« Puisque je suis un militaire… »
En cantonnement, quelque part à la▶ frontière suisse, fin septembre 1939
— Tu te rends compte ? dit un camarade. — Pas trop. Mais pour sûr on y est !
◀L’▶impression générale, c’est qu’on nous a « mis dedans ». (Je dis on, je ne sais pas qui c’est. Comme ◀le▶ brave paysan vaudois, après ◀la▶ grêle, qui désignait ◀d’▶un doigt ◀le▶ ciel coupable : « Je n’accuse personne, mais c’est dégoûtant ! ») Nous voilà faits, refaits par ◀l’▶événement, plongés ◀d’▶un coup dans ◀le▶ détail technique ◀de▶ ces grandes choses terribles qu’on imaginait, qu’on redoutait, qu’on croyait préparer, et qui nous trouvent sans peur et sans préparation dès ◀l’▶instant qu’elles deviennent présentes, cessent ◀d’▶être imaginées, ou même imaginables.
Tout de même, après huit jours, ◀les▶ choses commencent à se situer. ◀Les▶ grandes masses ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀les▶ grandes lignes ◀de▶ ◀la▶ guerre, et çà et là, dans nos frontières, des secteurs minuscules, comme au hasard, qu’on voit ◀d’▶un coup avec une précision quasi absurde. Cette chambre paysanne où j’écris maintenant, sur un bon papier quadrillé, tandis qu’Albert Mermoud, en travers ◀de▶ son lit, ◀les▶ bottes pendantes, dépouille ◀le▶ courrier ◀de▶ ◀la▶ Guilde du Livre… Je ne puis pas dire où cela se trouve sans contrevenir aux ordres ◀les▶ plus stricts, mais c’est très bien ainsi, car nous sommes n’importe où, sans raison prévisible.
J’aime beaucoup ◀les▶ adresses militaires en Suisse. Deux ou trois chiffres pour ◀l’▶incorporation, et cette mention si belle, quand on y pense, dans son élémentaire grandeur : En campagne. Entendez : quelque part dans ◀le▶ pays, dans ◀les▶ champs anonymes, sous ◀la▶ pluie, dans ◀les▶ vergers où ◀l’▶on écrase des pommes mal mûres, dans des cuisines ◀de▶ ferme, dans cette chambre boisée…
Confort paysan, seul authentique. Aux parois, des versets bibliques, lettres ◀d’▶argent et myosotis, autour de ◀la▶ photo jaunie du « Chœur mixte » ◀de▶ ◀la▶ paroisse, 1913. Deux bons lits ◀de▶ bois aux « duvets » écrasants. Pour ◀le▶ reste, un désordre exemplaire, courroies, bandes molletières, cigarettes, boîtes ◀de▶ conserve, tuniques mouillées, paperasses. Revanche sur des journées ◀de▶ discipline et ◀de▶ paquetages alignés au cordeau qu’il faut inspecter gravement. Partirons-nous au milieu de ◀la▶ nuit ? Ou passerons-nous ◀l’▶hiver ici ? Plus rien ne dépend ◀de▶ nous. C’est notre liberté.
◀Les▶ hommes sont à ◀la▶ soupe. Nous dînerons dans une heure au café du village. Une heure creuse, à ◀l’▶armée, quel beau vide, ou quelle plénitude du loisir ! Amusons-nous à dire un peu de quoi se fait ◀la▶ vie quotidienne, dans ◀les▶ débuts ◀d’▶une mobilisation.
◀Les▶ dames ◀d’▶antan croyaient que c’est parades et bottes, fanfares, rythmes virils, flatteuses géométries garantissant ◀l’▶ordre social contre ◀le▶ mystérieux Esprit ◀de▶ Subversion. Ces dames, nos mères, étaient victimes ◀d’▶expressions telles que « sous ◀les▶ drapeaux ». ◀L’▶armée c’est tout d’abord un cliquetis ◀de▶ casques et ◀d’▶ustensiles entrechoqués ; des mouvements brusques en tous sens, tissant une sombre confusion qui se révèle ordonnée à ◀l’▶heure H ; et beaucoup de choses très lourdes, bouclées et trimbalées dans une hâte hargneuse et fouaillée ◀de▶ jurons, précipitant des hommes mal réveillés vers des attentes inexplicables sous ◀la▶ pluie. Mangeailles, arrêts, ahans, monotonie, ignorance des ensembles, objets numérotés, perdus, récupérés à ◀la▶ volée, c’est tout ce que ◀l’▶homme dans ◀le▶ rang peut constater, si toutefois ◀la▶ fatigue lui laisse ◀la▶ faculté ◀de▶ constater quoi que ce soit, hors ◀l’▶envie ◀de▶ boire et ◀de▶ se coucher.
Eh bien ! ◀de▶ tout cela se dégage un lyrisme. ◀De▶ cela précisément qui n’a pas ◀de▶ nom, qui n’a rien ◀de▶ spectaculaire, qui n’a pas sa photo dans ◀les▶ feuilles et qu’on peut seulement ressentir quand on a ◀les▶ pieds dans ◀la▶ boue, vers quatre heures du matin, après ◀l’▶alarme. La plupart des hommes ◀le▶ ressentent ; presque aucun n’oserait ◀l’▶avouer. On croit que ◀la▶ poésie n’existe qu’héroïque ou sentimentale, et ◀l’▶on ne sait plus ◀la▶ reconnaître au ras du sol, au niveau des choses brutes et brutales. Pourtant, rien n’est plus poétique qu’un rassemblement dans ◀la▶ nuit, grouillant ◀de▶ casques, ◀de▶ reflets sourds et ◀de▶ pas lourdement rythmés. Et, plus tard, au matin, quand ◀l’▶attaque se prépare, un « à terre » prolongé à ◀la▶ lisière ◀d’▶un bois, cela peut être un des plus beaux moments ◀de▶ notre furtive existence. Surtout quand il tombe une pluie fine.
Ce n’est pas seulement à cause de ◀la▶ saison qu’il convient ◀de▶ parler ◀de▶ ◀la▶ pluie. C’est à cause ◀d’▶une profonde affinité entre ◀la▶ vie en uniforme et ce que ◀l’▶on nomme par convention ◀le▶ mauvais temps. ◀La▶ pluie en ville et ◀la▶ pluie « en campagne » sont deux phénomènes bien distincts, aussi distincts que ◀la▶ vie civile et ◀la▶ vie militaire en général. ◀La▶ pluie civile n’est guère qu’un embêtement dont on se préserve sans guère y penser. On ouvre un parapluie, on passe un imperméable, on s’isole avec soin, avec dédain, des éléments. Mais ◀la▶ pluie militaire, comment dire, c’est quelque chose ◀d’▶immense et ◀de▶ sérieux. On y pénètre ◀de▶ tout son corps, ◀de▶ tout son sentiment charnel, on ◀l’▶accepte avec toute ◀la▶ nature, sans préjugés ni fausse pudeur.
Couché dans ◀l’▶herbe grasse, écrasé par son sac, ◀l’▶homme observe ◀l’▶avant-terrain par-dessous ◀la▶ visière ◀d’▶acier régulièrement ourlée ◀de▶ gouttes. ◀Le▶ vent siffle à travers ◀les▶ trous du casque. ◀L’▶homme tire ◀la▶ toile ◀de▶ tente qui couvre ses épaules et cherche à ◀la▶ caler sous son coude droit. Il sait que ◀d’▶une seconde à l’autre peut venir ◀l’▶ordre ◀de▶ bondir. Ça ne ◀l’▶empêche pas ◀de▶ s’installer comme s’il n’avait rien ◀d’▶autre à faire pendant des heures. (Est-ce une parabole ◀de▶ ◀la▶ vie ?) Il est bien. Merveilleusement bien. Libéré. Sans passé, sans avenir. Tout ◀le▶ présent limité par ces herbes où circulent des bestioles maladroites. ◀Le▶ drap du pantalon colle au mollet, ◀les▶ doigts sont rouges sur ◀le▶ fusil luisant. ◀Les▶ gouttes ◀de▶ ◀la▶ visière glissent ◀d’▶un coup sur ◀la▶ gauche quand on lève un peu ◀le▶ nez pour voir si rien ne vient. Non, rien ne vient. Grisaille, monotonie, envoûtement ◀de▶ ◀l’▶esprit par ◀le▶ corps — pourvu que ça dure encore quelques secondes, ça ressemble tellement au bonheur ! Un cri dans ◀le▶ vent va tout détruire. Oui, c’est ainsi, toujours ainsi, ◀le▶ bonheur : un instant ◀de▶ répit sous ◀la▶ menace. Alors on vit à plein. On sent ◀le▶ goût des choses. Et ◀l’▶on est prêt à tout abandonner au premier signe du destin, parce qu’on vient de remplir ◀les▶ limites du réel et ◀d’▶accomplir un seul instant parfait.
10 octobre 1939
Au mess des officiers ◀de▶ ◀la▶ compagnie, qui est ◀la▶ « chambre rangée » ◀d’▶une ferme cossue, je viens de tourner ◀le▶ bouton ◀de▶ ◀la▶ radio et suis tombé sur un récital ◀de▶ chansons militaires du xviiie siècle. Je note vite ces paroles charmantes :
Puisque je suis un militaireIl faut bien faireMon état …
13 octobre 1939
Six semaines déjà. ◀La▶ Pologne envahie. Il est clair qu’il ne se passera rien, avant longtemps, dans ces champs et forêts où nous marchons sans suivre ◀les▶ chemins. (À ce petit signe nous sentons ◀la▶ différence d’avec ◀la▶ vie civile, dans ◀le▶ pays des règlements.)
Nous vivons à côté de ◀la▶ population, mêlés à elle, et cependant hors de sa vie. Mis en marge pour autre chose, qui ne vient pas.
31 octobre 1939
Il neigeait ce matin ◀de▶ gros flocons humides sur ce petit vallon du haut Jura où nous avons à préparer des positions. Et ◀la▶ neige fondait dans ◀la▶ boue. J’arpentais mon secteur, ◀d’▶un groupe à l’autre, serrant contre mon harnachement ◀de▶ courroies une toile ◀de▶ tente raidie par ◀l’▶humidité. À l’improviste, je débouche en écartant ◀les▶ branches ◀de▶ deux sapins pleureurs, et je constate que ◀les▶ hommes ont cessé ◀de▶ creuser leur trou ◀de▶ mitrailleuse : ils préfèrent s’enfumer autour ◀d’▶un feu ◀de▶ branches mortes, à ◀la▶ lisière du bois, mornes et ronchonneurs. J’essaie ◀de▶ ◀les▶ réconforter. Réprobation muette. L’un prétend que ◀le▶ sol est gelé, qu’on se casse ◀les▶ poignets à piocher. J’empoigne une pioche et tape quelques coups. ◀La▶ terre gicle sur mes joues glacées et sur mon casque. ◀Les▶ hommes me regardent sans bouger, ne rient même pas. J’entends cette phrase grommelée : « On se demande ce qu’on fout par là… »
Il a fallu ◀les▶ « reprendre en main » et parler fort, cela réchauffe. Mais je me suis dit à part moi : « Eh bien oui ! bande ◀de▶ rouspéteurs, vous avez bien raison ◀de▶ vous demander ça ! »
Je me ◀le▶ demande encore devant ce papier blanc, où j’écris à ◀la▶ lueur ◀d’▶une lampe à pétrole.
Pourquoi sommes-nous là, quelque part, loin de tout ce qui faisait notre vie ? Il faudrait essayer ◀de▶ répondre. ◀L’▶homme n’est pas né pour faire n’importe quoi, sans rien comprendre.
À quelques kilomètres d’ici commencent ◀les▶ tranchées ◀de▶ ◀la▶ guerre, et des hommes meurent. Pourquoi cette guerre, pourquoi ces morts ? D’abord, et techniquement pourrait-on dire, parce que ◀les▶ États de l’Europe n’ont pas pu résoudre autrement ◀le▶ problème des minorités, allemandes, tchèques, slovaques ou ukrainiennes. Et pourquoi ne ◀l’▶ont-ils pas pu ? Parce que tous ils s’imaginent — ou croient devoir s’imaginer ! — que ◀le▶ bonheur et ◀la▶ force ◀d’▶un peuple dépendent ◀de▶ sa grandeur physique, ◀de▶ sa mise au pas militaire, ◀de▶ son arrogance étatique. Nous sommes ici à patauger parce que nos voisins se font ◀la▶ guerre, et s’ils ◀la▶ font, c’est parce qu’ils n’ont pas su se fédérer progressivement, au lieu de s’unifier brutalement. Oui, cette guerre n’a pas ◀d’▶autre sens : elle marque ◀la▶ faillite retentissante des systèmes centralisateurs et du nationalisme étatisé. C’est ◀la▶ guerre ◀la▶ plus antisuisse ◀de▶ toute ◀l’▶Histoire. C’est donc pour nous ◀la▶ pire menace. Mais en même temps, ◀la▶ plus belle promesse ! Maintenant, ◀la▶ preuve est faite, attestée par ◀le▶ sang, que ◀la▶ solution suisse et fédérale est seule capable ◀de▶ fonder ◀la▶ paix, puisque l’autre aboutit à ◀la▶ guerre. Ce n’est pas notre orgueil qui ◀l’▶imagine, ce sont ◀les▶ faits qui nous obligent à ◀le▶ reconnaître avec une tragique évidence. Et c’est cela que nous avons à défendre : ◀le▶ seul avenir possible ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀Le▶ seul lieu où cet avenir soit, d’ores et déjà, un présent.
Il ne s’agit pas ◀de▶ grands mots, ◀de▶ lyrisme ou ◀d’▶idéalisme. Il s’agit ◀de▶ voir qu’en fait, si nous sommes là, ce n’est pas pour défendre des fromages, des conseils ◀d’▶administration, notre confort et nos hôtels. ◀Les▶ fascistes feraient marcher cela aussi bien que nous, peut-être mieux ! Ce n’est pas non plus pour protéger nos « lacs ◀d’▶azur » et nos « glaciers sublimes ». (Certain ministre ◀de▶ ◀la▶ propagande se chargerait très volontiers ◀de▶ ce travail ◀de▶ Heimatschutz.) Si nous sommes là, c’est pour exécuter ◀la▶ mission dont nous sommes responsables, depuis des siècles, devant ◀l’▶Europe. D’autres se sont chargés ◀d’▶arrêter ◀les▶ brigands qui voulaient profiter ◀de▶ sa faiblesse. Nous sommes chargés ◀de▶ ◀la▶ défendre contre elle-même, ◀de▶ garder son trésor, ◀d’▶affirmer sa santé, et ◀de▶ sauver son avenir. Tel est ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ mission spéciale qui justifie notre neutralité. Si nous trahissons cette mission, si nous n’en gardons pas conscience, je ne donne pas cher ◀de▶ notre indépendance.
Berne, fin novembre 1939.
(Au retour ◀d’▶un voyage en Hollande.)
Je ◀l’▶ai pourtant quittée, cette chambre paysanne, mais j’y suis pour peu que j’y pense, et c’est souvent. Faites ◀le▶ compte ◀de▶ vos heures et vous découvrirez que tout homme rêve une bonne part ◀de▶ sa vie.
Mais il arrive aussi que certains rêves, et certains cauchemars, soient vécus ; j’ai connu cela, dans une grande gare ◀de▶ cette Europe qui ne sait plus répondre aux menaces que par ◀l’▶extinction des lumières, — ◀de▶ toutes ◀les▶ lumières humaines. J’avais quitté mon train pendant ◀l’▶arrêt, à ◀la▶ recherche ◀d’▶un buffet quelconque, et je n’avais trouvé qu’un abri souterrain au bout du quai. Pendant ce temps, ◀l’▶express avait changé ◀de▶ voie. Dans ◀la▶ bleuâtre obscurité, nul écriteau lisible et nul visage reconnaissable. Une course haletante et bousculée dans ◀le▶ dédale des passages sous voie encombrés ◀de▶ sacs ◀de▶ sable, au long ◀d’▶étroits couloirs où je coudoyais des soldats sourds et muets — tous ◀les▶ numéros arrachés — tandis que des sifflets annonçaient un départ. À ◀la▶ fin, je retrouve un wagon qui me paraît être le mien, mais je ◀l’▶avais quitté presque vide, et il est plein ◀de▶ dormeurs débraillés, ◀de▶ musettes et ◀de▶ masques à gaz. Déjà nous roulons lourdement. ◀Le▶ nom ◀de▶ cette gare — comme ◀de▶ toutes ◀les▶ autres — était camouflé, illisible. Je ne saurai jamais si j’ai rêvé. Mais au matin, oui, c’était bien Paris, et ◀les▶ sirènes ◀d’▶une fin ◀d’▶alerte.
Paris, capitale engloutie dans ◀l’▶épaisse nuit des campagnes. Mais une nuit sans clair de lune, sans arbres et sans abois dans ◀le▶ lointain. On y rôde en frôlant ◀les▶ murs, heurtant des corps, guettant des phares sans reflet sur ◀le▶ macadam. Tout au bas, tout au fond ◀de▶ ◀l’▶ombre, dans ◀la▶ pierre et dans ◀les▶ vestiges ◀d’▶une civilisation qui déserte… Je me suis enfermé dans ma chambre ◀d’▶hôtel et j’ai écrit pendant deux jours ces conférences que j’allais faire, absurdement, dans un pays qui n’existait peut-être plus, qui était réduit à se défendre par ◀le▶ suicide, ◀la▶ Hollande inondée, disait-on.
Et voici sous ◀la▶ pluie et ◀la▶ brume, à ◀l’▶horizon des marécages, une confusion ◀de▶ silhouettes griffues : moulins, clochers, grues, cheminées, au-dessus ◀de▶ faubourgs luisants ◀de▶ briques et ◀de▶ verreries. C’est Rotterdam. C’est ◀le▶ chaos ◀d’▶une Renaissance américanisée ! ◀Le▶ train passe au-dessus des ports, dans ◀la▶ puissante vibration ◀d’▶un pont ◀de▶ fer, au-dessus ◀de▶ canaux reflétant ◀les▶ décors ◀d’▶une grandiose activité marchande. ◀Les▶ sirènes, ici, n’annoncent encore que ◀l’▶approche des richesses ◀de▶ ◀la▶ terre…
Une connaissance intime et personnelle ◀de▶ ce que ◀l’▶on appellera ◀l’▶âme hollandaise, je doute qu’elle en apprenne au voyageur davantage qu’une vision intense du paysage urbain ◀de▶ ◀la▶ Hollande. Tout ce que je sais ◀de▶ ce pays, après deux semaines ◀de▶ voyage, je puis ◀le▶ lire et ◀le▶ relire dans ◀l’▶architecture ◀d’▶Amsterdam, ◀de▶ Rotterdam, ou des petites cités du centre. Je vois côte à côte un palais ◀de▶ ◀la▶ Renaissance flamande, un hôtel du xviiie siècle, un gratte-ciel et des entrepôts ◀de▶ marchandises venues des Indes. Cette même rue se prolonge par des villas ◀d’▶une incroyable variété ◀de▶ formes ultramodernes, puis se perd peu à peu dans ◀la▶ campagne, par des courbes douces et nettes. Nul disparate en tout cela : voilà ◀le▶ miracle hollandais. Je ne crois pas que ◀la▶ lumière fauve et ◀le▶ grenat des façades ◀de▶ briques renversées dans ◀l’▶eau jaune des canaux suffisent à expliquer cette harmonie solide, luxueusement nourrie ◀de▶ contrastes et ◀de▶ surprises. ◀Le▶ grand secret ◀de▶ ce pays, ce qu’il faut lire sur ces façades à la fois patinées et toujours neuves, c’est ◀la▶ continuité ◀d’▶une tradition et ◀d’▶une volonté créatrice qui n’ont jamais perdu ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶humain. Point ◀de▶ coupure ici, point ◀de▶ Révolution, point ◀de▶ scission ◀de▶ ◀l’▶Histoire et ◀de▶ ◀la▶ nation en deux camps longuement irréductibles et appauvris chacun ◀de▶ tout ce que l’autre annexe.
Ce mariage ◀de▶ ◀l’▶ancien et du moderne n’est pas seulement une réussite technique, une habileté des architectes. Il suppose une culture profonde et populaire, et plus encore, un arrière-plan spirituel, des assises religieuses fondant une unité si intérieure à chaque individu qu’elle permet ◀la▶ plus grande diversité dans ◀les▶ formes qui ◀la▶ manifestent. Quand je songe à ◀l’▶ennui, au désespoir qu’expriment ◀les▶ quartiers ouvriers ◀les▶ plus modernes des villes allemandes, je comprends, que dis-je : je vois ◀l’▶opposition tragique dont cette guerre est sortie, celle des deux conceptions ◀de▶ « ◀l’▶ordre » qui se partagent notre Europe : harmonie intérieure ou uniformité géométrique et militaire. Fédéralisme ou totalitarisme. Je comprends et je vois ◀le▶ secret ◀de▶ ◀la▶ paix : c’est une victoire ◀de▶ tous ◀les▶ jours, et ◀de▶ chacun, sur ◀l’▶esprit ◀de▶ laisser-aller ◀d’▶où naissent ◀les▶ réactions désespérées, ◀les▶ mises au pas brutalisantes et ◀le▶ triomphe des caporaux autodidactes et simplificateurs.
◀Les▶ petits peuples protestants ◀de▶ ◀l’▶Europe ont réalisé ce miracle ◀de▶ ◀l’▶équilibre entre l’Un et ◀le▶ Divers. Ils ont ◀la▶ charge ◀de▶ créer ◀les▶ bases vivantes ◀de▶ ◀la▶ paix.
Autre chose est ◀la▶ Suisse vue ◀de▶ loin, dans sa vérité séculaire, autre chose ◀les▶ bureaux où se décide son évolution actuelle. ◀La▶ déprimante architecture ◀de▶ notre Palais fédéral — où je corrige ces notes ◀de▶ voyage, ayant fini ◀le▶ travail ◀de▶ ◀la▶ journée — me décourage un peu, ce soir. C’est ◀le▶ contraire ◀de▶ ce qui fonde nos vraies valeurs et notre raison ◀d’▶être. Cette école primaire démesurée, c’est ◀l’▶image même, en pierre verdâtre, ◀de▶ ◀l’▶esprit qu’il nous faut combattre si nous voulons mériter notre paix.
Berne, 2 décembre 1939
Rapport, dès mon retour, au colonel Masson, chef du SR ◀de▶ ◀l’▶armée suisse. Non, ce n’est pas une zone, mais deux que ◀les▶ Hollandais vont inonder en cas ◀d’▶attaque. « Comment ◀le▶ savez-vous ? — Un officier que je questionnais sur leur défense m’a conseillé ◀de▶ consulter un bon atlas — ◀la▶ maîtresse de maison en avait un — et il a poussé ◀la▶ courtoisie jusqu’à me montrer du bout ◀de▶ son crayon que ◀la▶ Hollande est traversée ◀d’▶est en ouest par deux bandes ◀de▶ terres situées au-dessous du niveau marin. De plus, ◀le▶ pont ◀de▶ Moerdijk, à ◀l’▶entrée ouest ◀de▶ Rotterdam, et ◀le▶ pont ◀d’▶Arnhem sur ◀le▶ Rhin, sont minés 73. — Merci, vous tombez bien. Je dois donner demain au Général ◀la▶ carte des défenses hollandaises. Ce que nous savons mieux qu’eux, c’est ce qu’ils ont en face d’eux… »
Janvier 1940
◀La▶ section « Armée et Foyer » ◀de▶ ◀l’▶état-major général m’a chargé ◀de▶ composer un « bréviaire civique » à ◀l’▶intention des troupes. Je passe des heures à ◀la▶ Landesbibliothek, lisant Vinet, Benjamin Constant, Jacob Burckhardt, Rousseau, Gottfried Keller, et beaucoup d’autres.
Drôle ◀d’▶occupation pour un militaire. Pas si drôle si ◀l’▶on songe que cette guerre a précisément pour enjeu non point ◀la▶ possession ◀de▶ quelque territoire, mais ◀la▶ défense de nos libertés — dont je vais faire ◀le▶ titre du bréviaire. Il faut que chacun se batte à sa place. Et dans ◀l’▶attente ◀d’▶un combat qui tarde encore, il faut que chacun travaille à renforcer ◀les▶ positions ◀de▶ défense de ce pays. Ainsi ◀les▶ uns creusent ◀le▶ sol aux frontières, et moi je fouille et pioche dans une bibliothèque…
C’est du moins ce que je me répète pour justifier ma mutation ◀de▶ ◀la▶ troupe à ◀l’▶état-major. Elle a d’ailleurs coïncidé avec un accident au genou — en jouant au football avec mes hommes, peu de jours avant mon voyage en Hollande — qui m’interdit encore tout exercice physique violent et toute marche prolongée.
26 janvier 11940 74
Lettres ◀de▶ Maurice Saillet, soldat ◀de▶ 2e classe :
(Octobre 1939) Aujourd’hui ◀l’▶intellect est vraiment en chômage, en friches. Vous aurez un sacré boulot !… En attendant, nous ◀les▶ futurs combattus, nous reposons dans ◀le▶ creux ◀de▶ ◀la▶ main des dieux du monde, comme ◀les▶ pierres et ◀le▶ silence des bêtes. Oui, vous avez du travail. Car il faut bien, il faut que nous comptions sur vous…
(Novembre 1939) Nizan (…) a démissionné du PC ◀le▶ jour même du pacte germano-russe. Aragon est médecin militaire. Breton idem. Éluard, officier ◀d’▶administration. Bref, tous ◀les▶ surréalos sont officemars. Giono — littérature oblige — a pris ◀la▶ montagne après avoir répandu un tract ◀d’▶un pacifisme paraît-il exceptionnel. S’est fait cravater peu après — et enfermer à Marseille où il est tenu au secret. (Sa femme ne peut venir ◀le▶ voir.) Son cas est grave. Personne ne bronche — Alain, Gide, Pontigny, Romains — qui devraient cependant faire respecter ◀la▶ littérature à travers un homme, cet homme.
Lettre ◀de▶ Jean Paulhan (du 22 janvier) :
Malraux va entrer, me dit-il, dans ◀l’▶armée tchèque (comme officier ◀de▶ chars). Aragon, absolument convaincu, et Groeth ne ◀l’▶est pas moins, que ◀la▶ Finlande a lâchement attaqué ◀l’▶URSS. C’est singulier.
(…) Lie-Tseu a dit : « Qui se refuse à faire ◀la▶ guerre, ◀la▶ faisant pourtant, gagne ◀la▶ guerre. »
Lettre ◀de▶ Ch. A. Cingria (◀de▶ Cully près Lausanne, reçue hier) :
Que peuvent être devenus nos amis, nos vrais amis (…) et d’autres dont ◀les▶ visages palissent et s’effacent tandis que nous y pensons. En 1914, nous n’avons pas été coupés ainsi du reste du monde. Quelle cruauté, quelle inhumanité pour rien, puisque cette guerre n’est rien !
Février 1940
Monté hier au Gothard, pour affaire ◀de▶ service.
Ce haut lieu ◀de▶ ◀la▶ Suisse, ce vrai cœur ◀de▶ ◀l’▶Europe, je ne m’en suis jamais approché sans ressentir une émotion que j’essaie en vain ◀de▶ qualifier ; elle ne ressemble à aucune autre. Je devais avoir 13 ou 15 ans lorsque j’y vins pour la première fois, descendant à pied ◀d’▶Andermatt et passant par ◀le▶ pont du diable. Et ce qui me saisit ne fut pas ◀la▶ grandeur presque lugubre du paysage, mais au fond ◀de▶ ◀la▶ vallée cet express obstiné dans sa vitesse régulière, qui serpentait ◀d’▶un flanc à l’autre, disparaissait, reparaissait, contournait ◀la▶ colline ◀de▶ Wassen surmontée ◀d’▶une église blanche, montait encore par des lacets immenses, passait enfin à notre hauteur, puis courait s’engouffrer dans ◀les▶ rochers, à ◀la▶ base ◀d’▶une paroi verticale, noircie ◀d’▶eau. J’avais pu lire sur ◀les▶ longs wagons bruns : Amsterdam-Basel-Milano-Zagreb-Bucuresti. Je me rappelle que j’en fis un poème. Pour la première fois, j’avais senti ◀l’▶Europe.
Hier, j’étais dans ce train. Il neigeait, on ne voyait guère que quelques pans ◀de▶ rochers sombres dans ◀les▶ déchirures ◀de▶ ◀la▶ brume. Mais de nouveau j’ai éprouvé ◀la▶ sensation ◀de▶ pénétrer dans une aire « sacrée », dans un territoire réservé pour quelque fonction solennelle.
Il est vrai qu’aujourd’hui, je sais pas mal ◀de▶ choses sur ce lieu et son rôle historique. (J’en ai même beaucoup écrit.) Je sais que ce nœud ◀de▶ fleuves et ◀de▶ montagnes percé par ◀le▶ seul col qui relie d’un seul coup ◀le▶ Nord et ◀le▶ Midi du Continent à travers ◀les▶ deux chaînes des Alpes ici croisées, n’est pas seulement une position clef ◀de▶ ◀l’▶Europe, mais aussi, et pour cette raison même, ◀l’▶origine très précise ◀de▶ nos libertés suisses et ◀de▶ notre union fédérale. Quand je n’en saurais rien, j’ai lieu ◀de▶ supposer que ◀l’▶impression ne serait pas moins forte. Toutes ◀les▶ sources détiennent une puissance radiante, et c’est ici ◀la▶ source du Rhin, du Rhône, et des deux plus gros affluents du Danube et du Pô. Il se peut que d’autres éléments dits naturels entrent en composition dans ◀le▶ mystère qui pèse sur ce massif, qui en émane…
Je me disais en redescendant : ◀les▶ Suisses sont-ils sensibles à cette qualité ? Savent-ils qu’ils ont au Gothard un haut lieu, non pas seulement un tunnel et des forts ?
Fin février 1940
Terminé ma prospection ◀de▶ textes pour ◀le▶ « Bréviaire du citoyen ». Des lectures que j’ai faites, je retiens surtout quelques phrases admirables ◀d’▶Alexandre Vinet (« ◀La▶ tyrannie est ◀le▶ souverain désordre » par exemple), ◀la▶ brochure ◀de▶ Benjamin Constant sur ◀L’▶Esprit ◀de▶ conquête, dont chaque mot pourrait être écrit ◀d’▶Hitler avec plus ◀de▶ pertinence encore que ◀de▶ Napoléon, et ◀les▶ Lettres ◀de▶ Jacob Burckhardt. En 1871, il écrit à l’un ◀de▶ ses amis : « ◀Le▶ sort des ouvriers sera ◀le▶ plus étrange… ◀L’▶État militaire va devenir ◀le▶ grand fabricant. Ces masses humaines ne peuvent pas supporter éternellement leur misère et leur envie. Un certain degré ◀de▶ misère avec ◀de▶ ◀l’▶avancement et des uniformes, des journées commencées et terminées par un roulement ◀de▶ tambour, voilà ce qui doit logiquement se produire. » Et encore, en 1889 : « ◀Les▶ chefs futurs seront ◀de▶ terribles simplificateurs. Au surplus, ils ne seront pas toujours des individus isolés, mais une majorité, une corporation militaire. »
Je lis aussi, du même auteur, ◀les▶ Considérations sur ◀l’▶histoire du monde. C’est l’un des livres, combien rares, qui tiennent ◀le▶ coup pendant cette guerre. Je ne pense pas qu’il soit normal ◀de▶ ◀l’▶aimer, mais j’y trouve un moyen ◀de▶ dominer ◀l’▶événement. Son détachement serait étrange, voire haïssable, si nous vivions dans un monde acceptable ou simplement à ◀la▶ mesure ◀de▶ notre action. Je vais à lui pour me défendre contre ◀l’▶écœurement qui me guette. Et dans sa volonté presque cynique ◀de▶ sagesse et ◀de▶ réalisme, je sens aussi une force subversive. C’est ◀le▶ meilleur antidote dont je dispose contre ◀les▶ illusions bourgeoises et ◀la▶ naïveté politique qui trop souvent caractérisent notre opinion.
Début ◀de▶ mars 1940
◀L’▶homme au poignard enguirlandé. — Découvert un autre antidote : ◀l’▶exposition des chefs-d’œuvre ◀de▶ ◀la▶ peinture suisse du xvie siècle, repliés ◀de▶ Bâle à Berne, avant ◀d’▶être cachés en lieu sûr, à ◀l’▶abri des bombardements. Nicolas Manuel Deutsch, Urs Graf, Hans Baldung Grien et Conrad Witz, personne n’a mieux traduit et illustré ◀les▶ vertus qui devraient nourrir, aujourd’hui, notre esprit ◀de▶ résistance. Ce réalisme libertaire, cette liberté ◀d’▶allure et ◀de▶ jugement qui tient compte des puissances ◀de▶ ◀l’▶instinct, reconnaît leurs excès mortels — au lieu de ◀les▶ ignorer, nier et refouler —, rien n’est plus tonifiant dans ce pays des Assis, où ◀l’▶on ne sait plus dévisager ◀les▶ vraies menaces.
Oui, je veux opposer ◀la▶ Suisse de Manuel à ◀l’▶Helvétie des manuels ! Et qu’importe ◀le▶ calembour, s’il fait hésiter ◀les▶ corrects dans un pays trop ajusté.
Ah ! Nicolas Manuel Deutsch, on ne s’embêtait pas ◀de▶ ton temps ! On allait faire ◀la▶ guerre en Italie pour ◀le▶ plaisir ◀d’▶un sang violent, et quand ◀les▶ lansquenets trichaient au jeu mortel, quand ◀les▶ canons détruisaient ◀l’▶art des armes, on rentrait écœuré mais libre, et ◀l’▶on exhalait sa colère dans un chant débordant ◀d’▶injures : « Tu mens plus largement que ta gueule n’est fendue !… Tu t’es creusé un trou en terre comme un cochon dans son fumier !… Ô toi mon doux petit faiseur ◀de▶ rimes, je te tire une crotte sur ◀le▶ nez, trois dans ta barbe 75 ! » Mais nous voici mieux muselés que ces ours du duc de Milan ramenés en laisse, après Novare, par-dessus ◀les▶ Alpes, jusqu’à Berne. Quant à quitter ◀la▶ guerre il n’y faut plus songer, ce serait quitter du même pas ◀la▶ planète…
Un vers du temps — ◀d’▶un peu plus tard, sans doute, mais c’est encore ◀le▶ même rythme ◀de▶ vie — vient mêler sa guirlande à mes images, comme ◀la▶ devise du tableau, tandis que je songe à ◀la▶ vie ◀de▶ Nicolas Manuel Deutsch. C’est un autre guerrier qui parle en ses Tragiques ◀d’▶une nuit
Par ◀le▶ pinceau, par ◀l’▶épée et ◀la▶ plume, Manuel n’a cessé ◀de▶ provoquer ◀la▶ mort. Dans toute son œuvre, au cœur ◀de▶ son lyrisme, elle tient ◀le▶ lieu ◀de▶ ◀la▶ passion ◀d’▶amour, et c’est elle qu’il invite à ◀la▶ danse avec une fougue adolescente, une peur naïve, un courage chrétien. Mort des martyrs et mort bourgeoise, mort soldatesque et mort ◀de▶ carnaval, vierge, paysanne, ou fille à lansquenets, c’est toujours elle qui ◀le▶ rejoint ou qu’il poursuit dans ◀les▶ métamorphoses ◀de▶ sa vie : toujours vêtue aux couleurs ◀de▶ sa fièvre et ◀de▶ sa nouvelle aventure.
Pourquoi ◀les▶ hommes ◀les▶ plus vivants ◀de▶ cette époque où ◀la▶ vie s’exaspère ont-ils fait à ◀la▶ mort, dans leurs rêves, ◀la▶ part que nous fîmes à ◀l’▶amour ? Urs Graf, Holbein, Hans Kluber, Grünewald, et tant d’autres, connus ou anonymes, dira-t-on que ce fut leur romantisme ? Mais non, ◀le▶ romantisme est littéraire, et ces hommes ont ◀le▶ regard net, accoutumé à taxer ◀le▶ réel avec une dure exactitude : face au danger. Leur Suisse est au sommet ◀de▶ son élan vers ◀la▶ conquête et ◀la▶ richesse, au comble ◀de▶ sa gloire et ◀de▶ son risque. Elle n’a jamais été moins neutre, moins confinée dans ses moyennes, ni moins en garde contre ◀les▶ tentations ◀de▶ ◀la▶ grandeur. Elle est sérieuse parce qu’elle est menacée et menaçante ; parce qu’elle est tout ◀le▶ contraire ◀d’▶un pays ◀d’▶« assurés ». Sérieuse et impétueuse comme ceux qui savent que ◀la▶ vie n’est pas ◀le▶ but ◀de▶ ◀la▶ vie, qu’elle ne mérite pas ◀de▶ majuscule, et qu’elle est quelque chose qui doit brûler, flamber, et non pas rapporter du trois pour cent. Sérieuse comme ce qui compte avec ◀la▶ mort, comme ce qui compte avec ◀l’▶esprit, — avec ◀la▶ profondeur et ◀la▶ hauteur sans quoi toute vie demeure plate et basse.
Quanto bella giovinezzaChe si fugge tuttavia !Chi vuol esser lieto, sia !Di doman non c’è certezza.
Ainsi chantait Laurent le Magnifique. Manuel et ses contemporains savent et disent à leur manière que ◀de▶ demain rien n’est certain. Mais ce qu’ils sentent menacé, ce n’est point ◀la▶ jeunesse et ◀l’▶amour, je ne sais quel printemps platonicien, c’est ◀la▶ vie savoureuse et forte qui figure à leurs yeux ◀le▶ train normal ◀de▶ ◀l’▶homme. Leur œuvre illustre ◀la▶ vision ◀de▶ ◀l’▶Ecclésiaste, ce grand maître du vrai réalisme. « Jette ton pain sur ◀la▶ face des eaux, car avec ◀le▶ temps tu ◀le▶ retrouveras ; donnes-en une part à sept et même à huit, car tu ne sais pas quel malheur peut arriver sur ◀la▶ terre. » ◀Le▶ secret ◀de▶ ◀la▶ vie généreuse est ◀la▶ conscience ◀de▶ sa brève vanité.
Dix-huit siècles ◀de▶ chrétienté ont prêché sur ◀le▶ thème du memento mori, mais nous préférons aujourd’hui ◀l’▶éloge ◀de▶ ◀la▶ vie au grand air. Et tout se passe comme si ◀le▶ souci ◀de▶ ◀l’▶hygiène, et celui ◀de▶ ◀l’▶épargne dans tous ◀les▶ domaines, tuaient en nous ◀le▶ sens métaphysique…
Sobre dans ◀la▶ plus libre fantaisie, mais énergique : je ne cesse ◀d’▶admirer chez Manuel la plupart des vertus qui nous manquent. Böcklin manque ◀de▶ sobriété, Hodler aussi. ◀D’▶où ◀l’▶espèce ◀de▶ niaiserie qui affecte parfois ◀les▶ solennelles démonstrations ◀d’▶art du premier, ◀le▶ gigantisme méthodique du second. Et quant à ◀l’▶élégance dans ◀le▶ style énergique, ou au contraire à ◀l’▶énergie dans ◀la▶ libre invention lyrique, ce sont là des secrets spirituels dont la plupart des artistes modernes paraissent ignorer même ◀l’▶existence, soit qu’ils rêvassent dans ◀la▶ couleur ou cernent brutalement des figures sans mystère.
Manuel est un nerveux, mais ◀de▶ ferme écriture : un imaginatif, mais sans excitation ; un homme qui prend ◀les▶ choses telles qu’elles sont, ni vulgaires ni belles en soi, mais ◀les▶ compose avec une liberté puissamment significative. ◀Le▶ sens des fins dernières et une facture, ce qu’il faut pour faire du grand art, pour composer des hommes et des paysages dans une architecture théologique, c’est à peu près ce que nous avons perdu par une longue suite ◀de▶ « libérations » qui ne laissent enfin subsister que ◀la▶ plus discutable envie ◀de▶ peindre…
Son réalisme ne fait pas ◀d’▶histoires, parce qu’il n’est pas une polémique mais une acceptation des choses, à toutes fins utiles ou spirituelles, à ◀la▶ volée ◀d’▶une imagination qui se soucie d’abord ◀de▶ composer. Entre une épaule et une arcade, vous découvrez un lac entouré ◀de▶ cultures, ◀de▶ beaux champs gras, des laboureurs et des bateaux, toute une nature à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶homme, portant ◀les▶ marques ◀de▶ ◀l’▶usage, et dominée par quelques Alpes qui sont des vagues à peine figées dans leur élan. Une Suisse réelle, et non pas un décor ; non pas un état d’âme vaporeux, comme ◀les▶ idylles du xviiie , non pas ◀l’▶opéra romantique, bien moins encore ces planches ◀de▶ minéralogie que nous bariolent ◀les▶ peintres ◀d’▶Alpe. Ce qu’il peint, lui, c’est ◀la▶ terre des hommes, vue par ◀les▶ yeux ◀de▶ qui ◀l’▶habite et ◀l’▶utilise, et non point des « paysages » ou des « vues » que ◀l’▶« Art » dissout en impressions, et que ◀la▶ photo durcit et fixe comme nul regard vivant n’a jamais rien perçu.
Mais je m’attarde à ces tableaux, et Manuel n’est pas un « artiste » au sens moderne et bien suspect du terme. Un beau jour, fatigué ◀de▶ signer ◀d’▶un poignard ses tumultueuses compositions, il se joint aux guerriers du chevalier ◀de▶ Stein, va combattre à Novare et pille ◀la▶ cité, assiste à ◀la▶ défaite ◀de▶ ◀la▶ Bicoque, crie son indignation dans un furieux poème, et s’en revient à Berne pour y faire ◀la▶ Réforme. Il écrira d’abord des jeux ◀de▶ carnaval qui sont en vérité bien plus que des satires « contre ◀le▶ pape et sa séquelle » : des catéchismes illustrés, tout comme sa Danse des morts en était un. Le premier jeu se termine sur ce vers :
Et voilà qui résume toute sa vie. Car ce poignard, c’était déjà celui qu’il joignait à son monogramme, enguirlandé au coin ◀de▶ ses tableaux ; arme réelle du guerrier suisse, signe des vieilles libertés ; et maintenant sceau des poèmes qu’il dédie « à ◀la▶ louange ◀de▶ Dieu ».
Quand on dit chez nous ◀de▶ quelqu’un « qu’il a fait un peu tous ◀les▶ métiers », ce n’est pas un éloge, il s’en faut, c’est plutôt une manière ◀de▶ lui refuser cette considération bourgeoise qui s’attache aux carrières monotones. Mais ◀la▶ grandeur ◀d’▶un Manuel, et ◀de▶ plusieurs à son époque, est ◀d’▶avoir su conduire leur vie vers un but qui transcende toutes nos activités. Fougueux et appliqué dans sa peinture, Manuel n’hésite pas un instant à planter là pinceaux et chevalet lorsque ayant dominé son art, il entrevoit une action plus urgente. Poète satirique ou guerrier, architecte ou négociateur, à quelle passion maîtresse ordonna-t-il sa vie ? Peut-être à ◀la▶ recréation ◀d’▶une unité ◀de▶ rythme et ◀de▶ vision au sein d’un monde qui perdait ses mesures. Et quand ◀le▶ lieu du grand débat devient enfin ◀l’▶Église et sa réforme, courant toujours au plus pressé, au plus vivant, Manuel se fait théologien ; puis, après ◀la▶ victoire, homme d’État.
Je vois ainsi ◀l’▶unité ◀de▶ sa vie dans ◀la▶ recherche ◀d’▶une forme et ◀d’▶un sens. Si ◀l’▶art n’y suffit pas, c’est que ◀le▶ mal est profond : ◀d’▶où ◀la▶ nécessité ◀d’▶agir sur ◀la▶ cité. Si ◀la▶ cité n’a plus ◀de▶ vraies mesures, c’est ◀l’▶Église qui doit ◀les▶ refaire. Qu’elle s’y refuse, il faut ◀la▶ réformer. Après quoi ◀l’▶on pourra rebâtir un État…
◀La▶ sagesse des manuels a ◀le▶ don ◀de▶ stériliser ◀d’▶un seul mot ◀l’▶exemple ◀d’▶une vie trop ardente : « romantique » ou « aventurier » ou mieux encore « homme ◀de▶ ◀la▶ Renaissance ». Rappelons alors que ce guerrier fut bon époux, et bon père ◀de▶ six enfants ; que cet artiste, l’un des plus grands ◀de▶ son pays, fut aussi ◀le▶ plus raisonnable parmi ◀les▶ chefs ◀de▶ ◀la▶ Réformation. ◀L’▶année même où pour divertir Zwingli et ses savants collègues il leur envoie ◀le▶ manuscrit ◀d’▶une satire contre ◀la▶ messe, on vante à Berne ◀la▶ modération ◀de▶ ses discours lors des débats ◀de▶ religion. Ce dernier trait achève ◀de▶ peindre ◀le▶ sérieux ◀de▶ ce fantastique. Mais je m’aperçois un peu tard que j’oubliais ◀de▶ citer sa devise, inscrite au coin ◀de▶ quelques-uns ◀de▶ ses dessins : N. K. A. W., ce qui veut dire « Personne ne peut tout savoir » (Nieman kan alls wüssen, dans ◀l’▶allemand du temps.) Comme pour s’excuser, comme s’il croyait au fond qu’on devrait tout savoir, et que pourtant… C’est ◀la▶ passion ◀de▶ ◀la▶ Renaissance, si ◀l’▶on veut. Je crois plutôt que c’est encore ◀l’▶angoisse avide ◀d’▶une unité ◀de▶ sens spirituel, inaccessible à tout « savoir » aussi vaste qu’on ◀l’▶imagine.
◀Le▶ 21 mars 1530, Manuel parut pour la dernière fois à ◀la▶ Diète ◀de▶ Baden. Du 1er au 12 avril, il assiste chaque jour aux séances du Conseil ◀de▶ Berne. ◀Le▶ 16, on signale son absence. ◀Le▶ 18, on ◀le▶ confirme dans sa charge ◀de▶ banneret. ◀Le▶ 20 avril, il n’est plus. « Pareil au cierge qui se consume ◀d’▶autant plus vite qu’il a mieux éclairé, écrit un chroniqueur du temps, notre banneret Manuel apparut parmi nous comme un flambeau brûlant et éclatant. Survint alors ◀la▶ maladie qui nous ◀l’▶arrache dans sa quarante-sixième année. »
◀Le▶ seul autoportrait qui subsiste ◀de▶ lui nous montre, à ◀la▶ fin ◀de▶ sa vie, un regard doux et perspicace, un visage aigu ◀de▶ malade, peint avec ◀la▶ véracité ◀d’▶un homme qui sait exactement ce que vaut une vie ◀d’▶homme devant Dieu.
9 mars 1940
Il nous est né hier une fille que nous avons nommée Martine. J’inscris ici, pour qu’elle ◀les▶ lise plus tard, ◀les▶ raisons qui nous firent adopter ce prénom. C’est un souvenir ◀de▶ France et ◀de▶ ◀la▶ paix française qui nous émeut comme un adieu à ◀la▶ douceur ◀de▶ vivre, à ◀la▶ confiance. Cela se passait dans l’autre monde, au début ◀de▶ ◀l’▶été ◀de▶ 1938.
Périgny… C’était bien ce nom-là ? Un long village en bordure ◀de▶ ◀la▶ route. ◀D’▶un côté, ◀les▶ maisons dominaient une vallée, ◀de▶ l’autre elles s’élevaient à peine ◀d’▶un étage au-dessus des champs ◀de▶ roses et ◀de▶ blés, aux bords du plateau ◀de▶ ◀la▶ Brie. Nous montions vers Périgny par un sentier fort raide entre ◀les▶ ronces, aboutissant à ◀de▶ vieux escaliers. Une seule rangée ◀de▶ maisons à traverser, et ◀l’▶on parvient dans ◀la▶ grand-rue : comme elle est vide !
◀Les▶ toits ◀d’▶ardoise ne dépassent pas ◀les▶ façades nues, brunies par ◀l’▶âge, patinées par ◀les▶ vents. Rares sont ◀les▶ boutiques, et même ◀les▶ cafés. Et s’il passe une auto, c’est une ◀de▶ ces voitures branlantes qui semblent ne pouvoir rouler que sur ◀les▶ routes écartées, ◀d’▶une ferme au marché ◀le▶ plus proche. Nulle part au monde ◀la▶ vie n’apparaît si discrète, si pacifique et séculaire. Ce pays-là n’est qu’amitié des tons et des lignes humaines, humilité sous ◀la▶ douceur du ciel, retrait des âmes dans leur destin.
Nous longions cette rue silencieuse, imaginant ◀d’▶y vivre un jour dans une fermette aux volets pâles, sans adresse, au ras de ◀la▶ plaine. Un peu avant ◀la▶ sortie du village, ◀la▶ rue bifurque : une route prend à droite vers ◀la▶ plaine, escortée ◀de▶ quelques maisons ; l’autre s’incline lentement vers ◀la▶ vallée, dans ◀les▶ vergers. Nous nous étions arrêtés là, hésitant sur ◀le▶ chemin à prendre. Et soudain nous vîmes à nos pieds, tracé à ◀la▶ craie sur ◀le▶ sol, un grand cercle entourant une inscription en lettres capitales bien arrondies :
martine
je suis
aux champs
Paix du village, silence des rues vides, ouvertes sur ◀le▶ ciel et sur ◀les▶ blés. J’étais là fasciné comme par ◀la▶ découverte ◀d’▶un secret ◀de▶ pudeur naïvement dévoilé. Secret ◀de▶ ce village aux volets clos. Imaginant une idylle muette. Celui qui revient au pays après une longue absence et des déboires : il entre, il ne trouve personne. Mais ses outils sont là, contre ◀le▶ mur. Il reprend ◀le▶ chemin ◀de▶ son champ. En passant au carrefour il s’est dit : « Peut-être est-elle à Mandres, c’est donc jour ◀de▶ marché. » Il a écrit ces mots. Elle saura bien. Il a rejoint ◀l’▶usage du pays, ◀l’▶intimité des choses ◀de▶ toujours. Et ◀le▶ moindre signe suffit.
Nous sommes redescendus vers ◀la▶ vallée ◀de▶ ◀l’▶Yerres, qui coule entre des saules et des peupliers blancs. Il faisait lourd et doux, ◀le▶ goudron ◀de▶ ◀la▶ route sentait plus fort que ◀les▶ champs ◀de▶ roses, et des nuages noirs traînaient sur ◀les▶ vergers.
Début ◀de▶ mars 1940
J’ai proposé et obtenu ◀de▶ rédiger des Plans ◀de▶ causeries à ◀l’▶usage des officiers chargés ◀de▶ faire ◀la▶ « théorie » quotidienne à leur troupe. Rédigé ◀les▶ deux premiers sur ◀les▶ victoires finlandaises contre ◀les▶ Soviets, qui répètent ◀la▶ tactique des Suisses au Morgarten en 1315 ; et sur ◀l’▶importance symbolique et stratégique du col du Saint-Gothard dès ◀les▶ débuts ◀de▶ notre histoire.
Mars 1940
Entre ◀le▶ déclenchement précis des mécanismes ◀de▶ ◀la▶ catastrophe, et ◀la▶ catastrophe elle-même, un moment imprévu a pris place, et il s’étire interminablement depuis des mois. Tout est changé, ◀la▶ guerre est là, mais rien n’arrive. Et nous vivons dans ◀le▶ suspens. À moins que ce ne soit dans une chute prolongée, avant ◀l’▶écrasement fatal ? De nouveau, cette attente épuisante…
Je m’amuse à recopier des notes éparses dans mes carnets ou mes blocs militaires.
Anecdotes et aphorismes
◀L’▶Évangile dit que ceux qui ne sont ni froids ni bouillants seront vomis. Mais Hitler, loin de vomir ◀les▶ neutres, ◀les▶ mange.
C. B… fut reçu en audience par Hitler au moment de la première crise polonaise, en mai 1939. ◀Le▶ Führer lui montra un album où il faisait coller chaque jour ◀les▶ articles parus à ◀l’▶étranger sur sa personne. Il y avait une coupure du Courrier ◀de▶ Saint-Étienne intitulée « ◀Le▶ Führer a perdu ◀la▶ guerre des nerfs. » Hitler entra dans une rage folle. « Vous voyez, cria-t-il, il faut bien que je fasse ◀la▶ guerre à ◀la▶ Pologne, puisqu’on écrit des choses pareilles sur moi. » C. B… lui ayant demandé pourquoi il attachait tant ◀d’▶importance aux propos ◀d’▶une feuille ◀de▶ province : « Pourquoi ? gémit ◀le▶ Führer, mais parce que moi, je ne suis rien, je n’ai que mon prestige vis-à-vis de mon peuple ! Je ne suis qu’un petit homme du commun ! si je perds mon prestige, je perds tout ! Vous, monsieur B…, vous savez qui vous êtes. Vous pourriez vous moquer ◀d’▶un tel article. Mais moi je ne suis qu’un prolétaire ! »
◀La▶ clef du langage officiel hitlérien est des plus simples. Il suffit ◀de▶ changer chaque terme en son contraire pour obtenir un texte raisonnable. Ainsi, lorsque ◀les▶ hitlériens réclament ◀la▶ liberté, cela signifie qu’ils rétablissent une armée pour tyranniser toute ◀l’▶Europe. (◀Le▶ congrès ◀de▶ Nuremberg célébrant ◀le▶ réarmement du Reich s’intitula « Tag der Freiheit ».) Quand ils décrètent qu’ils vont rétablir ◀l’▶ordre en Tchécoslovaquie, cela veut dire qu’ils vont achever ◀le▶ travail ◀de▶ désorganisation entrepris par leur Cinquième Colonne. Et quand ils annoncent que ◀la▶ Hollande fait partie ◀de▶ leur espace vital, cela trahit leur décision ◀de▶ transformer ce pays en champ de bataille, c’est-à-dire en espace mortel.
Je ne connais qu’un seul descendant authentique ◀de▶ Napoléon : il est objecteur ◀de▶ conscience. (C’est P. C…, qui sort ◀de▶ chez moi.)
À propos d’un récent discours où Hitler assurait ◀le▶ peuple anglais ◀de▶ ses bonnes intentions, et ◀le▶ menaçait en même temps ◀de▶ raser Londres en cas ◀de▶ résistance, ◀le▶ jeune Lord D… me disait en riant : « C’est comme dans Carmen : “Si tu ne m’aimes pas, je t’aime — Mais si je t’ai-ai-me, prends garde à toi !” »
Supposez qu’un dictateur devienne fou et descende tout nu dans ◀la▶ rue. Combien ◀de▶ temps faudra-t-il pour que son entourage admette qu’il est fou, et qu’il ne s’agit pas simplement ◀d’▶une « nouvelle politique » ou ◀d’▶un « renversement dialectique » ? C’est qu’on en a vu d’autres, et de plus graves, et personne n’a crié au fou.
◀L’▶historien Gonzague de Reynold vient ◀d’▶être reçu au palais ◀de▶ Venise et me raconte sa visite. Il pénètre dans ◀le▶ fameux cabinet où ◀le▶ Duce a coutume ◀de▶ laisser ses interlocuteurs debout. « Suis-je reçu, dit-il, par ◀le▶ chef de l’État ou par ◀l’▶ami ? — Par ◀l’▶ami, répond aimablement ◀le▶ Duce. — Alors je m’assieds. »
— En sortant, ajoute R., je n’ai vu que des dos !… ◀La▶ nouvelle s’était répandue et ◀l’▶on saluait jusqu’à terre 77.
Des populations entières, déracinées par ◀l’▶industrie, puis par ◀la▶ guerre, se nourrissent aujourd’hui ◀de▶ racines. ◀L’▶orgie moderne finit en jeûne forcé, après ◀le▶ sacrifice sanglant. Chez ◀les▶ Papous prévalait ◀l’▶ordre inverse : jeûne, sacrifice sanglant, orgie.
◀L’▶éducation totalitaire abaisse certainement ◀le▶ niveau ◀de▶ ◀l’▶intelligence moyenne dans une nation. Mais je redoute parfois que ◀l’▶instruction publique, dans nos démocraties, ne réussisse qu’à élever ◀le▶ niveau ◀de▶ ◀la▶ bêtise moyenne. (Voir ◀les▶ magazines populaires, chez nous autant qu’en Amérique.)
Pourquoi ◀les▶ Suisses ne condamnent-ils que ◀les▶ excès, et jamais ◀le▶ défaut ◀de▶ grandes vertus ? Pourquoi disent-ils sans cesse ◀de▶ leur voisin : il boit trop, il court trop, il parle trop, il en fait trop, il est trop passionné, — mais jamais : c’est une petite nature, il est bien sec, il manque ◀d’▶esprit, il ne se passionne pour rien ? Pourquoi détestent-ils tout ce qui dépasse et tolèrent-ils si bien ce qui n’atteint même pas une moyenne réputée honnête ?
Ils ne se doutent pas que pécher par défaut est bien plus grave que pécher par excès, et bien plus funeste pour ◀l’▶âme. À leurs yeux, ◀le▶ péché c’est ◀l’▶excès. Mais ◀l’▶excès ◀de▶ médiocrité, même dans ◀les▶ vices, ◀le▶ voient-ils ?
Quand j’entends certains personnages officiels appeler ◀l’▶esprit à ◀la▶ rescousse pour « barrer ◀la▶ route au fascisme », je me dis à part moi : ◀Les▶ imprudents ! S’ils étaient pris au mot, s’ils étaient exaucés, si ◀les▶ puissances ◀de▶ ◀l’▶esprit se réveillaient vraiment dans ◀le▶ monde, ces messieurs comprendraient, mais trop tard, qu’Hitler était beaucoup plus tolérable, beaucoup moins puissant et jaloux que cet esprit qui faisait dire à un prophète : « C’est une chose terrible que ◀de▶ tomber entre ◀les▶ mains du Dieu vivant ! »
Pourquoi ◀l’▶époque présente est-elle une basse époque spirituelle ? Parce que tout y est dominé par ◀la▶ lutte contre Hitler. Or il est trop facile ◀d’▶être contre Hitler, trop facile ◀de▶ se sentir meilleur que ◀les▶ nazis. ◀Les▶ grandes époques spirituelles sont celles qui centrent leur conflit sur une définition métaphysique : filioque, salut par ◀la▶ foi, grâce suffisante…
Fin mars 1940
◀Le▶ petit nuage. — Au mois ◀d’▶août ◀de▶ ◀l’▶année dernière, ◀le▶ jour du pacte germano-soviétique, j’ai fait deux choses. Primo, j’ai bouclé mes dossiers, lettres, et papiers personnels, je ◀les▶ ai mis en lieu sûr et j’ai sorti mes uniformes pour ◀les▶ aérer. Secundo, j’ai envoyé à un certain nombre ◀de▶ mes amis ◀la▶ phrase suivante : « Au plus fort ◀de▶ ◀la▶ persécution entreprise par Julien l’Apostat contre ◀les▶ chrétiens, quand tout espoir humain semblait perdu, tout horizon bouché, Athanase prononça ces mots : nubicula est, transibit, c’est un petit nuage, il passera. »
Je viens de recevoir une lettre ◀de▶ « quelque part dans ◀le▶ Proche-Orient » et une autre des États-Unis. La première me dit : « ◀Le▶ petit nuage n’est pas passé. Il passera, et nous serons encore une fois assis au café des Deux Magots. ◀La▶ vie reprendra. Cela paraît irréel. » La seconde me dit : « ◀Le▶ petit nuage passera, oui… et nous avec ! »
Selon ◀l’▶humeur du jour, je donne raison à l’une ou à l’autre de ces lettres. Pas ◀d’▶importance. Ce qui est important, c’est ◀la▶ certitude « qu’il passera ».
Que sont nos petits accès ◀de▶ découragement, ces brumes qu’un léger vent ◀d’▶avant-printemps suffit à dissiper en cinq minutes ? Qu’est-ce que cela au regard de ◀la▶ menace énorme qui domine ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui ?
Eh bien, cette menace, à son tour, n’est qu’un tout petit nuage, au regard du Règlement des comptes universels que sera notre jugement au dernier jour ◀de▶ tous ◀les▶ temps. Karl Barth nous ◀le▶ disait l’autre jour à Tavannes où nous avions donné deux conférences devant un vaste rassemblement ◀de▶ jeunes gens : « Comme chrétiens, nous n’avons à redouter que ◀le▶ Prince ◀de▶ tous ◀les▶ démons, et non pas tel ou tel démon qu’il nous délègue ◀de▶ temps à autre. ◀Le▶ combat que nous devrons peut-être engager militairement contre l’un ◀de▶ ces petits personnages, ce combat, si “total” qu’il soit, ne saurait figurer pour nous qu’un exercice, une première escarmouche, un entraînement pour ◀le▶ “combat final” où ◀le▶ Christ seul pourra nous sauver, lorsque ◀le▶ Malin en personne nous accusera au Jugement dernier. »
Voilà ◀les▶ dimensions réelles qu’il faut oser envisager. Elles ne sont pas démesurées. Elles doivent au contraire nous donner ◀la▶ vraie mesure ◀de▶ nos soucis, ◀de▶ nos misérables cafards, ◀de▶ nos craintes dérisoires et mesquines. « C’est un petit nuage, il passera. » Ce mot me fut comme parole ◀d’▶Évangile quand je ◀le▶ lus ◀l’▶année dernière.
En voici un écho que je viens de trouver dans un livre interdit par nos censeurs 78. ◀L’▶auteur fut l’un des chefs du parti hitlérien ; écœuré, il vient de démissionner (◀la▶ scène se passe en 1935) et il s’attend à être abattu par ses anciens amis. Dans ◀le▶ refuge précaire ◀d’▶un Christliches Hospiz, il sent peser sur lui ◀d’▶une manière insupportable ◀le▶ sombre avenir ◀de▶ son pays. « Dans mon désespoir, écrit-il, j’eus recours à ◀l’▶Évangile qu’on trouve sur toutes ◀les▶ tables ◀de▶ nuit ◀de▶ ces hospices. Je ◀le▶ feuilletai et mon premier regard tomba sur cette parole consolante : Ils ne continueront pas toujours, car leur folie devient évidente aux yeux de tous. »
Berne, avril 1940
◀L’▶arme secrète ◀de▶ ◀la▶ démocratie, c’est ◀la▶ franchise. On nous répète : « Qui ne sait se taire nuit à son pays. » Fort bien. Mais il y a des silences plus dangereux pour ◀l’▶âme ◀d’▶un peuple que ◀les▶ paroles imprudentes… Il y a des cas où qui ne sait parler nuit à son pays et à ◀l’▶humanité en général.
C’est ce que j’ai développé hier matin devant ◀le▶ micro ◀de▶ Radio Berne, qui m’avait offert un quart d’heure, libre ◀de▶ toute censure préalable.
11 mai 1940
Nouvelle mobilisation générale. Il m’apparaît que notre section Armée et Foyer n’aura plus rien à faire pendant ◀les▶ jours qui viennent. Accompagné ◀d’▶un ◀de▶ mes camarades, je vais donc m’annoncer auprès du chef ◀de▶ ◀la▶ police ◀de▶ Berne qui a demandé quelques volontaires. Il nous expose notre tâche : prendre ◀le▶ commandement des pelotons chargés ◀d’▶arrêter en cas ◀d’▶agression allemande, à la première heure, ◀les▶ 70 chefs ◀de▶ quartier nazis qui opèrent dans ◀la▶ ville fédérale. Des camions sont alignés dans ◀la▶ cour pour cette éventualité. Voici ◀le▶ plan ◀de▶ ◀la▶ ville, ◀les▶ maisons, ◀les▶ étages et ◀les▶ noms ◀de▶ ces messieurs, indiqués avec précision. Forcer ◀la▶ porte, couper ◀les▶ fils ◀de▶ téléphone, prendre ◀le▶ type, ramasser ◀les▶ papiers…
◀La▶ légation allemande, nous dit-il, est un dépôt ◀d’▶armes et un blockhaus bétonné. Mais nous avons installé un canon dans ◀la▶ maison ◀d’▶en face. ◀L’▶ordre récemment donné aux étrangers ◀de▶ déposer leurs armes aux postes ◀de▶ police a permis ◀d’▶observer ◀le▶ phénomène suivant : au jour fixé, tous ◀les▶ employés ◀de▶ ◀la▶ légation nazie se sont rendus à leur bureau porteurs ◀de▶ petites valises et ◀de▶ serviettes anormalement gonflées. Une femme traînait un énorme filet à provisions qui semblait bien lourd pour ne contenir que des salades…
16 mai 1940, près de ◀la▶ frontière
Rappelé à ◀la▶ troupe. ◀Les▶ hommes gonflés à bloc crient : « À Stuttgart ! » ◀La▶ Hollande écrasée. Je traîne encore ◀la▶ jambe gauche, suite ◀de▶ cette déchirure du ménisque mal soignée. On me renvoie à Berne.
24 mai 1940
Écouté ◀la▶ radio. Opéra ◀de▶ Mozart. Et dans une seule bouffée, toutes ces nuits ◀de▶ Vienne, élégantes passions égarées, musique aux jardins jusqu’à ◀l’▶aube… Un quart ◀de▶ tour, nouvelles ◀de▶ ◀la▶ bataille des Flandres, c’est ◀la▶ fin ◀d’▶un communiqué, régions perdues encore, régions perdues dans ◀le▶ passé et territoires envahis. ◀Le▶ passé, ◀le▶ présent réduits se rétrécissent vers ◀la▶ catastrophe. Il n’est plus ◀d’▶autre issue que ◀la▶ nuit, mais viendra-t-elle après ma mort ou avec elle ?
« Une nuit viendra, pendant laquelle personne ne peut agir. »
Ou faudra-t-il enterrer nos secrets pour d’autres qui peut-être ne viendront jamais ?
Car ◀la▶ carte des pays libres se rétrécit ◀de▶ jour en jour et ◀d’▶heure en heure, à chaque fois que j’allume cet œil vert — pays perdus, souvenirs saccagés. S’il y avait une victoire enfin, ce serait un retour au passé. Vaudrait-il mieux qu’alors ? Saurions-nous mieux ◀le▶ vivre, augmenté du souvenir ◀de▶ sa perte ? Mais ◀le▶ passé ne reviendra jamais, ce bon vieux temps que je sentais présent — un an déjà ! comme dans ◀les▶ chansons — même si ◀la▶ guerre était gagnée, même si demain nous devions vivre encore…
À quoi pensent-ils, ceux ◀de▶ ◀la▶ bataille ? Ont-ils ◀de▶ ces retours soudains vers des moments ◀de▶ tendresse banale ? Ils deviendraient fous ◀de▶ révolte… Ils en ont, ils en ont sûrement quand ils s’endorment épuisés, sur un talus, ou pire encore : ils en ont au réveil, affreux bonheur ◀d’▶une illusion rapide, où suis-je ? déjà tout recommence, sans relâche, et cet acharnement des choses contre moi, voulant quoi, sans relâche ? voulant ma mort à moi. C’est sérieux, cette fois-ci ça y est !
Vivant un cauchemar qui est vrai, nous allons en désordre au réveil. ◀La▶ mort, ◀le▶ désespoir en plein midi, — ou ◀la▶ reconnaissance ◀de▶ ◀l’▶unique nécessaire ?
6 juin 1940
Hier soir, à Lausanne, avec Theo Spoerri, pour ◀l’▶émission nationale à ◀la▶ radio. Il a parlé ◀de▶ ◀la▶ Suisse romande, moi ◀de▶ ◀la▶ Suisse allemande. En sortant du studio, nous apprenons que Paris vient ◀d’▶être bombardé pour la première fois.
Dans ◀le▶ train qui nous ramenait ce matin à Berne, je lui ai dit : « Si ◀la▶ France est battue, ◀le▶ moral ◀de▶ ◀la▶ Suisse va peut-être flancher. Beaucoup seront tentés ◀de▶ céder à diverses pressions. Pourtant nous sommes ◀les▶ seuls à pouvoir nous défendre. Depuis plusieurs années, je pense au Saint-Gothard comme au cœur ◀de▶ ◀l’▶Europe, à son bastion sacré. C’est pour ◀le▶ garder libre que nos premiers cantons ont reçu ◀la▶ liberté ◀d’▶Empire. Or il se trouve que, providentiellement, ◀le▶ Gothard est ◀le▶ type même ◀de▶ ◀la▶ position imprenable dans ◀la▶ guerre actuelle. Il faudrait déclencher une action, dans tout ◀le▶ pays, pour ◀la▶ résistance à tout prix, avec ◀le▶ Gothard comme symbole et comme grand atout militaire… »
Il acquiesce. Je poursuis.
— Une action qui réunirait tous ◀les▶ groupements organisés en Suisse, mais en dehors des partis politiques…
— Oui, dit-il, c’est une idée. (Et pendant une seconde je n’ai pas su s’il était ironique ou sérieux.) Une bonne idée… Seulement ce n’est rien ◀d’▶en parler. Il faut ◀le▶ faire.
J’ai senti, sous son regard direct, ◀le▶ danger ◀d’▶avoir une idée et ◀de▶ ◀l’▶exprimer sans précautions, avant ◀d’▶avoir calculé ◀la▶ dépense.
12 juin 1940
Débâcle française sur ◀la▶ Seine. Notre projet me travaille. Spoerri insiste, agit, et des contacts sont pris à droite et à gauche. Vertige ◀de▶ sentir une idée qui s’incarne, qui « prend corps ».
Dimanche, 16 juin 1940
À onze heures, hier matin mon ordonnance fait irruption dans mon bureau, claque ◀les▶ talons, et m’annonce qu’on vient ◀d’▶entendre à ◀la▶ radio que ◀les▶ Allemands sont entrés dans Paris.
— Merci. Repos !
Il est sorti, me voyant incapable ◀de▶ rien dire de plus. Je suis resté immobile un long moment. Je n’avais pas grand-chose ◀d’▶urgent à faire jusqu’à midi. J’ai écrit deux pages sur ◀l’▶entrée ◀d’▶Hitler à Paris, ◀les▶ ai recopiées, et envoyées à ◀la▶ Gazette ◀de▶ Lausanne . « Voyez si ◀les▶ prescriptions ◀de▶ ◀la▶ censure vous permettent ◀de▶ publier cela. »
Aujourd’hui, M. P…, qui est à ◀la▶ Censure, vient déjeuner. Je lui dis ◀le▶ contenu ◀de▶ mon article. Il pense que ça ne passera pas. Tant pis, j’ai fait ce qu’il fallait faire.
Je recopie mon brouillon ◀d’▶une page et demie.
« à cette heure où paris… »
À cette heure où Paris exsangue voile sa face ◀d’▶un nuage et se tait, que son deuil soit ◀le▶ deuil du monde ! Nous sentons bien que nous sommes tous atteints.
Quelqu’un disait : Si Paris est détruit, j’en perdrai ◀le▶ goût ◀d’▶être un Européen. ◀La▶ Ville Lumière n’est pas détruite : elle s’est éteinte. Désert ◀de▶ hautes pierres sans âme, cimetière…
◀L’▶envahisseur avait prophétisé : ◀le▶ 15 juin j’entrerai dans Paris. Il y entre, en effet, mais ce n’est plus Paris. Et telle est sa défaite irrémédiable devant ◀l’▶esprit, devant ◀le▶ sentiment, devant ce qui fait ◀la▶ valeur ◀de▶ ◀la▶ vie.
Je songe au chef ◀de▶ guerre qui traverse aujourd’hui ces rues ◀les▶ plus émouvantes du monde : il ne ◀les▶ connaîtra jamais. Il ne verra que ◀d’▶aveugles façades. Il s’est privé à tout jamais ◀de▶ quelque chose ◀d’▶irremplaçable, ◀de▶ quelque chose qu’on peut tuer, mais qu’on ne peut conquérir par ◀la▶ force, et qui vaut plus, insondablement plus que tout ce que peuvent rafler dans ◀le▶ monde entier ◀les▶ servants des « Panzerdivisionen ». Quelque chose ◀d’▶indéfinissable et que nous appelions Paris.
C’est ici ◀l’▶impuissance tragique ◀de▶ ce conquérant victorieux : tout ce qu’il veut saisir se change à son approche — Midas ◀de▶ ◀l’▶ère prolétarienne — en fer tordu, en pierraille lépreuse.
N’importe quel badaud ◀d’▶un soir ◀de▶ juin pouvait s’annexer pour toujours ◀le▶ bonheur ◀d’▶un couchant sur Saint-Germain-des-Prés, ◀le▶ grisant glissement ◀de▶ ◀la▶ foule ◀de▶ ◀l’▶Arc aux Chevaux ◀de▶ Marly, ◀les▶ siècles ◀de▶ grandeur, ◀de▶ misère, ◀de▶ sagesse, dont ◀le▶ visage ◀de▶ cette capitale plus douce et plus fière qu’aucune autre portait ◀les▶ traces pacifiées. N’importe quel badaud, mais pas un conquérant.
◀La▶ confrontation stupéfiante ◀de▶ cet homme et ◀de▶ cette ville était peut-être nécessaire pour faire comprendre au monde entier qu’il est des victoires impossibles. On ne conquiert pas avec des chars ◀les▶ dons ◀de▶ ◀l’▶âme et ◀les▶ raisons ◀de▶ vivre dont on manque. Qu’ils fassent dix fois ◀le▶ tour du monde ! Ils ne rencontreront partout que ◀le▶ fracas du néant mécanique. Jusqu’au jour bien plus terrifiant que ◀le▶ jour ◀de▶ ◀la▶ pire vengeance où, s’arrêtant enfin, ils comprendront qu’aucun triomphe ne vaut pour eux ◀la▶ moindre des réalités humaines qu’ils ont tuées. « … car ils ne savent ce qu’ils font. »
Lundi 17 juin 1940, soir
Faisons ◀le▶ point, bon exercice pour rester maître ◀de▶ soi-même.
Petite maison louée à mi-pente du Gurten. Au-dessous, des cités-jardins et des usines. Plus loin ◀la▶ ville, ◀la▶ longue façade verdâtre du Palais fédéral sur une falaise. À ◀l’▶horizon, ◀la▶ barrière sombre du Jura, et au-delà se passe ◀la▶ guerre. Derrière notre maison, des prairies montent jusqu’aux lisières ◀de▶ ◀la▶ forêt ◀de▶ sapins couronnant ◀le▶ Gurten. Toutes ◀les▶ demi-heures, des avions passent, volant très bas. Cette prairie dominant ◀la▶ ville serait un terrain ◀d’▶atterrissage tout désigné pour des parachutistes. Je ◀la▶ regarde ◀de▶ temps à autre en écartant ◀le▶ rideau, mais rien encore.
Au milieu de ◀la▶ nuit dernière, réveillé par deux détonations qui semblaient provenir ◀de▶ ◀la▶ forêt. Me suis levé pensant que c’était commencé. ◀D’▶une fenêtre donnant au nord, j’ai regardé longtemps ◀la▶ ville, apparemment paisible, et ◀la▶ ligne précise des crêtes du Jura sur un ciel tourmenté où je guettais des lueurs. Quelques camions ont passé sous ◀la▶ fenêtre, tous feux éteints, montant lentement vers ◀le▶ Gurten. Pas ◀d’▶autre bruit. Me suis recouché pensant que s’il se passait quelque chose, je serais alerté par téléphone. Peu dormi, et levé à six heures.
Avant ◀d’▶entrer à mon bureau, près de ◀la▶ gare, acheté comme chaque matin ◀la▶ Gazette . Mon article — je n’y pensais plus — en première page, à côté ◀d’▶un appel à se taire lancé par ◀le▶ gouvernement vaudois ! Je ◀le▶ relis rapidement dans ◀l’▶escalier : il me paraît un peu sentimental, je me demande s’il est bien à ◀la▶ mesure du tragique dans lequel nous baignons… ◀L’▶ai fait lire au lieutenant-colonel et aux autres camarades, ils ◀le▶ trouvent bien, mais ne paraissent pas spécialement frappés. Cela passera donc sans histoires. Vers ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ matinée, téléphone ◀de▶ M… Oui, il y aura des histoires…, paraît-il. Mais rien de nouveau jusqu’à six heures moins deux minutes. Je me prépare à sortir. Sonnerie du téléphone. On va me parler ◀de▶ ◀l’▶E.-M. du Général.
— C’est bien vous qui avez écrit ◀l’▶article paru ce matin dans ◀la▶ Gazette ?
— Oui, mon colonel.
— Avez-vous demandé ◀l’▶autorisation ◀de▶ vos supérieurs ?
— Non, mon colonel.
— Pourquoi ?
— Je ne suis pas officier ◀de▶ carrière.
— Vous deviez ◀le▶ faire quand même. Vous êtes accusé ◀d’▶injures à un chef d’État étranger. Vous mettez en danger ◀la▶ sécurité ◀de▶ ◀la▶ Suisse. C’est grave, c’est… très grave ! Terminé.
— Terminé.
Bon. Nous verrons cela demain matin. Arriver à sept heures tapantes au bureau, surtout.
Notre projet du 6 juin se précise. Ph. M. est en train de convoquer pour ◀le▶ 22 juin ◀les▶ dix personnes que nous avons « contactées » ces jours derniers. Secret bien gardé jusqu’ici.
Ce matin, on nous a informés au bureau ◀de▶ ce qui s’est passé ◀la▶ nuit dernière. C’était sérieux. Attaques ◀de▶ saboteurs contre nos aérodromes. Mais on veillait partout. À ◀la▶ nuit, des barricades ont été dressées dans ◀les▶ rues ◀de▶ ◀la▶ ville. ◀La▶ troupe a arrêté des automobilistes munis ◀de▶ passeports français, mais aucun n’était français. ◀La▶ population, sortie pour voir, avait l’air en fête. Raisons ◀de▶ croire que ◀le▶ coup nazi, raté cette nuit, sera suivi à bref délai ◀de▶ manifestations plus énergiques…
Mon genou est enflé. Handicap irritant dans ces moments où tout peut arriver.
18 juin 1940
À sept heures précises au bureau. Sur ma table, une note me priant ◀de▶ passer chez ◀le▶ colonel.
— Bonjour, mon cher. Asseyez-vous.
(Je me dis : « C’est donc si grave que cela ? »)
— J’ai beaucoup aimé votre article… Mais ◀la▶ légation ◀d’▶Allemagne a protesté hier matin. J’ai ◀l’▶ordre ◀de▶ vous faire conduire chez vous pour y prendre ◀les▶ arrêts. Voulez-vous me laisser votre pistolet ?
Je dépose mon pistolet sur ◀le▶ bureau. Je me sens tout nu. Faute ◀de▶ soldats baïonnette au canon — on n’en trouve point —, c’est ◀le▶ lieutenant-colonel M… qui m’accompagne à ◀la▶ maison, en voiture.
J’attends deux heures. Breakfast. Une auto militaire vient me prendre. Comparutions diverses. Dialogue invariable :
— Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
— Absolument rien. Je suppose que vous êtes d’accord avec mon article.
Il est question ◀de▶ me déférer au tribunal militaire. On me reconduit enfin chez moi.
Écouté ◀la▶ radio pendant des heures. ◀La▶ débâcle est consommée, ◀la▶ Suisse cernée par ◀l’▶Axe — ◀les▶ colonnes ◀de▶ Guderian descendent vers ◀la▶ Faucille.
19 juin 1940
Atmosphère ◀d’▶imminence, je ne puis ◀la▶ caractériser mieux. Tout est immédiat, concret, naturel et extravagant à la fois, comme ◀l’▶événement quand il arrive. Je vois ce pré et je sais qu’il peut y apparaître dans un instant des hommes qui me tireront dessus. Je n’ai même plus mon pistolet, que je déposais chaque soir à côté de mon lit, depuis quelque temps. ◀La▶ radio, heure par heure, accumule par petites touches précises ◀les▶ éléments ◀d’▶un énorme désastre, incroyable et vrai. ◀Le▶ téléphone m’apporte, heure par heure, ◀les▶ nouvelles ◀de▶ ◀l’▶action entreprise pour notre « défense à tout prix ». (Beaucoup de précautions sont nécessaires, car je sens qu’on écoute mes téléphones 79.) ◀Le▶ risque individuel prend sa place normale dans ◀le▶ risque collectif. Cet accord supprime ◀la▶ réflexion sentimentale sur son propre cas, et sur ◀le▶ sort des nations. Il ne reste que ◀la▶ préoccupation des petites choses précises à faire.
Tourné ◀le▶ bouton ◀de▶ ma radio qui se trouvait arrêtée sur Londres. Une voix nasille, puis se précise à mesure que ◀l’▶appareil s’échauffe. Je renforce. Quelle belle voix grave… Et tout ◀d’▶un coup, ◀le▶ coup au cœur ! « … moi, général de Gaulle, je vous dis… »
Cette fois-ci j’ai pleuré. Quelle délivrance !
20 juin 1940
Mon colonel se présente à ◀la▶ porte ◀de▶ notre petite maison du Gurten. Je prends ◀la▶ position. Il tient dans chaque main un petit paquet attaché par un ruban.
— Ça, c’est du chocolat pour votre femme, ça, c’est des cigarettes parisiennes, pour vous. Maintenant, écoutez. ◀La▶ justice militaire ne veut pas ◀de▶ votre cas. C’est donc ◀le▶ Général lui-même qui vous condamne au maximum ◀de▶ ◀la▶ peine : quinze jours au fort ◀de▶ Saint-Maurice, au pain et à ◀l’▶eau, sans visites ni courrier. Vous avez bien compris ? Vous êtes dès maintenant à Saint-Maurice. Tout ce que je vous demande, c’est ◀de▶ ne pas sortir dans ◀les▶ rues ◀de▶ Berne chaque soir avec une petite femme à chaque bras.
— À vos ordres, mon colonel ! J’ai toujours été partisan des vacances payées. Je vous remercie.
— Repos !
◀Le▶ colonel a bien voulu prendre un verre, au terme ◀de▶ cette petite cérémonie.
Céder à ◀l’▶ennemi sur le point de ◀la▶ liberté ◀d’▶expression, n’est-ce point perdre, avant même que ◀de▶ se battre, l’une des raisons valables qu’on aurait ◀de▶ se battre, et l’une des marques ◀de▶ cette indépendance que ◀l’▶armée justement se trouve chargée ◀de▶ défendre à tout prix80 ?
La première rencontre des dix « conjurés » aura lieu demain.
Fin juin 1940
Repris mon service à ◀la▶ section « Armée et Foyer ». Pendant mes vacances forcées, j’ai eu ◀le▶ temps ◀de▶ rédiger ◀le▶ manifeste ◀de▶ notre mouvement, qui a pris ◀le▶ nom ◀de▶ Ligue du Gothard pour ma plus grande satisfaction. Discuté et corrigé ce texte jusqu’à cinq heures du matin, avec ◀les▶ fondateurs, dans une petite salle ◀de▶ café enfumée par ◀les▶ cigares ◀de▶ ◀l’▶infatigable Gottlieb Duttweiler.
◀L’▶organisation ◀de▶ ◀la▶ Ligue est double. Clandestine dans ◀l’▶armée, sous ◀l’▶impulsion ◀d’▶un groupe ◀de▶ jeunes capitaines instructeurs. Publique dans ◀le▶ civil et devant ◀l’▶opinion suisse, sous ◀la▶ responsabilité ◀d’▶un directoire ◀de▶ dix membres.
◀Le▶ manifeste constate que ◀la▶ Suisse est réduite à elle-même. Elle n’a pas ◀d’▶autre garantie que son armée, pas ◀d’▶autre allié que son terrain, pas ◀d’▶autre espoir que son travail. Que ◀les▶ Suisses oublient donc leurs divisions partisanes. Venus ◀de▶ tous ◀les▶ points ◀de▶ ◀l’▶horizon politique, décidés à faire converger nos efforts, nous fondons ◀la▶ Ligue du Gothard. Bastion naturel ◀de▶ ◀la▶ Suisse, cœur ◀de▶ ◀l’▶Europe et limite des races, ◀le▶ Gothard est ◀le▶ grand symbole autour duquel tous ◀les▶ Confédérés peuvent s’unir dans leurs diversités… Nous n’avons qu’un seul but : maintenir ◀la▶ Suisse dans ◀le▶ présent et pour ◀l’▶avenir. Nous ne vous promettons qu’un grand effort commun. Mais il nous rendra fiers ◀d’▶être hommes, et ◀d’▶être Suisses.
Ce texte va paraître dans soixante-quatorze journaux du pays. Dans chacun, nous avons acheté une page entière. (Formule ◀de▶ ◀la▶ publicité politique ou philanthropique aux États-Unis.) Frais payés sur ◀la▶ somme que nous a remise ◀le▶ capitaine E…, l’un des chefs ◀de▶ ◀la▶ Ligue des officiers. C’est tout ce qu’il possède, paraît-il.
26 juin 1940
Hier, discours ◀de▶ Pilet-Golaz, chef du Département politique fédéral. À propos du cessez-le-feu en France, il a parlé ◀de▶ notre « soulagement » ! Cela peut s’entendre ◀de▶ diverses manières, dont l’une est atroce. Je veux croire qu’il ne ◀l’▶a pas senti. Mais ce matin, un officier ◀de▶ ◀l’▶E. M. du Général me dit : « Pour la première fois ◀de▶ ma vie, j’ai eu honte ◀d’▶être Suisse. »
Début ◀de▶ juillet 1940
Rencontres quotidiennes, à Berne ou à ◀la▶ campagne, soit avec des membres du directoire ◀de▶ ◀la▶ Ligue, soit avec notre homme ◀de▶ liaison entre ◀la▶ Ligue dans ◀l’▶armée et ◀la▶ Ligue civile : ◀le▶ sergent L…81.
Une maison ◀de▶ Berne, à double entrée, nous permet des contacts discrets avec ◀les▶ représentants ◀de▶ ◀la▶ Ligue dans ◀l’▶armée.
◀La▶ presse a publié ◀le▶ manifeste. Elle en parle ! Beaucoup de lettres, ◀de▶ pamphlets, ◀d’▶articles, nous accusent tour à tour ◀de▶ tendances fascistes, ou marxistes, ou corporatistes. Nos vrais « meneurs ◀de▶ jeu » seraient à la fois ◀la▶ grande industrie, ◀les▶ Groupes ◀d’▶Oxford, ◀la▶ Migros, ◀les▶ Anglais, voire Gonzague de Reynold, dont on annonce par ailleurs ◀la▶ démission ◀de▶ notre directoire ; or, il n’en a jamais été membre.
Rien de plus normal. En dépit du choc causé par ◀la▶ défaite française, ◀l’▶opinion suisse n’a pas encore compris toute ◀l’▶ampleur du péril, et que c’est bien ◀le▶ tout ◀de▶ notre vie suisse et non pas tel parti plutôt qu’un autre, qui est radicalement menacé. Pas un n’aurait ◀la▶ moindre chance ◀de▶ « s’arranger » avec ◀l’▶occupant hitlérien. Pour ◀les▶ intérêts matériels, c’est différent… ◀Le▶ fait est que ◀la▶ grande industrie boude ◀la▶ Ligue : elle attend ◀de▶ voir comment ◀les▶ choses tourneront.
◀Le▶ Conseil fédéral paraît hésitant. Selon nos renseignements très précis, certains ◀de▶ ses membres seraient prêts à accéder aux exigences des nazis, formulées en onze points. (Point n° 1 : renvoi immédiat des directeurs des trois plus grands journaux suisses allemands.) D’autres seraient très nettement « résistants ». Un ou deux indécis.
Sur ◀la▶ base ◀de▶ ces informations et ◀de▶ leur analyse détaillée, ◀le▶ directoire ◀de▶ ◀la▶ Ligue du Gothard a décidé une démarche que je crois sans précédent dans ◀l’▶histoire des conjurations politiques. Trois ◀de▶ ses membres, conduits par ◀le▶ professeur Theo Spoerri, ont sollicité une audience du Conseil fédéral. Ils ont mission ◀de▶ lui déclarer que s’il cède aux exigences des nazis, tout est prêt pour ◀le▶ renverser, des troupes et des blindés sont en alerte, une équipe ◀de▶ remplacement est prête à entrer en fonction. Si au contraire ◀le▶ Conseil fédéral résiste, il aura ◀l’▶appui sans réserve ◀de▶ ◀la▶ Ligue civile et militaire.
Trop compromis depuis ◀l’▶affaire ◀de▶ ◀la▶ Gazette ◀de▶ Lausanne et bridé par mes fonctions militaires, je ne pouvais faire partie ◀de▶ ◀la▶ délégation. J’ai attendu ◀les▶ résultats ◀de▶ ◀la▶ démarche dans un café proche du Palais fédéral. ◀Les▶ délégués m’y retrouvent après une heure. ◀Le▶ chef ad interim du Département politique ◀les▶ a reçus avec beaucoup de calme, a pris note ◀de▶ leur déclaration pour ◀la▶ transmettre à ses collègues, et bien sûr, n’a pu faire davantage. Mais ◀les▶ banderilles ont été plantées82.
10 juillet 1940
Réunion avec trois officiers ◀de▶ ◀l’▶E. M. G. chargés ◀de▶ préparer ◀le▶ message du 1er août83 du Général. Après quelques heures ◀d’▶essais peu convaincants — on ne peut pas écrire en groupe — ils me confient ◀la▶ rédaction. Ma position est un peu délicate. « ◀Le▶ Général est toujours furieux après vous ! » m’a dit hier encore mon colonel, un Bernois. Mais quoi ! D’une part, ◀le▶ Général ne saura pas que ◀le▶ texte est ◀de▶ ma main. D’autre part, je suis sûr qu’il en approuvera ◀la▶ pensée.
Mi-juillet 1940
Je vois se composer de plus en plus nettement ◀le▶ plan ◀de▶ résistance civique, et ◀le▶ jeu des forces sociales et politiques qu’il s’agit ◀de▶ coordonner, neutraliser ou utiliser. Mon immobilité forcée m’a donné une conscience presque physique des inerties qu’il faut mouvoir et lentement désarticuler — lentement au milieu de ◀l’▶urgence générale ; coup par coup, détail par détail. Tout est détail, facile et plutôt fastidieux : téléphones, lettres, coups ◀de▶ sonnette, vérifications, petits retards, noms à retenir sans ◀les▶ noter, etc.
Ce qui m’étonne, dans ◀l’▶action, c’est cela : elle n’est faite, en réalité, que ◀de▶ détails qui se succèdent prosaïquement. Rien ◀d’▶excitant, sinon ◀l’▶idée ◀d’▶ensemble quand on prend un peu de recul, au moment de s’endormir, par exemple.
Fin juillet 1940
Je rédige une brochure intitulée : Qu’est-ce que ◀la▶ Ligue du Gothard ? Dernière page :
◀La▶ création ◀de▶ ◀la▶ Ligue du Gothard a produit un choc salutaire sur ◀l’▶opinion suisse. Elle a rendu confiance à beaucoup de citoyens, elle a fait naître un grand espoir et dissipé certaines brumes ◀de▶ défaitisme.
◀La▶ crainte ◀de▶ ◀la▶ concurrence a produit une émulation inattendue du côté des partis. Il est incontestable que sans ◀la▶ Ligue, ◀les▶ « communautés ◀de▶ travail », esquissées dans divers cantons, n’auraient pas vu si tôt ◀le▶ jour.
Nous savons qu’en réunissant des efforts jusqu’ici dispersés et des groupements naguère hostiles, nous créons ◀le▶ visage ◀de▶ ◀la▶ nouvelle génération et nous marchons dans ◀la▶ seule voie possible. Nous savons que ◀la▶ Suisse est gravement menacée, mais que notre action ◀la▶ renforce. ◀De▶ tout temps, à ◀l’▶appel du danger, nos ancêtres se sont levés. C’est notre tour.
25 juillet 1940
Hier a eu lieu ◀le▶ rapport du Grütli84. Tout notre dispositif ◀de▶ défense regroupé autour du Gothard ! Notre rêve devient vrai ! Profonde impression dans ◀l’▶armée et dans ◀la▶ population.
1er août 1940
◀La▶ section « Armée et Foyer » publie ◀le▶ message du Général. Convergence parfaite avec ◀le▶ rapport du Grütli, que j’ignorais, naturellement, quand j’ai rédigé ces quelques pages.
Mi-août 1940
Réunion du directoire ◀de▶ ◀la▶ Ligue à Zurich, dans une villa du Zürichberg. Tandis que nous nous dirigeons vers un café, à ◀l’▶heure du déjeuner, sur une route presque campagnarde, entre deux murs, une voiture militaire ouverte ralentit le long de nos petits groupes. Un jeune lieutenant inconnu ◀de▶ moi saute à terre, fait quelques pas à mes côtés et me dit rapidement : « Soyez prudent. Quatre chefs ◀de▶ ◀la▶ Ligue dans ◀l’▶armée viennent ◀d’▶être arrêtés, sur ◀l’▶ordre du colonel Labhardt, commandant ◀l’▶unité ◀d’▶armée ◀de▶ Sargans. Ils avaient essayé ◀d’▶obtenir son appui pendant une partie ◀de▶ ◀la▶ nuit. Il leur a laissé croire qu’il marchait, et à six heures ce matin, ◀les▶ a fait boucler. » ◀Le▶ lieutenant remonte, ◀la▶ voiture s’éloigne. Demain, je suis convoqué au Palais fédéral. Est-ce vraiment pour y discuter une fois de plus ce voyage aux États-Unis ?