Premiers contacts avec le▶ Nouveau Monde
New York, octobre 1940
New York alpestre. — Personne ne m’avait dit que New York est une île en forme de gratte-ciel couché. C’est ◀la▶ ville ◀la▶ plus simple du monde. Douze avenues parallèles, dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ longueur, qui est ◀de▶ vingt-cinq kilomètres environ — elles figurent assez bien ◀les▶ ascenseurs ◀d’▶un grand building — et deux-cent-cinquante rues coupant ◀les▶ avenues à angle droit : autant ◀d’▶étages. Au milieu, Central Park, rectangulaire. C’est tout, c’est ◀la▶ cité ◀de▶ Manhattan. Mais ◀les▶ faubourgs, au-delà ◀de▶ ◀l’▶Hudson et ◀de▶ ◀l’▶East River qui entourent ◀l’▶île, s’étendent sur des espaces bien plus vastes, îles et plaines reliées par un immense réseau ◀de▶ ponts, ◀de▶ tunnels, et ◀d’▶autostrades surélevées.
Personne ne m’avait dit, non plus, que New York est une ville alpestre ! Je ◀l’▶ai senti le premier soir ◀d’▶octobre, quand ◀le▶ soleil couchant flambait ◀les▶ hauteurs des gratte-ciel ◀de▶ cette couleur orangée aérienne qu’on voit aux crêtes des parois rocheuses alors que ◀la▶ vallée s’emplit ◀d’▶une ombre froide. Et j’étais bien au fond ◀d’▶une gorge, dans cette rue ◀de▶ briques noircies où circulait un vent âpre et salubre.
◀La▶ mer et ◀la▶ montagne se ressemblent partout. Ici, elles se rejoignent et se mêlent. ◀Les▶ grands souffles océaniques, chargés ◀de▶ sel et ◀d’▶aventure, viennent frapper ◀les▶ « faces » argentées ◀de▶ ◀l’▶Empire State, du Chrysler, du Centre Rockefeller, ◀de▶ vingt autres ◀de▶ ces sommités célèbres que ◀les▶ New-Yorkais vous désignent comme ◀les▶ Suisses énumèrent leurs Alpes au visiteur qui en contemple ◀la▶ chaîne.
◀Le▶ vent fou, ◀l’▶air ozoné et ◀la▶ lumière éclatant très haut dans ◀le▶ ciel sur des parois violemment découpées, c’est un climat que je connais… Mais il y a plus. Il y a ◀le▶ sol qui est alpestre dans sa profondeur. À Central Park, au milieu des prairies, vous voyez affleurer ◀de▶ larges dalles ◀de▶ granit. Autrefois ◀les▶ glaciers sont venus jusqu’ici ! Ils couvraient ◀la▶ moitié ◀de▶ ◀l’▶île, et ◀la▶ moraine s’étendait bien plus avant. Voici l’un des secrets ◀de▶ ◀la▶ démesure ◀de▶ Manhattan : seules ces assises ◀de▶ granit étaient capables ◀de▶ supporter ◀le▶ formidable poids ◀d’▶un gratte-ciel ◀de▶ cent étages. Et ◀les▶ blocs erratiques, débités en tranches, polis et luisants comme du marbre, ont été plaqués sur ◀les▶ façades et dans ◀les▶ vestibules des plus riches bâtiments, reliques scellées ◀d’▶une antiquité souterraine.
À Chicago et à Saint-Louis au contraire, sur ◀les▶ plaines ◀d’▶alluvions ou dans ◀les▶ marécages, ◀les▶ gratte-ciel, déjà, me dit-on, menacent ◀de▶ suivre ◀l’▶inquiétant exemple ◀de▶ ◀la▶ tour ◀de▶ Pise.
Bien des aspects physiques et moraux ◀de▶ ◀la▶ cité ◀de▶ Manhattan s’expliquent par ce sol et ce climat. Entre ◀la▶ Prairie proche et ◀l’▶Océan, ce lieu ◀d’▶extrême civilisation matérielle demeure hanté par on ne sait quelle sauvagerie des hauteurs ; et ce lieu ◀d’▶extrême densité humaine demeure baigné dans une atmosphère irrémédiablement désertique. ◀Les▶ Américains des plaines ◀de▶ ◀l’▶Ouest, venant à New York, ont coutume ◀de▶ se plaindre ◀de▶ ◀l’▶inhumanité que revêtent ici ◀les▶ rapports quotidiens. Ils pensent, dans leur ignorance, que c’est une ville « trop européenne »… Mais moi je m’y sens contemporain ◀de▶ ◀la▶ préhistoire ◀de▶ quelque avenir démesuré.
Princeton (New Jersey), mi-octobre 1940
Au long ◀d’▶un quai souterrain, après avoir traversé ◀les▶ parvis populeux surmontés ◀d’▶une coupole astronomique ◀de▶ ◀la▶ gare ◀de▶ Pennsylvanie, j’ai pris mon premier train américain. Comme tout le monde, j’ai glissé mon billet dans ◀le▶ ruban ◀de▶ mon chapeau, où ◀le▶ contrôleur ◀l’▶a pris et replacé sans me déranger dans ◀la▶ lecture ◀de▶ mon journal. Il n’y a que deux classes en Amérique : l’une où ◀les▶ fauteuils au dossier très haut sont fixes (deux ◀de▶ chaque côté du couloir central), l’autre où ◀les▶ fauteuils sont espacés et pivotent ; classe ◀de▶ luxe et classe ◀de▶ grand luxe, coaches et pullman cars. J’ai pris un coach. Je me suis enfoncé dans ◀le▶ velours bleu sombre, et j’ai regardé mes voisins, car nous roulions dans un tunnel. Dans ◀l’▶ensemble, ◀les▶ femmes m’ont paru dignes ◀de▶ ce que ◀le▶ cinéma nous en promet — mais il suffit ◀de▶ trois ou quatre beautés saines ou frappantes sur cinquante femmes qu’on ne remarque pas, pour qu’on s’écrie : « Comme elles sont belles dans ce pays ! » Quant aux hommes, nègres exceptés, je leur trouve des visages plutôt informes, mal finis. On dirait qu’on ◀les▶ a livrés un peu trop vite à ◀la▶ circulation, comme ces autos ◀de▶ série, larges et confortables, mais dont il est prudent ◀de▶ vérifier si toutes ◀les▶ pièces tiennent bien ensemble…
Soudain je n’ai plus vu ◀les▶ gens. ◀Le▶ train surgissait du tunnel dans une plaine ◀de▶ marécages et ◀de▶ roseaux géants, coupée ◀de▶ canaux et ◀de▶ digues, enjambée par ◀les▶ arches ◀de▶ fer ◀d’▶un pont à n’en pas croire ses yeux, qui porte ◀l’▶autostrade pendant des kilomètres au-dessus des usines, des feux rouges et des hangars ◀d’▶avions aux coupoles surbaissées. Paysage ◀de▶ déluge où s’enlisent, fumants, des monstres antédiluviens.
Une falaise ◀de▶ granit se dresse près de ◀la▶ voie. Nous ◀la▶ passons. Sur son autre versant s’étale un cimetière ◀d’▶autos décarcassées, déchets du grand délire ◀de▶ construction qui enfièvre tout ◀le▶ continent, et dont ◀le▶ pont ◀de▶ ◀l’▶autostrade au fond ◀de▶ ◀l’▶horizon porte ◀la▶ gloire.
Princeton, fin ◀d’▶octobre 1940
À une heure ◀de▶ New York, nous sommes en pleine campagne, et ◀l’▶on cesse ◀de▶ sentir ◀l’▶Amérique telle qu’on ◀l’▶imaginait, du moins. Forêts et plaines ondulées, quelques villages en bordure ◀de▶ ◀la▶ route avec leur église ◀de▶ bois blanc, mais peu de fermes isolées.
J’ai voulu me promener dans ◀les▶ bois. C’était ◀la▶ brousse. Peu ou point ◀de▶ chemins marqués, nulle trace ◀de▶ ◀l’▶homme dès qu’on s’éloigne des grandes pistes cimentées.
On m’avait mis en garde contre une plante à trois feuilles qui infeste ◀les▶ forêts ◀de▶ ◀l’▶Est et que ◀l’▶on nomme poison ivy. Son contact, ou parfois sa seule proximité, produit une sorte ◀d’▶urticaire très virulente, dont on n’a pas encore trouvé ◀le▶ remède. Je n’ai pas osé m’étendre sur ◀le▶ sol. Il semble que ce continent, mystérieusement, refuse à ◀l’▶homme son intimité. Rien ◀d’▶étonnant si ◀l’▶idéal du paysan américain est ◀de▶ se retirer à ◀la▶ ville !
Washington, 30 octobre 1940
Depuis ◀le▶ temps qu’on nous vante en Europe ◀les▶ autostrades fascistes et hitlériennes, qui semblent justifier (avec ◀les▶ trains à ◀l’▶heure) tous ◀les▶ excès totalitaires, pourquoi n’a-t-on jamais parlé des superhighways ◀d’▶Amérique ? Ici, ◀l’▶on n’a pas eu besoin ◀de▶ changer ◀de▶ régime, et ◀de▶ pendre ◀les▶ récalcitrants, pour construire ces routes prodigieuses au regard desquelles ◀les▶ fameuses « réalisations » du Führer et ◀de▶ son Duce sont des sentiers. Trois pistes dans chaque sens, séparées par une large bande gazonnée et plantée ◀d’▶arbres, c’est une ivresse que ◀de▶ s’y laisser porter à cent-dix à ◀l’▶heure en moyenne, dans ◀le▶ déferlement des larges carrosseries. On passe sans ralentir Philadelphie puis Baltimore, cités ◀de▶ trente kilomètres ◀de▶ côté, dont on ne voit que ◀les▶ résidences ◀de▶ luxe dans leurs parcs, et quelques rues des quartiers nègres, dont chaque maison ◀de▶ brique s’orne ◀de▶ quatre marches ◀de▶ bois blanc, couvertes ◀de▶ bébés luisants et ◀d’▶enfants au crâne sphérique.
Je n’aime guère Washington, ville ◀de▶ nulle part, peu convaincante, pareille à une cité ◀d’▶exposition qu’on aurait décidé ◀de▶ maintenir pour y loger ceux qui ne trouvent pas ◀de▶ place ailleurs, ◀les▶ déracinés permanents, diplomates, fonctionnaires à ◀l’▶essai, quémandeurs, nègres et portiers.
Princeton, 1er novembre 1940
◀Le▶ parc des milliardaires. — Déjeuné à Tuxedo Park, nom indien (prononcez Taxido) qui désigne aux États-Unis ◀le▶ vêtement qu’en français ◀l’▶on appelle un smoking, et en anglais dinner jacket. Ce parc immense, enclos ◀d’▶épaisses murailles, est l’un des lieux ◀les▶ plus exclusifs ◀de▶ ◀la▶ terre. Autour ◀d’▶un lac ◀d’▶un bleu violent où nagent des cygnes sous ◀les▶ saules pleureurs, s’élèvent ◀les▶ résidences ◀d’▶été des « vieux » milliardaires ◀de▶ New York, — une cinquantaine ◀de▶ villas blanches, ◀de▶ châteaux rouges ou violets, sur des pelouses vert pomme aux opulents ombrages. Tous ◀les▶ chromos du monde avaient raison, puisque Tuxedo Park existe, sous nos yeux.
On y pénètre par un porche médiéval, où des agents ◀de▶ police arrêtent votre voiture, vous prient ◀de▶ dire où vous allez, et téléphonent à votre hôtesse pour vérifier que vous êtes attendu.
Retenu cette phrase déclamée par une milliardaire au dessert : « Si cet homme-là (c’est Franklin D. Roosevelt que ◀les▶ républicains désignent ◀de▶ ◀la▶ sorte), si cet homme-là est réélu, je n’ai plus qu’à remplir ma cave ◀de▶ conserves, car je vous ◀le▶ dis, ce sera ◀la▶ famine ! ◀Le▶ bolchévisme ! ◀Les▶ gens comme nous seront liquidés ! ».
New York, 3 novembre 1940
Ville pure. — Entre ◀la▶ Trente-troisième et ◀la▶ Soixantième rue, ◀le▶ cœur ◀de▶ Manhattan c’est ◀la▶ ville pure.
Ici, tout ce que ◀le▶ regard touche et mesure dans ◀les▶ trois dimensions ◀de▶ ◀l’▶espace, sauf un découpage ◀de▶ ciel mat, tout est fait ◀de▶ main ◀d’▶homme sur table rase, imbriqué, condensé, superposé, pour un usage massif, exactement prévu.
Plus une trace ◀de▶ campagne primitive ne subsiste, plus un seul coin ◀de▶ terre à nu, et plus une ligne indécise, ni ◀d’▶eau qui court, ni ◀de▶ feuillage. Tout est pans ◀de▶ brique peinte et ◀de▶ ciment armé, diversement coupés et étagés, asphalte plane, parois ◀de▶ verre et angles droits, circulation horizontale et verticale, intensité suprême ◀de▶ ◀la▶ présence humaine jusqu’à trois-cents mètres du sol. Pour la première fois, je vois une ville aussi purifiée ◀de▶ nature que ◀l’▶est ◀de▶ prose un objet ◀de▶ mots ◀de▶ Mallarmé.
Paris, Rome, en comparaison, sont ◀d’▶immenses parcs semés ◀de▶ groupes ◀de▶ monuments. ◀Le▶ site et ◀le▶ paysage y sont partout sensibles. ◀Les▶ rues montent et tournent, épousant ◀les▶ collines. ◀Le▶ sol des plaines environnantes paraît encore à nu dans ◀les▶ cours des hôtels, entre ◀les▶ pavés provinciaux, aux esplanades, aux terrains vagues envahis ◀d’▶herbes. ◀Les▶ arbres cachent ◀les▶ façades, moutonnent à ◀la▶ hauteur des toits, et ◀la▶ rivière ouvre ◀l’▶espace, double ◀le▶ ciel, qui règne seul au coucher du soleil.
À New York, ◀la▶ lumière du soir évacue rapidement ◀les▶ rues profondes, remonte au sommet des buildings, se perd dans un dernier éclat ◀d’▶avion fuyant, et c’est ◀la▶ ville alors qui s’empare du ciel, s’en fait un dôme à sa mesure et ◀le▶ referme sur sa nuit ◀de▶ ville.
New York, 6 novembre 1940
Première victoire ◀de▶ ◀la▶ démocratie. — Roosevelt est réélu, ◀le▶ peuple en joie. ◀La▶ dame de Tuxedo Park en sera pour ses conserves.
Hier soir, je me suis mêlé à ◀la▶ foule ◀de▶ Times Square. Je n’avais vu tant ◀d’▶hommes ensemble qu’en Allemagne, lors des grands discours du Führer. Nous étions un million, disent ◀les▶ journaux, et trois-cents agents à cheval ont suffi pour « maintenir ◀l’▶ordre ». J’appelle cela démocratie.
◀Les▶ résultats partiels passaient à mi-hauteur du bâtiment du Times, en lettres lumineuses qui couraient ◀d’▶une façade à l’autre. Vers onze heures, une rumeur ◀d’▶océan s’éleva ◀de▶ ◀la▶ foule qui stationnait à ◀l’▶ouest du building, se propagea rapidement vers ◀le▶ nord, puis atteignit ◀le▶ côté où je me trouvais tandis que défilaient dansantes et tremblotantes ces lettres jaunes : « Roosevelt emporte ◀l’▶État de New York par 247 810 voix ◀de▶ majorité. » C’était ◀l’▶élection assurée. Des centaines ◀de▶ milliers ◀de▶ crécelles, ◀de▶ sifflets, ◀de▶ petites trompettes ◀la▶ saluèrent pendant dix minutes. Des fenêtres ◀de▶ tous ◀les▶ bureaux neigeaient des pages ◀d’▶annuaires lacérées, éclats ◀d’▶or dans ◀le▶ feu des projecteurs. Puis ce fut ◀la▶ ruée vers ◀les▶ bars odorants ◀de▶ fritures et ◀de▶ bière à pleins bords.
Vers une heure du matin, ◀le▶ square semblait désert. Une femme ◀le▶ traversa, toute seule, à grands pas, soulevant des gerbes ◀de▶ papiers multicolores, et elle clamait ◀le▶ Star-Spangled Banner ◀d’▶une voix ◀de▶ salutiste hallucinée…
Cette réélection ◀de▶ Roosevelt sera sans doute aux yeux de ◀l’▶histoire la première victoire sur Hitler. Pourvu qu’on ◀le▶ sache en Europe !
10 novembre 1940
Religion. — Nous sommes en quête ◀d’▶une maison dans ◀la▶ banlieue ◀de▶ Manhattan. ◀Les▶ prospectus que je reçois ne manquent jamais ◀de▶ mentionner, outre ◀les▶ écoles du quartier et ◀les▶ lignes ◀de▶ métro, ◀de▶ trams et ◀d’▶autobus qui ◀le▶ desservent, ◀la▶ proximité ◀d’▶une église.
À dire ◀le▶ vrai, je n’ai jamais vu autant ◀d’▶églises qu’à New York, dédiées à toutes ◀les▶ croyances du monde. C’est bien ◀la▶ ville où ◀l’▶on s’attend à découvrir cet autel au dieu inconnu dont saint Paul s’étonnait devant ◀les▶ Athéniens. Toutes sont pleines ◀le▶ dimanche, pendant des heures. On dirait que ◀la▶ religion va de soi pour ◀les▶ Américains. C’est ◀le▶ pire danger pour leur foi.
12 novembre 1940
Efficiency. — ◀L’▶accident ◀le▶ plus fréquent à New York, c’est ◀le▶ grain ◀de▶ poussière métallique que ◀le▶ vent vous plante dans ◀l’▶œil. Au lieu de vous frotter ou tirer ◀la▶ paupière, entrez dans la première pharmacie venue, et désignez ◀d’▶un doigt ◀la▶ cause ◀de▶ vos tourments. Un gentleman en blouse blanche s’en vient vers vous incontinent, armé ◀d’▶une sorte ◀de▶ cure-dent coiffé ◀d’▶ouate, vous retourne ◀d’▶un coup ◀la▶ paupière, fait un geste précis, tout est fini. Vous dites merci, l’autre est déjà parti, et vous sortez sans qu’on vous demande un cent.
13 novembre 1940
Conférences. — Elles doivent être courtes — cinquante minutes — et garder autant que possible ◀le▶ ton ◀de▶ ◀l’▶improvisation. Celles qu’on lit bien font moins ◀d’▶effet que celles qu’on bafouille en souriant. ◀Les▶ unes comme ◀les▶ autres, d’ailleurs, sont oubliées ◀l’▶instant d’après, ou confondues avec n’importe quoi, que n’importe qui ◀d’▶autre a pu dire ◀le▶ lendemain.
Il est clair qu’on n’atteint ◀le▶ public américain que par ◀la▶ radio et ◀le▶ film, ◀les▶ magazines à grand tirage, ou ◀le▶ théâtre. Pour m’acquitter ◀de▶ ma mission, je ne vois donc que deux solutions : écrire un livre dont ◀les▶ fabricants ◀de▶ magazines puissent à loisir piller ◀les▶ arguments ou ◀les▶ informations originales ; et faire jouer ma légende dramatique. C’est à quoi je vais m’appliquer, tout en cherchant une maison ; car tout cela me prendra plus ◀de▶ temps que ceux qui m’envoient ne ◀l’▶ont prévu. (J’ai reçu des fonds pour un séjour ◀de▶ quatre mois, et ◀le▶ voyage aller et retour.)
14 novembre 1940
Réaction ◀d’▶Européen : je déteste qu’on m’offre, dans un magasin ◀de▶ tabac, une pipe neuve mais « déjà culottée », au fourneau tapissé ◀d’▶une couche ◀de▶ charbon lisse.
Cela me rappelle ◀le▶ vieux débat sur ◀les▶ livres qu’il faut couper et ceux que ◀l’▶on vous vend rognés à ◀la▶ machine, dans tous ◀les▶ pays non latins. Nous autres, vieux maniaques, tenons au coupe-papier.
15 novembre 1940
Trouvé ◀la▶ maison, signé ◀le▶ bail sur ◀l’▶heure et nous nous installons demain, avec des meubles ◀d’▶occasion achetés pour un prix dérisoire, à ◀la▶ volée, dans un énorme bric-à-brac. ◀De▶ quoi fournir ◀les▶ six pièces et cuisine ◀d’▶un cottage entouré ◀d’▶un jardin, à Forest Hills (Long Island). ◀La▶ vie américaine commence à m’amuser. Si ◀l’▶on peut s’amuser en 1940.
Forest Hills, 30 novembre 1940
Notre propriétaire est un médecin des chiens. Il vient sonner vers ◀les▶ huit heures du soir, s’assoit au living-room, accepte un verre, et me demande avec application ce que je pense du monde et ◀de▶ son train. C’est un garçon ◀d’▶une quarantaine ◀d’▶années. Le premier soir, il m’a dit mon prénom, lui c’est Michael, combien il gagne par année, et pourquoi sa femme ◀le▶ néglige. Il s’en va tout ◀d’▶un coup, sans adieu ni raison, en souhaitant, well, que ◀la▶ situation s’arrange. ◀La▶ situation en général.
Décembre 1940
Radio. — J’améliore mon anglais courant en écoutant ◀les▶ chroniqueurs ◀de▶ ◀la▶ radio. Il y faut une certaine patience. Chaque émission est financée par un mécène qui est dans ◀le▶ savon, ◀les▶ tabacs, ou ◀les▶ huiles. Il paye très cher des journalistes qui vous parlent ◀de▶ Budapest ou ◀de▶ Chung-King, mais il se réserve ◀le▶ droit ◀de▶ ◀les▶ interrompre au beau milieu ◀d’▶une phrase, à six-mille kilomètres ◀de▶ distance, pour faire ◀l’▶éloge ◀d’▶un ◀de▶ ses produits, ou lire ◀la▶ lettre ◀d’▶un client touché aux larmes par ◀la▶ qualité ◀d’▶une soupe.
◀Les▶ chroniqueurs ◀les▶ plus fameux s’arrêtent soudain dans leur analyse des nouvelles, pour annoncer que leur bailleur ◀de▶ fonds a quelques mots à dire à ces messieurs, et c’est à propos d’un cigare. Certains se chargent eux-mêmes du message. ◀Le▶ dimanche, on nous transmet ◀les▶ cultes des principales confessions religieuses, mais là encore, ◀le▶ Credo ◀de▶ Nicée, chanté par un chœur anglican, se voit coupé avant ◀le▶ Saint-Esprit par ◀la▶ publicité ◀d’▶un laxatif.
Décembre 1940
Point ◀d’▶artisanat. — Inutile ◀d’▶essayer ◀de▶ faire réparer une porte : toutes ferment mal, et ◀les▶ Américains s’en tirent en ne ◀les▶ fermant jamais. ◀Les▶ ouvriers qui sont venus tout à ◀l’▶heure étaient ◀d’▶avis qu’il fallait remplacer celle qui sépare mon petit bureau du corridor ◀de▶ ◀la▶ cuisine. J’ai proposé un simple coup ◀de▶ rabot. Ils ont pris un air écœuré. J’étais encore un ◀de▶ ces avares ◀de▶ petits-bourgeois comme on n’en trouve plus qu’en Europe, il fallait remplacer ◀la▶ porte. J’ai insisté pour ◀le▶ petit coup ◀de▶ rabot. Maintenant, je vois un jeu ◀d’▶au moins deux centimètres entre ◀la▶ porte et ◀le▶ chambranle, et je ne puis plus ignorer que ◀la▶ négresse met des oignons dans ◀la▶ salade.
Dans ce pays où ◀le▶ gaspillage est une vertu, et peut-être une nécessité économique, comment ◀l’▶artisanat se maintiendrait-il ? Il est fondé chez nous sur ◀le▶ goût ◀de▶ ◀l’▶objet, mais aussi, avouons-◀le▶, sur ◀la▶ disette et ◀le▶ besoin ◀d’▶utiliser ◀les▶ restes.
23 décembre 1940
Désespoir à Times Square. — Errer dans ◀la▶ foule, regarder ou subir ◀les▶ vitrines et ◀les▶ réclames lumineuses en délire, passer une heure aux Actualités, écouter ◀les▶ conversations des voisins dans un bar, coudoyer des hommes déformés ou épais, des femmes malades ou trop vernies, — Times Square après un dîner solitaire, un soir ◀de▶ pluie, c’est ◀le▶ contraire ◀d’▶un exercice spirituel : une véritable centrifugation ◀de▶ ◀l’▶être.
Mais peut-être, me dis-je après coup, mais peut-être en poussant à ◀l’▶extrême cette « distraction » ◀de▶ ◀l’▶âme et ◀de▶ ◀la▶ volonté, rejoindrait-on quelque réalité valable, et par ◀la▶ sensation directe du monde tel que ◀le▶ crée ◀l’▶homme privé ◀de▶ ◀l’▶Esprit, l’une des entrées ◀de▶ ◀la▶ Voie Négative et du Désert dont parlent ◀les▶ mystiques ? Homéopathie spirituelle : traitement par ◀l’▶absence-de-quelque-chose-qui-y-était, qui n’y est plus, mais dont ◀la▶ progressive évacuation a laissé ◀le▶ milieu actif… Plus simplement, ce vide est encore un appel ; ce désespoir, s’il est conscient, un dernier signe ◀de▶ ◀la▶ vie…
Non, j’ai surtout senti ◀le▶ désespoir tout court, dans cette promenade ◀de▶ plusieurs heures, et c’est ici seulement, sur ◀le▶ papier, que je comprends qu’il faut pousser plus loin.
On se demande parfois ; qu’est-ce en somme que ◀le▶ péché ? C’est cela, c’était ce que j’éprouvais à Times Square avec une acuité crispante : ◀l’▶état du monde ◀d’▶où ◀l’▶Esprit s’est retiré. Ce n’étaient pas « ◀les▶ péchés » ◀de▶ ces hommes et ◀de▶ ces femmes, ni les miens, dont nul ne peut juger et qui peut-être n’en sont point. Ce n’était pas ◀le▶ froid, ◀la▶ pluie, ◀la▶ poisse aux pieds mêlée ◀d’▶essence sur ◀l’▶asphalte des avenues, c’était ce vide. C’était ◀le▶ sens absent.
Dans ◀le▶ milieu archihumanisé ◀de▶ ◀la▶ grande ville, connais ◀le▶ poids mortel ◀de▶ cette parole : « Si ◀le▶ sel vient à perdre sa saveur… » ◀La▶ sensation même ◀de▶ ◀l’▶irréparable. À moins qu’un seul, ici ou là, n’ouvre ◀les▶ yeux, d’entre ◀les▶ morts-vivants.
26 décembre 1940
Un vrai Noël. — À chaque porte une couronne ◀de▶ sapin enrubannée, dans chaque maison, près de ◀la▶ fenêtre, un petit arbre où des lampes électriques multicolores remplacent ◀les▶ bougies ; dans chaque rue, des enfants qui chantent des carols ; dans chaque église ou presque, ◀le▶ Messie ◀de▶ Haendel. Et ◀les▶ cadeaux paraissent plus brillants, à cause de ces papiers argentés et dorés, ◀de▶ ces vignettes, ◀de▶ ces rubans dont ◀les▶ orne ◀la▶ moindre boutique. Santa Claus se promène ◀de▶ porte en porte, et jamais mes enfants n’avaient eu un Noël aussi ressemblant, mieux imité, plus conforme à celui qu’on raconte dans leurs livres. Mais ◀les▶ amis qui étaient venus parlaient du Noël ◀de▶ ◀la▶ France et nous mangions nos chocolats comme si nous ◀les▶ avions volés…
Début ◀de▶ janvier 1941
Éditeurs. — Vu mon éditeur, et un autre. Tout s’est passé ◀de▶ ◀la▶ même façon dans ◀les▶ deux cas.
◀L’▶ascenseur s’ouvre sur un hall meublé ◀de▶ grands fauteuils et ◀de▶ tables tubulaires. Vous attendez. Une secrétaire aussi belle qu’à ◀l’▶écran prend votre nom et s’en va ◀d’▶un pas souple, imitant ◀la▶ démarche ◀de▶ ◀la▶ star qu’elle préfère. À ◀l’▶heure précise du rendez-vous, on vous conduit par ◀de▶ calmes bureaux jusqu’au bureau plus calme encore ◀de▶ ◀l’▶éditeur. Vous dites et il dit ce qu’il y avait à dire. ◀L’▶homme à lunettes est sûr que tout ira bien, votre plan lui paraît « fascinant » et ◀les▶ chances ◀de▶ vente raisonnables. Il ne vous reste plus qu’à vous retirer, avec une politesse égale des deux côtés, et vous sortez angoissé et honteux à ◀la▶ pensée ◀d’▶avoir jamais écrit, ◀de▶ vous être jamais livré à ces extravagances naïves qu’on nomme inspiration, anxiété poétique, spéculations et scrupules ◀d’▶écriture, toutes choses si vagues et si peu convaincantes quand on y pense, ici, en foulant ces tapis, en allant à ◀la▶ caisse toucher un petit chèque qu’on doit feindre ◀d’▶avoir mérité, bien qu’on sache qu’il n’a pas ◀le▶ moindre rapport avec ce je ne sais quoi ◀d’▶inavouable, ◀d’▶incertain par définition, ◀de▶ pas sérieux vraiment, qui vous a fait « écrire »…
Petits bureaux miteux et encombrés des plus grands éditeurs ◀de▶ Paris, où ◀l’▶on renverse des dossiers en se retournant pour dire bonjour à un vieux maître, à un critique, à trois débutants à ◀la▶ page, antres sordides aux antichambres populeuses, c’était là que ◀l’▶esprit s’alertait, et qu’écrire comme personne ne ◀l’▶avait encore fait paraissait ◀l’▶acte ◀le▶ plus sérieux du monde, ◀le▶ plus digne ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀le▶ plus adulte !
16 janvier 1941
« Highbrow ». — ◀Les▶ critiques des journaux américains ont répandu un terme dont il faut craindre qu’il finisse par tuer toute culture dans ce pays : c’est highbrow, qui veut dire à peu près, parlant ◀d’▶un livre ou ◀d’▶un article qui vise trop haut, prétentieux, difficile, bon pour ◀les▶ gens intelligents, à ne pas lire. Quelle chance que ◀les▶ Français n’aient pas encore trouvé son équivalent dans leur langue.
20 janvier 1941
Music-hall. — Je me suis enfin décidé à faire ◀la▶ queue devant Radio City, cinéma gigantesque dont ◀l’▶attrait principal consiste dans ◀les▶ variétés que ◀l’▶on y donne entre deux films. Je pense que c’est ◀la▶ seule église vraiment moderne ◀de▶ New York.
◀La▶ foule adore ◀le▶ music-hall parce que c’est une image du ciel, si ◀l’▶on compare ses fastes à ◀la▶ vie des taudis ou des petits deux-pièces proprets. Gloire du grand chœur final largement déployé sur ◀de▶ hauts escaliers évoquant ◀l’▶infini, dans ◀la▶ nuée des plumages, et ◀l’▶éclat des costumes, et ◀la▶ joie rayonnante du sourire des étoiles : c’est leur au-delà !
◀Les▶ descriptions du Paradis chez Dante, Milton ou Swedenborg, c’est ◀le▶ music-hall des personnes cultivées.
21 janvier 1941
◀Le▶ livre dont on parle cet hiver s’appelle The Wave of the Future. Il est ◀d’▶Elisabeth Lindbergh, ◀la▶ femme du célèbre aviateur.
Mrs. Lindbergh, avec un art discret et une sincérité frappante, recommande à ses compatriotes ◀de▶ se laisser emporter par ◀la▶ « vague ◀de▶ ◀l’▶avenir » qui serait ◀le▶ mouvement totalitaire, fasciste, nazi ou soviétique.
Je crois bien qu’elle oublie que ◀les▶ vagues n’ont jamais rien fait avancer, qu’elles se soulèvent et s’abaissent sur place, et que celui qui s’y abandonne n’en retire qu’un sérieux mal ◀de▶ mer. Et peut-être oublie-t-elle aussi que ◀l’▶Angleterre rules the waves malgré tout, sauvant ainsi ◀l’▶avenir du genre humain.
24 janvier 1941
◀L’▶avant-garde à New York. — J’ai enfin découvert un « milieu littéraire » dans ce pays. Et ce n’était pas une terrasse ◀de▶ café, ni ◀l’▶antichambre ◀d’▶une maison d’édition, ni un salon — rien ◀de▶ tout cela n’existe en Amérique — mais une party. Et cette party n’était pas animée par ◀la▶ vivacité des discussions, ◀la▶ coquetterie des femmes, ou ◀la▶ célébrité des invités, mais par ◀les▶ plateaux ◀de▶ cocktails que ◀l’▶on passait continuellement ◀d’▶un groupe à l’autre. Il y avait là bon nombre des « intellectuels » ◀de▶ vingt à quarante ans dont je retrouve ◀les▶ noms dans ◀les▶ petites revues ◀de▶ ◀l’▶avant-garde américaine. Peu de gaieté bruyante mais un humour bonhomme, un peu loufoque, et beaucoup de sérieux professoral : car ◀les▶ poètes ici sont professeurs, tandis que ◀les▶ romanciers sont plutôt journalistes. Quant à leurs femmes et amies, elles m’ont paru cultiver ◀le▶ genre des nihilistes russes ◀d’▶antan. La plupart sont trotskystes, ont lu Freud, ou en parlent.
À lire ◀les▶ revues ou little mags où ils écrivent, à ◀les▶ voir chez eux ou ensemble, j’éprouve une sorte ◀de▶ tristesse. Ils paraissent encore moins intégrés que leurs confrères européens à ◀la▶ vie ◀de▶ leur propre nation. Cela tient sans doute à mille raisons matérielles et sociales d’abord, dont j’ai deviné quelques-unes en fréquentant ◀les▶ éditeurs d’ici. Atteindre ◀le▶ public ◀d’▶un si vaste pays suppose trop ◀de▶ compromissions visant au succès commercial. ◀Les▶ meilleurs se voient donc relégués dans une opposition sans portée politique, spectateurs irrités ◀de▶ ◀la▶ vie américaine, disciples réticents ◀de▶ nos écoles ◀d’▶Europe, cherchant une méthode ◀de▶ pensée plutôt que des fondements spirituels, compensant par ◀la▶ brusquerie ◀de▶ leurs jugements et un style tough (nous dirions « dur » ou « vache ») leur défaut ◀de▶ responsabilité. Tout cela ne ◀les▶ empêche pas, bien au contraire, ◀de▶ rechercher surtout ◀la▶ « vie » dans leurs écrits, avec une sorte ◀de▶ nostalgie à ◀la▶ Lawrence. Ils jugent en général trop formalistes ou rhétoriques nos poèmes et nos essais.
Une jeune romancière me disait : « Vous autres Européens, vous écrivez comme si vous étiez déjà morts. Oh ! ce n’est pas un reproche aussi violent qu’il vous paraît. Je veux dire que ◀l’▶on sent chez vous un tel souci ◀de▶ ◀la▶ forme durable… »
Eux, c’est un certain dynamisme, une certaine approche brute, instinctive, et parfois émue ◀de▶ ◀la▶ « vie »… On ne sait trop. ◀Le▶ savent-ils eux-mêmes ? ◀L’▶exigence que nous gardons encore ◀de▶ dégager, ◀d’▶expliciter un sens, leur apparaît vaguement suspecte ou ennuyeuse, probablement « réactionnaire », l’un des mots qui leur font ◀le▶ plus peur.
Mais quand ils décident ◀de▶ penser, ils tournent aussitôt au pédant germanique et jugent mundane ou irresponsible celui qui évite dans ses écrits ◀les▶ mots en isme et ◀le▶ langage technique des ismes réputés ◀d’▶avant-garde.
Leur vrai drame, c’est ◀de▶ s’être affranchis des tabous du puritanisme au prix ◀d’▶une frustration ◀de▶ ◀l’▶âme, ◀d’▶un refus ricaneur du spirituel. ◀Le▶ mot ◀de▶ transcendance ◀les▶ rend malades, leur paraît méchamment subversif, « réactionnaire », et tout est dit…
25 janvier 1941
Cinquième colonne. — Quelques fragments ◀de▶ mon Journal ◀d’▶Allemagne ayant paru dans une revue ◀de▶ New York, Upton Sinclair du fond ◀de▶ ◀la▶ Californie alerte à leur sujet deux éditeurs. Sur leur demande pressante, je leur envoie ◀le▶ livre.
L’un me répond au bout d’une semaine : « Votre livre est très bien, je voudrais ◀le▶ publier, mais il a ◀le▶ malheur ◀de▶ porter sur ◀les▶ années 1935 et 1936. Or ◀le▶ public veut ◀de▶ ◀l’▶actualité. »
Le second m’a fait venir ce matin : « En tant que citoyen, me dit-il, il serait ◀de▶ mon devoir ◀de▶ publier ce livre. Mais en tant qu’éditeur, ce serait un suicide.
— Comment cela ?
— Vous êtes trop objectif. On parlerait ◀de▶ Cinquième Colonne à propos de ma maison et ◀de▶ vous-même.
— Savez-vous que mon livre est sur ◀la▶ liste noire des Allemands et même ◀de▶ ◀l’▶organisation vichyssoise des libraires ? Savez-vous que ◀la▶ Gestapo en a saisi, brûlé, mis au pilon tous ◀les▶ exemplaires restants ?
— J’imagine bien ! Mais ◀le▶ public est simpliste, il attend des jugements entiers.
— Quitte à rivaliser ◀d’▶intolérance brutale avec eux qu’il croit condamner… N’est-ce pas cela, ◀le▶ vrai danger totalitaire, dans un pays où ◀l’▶opinion gouverne ? ◀La▶ vraie Cinquième Colonne, dans nos démocraties, je vous ◀le▶ dis, c’est ◀la▶ paresse ◀d’▶esprit ! »
Cet éditeur doit publier ◀le▶ livre sur ◀la▶ Suisse que je projette à ◀l’▶usage des Américains. J’ai cru bon ◀de▶ ◀l’▶avertir qu’il n’y serait question ni ◀d’▶edelweiss, ni ◀de▶ cor des Alpes, ni ◀d’▶horloges à coucou, ni ◀de▶ fromage à trous. Il m’a regardé ◀d’▶un air sceptique. Il fait fond sur un reste ◀de▶ bon sens qu’il a cru déceler dans mes manières polies.
27 janvier 1941
Soirée, hier, chez Reinhold Niebuhr, l’une des meilleures têtes du pays. Professeur ◀de▶ théologie, socialiste militant, polémiste sérieux et sarcastique, il mène campagne pour ◀l’▶intervention ◀de▶ ◀l’▶Amérique dans ◀le▶ conflit. Une petite revue virulente et dense, Christianity and Crisis, qu’il vient de fonder, s’efforce ◀de▶ combattre ◀l’▶inertie des Églises, demeurées isolationnistes dans leur grande majorité.
◀La▶ situation ne m’apparaît pas simple. Si ◀les▶ Églises s’opposent à ◀l’▶intervention, c’est par objection ◀de▶ conscience, pacifisme, antimilitarisme, crainte du régime tyrannique que toute guerre risque ◀d’▶instaurer. Mais c’est aussi parce qu’on ne croit plus au mal, en Amérique. « C’est trop affreux pour être vrai », dit-on des récits ◀de▶ réfugiés. Il en résulte qu’on collabore avec ◀les▶ partisans sournois ◀d’▶Hitler, ◀de▶ Mussolini, ◀de▶ Franco, et ◀de▶ leur régime « ◀d’▶avenir »…
Celui qui ne veut pas croire au diable travaille fatalement pour lui.
5 février 1941
◀Le▶ mauvais temps. — Il est vain, il est vain ◀de▶ bâtir ! Arrêtez-vous ! « There is no use in building a house » en ce temps-là. Et ceux qui vivent ici dans ◀la▶ paix se trompent, il n’y a pas ◀de▶ paix. Et ceux qui meurent doutent ◀de▶ ◀l’▶utilité ◀de▶ leurs efforts et ◀de▶ leur sacrifice, mauvais temps. « Que celui qui bâtissait s’arrête ◀de▶ bâtir ! » Peu comprennent, et beaucoup ne veulent rien savoir… Beaucoup là-bas ont perdu leur maison, et c’était leur pays et leur enfance, ils n’ont plus envie ◀de▶ bâtir. Beaucoup passent leurs nuits dans des salles ◀d’▶attente, sachant qu’il ne vient plus ◀de▶ trains, dormant le long des jambes et des dos ◀de▶ voisins qui ne sentent pas bon, mauvaise humeur et peu ◀d’▶espoir ◀de▶ s’en aller. Beaucoup n’attendent plus rien, ayant recommencé ◀de▶ vivre ailleurs, dans un pays où personne ne ◀les▶ attendait, eux, leurs enfants, leur pauvreté, leurs paquets mal ficelés dans ◀la▶ hâte ◀de▶ ◀la▶ fuite, leurs traits tirés, leur accent étranger…
Gens d’ici, vous avez votre paix, et vous ◀l’▶avez méritée, pensez-vous, vous êtes meilleurs que tous ces fous qui s’entretuent. C’est vrai, vous savez traiter vos affaires sans canons. Vous nous avez admis, et il convient que nous nous tenions bien tranquilles. ◀La▶ démocratie est chez vous ◀la▶ religion ◀de▶ ceux qui n’en ont point. Là-bas, ils ont des religions antiques et ils sont tristes et méchants, ici vous avez ◀la▶ religion ◀de▶ ◀la▶ démocratie et ◀la▶ publicité à ◀la▶ radio, vous aimez cela, c’est votre liberté, votre beau temps, et vos enfants sont gros et forts, nourris scientifiquement et vierges ◀de▶ complexes. ◀La▶ science et ◀le▶ progrès vous guident vers ◀la▶ richesse et ◀l’▶Apocalypse n’est pas votre affaire, invention des méchants Européens qui font ◀la▶ guerre. OK ! mais je vous ◀le▶ répéterai : ce n’est pas ◀le▶ temps ◀de▶ bâtir. Déjà, vos gratte-ciel se vident au-dessus du cinquantième étage, comme un cerveau que ◀le▶ sang n’irrigue plus, vers ◀le▶ haut vous perdez votre vie ! Je prophétise votre ruine et ◀l’▶anémie ◀de▶ vos tours ◀de▶ Babel, et ◀l’▶idiotie ◀de▶ vos enfants, et ◀la▶ déperdition ◀de▶ vos énergies sans direction, et ◀le▶ dégonflement ◀de▶ vos crédits, et ◀la▶ stupidité ◀de▶ vos banquiers, et ◀le▶ triomphe des savants sur votre liberté sentimentale. Vous ne ◀l’▶aurez pas volé, grosses dames des clubs ◀de▶ dames ! ◀L’▶histoire ◀de▶ Superman finira par vous ennuyer, et vous regarderez dans la Cinquième Avenue, et vous verrez des hommes en bottes. Ce n’est pas ◀le▶ temps ◀de▶ bâtir. C’est ◀le▶ mauvais temps du silence et ◀de▶ ◀l’▶ascèse purifiante avant ◀la▶ lutte ! Mais vous ne ◀le▶ savez pas, vous ne m’écoutez pas, c’est pourquoi vous serez confus dans votre gaspillage et dans vos assurances, comme des enfants qui ont eu ◀le▶ droit ◀de▶ briser leurs jouets pour éviter ◀les▶ célèbres complexes, et qui n’ont plus ◀de▶ jouets mais des complexes.
13 février 1941
Faisons ◀le▶ point. — Essayer encore ◀d’▶écrire pour eux et ◀de▶ m’adapter, malgré tout ? Si seulement j’étais romancier ! Car ◀les▶ catégories ◀d’▶un « moraliste français » sont ◀les▶ moins traduisibles dans leur langue, à moins qu’on ne ◀les▶ illustre abondamment… Écrire ce livre sur ◀la▶ Suisse, ma première tentative ◀de▶ vulgarisation ? Mais il y faudra quelques mois, et comment tenir tout ce temps-là ? Cercle vicieux.
◀L’▶oratorio tiré ◀de▶ mon Nicolas de Flue ne peut être joué avant avril ou mai. Karl Barth m’écrit ◀de▶ Suisse pour me presser ◀de▶ rentrer. Mais là-bas, que pourrais-je bien faire ? ◀La▶ censure ne s’est pas relâchée, et ◀d’▶excellents amis ◀la▶ disent justifiée par notre situation précaire au cœur ◀de▶ ◀l’▶Axe. S’ils ont raison, je leur serais une cause ◀d’▶ennuis plus qu’un appui. Ou bien me taire ? Mettre une sourdine ? À quoi serais-je utile, si je ne suis pas moi ? Et nos chances ◀de▶ nous battre paraissent faibles ou nulles…
16 février 1941
Seul à ◀la▶ maison depuis deux jours. Je n’en suis sorti que pour racler et déblayer ◀la▶ neige accumulée sur ◀le▶ trottoir et dans ◀l’▶allée. Il y en avait un bon demi-mètre, et il gèle ferme.
Insomnies aggravées. Tous ◀les▶ Européens passent par là, m’assure-t-on, pendant les premiers mois ◀d’▶un séjour à New York. Écrit une cinquantaine ◀de▶ pages, sans ratures, jaillies ◀de▶ ce cauchemar dont je ne m’éveillerai plus, puisqu’il est vrai. Et ◀le▶ début ◀d’▶un long poème sur ◀l’▶exil.
Dans ◀les▶ cinquante pages que je relis, cette note sur ◀le▶ roman me semble à retenir :
« Au lieu de développer comme tout le monde une intrigue qui démarre dans ◀le▶ quelconque ◀de▶ ◀la▶ vie pour mener lentement vers ◀la▶ crise finale, pourquoi ne point partir ◀d’▶une crise subite ? Car avant elle, il n’y a point ◀d’▶histoire, à proprement parler, comme il n’y en eut point avant ◀la▶ Chute et ◀la▶ sortie du Paradis. C’est toujours par une crise, par une chute, que ◀l’▶homme se voit jeté dans ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶existence, c’est-à-dire dans ◀le▶ temps, ◀la▶ souffrance, ◀l’▶aventure.
Donc, mon héros commencera par sa fin. Un pressentiment ◀l’▶a fait se lever ◀de▶ son fauteuil, marcher comme un automate vers un tiroir qu’il fouille ◀d’▶une main aveugle. Il en retire un papier, il ◀le▶ lit. Comme on lirait ◀l’▶arrêté du Destin. C’est bien ce qu’il savait, mais maintenant il ◀le▶ sait. Il s’appuie contre ◀la▶ paroi ◀le▶ cœur battant…
À partir de ce moment, il a compris qu’il ne lui reste plus qu’à inventer sa vie. L’autre, celle qui s’était solidifiée autour de lui par ◀le▶ jeu ou ◀la▶ complicité des circonstances et ◀de▶ ses choix, vient de s’écrouler en quelques secondes. Subitement, il a un passé. Mais devant lui, ce n’est plus qu’un vertige ◀de▶ possibilités qui lui semblent cruelles, parce que chacune naît ◀de▶ ◀la▶ mort ◀d’▶une habitude qu’il chérissait, ou dont il avait fait ◀de▶ nécessité vertu.
Situation véritablement romanesque : faites vos jeux, tout est libre, et tout ce qui surviendra trahira ◀le▶ vrai choix ◀de▶ votre être, malgré vous. »
7 mars 1941 (après-midi)
Déjeuné au Cosmopolitan Club, en face de Jacques Maritain. Au dessert, nous étions d’accord : ce qui manque ◀le▶ plus aux démocraties en général et à ◀l’▶Amérique en particulier, c’est ◀de▶ croire au diable. On sort ◀de▶ table et pendant que nous attendons ◀l’▶ascenseur, je dis :
— ◀La▶ difficulté, c’est que si ◀l’▶on parle aux Américains du mal réel, qui est dans leur monde aussi, ils vous regardent comme un être diabolique et vous prendraient bien vite pour ◀le▶ diable lui-même. Alors…
— Alors, il faut en assumer ◀les▶ risques, dit Maritain, avec sa grande douceur.
— Ce serait enfin une situation tragique nouvelle, se faire diable soi-même pour prouver qu’il existe !
— Je sais là-dessus une belle histoire. Un des apôtres irlandais qui évangélisèrent votre pays affirmait que ◀les▶ martyrs sont nos meilleurs intercesseurs auprès de Dieu. ◀Les▶ pâtres ◀de▶ ◀la▶ Suisse alpestre étaient des gens simples et réalistes. Ils crurent ◀l’▶apôtre et donc ◀le▶ tuèrent. Et ◀le▶ plus beau, c’est que ça réussit : ils devinrent chrétiens.
Ceci dans ◀l’▶ascenseur bondé ◀de▶ dames du Club. En suivant ◀le▶ groupe qui se dirige vers ◀les▶ salons, je reprends :
— Kierkegaard a dit cela toute sa vie : si vous voulez être chrétien, soit, mais sachez ◀de▶ quel prix cela se paie.
— Oui, cela vous revient dessus, comme un boomerang.
Au fumoir, tout le monde s’est remis à parler des nouvelles du jour, comme si ◀le▶ diable n’existait pas.
— Pourquoi n’écririez-vous pas un livre sur ◀le▶ diable ? me dit encore Maritain.
— J’y pensais depuis un moment… Je ◀le▶ ferai.
Ce serait en somme mon livre sur ◀l’▶époque. Je ne puis imaginer ce qu’il me coûterait. Une forme des plus libres, chaotique même, serait essentielle à ◀la▶ communication. Thèmes :
— ◀L’▶Optimisme américain comme fuite devant ◀le▶ Mal, « non légitime », me disait cette dame américaine. « Mais bien réel ! » ai-je répliqué. On ne peut accepter ◀le▶ scandale, ◀le▶ tragique, que si on a vu ce qui est au-delà. Somnium narrare vigilantis…
— Ils croient qu’y croire, c’est ◀le▶ créer. Ils ◀le▶ refoulent. Or c’est ce qu’il veut.
— Dialogues avec ◀le▶ démon. (Mais attention ! Kafka comparait ◀le▶ combat avec ◀le▶ démon à ◀la▶ lutte avec une femme, qui finit au lit.)
— Danger ◀de▶ ◀l’▶amour, qui veut donner tout, et donne ◀le▶ Mal avec.
— ◀Le▶ démon banal et bourgeois : playboy.
— Ruses du démon dans une vie intime. Ses créations irréelles : palais ◀de▶ Morgane.
— ◀La▶ technique ◀de▶ ◀l’▶hypnose (et peut-être des suggestions posthypnotiques ?) utilisée par Hitler dans ses discours. (Nous en avons longtemps parlé hier soir chez Raymond de Saussure, avec deux autres psychanalystes.)
… mon livre sur ◀l’▶époque, oui, mais aussi et non moins sur un certain drame personnel ; ◀l’▶interaction, ◀la▶ résonance ◀de▶ l’un sur l’autre constituant ◀le▶ vrai sujet.
Minuit
Dîné chez Wystan Auden, à Brooklyn Heights. Haute et sombre maison ◀de▶ briques, trois étages reliés par un escalier ◀de▶ bois portant ◀les▶ marques ◀d’▶un tapis qui n’y est plus, et habités par une douzaine ◀d’▶artistes et ◀d’▶écrivains.
Auden préside avec autorité, sans excessive bienveillance, ◀les▶ repas en commun ◀de▶ ◀la▶ petite colonie, servis par deux ou trois plantureuses négresses. Autour de ◀la▶ table ce soir, ◀la▶ très belle vedette du strip-tease Gipsy Rose Lee (elle termine un portrait ◀de▶ Max Ernst, qui a fait le sien), Carson McCullers, adolescente ombrageuse, ◀l’▶écrivain et musicien Paul Bowies, sa femme qui écrit un roman en français, un jeune compositeur anglais, Benjamin Britten (qui est venu après ◀le▶ dîner dans ◀la▶ chambre ◀d’▶Auden nous faire entendre un disque ◀de▶ son Requiem pour un Mikado, aux angoissantes sonorités métalliques, mais dans ◀le▶ grave), Golo Mann, historien, fils ◀de▶ Thomas, George Davis, directeur du fameux magazine Mademoiselle, quelques autres…
Presque aussi prestigieux qu’Eliot, Auden exerce ◀l’▶influence ◀la▶ plus vaste et ◀la▶ moins contestée sur ◀la▶ jeune poésie anglo-saxonne. Ce militant ◀de▶ ◀l’▶extrême gauche « engagée » dans ◀la▶ guerre ◀d’▶Espagne est aujourd’hui un anglican ◀de▶ Haute Église, catholique pour ◀la▶ liturgie et protestant par sa théologie fortement inspirée ◀de▶ Kierkegaard. Il m’a proposé ce soir ◀de▶ fonder avec lui une revue dont ◀le▶ programme tel qu’il ◀l’▶esquisse, m’a curieusement rappelé, en moins ésotérique, celui que j’élaborais, vers 1930 ou 1931 je crois, avec Adamov, et où se mêlaient mystique et poésie, langue sacrée et subversion surréaliste du langage.
Cambridge (Mass.), 18 avril 1941
Quinze jours dans ce refuge ◀de▶ ◀l’▶esprit, ◀l’▶Université Harvard, au milieu de ◀la▶ petite ville ◀de▶ Cambridge qui n’est qu’un faubourg de Boston.
Le premier soir en arrivant dans ce logis pour étudiants où un ami me prêtait sa chambrette, je trouve un grand jeune homme assis sur ◀l’▶escalier. Il m’attendait. Il m’entraîne au café. Il avait des questions à me poser au sujet ◀d’▶un ◀de▶ mes livres dont il devra parler au séminaire ◀de▶ littérature.
Que veut-il donc savoir ? Simplement si c’est vrai. S’il est vrai que j’ai vécu ce que j’écris. C’est ◀la▶ question que je préfère.
Leur familiarité réchauffe.
Chaque jour, à ◀la▶ cafétéria — un restaurant très bon marché où ◀l’▶on doit se munir ◀d’▶un plateau, ◀de▶ couverts et ◀d’▶assiettes pris sur ◀la▶ pile, puis défiler devant un comptoir où ◀l’▶on désigne ◀les▶ plats ◀de▶ son choix —, je déjeune avec des étudiants et leurs amies, des professeurs aussi, et quelques réfugiés. ◀L’▶après-midi, Diana R… m’emmène en auto dans ◀la▶ campagne, vers ◀les▶ petits lacs secrets du New Hampshire, perdus dans ◀les▶ forêts ◀de▶ bouleaux ; à Concord où j’ai vu ◀la▶ maison ◀d’▶Emerson, ses chapeaux et ses cannes accrochés dans ◀le▶ hall, ◀la▶ chambre ◀de▶ Thoreau avec son lit qu’il avait fabriqué lui-même.
Au crépuscule, j’aime errer sur ◀les▶ quais, le long des bâtiments ◀de▶ brique rose aux fenêtres encadrées ◀de▶ pierre et surmontés ◀de▶ clochers fins au bulbe ◀d’▶or, devant ◀le▶ couvent luxueux des moines anglicans, et plus loin, à travers un vaste terrain vague, des roseaux, des marais, des débris et ◀les▶ fumées des feux qui ◀les▶ détruisent, lieu ◀de▶ désolation voluptueuse où T. S. Eliot, me dit-on, conçut ◀l’▶idée du Waste Land… Un grand cimetière ◀le▶ domine, je n’en ai jamais vu de plus serein. Point ◀de▶ barrières ni ◀d’▶allées. ◀De▶ simples pierres dressées sur ◀le▶ gazon, irrégulièrement espacées. Ce pays qui n’aime pas ◀la▶ mort comme ◀les▶ Germains, et n’en fait point ◀de▶ cérémonies grandiloquentes comme ◀les▶ Latins, a ◀les▶ cimetières ◀les▶ plus heureux du monde.
Cambridge retient ◀l’▶Européen, parce qu’à ◀la▶ différence des autres bourgs ◀de▶ ce pays, ◀l’▶on y trouve une vraie place, au carrefour ◀de▶ trois rues, et des cafés où vers six heures du soir se groupent autour ◀d’▶un verre et ◀d’▶un problème ◀les▶ écrivains, ◀les▶ jeunes professeurs, ◀les▶ logiciens et ◀les▶ théologiens. On m’y a présenté trois génies.
Un génie aux États-Unis, c’est une catégorie précise ◀d’▶étudiants. « Génie » n’est pas un éloge excité, dans leur bouche : cela se mesure et cela se définit par des signes certains et scientifiques. ◀Le▶ test ◀d’▶intelligence ◀d’▶un génie (examen portant sur ◀la▶ mémoire, ◀l’▶érudition, ◀le▶ sens logique, ◀la▶ rapidité du raisonnement, etc.) doit donner un chiffre total supérieur à 135. ◀Le▶ génie, s’il est physicien par exemple, n’en sera pas moins un spécialiste ◀de▶ Kierkegaard ou ◀de▶ Kafka, à ◀l’▶analyse desquels il appliquera ◀les▶ théories ◀de▶ ◀la▶ logistique ◀de▶ Vienne, à moins qu’il ne préfère ◀les▶ aborder en sociologue postmarxiste ou en freudien hétérodoxe. Une fois sacré génie, il a sa carrière faite. ◀Les▶ jeunes professeurs ◀le▶ vénèrent, on lui décerne des bourses, on lui offre des chaires avant qu’il ait terminé ses études. La plupart sont des monstres modestes. J’en ai vu un qui mangeait un sandwich et c’était un spectacle fascinant. Il ◀l’▶avait découpé en rectangles égaux, et ◀l’▶absorba sans ◀le▶ regarder, comme on résout un petit problème ◀de▶ logique pure. Il portait une mouche au menton. Le second était ivre. Le troisième parlait peu, ce qui est ◀le▶ privilège des génies.
Hier soir on m’a fait faire ◀le▶ tour ◀d’▶un des lacs voisins ◀de▶ ◀la▶ ville. Tout au long ◀de▶ ◀la▶ route assez étroite, nos phares illuminèrent des files ◀d’▶autos arrêtées au bord du talus, tous feux éteints. Dans chaque voiture on devinait un ou deux couples enlacés. Petting party. Mes compagnons m’ont expliqué : ce qui peut se passer dans une auto ne compte pas. C’est ◀la▶ chambre ◀d’▶hôtel qui serait compromettante. Et pas une ◀de▶ ces filles n’est mariée.
Telles sont ◀les▶ conventions ◀de▶ leur morale, et ils s’y tiennent ; sans plus ◀d’▶hypocrisie que nous aux nôtres.
Visite à Wellesley College, université ◀de▶ jeunes filles. Elles ne sont pas toutes belles, mais presque toutes ont une démarche ◀de▶ libre animal. Et je ne sais pourquoi je dis « presque ».
◀Les▶ Madrigaux ◀de▶ Monteverdi, chantés par un petit ensemble que dirige Nadia Boulanger (il se trouve qu’elle enseigne ici) sont simplement ◀les▶ plus beaux disques jamais faits. Tout un soir à Radcliffe College, dans ◀la▶ discrète discothèque du sous-sol, je ◀les▶ ai retrouvés et je m’y suis livré. Esthète ! disent-ils. C’est pour cela qu’il faut combattre Hitler et ◀la▶ police. Je suis prêt à me battre pour ◀le▶ droit ◀de▶ pleurer devant ◀la▶ beauté.
Ce fleuve mauve et ces clochers ◀d’▶or pâle sur ◀le▶ ciel enfumé ◀de▶ Cambridge, ce fut un soir, adieu. Demain ◀la▶ vie précieuse mourra dans ◀le▶ printemps léger.
New York, 8 mai 1941 nuit
Nicolas de Flue à Carnegie Hall, ◀la▶ plus grande salle ◀de▶ concerts ◀de▶ ◀la▶ ville. Triomphe ◀de▶ ◀la▶ musique ◀d’▶Honegger. Salué pour lui.
9 mai 1941
Orage à Central Park. J’étais devant ◀le▶ Zoo. Au-dessus ◀d’▶une forêt ◀de▶ tous ◀les▶ continents, vert électrique sur un ciel noir, se dressaient ◀les▶ gratte-ciel livides. À ma gauche, ◀les▶ caïmans se sont mis à produire un bruit que nul mot ◀d’▶aucune langue à tout jamais ne saurait exprimer. À ma droite, ◀les▶ girafes ont dansé, à ce bruit, un ballet déhanché, angoissant, tout autour de leur cage immense.
Émotion pure, qui ne signifiait rien, ne se rapportait à rien, violente, — américaine.
12 mai 1941
« Recette pour vivre ◀de▶ peu. » — Je me souviens ◀de▶ ce sous-titre ◀de▶ mon Journal ◀d’▶un intellectuel en chômage . Je disais simplement : « Gagner peu. » Et cela pouvait suffire en France. Ici, ◀la▶ recette ne vaut rien. ◀Le▶ minimum requis est impérieux, et difficile à obtenir parce que ◀le▶ dollar est très cher. On ne peut pas « se débrouiller » avec moins qu’il ne faut. Et je touche ici ◀la▶ limite des fameuses libertés américaines ; non sans angoisse.
Point ◀de▶ bohème en Amérique. C’est ◀la▶ misère totale ou ◀le▶ niveau bourgeois, celui que revendiquent ◀les▶ ouvriers et qu’ils atteignent presque tous ici, quand ◀les▶ Russes ne font qu’en parler. Mais ◀les▶ intellectuels ? Ils n’ont ◀de▶ choix qu’entre ◀le▶ journalisme et ◀le▶ professorat. Je répugne à l’un autant qu’à l’autre…
15 mai 1941
Terminé mon petit livre sur ◀la▶ Suisse. Il ne paraîtra qu’en octobre, traduit, truffé et adapté par ◀les▶ soins ◀d’▶une amie américaine qui adore mon pays et qui connaît ◀le▶ sien87.
28 mai 1941
Prendre une décision pour sa vie. Imaginer une solution quand il n’en est point ◀de▶ visible. ◀La▶ créer. C’est dur, me semble-t-il et chaque fois davantage. Et cependant ? N’est-ce pas ◀le▶ même genre ◀de▶ décisions entre deux mots, deux titres ou deux plans, et ◀d’▶imagination ◀d’▶une situation ou ◀d’▶un angle ◀de▶ vue inédits, et ◀de▶ création ◀d’▶une réalité neuve qui s’imposera comme ◀la▶ plus naturelle, ainsi ◀l’▶œuf ◀de▶ Christophe Colomb ; n’est-ce pas enfin ◀le▶ même genre ◀d’▶opérations auxquelles je suis rompu par métier ◀d’▶écrivain ?
Il y a cependant une différence ◀de▶ quantité dans ◀l’▶énergie qu’il s’agit ◀de▶ mettre en jeu. Mais comme on ◀les▶ sent bien, en pareil cas, comme on ◀les▶ sent physiquement, sans recours, ◀les▶ liens secrets entre ◀le▶ style que ◀l’▶on écrit et celui que ◀l’▶on imprime à sa vie ! Dans ces pages et dans mes circonstances, apparaît ◀la▶ nécessité urgente ◀d’▶une péripétie.
Envoyé un long câble à Buenos Aires.
17 juillet 1941
Je pars demain pour ◀l’▶Argentine, où je donnerai douze conférences. Débâcle russe. Absurdité du siècle. Toutes ◀les▶ causes collectives en déroute, démocratie, justice, liberté, leurs majuscules et leurs réalités. Voilà qui donne à ◀l’▶aventure individuelle un prix nouveau. — Très peu, je crois, sont prêts à ◀le payer.