La▶ route ◀de▶ Lisbonne
Quinta da Fonte, près ◀d’▶Estoril (Portugal),
28 août 1940
◀La▶ « route ◀de▶ Lisbonne » restera l’un des symboles ◀les▶ plus typiques ◀de▶ ◀l’▶an ◀de▶ grâce 1940. « An ◀de▶ grâce rationnée », comme ◀le▶ remarquait un spirituel Anglais ◀de▶ mes amis. Pour combien ◀d’▶hommes ◀le▶ billet du Clipper ou ◀d’▶un petit paquebot américain n’est-il pas le dernier coupon ◀de▶ cette carte ◀de▶ bonheur que tous croient mériter ? Mais ◀le▶ Clipper et ◀les▶ paquebots ne partent plus que ◀d’▶un seul port européen. Et pour ◀l’▶atteindre, il n’est plus qu’une seule voie : celle qui sortant ◀de▶ Genève par un étroit goulet entre ◀les▶ postes ◀d’▶occupation allemands et ◀la▶ Savoie où sont ◀les▶ Italiens, passe par ◀le▶ Midi de la France, s’infiltre à grand-peine en Espagne, manque vingt fois ◀de▶ s’y perdre, et n’atteint finalement Lisbonne qu’en vertu, semble-t-il, ◀d’▶un étrange caprice, ou ◀d’▶une négligence ironique des dieux policiers ◀de▶ ◀l’▶Europe. Comme il serait facile ◀de▶ pincer, n’importe où, cette mince artère par où notre vieux monde se vide peu à peu ◀de▶ son élite en même temps que ◀de▶ ses parasites ! (Une élite qui se sent ◀de▶ trop, des parasites acharnés à survivre…) On serait tenté ◀de▶ penser que cette sorte ◀d’▶omission fait partie ◀d’▶un plan général qui ne relève pas précisément ◀de▶ ◀la▶ philanthropie. Mais peut-être est-ce trop ◀d’▶optimisme que ◀de▶ supposer qu’un plan quelconque préside aux modifications du monde que nous commençons ◀d’▶entrevoir.
Route ◀de▶ Lisbonne, route ◀de▶ ◀l’▶émigration et des gros chèques, des agents plus ou moins secrets, des milliardaires plus ou moins aryens, des princes déchus, des journalistes compromis, des ingénieurs imperturbables et des femmes du monde éplorées, voici qu’à mon tour je m’y engage, inclassable une fois de plus, ni fuyard, ni riche, ni juif, ni businessman, ni détrôné, voyageur ordinaire ◀d’▶une époque qui ne ◀l’▶est point, mais qu’il m’importe ◀de▶ connaître de visu.
Première journée
À six heures du matin, rue du Mont-Blanc, à Genève ◀l’▶embarquement dans deux gros autocars rappelle ◀les▶ temps des diligences. Entassements ◀de▶ bagages et ◀de▶ plaids, voyageurs hétéroclites qui s’observent avant ◀l’▶aventure, surprises du placement, retards, enfin départ en trombe à grands coups ◀de▶ corne à travers ◀la▶ ville endormie. Tous ◀les▶ fauteuils sont occupés dans notre voiture et point ◀de▶ couloir libre au milieu. Des bagages à main, des cartons à chapeaux et des enfants sur ◀les▶ genoux et entre ◀les▶ jambes des voyageurs : ◀le▶ roulement seul peut tasser tout cela et vous permettre après dix kilomètres ◀d’▶extraire ◀de▶ votre poche une cigarette. Douanes suisse et française sans histoire : on s’en tire avec trois heures ◀d’▶attente. Et voici ◀la▶ France dite libre.
Si ◀l’▶on traverse en autocar ◀la▶ partie non encore occupée du pays, on n’aperçoit que des traces infimes ◀d’▶un des plus grands désastres ◀de▶ ◀l’▶histoire. Des ponts détruits dans une région où ◀les▶ Allemands ne vinrent jamais — tandis qu’ailleurs, où ◀l’▶on se battait, ils sont intacts. Mais ce n’est rien dans ce paysage aux lignes doucement précises, sous un ciel et dans une lumière qui ne savent encore parler que ◀de▶ bonheur et ◀de▶ libre sagesse… Comment croire à ◀la▶ catastrophe lorsqu’on descend dans ces contrées ◀les▶ plus humanisées ◀de▶ ◀la▶ planète, le long du Rhône, dans ◀l’▶invincible euphorie des approches du Midi ? Pourtant, voici quelques villages occupés par des formations ◀de▶ ◀la▶ légion tchèque désarmée. Et soudain, un peu avant Nîmes, deux motocyclistes allemands. Tout le monde s’est tu dans ◀l’▶autobus.
Nous nous sommes arrêtés pour déjeuner dans un restaurant ◀de▶ Grenoble. Menu pareil à ceux ◀de▶ Paris il y a un an, et ◀les▶ prix ont à peine augmenté. Mais à Valence, ◀la▶ tenancière ◀d’▶une épicerie où nous entrons nous tend d’abord ◀la▶ liste des articles qu’on ne peut plus vendre : café, liqueurs, savon, beurre, sucre, pain blanc et vin rouge… ◀Le▶ pain et ◀le▶ vin, symboles ◀de▶ ◀la▶ terre ◀de▶ France, marques sacrées ◀d’▶une civilisation. Pour un Français, leur absence représente bien autre chose qu’une « restriction » : une atteinte au moral du peuple, à ◀la▶ saveur même ◀de▶ ◀la▶ vie…
À Nîmes, halte ◀de▶ dix minutes à ◀la▶ terrasse ◀d’▶un grand café. Beaucoup de monde, mais peu ◀d’▶animation. On nous sert, sous ◀le▶ nom ◀de▶ café noir, un breuvage au goût ◀d’▶encre additionné ◀de▶ jus ◀de▶ saccharine. Et ◀les▶ apéritifs sont interdits. Au moment de repartir, une femme s’approche ◀de▶ ◀la▶ portière. « Vous venez de Suisse ? dit-elle anxieuse. Est-il vrai que vous êtes bombardés chaque nuit et que vous allez mourir ◀de▶ faim ? » Nous ◀la▶ rassurons. Tout se réduit à quelques bombes jetées par erreur sur Lausanne et Genève, il y a plusieurs semaines. Quels journaux lit-on ici ? Désir secret des peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe : se rassurer à ◀la▶ pensée que ◀la▶ catastrophe est générale, qu’il n’y a plus ◀de▶ pays épargnés, et que ◀le▶ malheur est si total qu’on ne peut plus distinguer ◀de▶ responsabilités.
Deuxième journée
Aube sur Sète et son cimetière marin.
Quelle force au monde pourrait donc obscurcir ce spectacle et ◀le▶ souvenir ◀de▶ cette musique ivre ◀d’▶intelligence ? Et pourtant, c’est encore Valéry qui écrivait prophétiquement, au lendemain ◀de▶ ◀la▶ victoire (celle ◀de▶ 1918) : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Oui, nous savons maintenant que c’est possible : on peut détruire une grande nation, tuer ses guides spirituels, supprimer ses moyens ◀d’▶expression, éteindre Paris « ville lumière ». On peut aussi, tout simplement, ne plus réimprimer ◀de▶ livres en langue française : ceux qu’on faisait à Paris sur du mauvais papier ne se conserveront guère plus ◀d’▶un siècle. Il n’y aura même pas besoin ◀de▶ ◀les▶ brûler.
Nous roulons maintenant vers ◀l’▶Espagne, à travers un pays ◀de▶ vignes, dont ◀le▶ vin rouge sera bu par ◀les▶ Allemands. Voici Perpignan dans un tourbillon ◀de▶ poussière jaune, des châteaux sarrazins, ◀le▶ camp désert ◀d’▶Argelès où furent rassemblés ◀les▶ débris ◀de▶ ◀l’▶armée rouge ◀d’▶Espagne, — que c’est vieux, et ce n’était qu’un essai : mise au point ◀de▶ ◀la▶ puissance des armes et du maniement des passions. ◀L’▶Espagne a fait ◀les▶ frais ◀d’▶une expérience combinée dans ses moindres détails par Ribbentrop, Ciano et Molotov : le premier fournissait ◀les▶ avions, le second ◀les▶ troupes, le troisième ◀le▶ pétrole. Pour ◀les▶ passions, on s’en remettait à ◀la▶ naïveté héroïque des requetes ◀de▶ droite et des démocrates ◀de▶ gauche…
J’écris à ◀la▶ frontière espagnole, sous ◀le▶ regard peu rassurant ◀de▶ jeunes soldats qui représentent I’ « ordre nouveau », en espadrilles et uniformes dépareillés. Nous sommes ici depuis midi, ◀la▶ nuit approche et je ne crois plus guère au départ.
S’il y avait une goutte ◀d’▶eau à boire. Mais ◀le▶ car a stoppé dans une gorge aride, entre deux rocs brûlants, à cinq-cents mètres du bâtiment des douanes dont on nous interdit ◀l’▶approche, sauf pour ◀le▶ contrôle des devises et des visas, où ◀l’▶on nous conduit par petits groupes. Ces opérations, qui se poursuivent depuis je ne sais plus combien ◀d’▶heures, ressemblent de plus en plus à une torture chinoise, savamment dosée et progressive, exécutée avec une politesse exaspérante. ◀Le▶ bruit court, parmi ◀les▶ voyageurs, que nous risquons ◀d’▶être refoulés à Perpignan lorsque tout sera terminé, ◀le▶ chiffre maximum des étrangers admis à passer ◀la▶ frontière ce jour-ci ayant été atteint dès ◀le▶ matin. Il y a, dans notre convoi, quelques antifascistes notoires qui ne paraissent pas rassurés : ◀le▶ seul pays par lequel ils peuvent encore quitter ◀l’▶Europe se trouve précisément celui dont ils ont ◀le▶ moins ◀de▶ raisons ◀d’▶attendre quelque bienveillance…
Un jeune soldat famélique et débraillé rôdait autour de moi depuis un certain temps. Quand j’ai jeté ma dernière cigarette, il ◀l’▶a ramassée en vitesse et s’est éloigné. Partirons-nous ?
Troisième journée
Barcelone sans taxis, ◀les▶ Ramblas presque déserts, et, dans ◀le▶ port, un petit bateau ◀de▶ guerre coulé à quai, coupé en deux par une bombe et couvert ◀d’▶une rouille éclatante. Mon fils, âgé ◀de▶ 5 ans, me demande avec une insistance harcelante, pourquoi on a coulé ce bateau, et pourquoi ces maisons des boulevards n’ont pas ◀de▶ fenêtres et des trous partout dans leurs murs…
Je songe à ce que me disait à Paris, il y a un an, José Ortega y Gasset : « Je ne puis vous expliquer ◀la▶ guerre ◀d’▶Espagne, car c’est une querelle ◀de▶ famille à quoi ◀les▶ étrangers ne peuvent rien comprendre. » Mais que pensent-ils, ceux d’ici, maintenant que ◀les▶ meneurs étrangers du jeu ont été opérer ailleurs, et que ◀les▶ frères ennemis se retrouvent entre eux, avec leurs ruines, dans ces villes à demi mortes ? Que penseront ◀les▶ Européens, d’ici quelques années, lorsqu’ils se retrouveront dans ◀la▶ même situation, sans plus de raisons ◀de▶ se réconcilier ? ◀L’▶Europe ◀de▶ demain, ◀la▶ voici : c’est cette Espagne amère, ce mutisme du peuple, ces regards méditants, désabusés et sans avenir que j’ai déjà surpris en France…
Nous devions repartir ce soir en train, mais en prenant ◀l’▶avion ◀de▶ Madrid, demain matin, nous gagnerons une vingtaine ◀d’▶heures.
Curieuse obstination des Espagnols à dire que tout est impossible : qu’il n’y a plus ◀de▶ place dans ◀l’▶avion, par exemple. En insistant, on en trouve toujours. Ils ont tout à perdre à ce jeu, matériellement, mais ce qui paraît leur importer surtout, c’est ◀de▶ décourager ◀les▶ voyageurs forcés ◀de▶ passer par leur pays.
Quatrième journée
Madrid, quarante degrés à ◀l’▶ombre ; et ◀le▶ Prado, seul refuge, est fermé.
Pourquoi parler ◀de▶ ◀l’▶Espagne ? C’est un pays qui sait vous faire sentir qu’il n’a guère envie qu’on ◀le▶ voie. Un pays qui se barricade — neuf heures à ◀la▶ douane ◀d’▶entrée, et ◀l’▶on nous en prédit autant à ◀la▶ sortie — et qui ne s’inquiète plus ◀de▶ vous une fois que vous y êtes entré, comme absorbé qu’il est dans ◀la▶ stupeur ◀de▶ ruines qui semblent déjà permanentes. Traces ◀de▶ balles aux façades et pas ◀de▶ maisons derrière, en pleine Avenida centrale. Ici, ◀l’▶on n’essaie plus ◀de▶ maquiller ! ◀La▶ couche ◀de▶ vernis pittoresque et brillante que décrivaient à satiété — l’un copiant l’autre — ◀les▶ amateurs ◀d’▶espagnolisme, a été totalement décapée par ces années ◀de▶ guerre civile. Maintenant, on ne voit plus que ◀le▶ fond. Tristesse, eau tiède et jaune des robinets du Ritz, rues étroites et fétides, pleines ◀de▶ mendiants, plus ◀de▶ cigarettes, ni ◀d’▶allumettes, ni ◀de▶ taxis, mais quelques officiers allemands en uniforme, dans une foule dépourvue ◀d’▶élégance. ◀Le▶ totalitarisme ne sera jamais qu’une organisation ◀de▶ ◀la▶ misère. Mais je doute que ◀les▶ phalangistes soient capables à eux seuls ◀d’▶organiser suffisamment cette misère-là. Il circule ◀d’▶horribles histoires sur ◀la▶ mise au pillage des campagnes par ◀les▶ chefs locaux, et sur ◀la▶ colère sourde ◀de▶ ◀la▶ population. Si ◀l’▶Espagne entre en guerre demain, ce sera sans doute dans ◀la▶ seule intention ◀de▶ faire maintenir un certain « ordre » par ◀les▶ soins ◀de▶ ◀l’▶armée allemande.
Cinquième journée
Départ ◀de▶ Madrid hier soir dans un train archiplein — beaucoup de voyageurs n’ont pu y trouver place et tenteront ◀de▶ prendre celui ◀de▶ demain soir — et sans avoir dîné, faute de restaurant dans ◀la▶ gare ou aux alentours. Durant toute ◀la▶ nuit, nous avons fait une moyenne ◀de▶ trente kilomètres à ◀l’▶heure. Cet express s’arrête non seulement à toutes ◀les▶ gares, mais parfois en rase campagne, pour embarquer un veau, ou laisser descendre un militante du régime, brandissant sa carte du parti. Comme en Italie, ◀les▶ gens ne cessent ◀de▶ circuler ◀d’▶un bout à l’autre du train, enjambant des paysannes et des soldats endormis dans ◀le▶ couloir au milieu de leurs paquets et ◀de▶ leurs cages à poules. Aux gares, ils reconnaissent des amis, ◀les▶ prient ◀de▶ monter pour ◀les▶ accompagner jusqu’à ◀la▶ station prochaine, leur offrent une pastèque qu’ils font sauter en deux d’un seul coup sur ◀la▶ tablette du compartiment, et nous arrosent ◀de▶ pépins crachés à ◀la▶ ronde. Ici au moins, il y a ◀de▶ ◀la▶ gaieté, et même une sorte ◀de▶ gentillesse, malheureusement vociférante. Nous atteignons ◀la▶ frontière vers huit heures du matin, exténués et assoiffés. Et ◀le▶ petit jeu des douanes recommence. À midi, on nous ouvre enfin une sorte ◀de▶ buffet ◀de▶ gare, et nous nous ruons aveuglément sur des nourritures indéfinissables. Deux heures. Je demande au chef ◀de▶ train pourquoi nous restons là. « C’est, me dit-il, que ◀le▶ train a déraillé. » Et il sourit longuement, tandis que je perds mon temps à vérifier que tous ◀les▶ wagons sont sur ◀les▶ rails. Parmi nos compagnons ◀de▶ voyage, tous ne sont pas encore très rassurés : il arrive en effet, nous dit-on, qu’à la dernière minute ◀la▶ police retienne certaines personnes désignées par certaines autorités étrangères auxquelles on n’a rien à refuser…
Enfin, ◀le▶ convoi se remet à rouler lentement, dans un paysage africain. Et voici ◀la▶ frontière portugaise : une gare en faïence bleue et blanche, et soudain tout est propre et gai, et ◀les▶ visages se détendent. Nous venons de quitter ◀les▶ terres où s’étend ◀l’▶ombre du destin ◀le▶ plus cruel qu’ait jamais mérité notre Europe.
Vers trois heures du matin, si tout va bien, nous atteindrons Lisbonne. Où coucherons-nous ? ◀Le▶ Portugal a vu passer déjà des centaines ◀de▶ milliers ◀de▶ réfugiés, et ◀l’▶on ne trouve plus une chambre libre à cinquante kilomètres autour de ◀la▶ ville.
Comme il n’y a pas ◀de▶ wagon-restaurant, ◀le▶ chef ◀de▶ train accepte ◀de▶ nous arrêter pour une heure dans un village. Nous dînons sur ◀la▶ place, à des tables rapidement dressées. Toute ◀la▶ population assiste à ce repas, massée sur ◀le▶ seuil des maisons blanches, rosies et bleuies par un merveilleux couchant. Des enfants aux tignasses ◀d’▶Arabes poursuivent des chiens et des chats sous ◀les▶ tables, et un superbe troupeau ◀de▶ bœufs à grandes cornes traverse ◀la▶ place au dessert.
À Lisbonne, nous avons trouvé une chambre immense pour nous quatre. Et ◀le▶ lendemain nous étions accueillis dans cette quinta toute hérissée ◀de▶ grilles et ◀de▶ cactus quand on arrive, mais fraîche et gaie à l’intérieur de ses courettes et ◀de▶ ses chambres blanchies à ◀la▶ chaux, où ◀l’▶on voudrait passer sa vie, où ◀le▶ peintre E. B… passe la sienne.
Chaque jour des réfugiés viennent sonner à ◀la▶ grille : cette quinta n’est-elle pas à vendre ? n’aurait-on pas quelques chambres à louer ? Sans eux, ◀l’▶on oublierait ◀la▶ guerre, sur ces terrasses incendiées ◀de▶ roses, à ◀la▶ piscine, dans ◀la▶ pinède qui vibre au vent chaud ◀de▶ ◀la▶ mer…
Lisbonne, 10 septembre 1940
Blanche et bleue dans ◀l’▶immense lumière ◀de▶ ◀la▶ liberté atlantique, avec tous ses drapeaux claquant et ses rues débouchant sur ◀le▶ ciel, ◀la▶ ville aux sept collines renie ◀la▶ guerre, oublie ◀l’▶Europe. Demain nous embarquons pour ◀l’▶Amérique.
Mais ici je fais ◀le▶ serment ◀d’▶opposer une stricte mémoire à ◀la▶ candeur intarissable ◀de▶ ◀la▶ vie, toujours pressée ◀d’▶imaginer un monde où tout peut encore continuer.
Je viens de voir une civilisation frappée au cœur, je ◀l’▶ai vue chanceler, j’ai vu qu’elle peut mourir. J’ai vu ◀la▶ France toute pareille à un homme qui vient de tomber sur ◀la▶ tête. Il se relève, se tâte, et ne sait pas encore où il a mal. Va-t-il vivre ? A-t-il rêvé ? Serait-il déjà mort ? J’ai vu ◀l’▶Espagne ◀de▶ cendre et ◀d’▶esprit, incapable ◀de▶ retrouver son équilibre entre ◀le▶ démoniaque et ◀le▶ surhumain. Et j’ai vu, aux frontières ◀de▶ ◀la▶ Suisse, ◀l’▶invasion des herbes sauvages venant des terres abandonnées du Nord et que nos paysans s’efforcent ◀d’▶arrêter avant qu’elles n’étouffent leurs champs. J’ai vu renaître ◀les▶ paniques dévastatrices du ve siècle ◀de▶ notre ère. Et je songe au bastion que mon pays élève, nuit et jour, autour du massif du Gothard, cœur mystérieux du continent, dernier symbole ◀d’▶une liberté qui ne peut plus vivre que sous ◀la▶ cuirasse. Hâtons-nous, car tout peut périr. Nous qui sommes encore épargnés, ne perdons pas notre délai ◀de▶ grâce !
À bord de ◀l’▶Exeter, 11 septembre 1940
◀Les▶ derniers barrages traversés, ◀la▶ passerelle relevée, et nos papiers enfin déposés chez ◀le▶ purser, nous n’avons plus devant nous qu’un océan sans douanes ! Dix jours vierges, dix jours durant lesquels on peut imaginer que ◀la▶ police renoncera au viol ◀de▶ notre vie privée. Pourtant, certains des passagers gardent encore ◀l’▶air ◀de▶ s’attendre au pire, tandis qu’ils font leur premier tour ◀de▶ pont. Ils se rappellent sans doute ce Polonais, tiré, jeté par ◀la▶ police franquiste hors du train qui sifflait déjà pour ◀le▶ départ vers ◀la▶ frontière — à deux-cents mètres — du Portugal et ◀de▶ ◀la▶ liberté. Car tel est ◀le▶ sadisme policier.
◀De▶ Genève à Lisbonne, nous avons traversé sept contrôles différents ◀de▶ douane et ◀de▶ police. Secondés par ◀la▶ chance, nous n’y avons passé, si je compte bien, guère plus ◀de▶ vingt-deux heures, mais ◀le▶ total normal est ◀d’▶au moins trente, m’affirme-t-on, et ◀les▶ « accidents » sont fréquents.
Paradoxe du siècle où tout est fait pour réduire ◀l’▶homme à ◀l’▶anonyme, pour ◀le▶ priver du sentiment ◀de▶ sa vocation, ◀de▶ sa différence personnelle, cependant qu’on lui demande à chaque pas ◀de▶ prouver son identité. Or plus il en proteste et moins il s’en assure. Plus il ◀la▶ chiffre et moins il ◀la▶ ressent. Et plus il ◀la▶ démontre à coups ◀de▶ documents, moins il se reconnaît dans ◀le▶ portrait simplifié que ◀la▶ police en compose à toutes fins menaçantes.
Songeons aussi que ces procédés s’appliquent précisément à ◀l’▶émigrant, à celui qui s’éloigne ◀de▶ ses bases, des réflexes ◀de▶ son milieu, ◀de▶ tout ce qui allait de soi autour de lui et ◀l’▶assurait quotidiennement, inconsciemment, qu’il était bien réel et bien lui-même…
12 septembre 1940, 21 heures, à bord du SS. Exeter
◀La▶ situation est ◀la▶ suivante (à noter pour plus tard, s’il y en a un).
1. Suisse. — Elle conservera son autonomie tant que ◀la▶ décision entre ◀la▶ Grande-Bretagne et Hitler ne sera pas intervenue. Si Hitler gagne, ◀la▶ Suisse sera supprimée (zones ◀de▶ protectorat, retour à une sorte ◀de▶ Reich pré-Münsterien). Si ◀l’▶Angleterre gagne, ◀la▶ Suisse sauvée, mais son prestige moral atteint. Elle peut cependant jouer un rôle considérable dans une reconstruction fédéraliste ◀de▶ ◀l’▶Europe, après ◀la▶ guerre, si quelque chose comme une Ligue du Gothard (celle du premier élan) s’y impose alors.
2. France. — Éliminée comme puissance pour plusieurs années ou décennies. Peut redevenir un foyer culturel moyennant une certaine régression politique préalable (moralisme ◀d’▶État) ◀de▶ quelques années. Je n’y ai plus ma place avant longtemps. — Royaume ?
3. Guerre. — ◀La▶ décision paraît devoir intervenir cette semaine. (Ce matin on annonçait que ◀les▶ transports ◀de▶ troupes allemands sont en route.)
4. Mon avenir prochain. — J’arrive à New York sans trop savoir ◀l’▶anglais et sans mission bien déterminée (celle que j’ai officiellement, ◀d’▶où mon passeport diplomatique, ne durera guère, semble-t-il). Peu ◀d’▶esprit offensif, trop ◀de▶ freins moraux et politiques. Peu ◀d’▶argent ; moyens ◀d’▶en gagner conférences et articles mais pour qui et sur quoi, je ne ◀le▶ sais pas encore. ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident est paru à New York. On m’a écrit à Lisbonne déjà que ◀les▶ critiques sont excellentes, mais comment sont-elles lues là-bas ?
Crainte ◀de▶ ◀l’▶atmosphère optimiste — simplificatrice — capitaliste. Crainte que mes catégories créatrices ne correspondent à rien ◀d’▶actuel ou ◀de▶ concevable là-bas. Essayer ◀de▶ faire du roman, du théâtre ? Ce n’est pas moi. Un moraliste n’est efficace que dans son milieu culturel, je ◀le▶ crains.
Espoir ? dans des surprises, et dans quelques amis retrouvés, qui connaissent bien ◀le▶ pays — mais n’en paraissent guère enchantés…
Si tout rate là-bas, ◀le▶ refuge ◀de▶ ◀l’▶Argentine ? Ou encore, apprendre ◀l’▶anglais assez pour écrire dans cette langue ?
En mer, nuit du 14 au 15 septembre 1940
◀Les▶ derniers bateaux ◀de▶ la dernière ligne reliant ◀l’▶Europe à ◀l’▶Amérique ont tous des noms en « Ex » : Exeter, Excalibur, Excambion. Et ils ne transportent, en effet, que des ex-quelque chose, ex-ministres, ex-directeurs, ex-Autrichiens, ex-millionnaires, ex-princes, vers leur exil. Mais moi, ◀de▶ quoi pourrais-je bien être I’« ex » ? Avec ma « mission ◀de▶ conférences » (prétexte évidemment peu convaincant) je fais figure ◀d’▶ex-voyageur normal. Touriste des catastrophes, scandaleux personnage, comme ◀le▶ serait un témoin vivant mêlé aux colloques des fantômes…
Je crois bien que cette image m’est venue à cause ◀d’▶une conversation entendue sur ◀le▶ pont cette nuit même. ◀L’▶heure était fort tardive et propice aux aveux. Henri de Vilmorin, ex-cagoulard, ayant raconté, non sans verve, comment ses camarades et lui-même, avant ◀la▶ guerre, organisaient des dépôts ◀de▶ mitraillettes dans certaines rues stratégiques ◀de▶ Paris, Adrien Tixier86, ex-militant ◀de▶ ◀la▶ gauche, lui répondit avec un demi-sourire et sans retirer son mégot, que ◀de▶ l’autre côté on savait tout cela, et qu’au surplus, on en faisait autant, avec des armes fournies par certains ministères. Si j’en crois ces deux ex-adversaires, leurs astucieux préparatifs ◀de▶ guerre civile n’auraient été troublés que par ◀l’▶attaque intempestive des nazis. Contre ceux-là, il semblerait qu’on eût moins brillamment prévu ◀les▶ choses… ◀De▶ fait, ◀les▶ étrangers sont toujours surprenants. On ne s’entend vraiment bien qu’entre gens du même peuple…
17 septembre 1940
Chaque soir, ◀les▶ passagers se pressent devant ◀la▶ porte ◀de▶ ◀la▶ cabine du capitaine, avec ◀l’▶espoir ◀d’▶entendre ◀la▶ radio. Tout à ◀l’▶heure, comme j’essayais ◀de▶ me faufiler, R… s’extrait du groupe, me cède sa place, et je ◀l’▶entends dire à sa femme qui attendait un peu en arrière : « Rien de nouveau, c’est toujours ◀les▶ mêmes petites histoires… »
Depuis des mois, c’est ce que répètent dix fois par jour ◀les▶ usagers ◀de▶ ◀la▶ radio. ◀Le▶ monde a changé ◀de▶ face sous nos yeux, mais nous ◀le▶ regardions ◀de▶ trop près : ◀d’▶heure en heure, nous n’avons rien vu. C’est après coup, en nous retournant, que nous avons entrevu ◀l’▶ampleur et ◀la▶ rapidité des événements.
Il a dit « Rien de nouveau, rien ◀d’▶important… » Mais je crois avoir entendu dans ◀le▶ ronron nasillard qui sortait ◀de▶ ◀la▶ petite chambre : « Cent-soixante-cinq avions allemands ont été abattus sur Londres. » Et c’est peut-être ◀la▶ nouvelle ◀la▶ plus importante ◀de▶ ◀la▶ guerre. Car tout tient aux Anglais, et si ce bulletin dit vrai, ◀les▶ Anglais tiennent.
L’autre jour à Lisbonne, Lady M. of A… me disait : « Nous ne serons jamais battus, parce que nous sommes un peuple qui ne sait pas quand il est battu. » J’ai pensé aux chefs français trop cartésiens qui ont admis ◀la▶ défaite sur sa définition, — avant qu’elle fût définitive.
18 septembre 1940
Comment prévoir ◀l’▶issue ◀de▶ cette guerre, lorsqu’on a remarqué qu’elle n’oppose plus que deux nations : l’une qui ne sait pas vaincre, mais qui gagne, et l’autre qui ne sait pas être vaincue, mais qui perd ? ◀Les▶ Allemands en effet, même victorieux, se plaignent encore comme des victimes. Et ◀les▶ Anglais, même battus, se comportent en propriétaires ◀de▶ droit divin ◀de▶ ◀la▶ victoire en général. ◀La▶ seule solution possible » serait donc ◀la▶ victoire anglaise.
19 septembre 1940
Un journaliste américain, qui revient ◀de▶ Paris, s’appuie au bastingage, près de moi, et me dit en crachant dans ◀l’▶eau entre chaque phrase : « Il y a des gens, des Parisiens, qui trouvent que ◀les▶ Boches sont corrects… Well… Quand un gangster ◀de▶ Chicago vous prend votre portefeuille, il vous donne quelquefois cinq sous pour rentrer en métro… Il est correct, isn’t he ? » À mon tour, j’ai craché dans ◀l’▶eau, pour marquer mon approbation.
20 septembre 1940, en rade ◀de▶ New York
Je me suis éveillé dans ma cabine moite avec ◀le▶ sentiment que tout était changé autour de moi. Et oui ! des verdures proches défilaient au hublot !
Couru sur ◀le▶ pont. Nous sommes dans ◀les▶ passes ◀de▶ ◀l’▶Hudson. Une brume ◀de▶ chaleur tropicale bleuit ◀les▶ rives. Je ne m’attendais pas à ◀la▶ nature américaine, à ◀la▶ voir la première et ◀de▶ si près, avant ◀les▶ gratte-ciel, ◀la▶ statue… Je n’ai jamais eu ◀la▶ sensation ◀d’▶un paysage plus étranger, mais plus étrangement accueillant. Tous ces arbres si riches, touffus et un peu fous ! Et ces maisons coloniales espacées, si intimes semble-t-il derrière leurs grands portiques. Et comme on aime une terre qui s’approche, avec ◀l’▶immense sécurité du continent qu’on imagine au-delà ◀de▶ ces falaises orangées, frangées ◀de▶ forêts ◀d’▶un vert sombre ◀de▶ luxueuse tapisserie…
◀La▶ rivière s’élargit et se peuple ◀de▶ mâts. Au sommet ◀d’▶une falaise qui fuit obliquement éclate une longue façade claire et neuve : la première rue américaine ! Nous approchons.
Tournant ◀la▶ tête vers ◀l’▶avant, un peu au-dessus ◀de▶ ◀la▶ poupe, je viens de voir un groupe ◀de▶ tours serrées, presque diaphanes dans ◀la▶ brume — Manhattan, comme une prémonition qui serait vérifiée à l’instant même !
New York, fin septembre 1940
Ces histoires ◀de▶ visas et ◀de▶ passeports, j’y reviens, font rater ◀l’▶arrivée ◀la▶ plus célèbre au monde.
Nous remontions donc ◀l’▶Hudson, guettant New York avec une émotion croissante. À l’instant précis où un voisin me tirait par ◀la▶ manche pour me montrer ◀la▶ Liberté éclairant ◀le▶ monde, ◀les▶ haut-parleurs impérieux et lugubres ont réclamé notre attention. Nous n’avons plus rien vu que des grues et des mâts, pendant deux heures au ralenti, à travers ◀les▶ hublots du petit salon où siégeaient ces messieurs ◀d’▶Ellis Island.
Ils palpent nos passeports et ◀les▶ feuillettent avec une lenteur taciturne. Nous sommes tous des prévenus, des coupables sans doute. Nous sommes tous des Européens, des gens qui viennent du pays ◀de▶ ◀la▶ guerre…
Interrogatoires en anglais. Comme dans ◀les▶ « rêves ◀d’▶examen », où ◀l’▶on se présente généralement tout nu et sans préparation. Reçu ◀de▶ justesse. Passez à ◀l’▶épreuve suivante. Docile, j’ai repris ma place dans une queue silencieuse. Tous ◀les▶ yeux sont fixés sur cette table où nos passeports attendent, près des tampons sacrés. C’est bien le mien qu’il tâte et saisit sur ◀la▶ pile, ◀d’▶une main apparemment distraite ? Qu’a-t-il donc ◀de▶ spécial, mon passeport, pour qu’il ◀le▶ considère avec cette méfiance-là ? Il hoche ◀la▶ tête, impénétrable. Évidemment, mon cas se présente mal. J’ai peut-être oublié ◀l’▶essentiel… Il faudrait être fou, je ◀le▶ comprends enfin, pour croire qu’on puisse jamais se mettre en règle avant tant ◀d’▶insondables exigences ! Eh bien, que vont-ils faire ◀de▶ moi, dans ◀la▶ pire éventualité ? Ils ne peuvent pourtant pas me jeter à ◀la▶ mer… Subitement, un coup ◀de▶ tampon, un bon sourire Thank you, Sir ! And good luck to you !
C’est fini. ◀Le▶ monde s’ouvre et s’éclaire comme au sortir ◀d’▶un cauchemar. Mais c’est aussi comme un premier réveil désorienté dans une chambre nouvelle. Je monte sur ◀le▶ pont et ne ◀le▶ reconnais pas, encombré ◀de▶ bagages, noirci ◀d’▶humidité (il fait une chaleur ◀de▶ salle de bains) et ◀les▶ dimensions ont changé… Tout le monde regarde du même côté quelque chose que je distingue mal.
Dans ◀la▶ brume épaisse, mais lumineuse, des ombres géométriques découpent ◀l’▶espace aussi haut qu’on peut voir. Nous défilons lentement près de leur base. Des pans ◀de▶ brique rosée, ocrée, légère, s’éclairent dans ◀les▶ profondeurs embuées, montent et fusent comme des orgues, de toutes parts. Et de nouveau ◀la▶ « sensation ◀de▶ reconnaissance » m’a saisi. Cette rumeur, cet élan vertical, cet élancement solennel, unanime, c’est New York identique à son rêve. Premiers accords ◀d’▶une symphonie dont on savait ◀les▶ thèmes par cœur pour avoir étudié ◀la▶ partition, mais voici qu’on ◀l’entend, c’est elle, combien plus vaste, chaleureuse et vibrante !