ◀de▶ février, et je n’en avais encore que ◀le▶ plan. Par chance, Rops m’écrivit à ce moment-là pour me demander ◀de▶ céder mon tour à un jeune colonel qui venait de lui donner un livre « urgent » intitulé ◀La▶ France et son armée. (◀Le▶ nom, Charles de Gaulle, me rappela quelque chose : chez Daniel Halévy, quai ◀de▶ ◀l’▶Horloge, ce grand corps adossé à ◀la▶ cheminée, qui écoutait sans mot dire nos propos sur Hitler.) Je répondis à Rops que je consentirais ce sacrifice à ◀la▶ nation française, et me mis aussitôt à travailler ◀de▶ dix à quatorze heures par jour sur les premiers chapitres ◀de▶ mon livre : j’étais en transe. Mon plan ne prévoyait que deux parties ◀d’▶une centaine ◀de▶ pages chacune, l’une sur ◀la▶ passion, l’autre sur ◀le▶ mariage. Après quelques jours ◀de▶ lecture des textes primitifs ◀de▶ Tristan, dans ◀la▶ petite salle où j’étais souvent seul ◀de▶ ◀la▶ bibliothèque Mazarine, je compris subitement ce que j’avais entrepris.
Ou bien j’y passerais toute ma vie, ou bien j’allais m’expliquer sur-le-champ (oui, comme en duel) avec ◀le▶ Mythe, ma plus intime tentation.
◀De▶ fin février au début ◀de▶ mai, j’écris ◀les▶ livres I à V. En mai, comme prévu, quatre conférences en Suisse, une présentation du livre V sur ◀l’▶Amour et ◀la▶ guerre au Collège ◀de▶ sociologie ◀de▶ Bataille et Caillois, et un long article sur ◀l’▶hitlérisme, d’après mes notes ◀de▶ Francfort : ce sera ◀le▶ texte central ◀de▶ mon Journal ◀d’▶Allemagne . ◀De▶ fin mai au 20 juin, dans un petit château près de Brunoy, ◀les▶ livres VI et VII, ◀la▶ préface, et la dernière révision du texte dactylographié. Au soir du 21 juin, solstice ◀d’▶été, dernier triomphe du Jour sur une Nuit dont ◀le▶ règne va lentement s’étendre au cœur même ◀de▶ ◀l’▶été qui vient, on donne Tristan à ◀l’▶Opéra. J’ai pris ◀les▶ deux dernières places libres.
◀Le▶ taxi qui nous emmène au crépuscule traverse ◀la▶ cour du Louvre dans ◀la▶ lueur soudaine ◀de▶ grandes flammes jaillies des guichets 65. À ◀l’▶Opéra, ◀les▶ décors sont affreux, comme toujours, ◀les▶ voix allemandes, comme il convient, et ◀le▶ cri ◀de▶ Brengaine du haut ◀de▶ ◀la▶ tour ◀d’▶aurore : « Habet acht ! Habet acht ! — Schon weicht dem Tag — die Nacht66 ! » renouvelle à coup sûr ◀l’▶émotion ◀la▶ plus submergeante-exaltante que j’aie jamais reçu ◀d’▶un art.
Quinze jours plus tard, invité à Ferney dans ◀la▶ maison ◀de▶ mes amis Paulding (celle-là même que j’habiterai plus tard, dès mon retour ◀d’▶Amérique), je reprends et complète mon Journal ◀d’▶Allemagne que j’envoie dans ◀le▶ courant ◀d’▶août à Gallimard, avant de partir pour ◀l’▶Italie.
Venise. Au théâtre doré ◀de▶ ◀la▶ Fenice, Honegger dirige son Nocturne. Voilà ◀l’▶homme avec qui et pour qui je voudrais faire un opéra, un jeu sacré… Chaque soir vers sept heures, au Florian, place Saint-Marc. ◀Le▶ conservateur du Palais des Doges, que nous y retrouvons parfois, aime à parler politique à voix très haute, pour manifester sa liberté ◀d’▶esprit. Un soir, il déclare à ◀la▶ cantonade que si ◀l’▶Allemagne d’Hitler déclenche une guerre, ◀l’▶Italie ne ◀la▶ suivra pas, mais plutôt se joindra à ◀la▶ France. Je me penche vers lui et lui fais remarquer un officier barbu, assis tout près de moi à ◀la▶ table des Volpi : ne ressemble-t-il pas au maréchal Balbo ? « Mais c’est Balbo ! dit-il très haut. Et c’est justement lui qui va nous empêcher ◀de▶ faire cette guerre idiote67 ! »
Télégramme ◀de▶ Gaston Gallimard : il voudrait publier mon Journal sans délai. Nouvelles chaque jour plus alarmantes ◀de▶ ◀la▶ crise hitléro-tchèque. Retour en Suisse dans ◀la▶ maison ◀de▶ mes parents, près de Neuchâtel, où je garde dans une armoire, comme chaque soldat et officier suisse, mes uniformes, mes armes et ◀de▶ ◀la▶ munition. Je sors mes tuniques pour ◀les▶ aérer, je nettoie et je graisse mon pistolet. ◀D’▶un jour à l’autre, ◀l’▶ordre ◀de▶ mobilisation peut m’être donné par téléphone (avant ◀l’▶affichage). Mais ce qui me vient par téléphone, c’est ◀la▶ demande ◀d’▶écrire une pièce pour ◀l’▶Exposition nationale ◀de▶ ◀l’▶an prochain.
Il faudrait, me dit-on, un sujet historique populaire et connu ◀de▶ tous ◀les▶ Suisses. ◀La▶ scène ◀de▶ ◀l’▶Exposition ◀de▶ Zurich, sans décors ni rideau, 36 mètres ◀de▶ large et 18 mètres ◀de▶ profondeur, s’étagera sur trois niveaux, plus deux petits plateaux latéraux. Il faudra des centaines ◀de▶ figurants pour ◀la▶ remplir, des chœurs et une fanfare pour ordonner leurs évolutions et relier ◀les▶ actes… Je vais refuser. J’ai autre chose à faire, non pas mon testament (car je ne possède guère que des livres et des manuscrits mal finis) mais quelque chose qui s’ouvre sur ◀l’▶action, ◀d’▶une manière qu’il s’agit ◀de▶ décider ◀d’▶urgence. Trois jours passent. À Munich, cependant, démocraties et dictatures ont accepté ◀de▶ discuter. ◀Le▶ 30 septembre, à dix-sept heures, on m’appelle au téléphone. Ce n’est pas ◀la▶ guerre, c’est « ◀la▶ paix pour notre génération », a dit ◀l’▶Anglais armé ◀d’▶un parapluie.
Je puis ranger mes uniformes dans ma longue malle ◀d’▶officier.
◀Le▶ soir même, une dame pieuse m’a fait remettre une biographie nouvelle ◀de▶ Nicolas de Flue, héros et mystique suisse du xve siècle. Ce « Frère Klaus », ermite des Alpes, ascète à demi légendaire — il a passé vingt ans sans rien manger ni boire — est vénéré par mes compatriotes pour avoir prévenu in extremis par un message à ◀la▶ Diète fédérale, resté secret, ◀la▶ guerre civile qui allait éclater entre ◀les▶ cantons suisses vainqueurs du Téméraire. C’était pour moi jusqu’à ce soir une simple image ◀de▶ manuel scolaire. Je parcours ◀le▶ volume, et voici que j’y retrouve ◀l’▶angoisse, ◀la▶ tension, et ◀l’▶émotion finale ◀de▶ ◀la▶ journée que nous venons de vivre, mais tout cela transposé dans ◀les▶ termes ◀d’▶une sorte ◀d’▶action sacrale, motivée par ◀la▶ seule violence ◀de▶ ◀l’▶Esprit. Jusqu’au matin, j’ai lu ◀le▶ livre, et laissé se composer un plan. Je vais accepter ◀d’▶écrire ce Festspiel national, à ◀la▶ seule condition qu’Honegger accepte ◀d’▶en écrire ◀la▶ musique.
Boulevard ◀de▶ Clichy, dans son grand atelier, il m’assure que je tombe bien. Il avait justement envie ◀d’▶écrire une œuvre populaire, communautaire, et qui n’exigerait pour son exécution que ◀les▶ moyens que peut offrir, par exemple, un ◀de▶ nos cantons suisses : fanfare, chœurs, troupe ◀d’▶acteurs non professionnels. J’habite hors de Paris, ◀La▶ Celle-Saint-Cloud. J’envoie des textes par petits paquets, commençant par ◀le▶ 2e acte. J’ai bâti ◀le▶ drame d’après ◀les▶ trois niveaux ◀de▶ ◀la▶ scène : en bas ◀le▶ Monde, au milieu ◀la▶ Famille, en haut ◀la▶ Solitude avec ◀les▶ anges. ◀Les▶ passages du héros ◀d’▶un plan à l’autre déterminent et structurent ◀l’▶action. Un beau jour ◀de▶ décembre, Honegger m’appelle : « Dites donc, on dirait que vous vous foutez ◀de▶ moi ! Vous m’aviez demandé neuf numéros ◀de▶ musique, trois par acte, j’en suis au 28e, et ce n’est pas fini ! » Je ◀l’▶invite à poursuivre sur sa lancée, dans ◀l’▶euphorie qui nous anime tous ◀les▶ deux. Fin décembre, ◀l’▶affaire est achevée. Pas une seule fois, nous n’avons eu ◀l’▶idée ◀de▶ parler du sens religieux, ou historique, ou politique, ou même helvétique ◀de▶ ◀l’▶œuvre. Nous n’avons discuté que ◀de▶ problèmes techniques : du nombre ◀de▶ minutes, voire ◀de▶ secondes ◀de▶ musique nécessaire pour un cortège, pour une prière, ou un récitatif ; ◀de▶ contrastes et ruptures ◀de▶ ton à ménager, ◀de▶ syllabes à couper ou ajouter, ◀de▶ ◀la▶ proportion des « cuivres mous » et des « cuivres durs », dans ◀la▶ réputée fanfare ◀de▶ ◀La▶ Chaux-de-Fonds (« ◀Les▶ Armes réunies ») qui tiendra lieu ◀d’▶orchestre, et ◀de▶ ◀la▶ rhétorique du choral luthérien. Jamais je n’avais écrit en telle aisance, bien que ce fût mon quatrième ouvrage ◀de▶ ◀l’▶année68 : avantage indéniable ◀de▶ ◀la▶ commande sur ◀les▶ exigences inhumaines que s’imposent ◀les▶ artistes depuis ◀le▶ romantisme quand ils veulent inventer à la fois non seulement leurs sujets et leur style, mais leur langage, leurs conventions, et parfois même ◀l’▶architecture ◀de▶ leur théâtre. Tout cela nous étant donné par ◀les▶ termes précis ◀de▶ ◀la▶ commande, nous n’avions qu’à jouer librement, à cœur joie ! Avant Noël, mes trois actes et ◀les▶ trente-deux numéros ◀de▶ ◀la▶ partition pour chœurs et fanfare étaient prêts pour ◀l’▶impression. J’étais heureux. Je me plaignais seulement ◀de▶ ◀la▶ brièveté des journées et des nuits. Je ne demandais qu’à tenir sans fin ce rythme ◀d’▶écritures et ◀de▶ publications, mais Adolf Hitler s’y opposa.
Hitler et moi ne serait pas un mauvais titre pour ce Journal : il rendrait compte ◀de▶ ◀la▶ vertigineuse interaction du collectif et ◀de▶ ◀l’▶individuel, que ◀l’▶on put ressentir en ces années, mieux qu’en tout autre temps ◀de▶ ◀la▶ civilisation occidentale. Dès 1926, une étrange mélodie jouée sur un accordéon au secret ◀d’▶un château ◀de▶ ◀la▶ Prusse-Orientale introduit dans ma vie ce thème qui ne cessera ◀de▶ s’amplifier ◀de▶ livre en livre — considérations sur ◀la▶ « commune mesure » dans Penser avec les mains , analyse du romantisme politique au Ve livre ◀de▶ ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident , essai final des Personnes du drame — jusqu’à ce que je ◀l’▶aborde ◀de▶ plein fouet dans ◀le▶ Journal ◀d’▶Allemagne , et plus en profondeur dans Nicolas de Flue .
Car il me vient à ◀l’▶esprit aujourd’hui que ◀la▶ figure ◀de▶ Nicolas de Flue fut pour moi ◀l’▶antithèse ◀d’▶Hitler tel que je ◀le▶ ressentais alors. En tant qu’événements psychologiques, ◀les▶ deux figures sont liées dans ma vie par une série non causale ◀de▶ faits rapprochés, ◀le▶ temps ◀d’▶une crise, par ◀la▶ seule vertu du « hasard objectif » : ◀le▶ concert ◀de▶ Venise, ◀les▶ bruits ◀de▶ guerre proche, ◀la▶ commande du drame national, ◀l’▶annonce à peine croyable ◀de▶ ◀la▶ paix ◀de▶ Munich69, et ◀la▶ remise deux heures plus tard ◀de▶ ◀la▶ biographie révélatrice. ◀L’▶interaction ◀de▶ ◀l’▶histoire hitlérienne et ◀de▶ mon évolution ◀d’▶auteur va se prolonger pendant ◀la▶ guerre et au-delà dans cinq ou six ouvrages que ◀l’▶on voit obsédés non par ◀le▶ personnage ◀d’▶Hitler lui-même, mais bien par ◀les▶ mouvements ◀de▶ ◀la▶ psyché collective dont il fut ◀le▶ révélateur et en quelque sorte ◀le▶ ludion, — jouet ◀de▶ nos pulsions et répulsions — autant que ◀l’▶agent démoniaque ; et là-dessus ◀La▶ Part du diable a peut-être dit ce qu’il fallait.
Ces contingences concrètes, ces nœuds ◀d’▶histoire, expliquent ◀la▶ couleur politique autant que religieuse, sociale ou culturelle ◀de▶ ◀la▶ notion que j’avais nommée, dans ◀le▶ même temps que Mounier, ◀l’▶engagement. Avant ◀le▶ mot, ◀la▶ chose est là dès 1932 dans mon essai sur Goethe où je constate qu’un « immense glissement ◀de▶ ◀la▶ réalité… nous porte en des régions nouvelles ◀de▶ ◀l’▶esprit où ◀l’▶action redevient notre seul critère ◀de▶ cohérence… » Deux ans plus tard, ◀l’▶introduction à Politique ◀de▶ ◀la▶ personne a pour premier sous-titre « ◀L’▶engagement politique » et pour deuxième « Ridicule et impuissance du clerc qui s’engage », cependant que ◀la▶ conclusion propose un mot d’ordre qui sera souvent repris par ◀la▶ suite (c’est notamment ◀le▶ titre ◀d’▶un livre ◀de▶ Léon Blum) : « Pour une politique à hauteur ◀d’▶homme. » En 1936, Penser avec les mains traite tout au long des conséquences culturelles du véritable engagement politique, mais aussi du refus ◀de▶ s’engager sous prétexte de science objective. Enfin, en 1935, nous ouvrons dans Esprit une rubrique que Mounier intitule « ◀La▶ Pensée engagée ». Il n’est pas inutile ◀de▶ rappeler aujourd’hui que notre engagement signifiait à peu près ◀le▶ contraire ◀de▶ ce qu’il allait devenir, après ◀la▶ guerre, pour une jeunesse dite « existentialiste » par ◀la▶ niaiserie des échos et des snobs. ◀L’▶engagement, pour nous, impliquait justement ◀le▶ refus ◀de▶ tout embrigadement, ◀de▶ toute abdication du risque personnel devant ◀les▶ exigences, préjugés et slogans ◀d’▶un Parti communiste ou fasciste, voire démocrate. (Il était entendu que ceux d’entre nous qui se présentaient aux élections sous quelque étiquette que ce fût s’excluaient par là même ◀d’▶un groupe personnaliste.) Nous ne pensions pas que Drieu s’engageait lorsqu’il se livrait à ◀l’▶Homme fort qu’il avait cru voir en Doriot : il ne faisait rien de plus, mais avec moins ◀de▶ zèle et ◀de▶ souplesse vipérine que tel poète, politiquement irresponsable, aux ordres ◀d’▶un autre parti. Quant à ◀l’▶aventure personnelle ◀d’▶André Malraux en Chine, puis en Espagne, elle nous semblait relever du goût ◀de▶ ◀l’▶action en soi, ◀d’▶une efficacité dramatique à souhait dans ◀l’▶immédiat et à court terme, plutôt que ◀d’▶un engagement ◀de▶ ◀la▶ pensée dans ◀la▶ création l’une par l’autre ◀de▶ ◀la▶ personne et des structures ◀d’▶une cité neuve. Point ◀d’▶inauguration ◀de▶ ce côté-là non plus. Et quant à ◀la▶ jeunesse intellectuelle française, ◀la▶ parisienne tout au moins, elle s’intéressait davantage aux finalités alléguées qu’aux réalités ◀de▶ ◀l’▶existence politique et sociale ; elle jouait au jeu des « prises ◀de▶ position » ◀de▶ droite ou ◀de▶ gauche, ◀d’▶Action française ou ◀de▶ démocratie chrétienne, ◀de▶ Parti communiste ou ◀de▶ Ligues préfascistes, où c’est en vain que ◀l’▶on eût cherché ◀le▶ moindre souci ◀d’▶invention ◀de▶ formes politiques, ou des modèles nouveaux ◀de▶ relations civiques.
Hors des mouvements personnalistes et ◀de▶ leurs écrits, ◀les▶ vrais dangers ne furent pas vus. On ne concevait pas ce qui ◀les▶ eût surmontés, et ◀l’▶on ne pouvait par conséquent ◀les▶ reconnaître.
Nous avions peu ◀d’▶audience, trop ◀de▶ sérieux et guère ◀de▶ prestige, faute de bluff. Dans ces années cruciales qui vont ◀de▶ ◀l’▶occupation ◀de▶ ◀la▶ Rhénanie à ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ « drôle ◀de▶ guerre », nous fûmes livrés au pillage impuni ◀de▶ nos concepts. Plus tard, Abetz et Ribbentrop devaient nous voler ◀le▶ terme même ◀d’▶Ordre nouveau. Mais, dès 1938, ◀la▶ notion ◀d’▶engagement (surtout ◀de▶ ◀l’▶écrivain, contre ◀les▶ thèses ◀de▶ Julien Benda) se voyait à tel point vulgarisée que j’éprouvai ◀le▶ besoin ◀de▶ publier une mise en garde, comme un médecin qui craint ◀l’▶abus ◀d’▶un remède ◀de▶ son invention :
« trop ◀d’▶irresponsables s’engagent ! »
(Responsabilité des intellectuels)Chose étrange, ◀le▶ 6 février 1934 fut une date ◀de▶ ◀l’▶histoire littéraire : elle inaugura ◀le▶ temps des moutons enragés.
Fatigués ◀de▶ leur innocence, voyant que ◀l’▶herbe se faisait rare sous leurs pieds et qu’ils n’avaient plus ◀de▶ berger, aux éclairs ◀de▶ chaleur ◀d’▶une révolution encore lointaine, ils se sont jetés dans le premier parc venu, à gauche ou à droite, et depuis lors y bêlent ◀d’▶une voix aigre et anxieuse, tout en signant une quantité ◀de▶ manifestes.
Ils ont signé pour ◀le▶ négus et contre lui ; pour ◀le▶ chef bien-aimé, Père des peuples, et pour ses innocentes victimes, vipères lubriques ; pour Franco et contre Franco ; contre Dollfuss et pour Schuschnigg ; pour Thaelmann, contre ◀le▶ Japon, à propos du tsar, à M. Bénès ; des deux mains, des quatre pattes, ◀les▶ yeux fermés, ◀d’▶une ◀croix▶, ◀d’▶une faucille et ◀d’▶un marteau, ou avec plus ou moins ◀de▶ réticences ; ◀d’▶un nom connu, ◀d’▶un nom à faire connaître… Bref, il n’est pas un acte commis dans ◀le▶ monde, depuis quatre ans, qui n’ait été vertement dénoncé par des « intellectuels » français.
Mais si ◀le▶ monde ne s’en porte pas mieux, ◀l’▶intelligence n’y gagne guère.
Tant que ◀les▶ écrivains mettaient leur soin à vivre en marge de tous ◀les▶ conflits et refusaient ◀d’▶être considérés comme des citoyens responsables, ils étaient au moins en accord avec ◀l’▶esprit général ◀de▶ ◀l’▶époque : intelligence ◀d’▶un côté, action ◀de▶ l’autre, et surtout ne mélangeons rien. Tributaires ◀d’▶une culture dont ◀l’▶ambition suprême était ◀de▶ se « distinguer » des contingences, ils étaient au moins purs dans leur erreur. ◀Les▶ modalités ◀de▶ leur retrait ne contrediraient nullement ◀les▶ postulats fondamentaux ◀de▶ leur métaphysique inconsciente. Et leur style traduisait fidèlement ◀les▶ nuances ◀d’▶une pensée détachée, irresponsable par définition. Il n’y a pas que du mal à en dire : cela nous a valu quelques œuvres durables, mineures sans doute, mais délicates et ingénieuses.
Cependant, ◀les▶ temps ont changé. ◀La▶ crise nous a fait voir soudain que ◀les▶ positions intellectuelles héritées du libéralisme conduisaient à ce régime ◀de▶ faillite qu’on nomme ◀l’▶État totalitaire. Nous avons constaté que rien, ni ◀la▶ pensée, ni ◀l’▶acte individuel, n’est en réalité gratuit. Que tout se paye. Que notre liberté ◀de▶ penser n’importe quoi, sans tenir compte ◀de▶ ◀l’▶époque, était une illusion entretenue par ◀l’▶apparente paix sociale, mais que ◀l’▶échéance ne pouvait être indéfiniment repoussée et que ◀les▶ dettes contractées par ◀l’▶esprit ne laissaient même plus une possibilité ◀de▶ concordat. Déjà ◀les▶ dictatures réglaient ◀les▶ comptes. « Lorsque j’entends parler ◀d’▶esprit, j’arme mon revolver », disait un officier nazi. ◀Les▶ staliniens faisaient de même en présence du libéralisme et ◀de▶ ◀la▶ culture « désintéressée ».
C’est alors qu’on lança parmi nous ◀le▶ mot d’ordre : « Défense ◀de▶ ◀la▶ Culture ».
Toute ◀la▶ confusion vient de là.
Car ◀la▶ culture qu’on nous propose ◀de▶ défendre, c’est elle, précisément, qui est responsable ◀de▶ ◀la▶ brutalité totalitaire.
On nous propose donc ◀de▶ défendre une maladie contre ◀la▶ mort à quoi elle mène nécessairement.
Au lieu de nous refaire une santé. Au lieu de nous proposer une cure ◀de▶ désintoxication énergique. Au lieu de rechercher ◀les▶ moyens ◀de▶ penser dans ◀le▶ réel et ◀l’▶actuel, et ◀de▶ surmonter enfin ce vice qu’est ◀la▶ distinction libérale entre ◀la▶ pensée et ◀l’▶action.
Au lieu de préciser, par exemple, ◀le▶ sens ◀de▶ ce mot ◀d’▶engagement dont tout le monde abuse aujourd’hui.
Pour qu’une pensée s’engage dans ◀le▶ réel, il ne faut pas et il ne suffit pas qu’elle se soumette à des réalités dont elle ignore ou répudie ◀la▶ loi interne : ◀la▶ tactique ◀d’▶un parti par exemple. Ce n’est pas dans ◀l’▶utilisation accidentelle et partisane ◀d’▶une pensée que réside son engagement. C’est au contraire dans sa démarche intime, dans son élan premier, dans sa prise sur ◀le▶ réel et dans sa volonté ◀de▶ ◀le▶ transformer, donc finalement ◀de▶ ◀le▶ dominer.
S’engager, ce n’est pas se mettre en location. Ce n’est pas « prêter » son nom ou son autorité. Ce n’est pas faire payer sa prose par Ce Soir plutôt que par ◀l’▶Intransigeant. Ce n’est pas signer ici plutôt que là. Ce n’est pas passer ◀de▶ ◀l’▶esclavage ◀d’▶une mode à celui ◀d’▶une tactique politique. Ce n’est pas du tout devenir esclave ◀d’▶une doctrine, mais au contraire, c’est se libérer et assumer ◀les▶ risques ◀de▶ sa liberté.
Il peut sembler paradoxal ◀de▶ soutenir que ◀l’▶engagement ◀d’▶une pensée suppose sa libération. En vérité, c’est ◀le▶ libéralisme qui a répandu ◀l’▶idée que ◀l’▶engagement ne peut être qu’un esclavage. ◀La▶ liberté réelle n’a pas ◀de▶ pires ennemis que ◀les▶ libéraux ; sinon en intention, du moins en fait. ◀Les▶ penseurs ◀les▶ plus violemment libres du xixe siècle, un Nietzsche, un Kierkegaard, un Baudelaire70, ont été ◀les▶ plus violemment engagés dans ◀la▶ réalité. Et cela suffirait bien à définir ◀le▶ sens que nous donnons à ce mot ◀d’▶engagement.
Je ◀l’▶ai dit ailleurs : un gant qui se retourne ne devient pas pour si peu une main vivante et agissante. Un libéral qui se soumet aux directives ◀d’▶un parti ne devient pas pour si peu un penseur engagé. Et il ne faudrait pas que ces trahisons insignes ridiculisent toute espèce ◀d’▶engagement.
Une pensée qui, par sa nature et son mouvement originel, est libérale, irresponsable, ne devient pas libératrice et responsable du seul fait qu’elle se met « au service » ◀d’▶une doctrine ◀de▶ lutte politique. Faire ◀la▶ révolution, cela demande un effort un peu plus grand, et ◀d’▶une autre nature, que ◀l’▶effort ◀de▶ signer un manifeste ou ◀de▶ s’inscrire dans ◀les▶ rangs ◀d’▶une ligue. On rougit ◀de▶ rappeler ◀de▶ tels truismes. Mais on y est bien forcé par ◀le▶ spectacle ◀de▶ ◀l’▶intelligentsia française.
Précisons donc encore : la première tâche des intellectuels qui ont compris ◀le▶ péril totalitaire (◀de▶ droite ou ◀de▶ gauche) ce n’est pas « ◀d’▶adhérer » à quelque antifascisme, mais ◀de▶ s’attaquer à ◀la▶ forme ◀de▶ pensée ◀d’▶où vont nécessairement sortir ◀le▶ fascisme et ◀le▶ stalinisme. Et c’est ◀la▶ pensée libérale.
Voyez donc comme nos libéraux se mettent ◀d’▶eux-mêmes en rangs et marquent ◀le▶ pas dès qu’une menace se précise contre ◀les▶ libertés françaises ! ◀Le▶ réflexe du libéral devant ◀le▶ péril, c’est ◀de▶ faire un fascisme. Fût-ce même pour se défendre du fascisme. Et peut-être surtout dans ce cas ! ◀La▶ panique ◀de▶ « ◀l’▶union sacrée » qui vient de souffler sur notre élite en est ◀l’▶ahurissant exemple.
Du moins a-t-elle eu cela ◀de▶ bon : ◀les▶ écrivains qui ont décidé tout récemment ◀de▶ renoncer à ◀l’▶usage ◀de▶ leur pensée devant ◀la▶ menace hitlérienne (voir ◀le▶ manifeste ◀de▶ Ce Soir) ont exprimé en toute clarté qu’ils étaient ◀de▶ vrais libéraux, irresponsables nés, égarés pour un temps dans ◀les▶ voies ◀de▶ « ◀l’▶engagement » politique, et faisant amende honorable. Ils étaient en rupture ◀de▶ bercail. Maintenant, tout est rentré dans ◀l’▶ordre, ◀les▶ moutons se sont apaisés, et ◀la▶ situation s’éclaircit.
Voici venir ◀le▶ temps des vrais dangers, c’est-à-dire des vraies luttes et des vrais engagements.